Madame de La Fayette - La Princesse de Clèves, 4e partie (1678)
Submitted by Anonyme (non vérifié)Le cardinal de Lorraine s’était rendu maître absolu de l’esprit de la reine mère : le vidame de Chartres n’avait plus aucune part dans ses bonnes graces, et l’amour qu’il avait pour madame de Martigues et pour la liberté l’avait même empêché de sentir cette perte autant qu’elle méritait d’être sentie. Ce cardinal, pendant les dix jours de la maladie du roi, avait eu le loisir de former ses desseins, et de faire prendre à la reine des résolutions conformes à ce qu’il avait projeté ; de sorte que, sitôt que le roi fut mort, la reine ordonna au connétable de demeurer aux Tournelles, auprès du corps du feu roi, pour faire les cérémonies ordinaires. Cette commission l’éloignait de tout, et lui ôtait la liberté d’agir. Il envoya un courrier au roi de Navarre, pour le faire venir en diligence, afin de s’opposer ensemble à la grande élévation où il voyait que MM. de Guise allaient parvenir. On donna le commandement des armées au duc de Guise, et les finances au cardinal de Lorraine : la duchesse de Valentinois fut chassée de la cour : on fit revenir le cardinal de Tournon, ennemi déclaré du connétable, et le chancelier Olivier, ennemi déclaré de la duchesse de Valentinois : enfin la cour changea entièrement de face. Le duc de Guise prit le même rang que les princes du sang à porter le manteau du roi aux cérémonies des funérailles : lui et ses frères furent entièrement les maîtres, non-seulement par le crédit du cardinal sur l’esprit de la reine, mais parce que cette princesse crut qu’elle pourrait les éloigner s’ils lui donnaient de l’ombrage, et qu’elle ne pourrait éloigner le connétable, qui était appuyé des princes du sang.
Lorsque les cérémonies du deuil furent achevées, le connétable vint au Louvre, et fut reçu du roi avec beaucoup de froideur. Il voulut lui parler en particulier, mais le roi appela MM. de Guise, et lui dit devant eux qu’il lui conseillait de se reposer ; que les finances et le commandement des armées étaient donnés ; et que, lorsqu’il aurait besoin de ses conseils, il l’appellerait auprès de sa personne. Il fut reçu de la reine mère encore plus froidement que du roi, et elle lui fit même des reproches de ce qu’il avait dit au feu roi que ses enfants ne lui ressemblaient point. Le roi de Navarre arriva, et ne fut pas mieux reçu. Le prince de Condé, moins endurant que son frère, se plaignit hautement ; ses plaintes furent inutiles : on l’éloigna de la cour sous le prétexte de l’envoyer en Flandre signer la ratification de la paix. On fit voir au roi de Navarre une fausse lettre du roi d’Espagne, qui l’accusait de faire des entreprises sur ses places ; on lui fit craindre pour ses terres ; enfin on lui inspira le dessein de s’en aller en Béarn. La reine lui en fournit un moyen, en lui donnant la conduite de madame Élisabeth, et l’obligea même à partir devant cette princesse ; et ainsi il ne demeura personne à la cour qui pût balancer le pouvoir de la maison de Guise.
Quoique ce fût une chose fâcheuse pour M. de Clèves de ne pas conduire madame Élisabeth, néanmoins il ne put s’en plaindre, par la grandeur de celui qu’on lui préférait ; mais il regrettait moins cet emploi par l’honneur qu’il en eût reçu, que parce que c’était une chose qui éloignait sa femme de la cour, sans qu’il parût qu’il eût dessein de l’en éloigner.
Peu de jours après la mort du roi, on résolut d’aller à Rheims pour le sacre. Sitôt qu’on parla de ce voyage, madame de Clèves, qui avait toujours demeuré chez elle, feignant d’être malade, pria son mari de trouver bon qu’elle ne suivît point la cour, et qu’elle s’en allât à Coulommiers prendre l’air et songer à sa santé. Il lui répondit qu’il ne voulait point pénétrer si c’était la raison de sa santé qui l’obligeait à ne pas faire le voyage, mais qu’il consentait qu’elle ne le fît point. Il n’eut pas de peine à consentir à une chose qu’il avait déjà résolue. Quelque bonne opinion qu’il eût de la vertu de sa femme, il voyait bien que la prudence ne voulait pas qu’il l’exposât plus long-temps à la vue d’un homme qu’elle aimait.
M. de Nemours sut bientôt que madame de Clèves ne devait pas suivre la cour : il ne put se résoudre à partir sans la voir ; et, la veille du départ, il alla chez elle aussi tard que la bienséance le pouvait permettre, afin de la trouver seule. La fortune favorisa son intention. Comme il entra dans la cour, il trouva madame de Nevers et madame de Martigues qui en sortaient, et qui lui dirent qu’elles l’avaient laissée seule. Il monta avec une agitation et un trouble qui ne se peut comparer qu’à celui qu’eut madame de Clèves, quand on lui dit que M. de Nemours venait pour la voir. La crainte qu’elle eut qu’il ne lui parlât de sa passion, l’appréhension de lui répondre trop favorablement, l’inquiétude que cette visite pouvait donner à son mari, la peine de lui en rendre compte ou de lui cacher toutes ces choses, se présentèrent en un moment à son esprit, et lui firent un si grand embarras qu’elle prit la résolution d’éviter la chose du monde qu’elle souhaitait peut-être le plus. Elle envoya une de ses femmes à M. de Nemours, qui était dans son antichambre, pour lui dire qu’elle venait de se trouver mal, et qu’elle était bien fâchée de ne pouvoir recevoir l’honneur qu’il lui voulait faire. Quelle douleur pour ce prince de ne pas voir madame de Clèves, et de ne la pas voir parce qu’elle ne voulait pas qu’il la vît ! Il s’en allait le lendemain ; il n’avait plus rien à espérer du hasard ; il ne lui avait rien dit depuis cette conversation de chez madame la dauphine, et il avait lieu de croire que la faute d’avoir parlé au vidame avait détruit toutes ses espérances ; enfin, il s’en allait avec tout ce qui peut aigrir une vive douleur.
Sitôt que madame de Clèves fut un peu remise du trouble que lui avait donné la pensée de la visite de ce prince, toutes les raisons qui la lui avaient fait refuser disparurent ; elle trouva même qu’elle avait fait une faute ; et, si elle eût osé, ou qu’il eût encore été assez à temps, elle l’aurait fait rappeler.
Mesdames de Nevers et de Martigues, en sortant de chez elle, allèrent chez la reine dauphine ; M. de Clèves y était. Cette princesse leur demanda d’où elles venaient ; elles lui dirent qu’elles venaient de chez M. de Clèves, où elles avaient passé une partie de l’après-dînée avec beaucoup de monde, et qu’elles n’y avaient laissé que M. de Nemours. Ces paroles, qu’elles croyaient si indifférentes, ne l’étaient pas pour M. de Clèves, quoiqu’il dût bien s’imaginer que M. de Nemours pouvait trouver souvent des occasions de parler à sa femme. Néanmoins, la pensée qu’il était chez elle, qu’il y était seul, et qu’il lui pouvait parler de son amour, lui parut dans ce moment une chose si nouvelle et si insupportable, que la jalousie s’alluma dans son cœur avec plus de violence qu’elle n’avait encore fait. Il lui fut impossible de demeurer chez la reine ; il s’en revint, ne sachant pas même pourquoi il revenait, et s’il avait dessein d’aller interrompre M. de Nemours. Sitôt qu’il approcha de chez lui, il regarda s’il ne verrait rien qui lui pût faire juger si ce prince y était encore : il sentit du soulagement en voyant qu’il n’y était plus, et il trouva de la douceur à penser qu’il ne pouvait y avoir demeuré long-temps. Il s’imagina que ce n’était peut-être pas M. de Nemours dont il devait être jaloux ; et, quoiqu’il n’en doutât point, il cherchait à en douter : mais tant de choses l’en auraient persuadé, qu’il ne demeurait pas long-temps dans cette incertitude qu’il desirait. Il alla d’abord dans la chambre de sa femme ; et, après lui avoir parlé quelque temps de choses indifférentes, il ne put s’empêcher de lui demander ce qu’elle avait fait, et qui elle avait vu : elle lui en rendit compte. Comme il vit qu’elle ne lui nommait point M. de Nemours, il lui demanda en tremblant si c’était tout ce qu’elle avait vu, afin de lui donner lieu de nommer ce prince, et de n’avoir pas la douleur qu’elle lui en fît une finesse. Comme elle ne l’avait point vu, elle ne le lui nomma point, et M. de Clèves reprenant la parole avec un ton qui marquait son affliction : Et M. de Nemours, lui dit-il, ne l’avez-vous point vu, ou l’avez-vous oublié ? Je ne l’ai point vu, en effet, répondit-elle ; je me trouvais mal, et j’ai envoyé une de mes femmes lui faire des excuses. Vous ne vous trouviez donc mal que pour lui, reprit M. de Clèves, puisque vous avez vu tout le monde ? Pourquoi des distinctions pour M. de Nemours ? Pourquoi ne vous est-il pas comme un autre ? Pourquoi faut-il que vous craigniez sa vue ? Pourquoi lui laissez-vous voir que vous la craignez ? Pourquoi lui faites-vous connaître que vous vous servez du pouvoir que sa passion vous donne sur lui ? Oseriez-vous refuser de le voir, si vous ne saviez bien qu’il distingue vos rigueurs de l’incivilité ? Mais pourquoi faut-il que vous ayez des rigueurs pour lui ? D’une personne comme vous, madame, tout est des faveurs hors l’indifférence. Je ne croyais pas, reprit madame de Clèves, quelque soupçon que vous ayez sur M. de Nemours, que vous pussiez me faire des reproches de ne l’avoir pas vu. Je vous en fais pourtant, madame, répliqua-t-il, et ils sont bien fondés : Pourquoi ne le pas voir, s’il ne vous a rien dit ? Mais, madame, il vous a parlé ; si son silence seul vous avait témoigné sa passion, elle n’aurait pas fait en vous une si grande impression ; vous n’avez pu me dire la vérité tout entière, vous m’en avez caché la plus grande partie ; vous vous êtes repentie même du peu que vous m’avez avoué, et vous n’avez pas eu la force de continuer. Je suis plus malheureux que je ne l’ai cru, et je suis le plus malheureux de tous les hommes. Vous êtes ma femme, je vous aime comme ma maîtresse, et je vous en vois aimer un autre ! cet autre est le plus aimable de la cour, et il vous voit tous les jours, il sait que vous l’aimez. Et j’ai pu croire, s’écria-t-il, que vous surmonteriez la passion que vous avez pour lui ! Il faut que j’aie perdu la raison, pour avoir cru qu’il fût possible. Je ne sais, reprit tristement madame de Clèves, si vous avez eu tort de juger favorablement d’un procédé aussi extraordinaire que le mien ; mais je ne sais si je ne me suis trompée d’avoir cru que vous me feriez justice ? N’en doutez pas, madame, répliqua M. de Clèves ; vous vous êtes trompée ; vous avez attendu de moi des choses aussi impossibles que celles que j’attendais de vous. Comment pouviez-vous espérer que je conservasse de la raison ? Vous aviez donc oublié que je vous aimais éperdûment, et que j’étais votre mari ? L’un des deux peut porter aux extrémités ; que ne peuvent point les deux ensemble ! Hé ! que ne sont-ils point aussi, continua-t-il ! Je n’ai que des sentiments violents et incertains dont je ne suis pas le maître : je ne me trouve plus digne de vous ; vous ne me paraissez plus digne de moi ; je vous adore, je vous hais ; je vous offense, je vous demande pardon ; je vous admire, j’ai honte de vous admirer ; enfin, il n’y a plus en moi ni de calme ni de raison. Je ne sais comment j’ai pu vivre depuis que vous me parlâtes à Coulommiers, et depuis le jour que vous apprîtes de madame la dauphine que l’on savait votre aventure. Je ne saurais démêler par où elle a été sue, ni ce qui se passa entre M. de Nemours et vous sur ce sujet : vous ne me l’expliquerez jamais, et je ne vous demande point de me l’expliquer : je vous demande seulement de vous souvenir que vous m’avez rendu le plus malheureux homme du monde.
M. de Clèves sortit de chez sa femme après ces paroles, et partit le lendemain sans la voir ; mais il lui écrivit une lettre pleine d’affliction, d’honnêteté et de douceur. Elle y fit une réponse si touchante et si remplie d’assurances de sa conduite passée, et de celle qu’elle aurait à l’avenir, que, comme ses assurances étaient fondées sur la vérité, et que c’était en effet ses sentiments, cette lettre fit de l’impression sur M. de Clèves, et lui donna quelque calme ; joint que M. de Nemours allant trouver le roi, aussi-bien que lui, il avait le repos de savoir qu’il ne serait pas au même lieu que madame de Clèves. Toutes les fois que cette princesse parlait à son mari, la passion qu’il lui témoignait, l’honnêteté de son procédé, l’amitié qu’elle avait pour lui, et ce qu’elle lui devait, faisaient des impressions dans son cœur qui affaiblissaient l’idée de M. de Nemours ; mais ce n’était que pour quelque temps ; et cette idée revenait bientôt plus vive et plus présente qu’auparavant.
Les premiers jours du départ de ce prince, elle ne sentit quasi pas son absence ; ensuite elle lui parut cruelle : depuis qu’elle l’aimait, il ne s’était point passé de jour qu’elle n’eût craint ou espéré de le rencontrer ; et elle trouva une grande peine à penser qu’il n’était plus au pouvoir du hasard de faire qu’elle le rencontrât.
Elle s’en alla à Coulommiers, et, en y allant, elle eut soin d’y faire porter de grands tableaux qu’elle avait fait copier sur des originaux qu’avait fait faire madame de Valentinois pour sa belle maison d’Annet. Toutes les actions remarquables qui s’étaient passées du règne du roi étaient dans ces tableaux. Il y avait entre autres le siége de Metz, et tous ceux qui s’y étaient distingués étaient peints fort ressemblants : M. de Nemours était de ce nombre, et c’était peut-être ce qui avait donné envie à madame de Clèves d’avoir ces tableaux.
Madame de Martigues, qui n’avait pu partir avec la cour, lui promit d’aller passer quelques jours à Coulommiers. La faveur de la reine, qu’elles partageaient ne leur avait point donné d’envie ni d’éloignement l’une de l’autre : elles étaient amies, sans néanmoins se confier leurs sentiments. Madame de Clèves savait que madame de Martigues aimait le vidame ; mais madame de Martigues ne savait pas que madame de Clèves aimât M. de Nemours, ni qu’elle en fût aimée. La qualité de nièce du vidame rendait madame de Clèves plus chère à madame de Martigues, et madame de Clèves l’aimait aussi comme une personne qui avait une passion aussi-bien qu’elle, et qui l’avait pour l’ami intime de son amant.
Madame de Martigues vint à Coulommiers, comme elle l’avait promis à madame de Clèves : elle la trouva dans une vie fort solitaire. Cette princesse avait même cherché le moyen d’être dans une solitude entière, et de passer les soirs dans les jardins, sans être accompagnée de ses domestiques. Elle venait dans ce pavillon où M. de Nemours l’avait écoutée ; elle entrait dans le cabinet qui était ouvert sur le jardin. Ses femmes et ses domestiques demeuraient dans l’autre cabinet, ou sous le pavillon, et ne venaient point à elle qu’elle ne les appelât. Madame de Martigues n’avait jamais vu Coulommiers : elle fut surprise de toutes les beautés qu’elle y trouva, et sur-tout de l’agrément de ce pavillon ; madame de Clèves et elle y passaient tous les soirs. La liberté de se trouver seules, la nuit, dans le plus beau lieu du monde, ne laissait pas finir la conversation entre deux jeunes personnes qui avaient des passions violentes dans le cœur ; et, quoiqu’elles ne s’en fissent point de confidence, elles trouvaient un grand plaisir à se parler. Madame de Martigues aurait eu de la peine à quitter Coulommiers, si, en le quittant, elle n’eût dû aller dans un lieu où était le vidame : elle partit pour aller à Chambord, où la cour était alors.
Le sacre avait été fait à Rheims par le cardinal de Lorraine, et l’on devait passer le reste de l’été dans le château de Chambord, qui était nouvellement bâti. La reine témoigna une grande joie de revoir madame de Martigues ; et, après lui en avoir donné plusieurs marques, elle lui demanda des nouvelles de madame de Clèves et de ce qu’elle faisait à la campagne. M. de Nemours et M. de Clèves étaient alors chez cette reine. Madame de Martigues, qui avait trouvé Coulommiers admirable, en conta toutes les beautés, et elle s’étendit extrêmement sur la description de ce pavillon de la forêt, et sur le plaisir qu’avait madame de Clèves de s’y promener seule une partie de la nuit. M. de Nemours, qui connaissait assez le lieu pour entendre ce qu’en disait madame de Martigues, pensa qu’il n’était pas impossible qu’il y pût voir madame de Clèves sans être vu que d’elle. Il fit quelques questions à madame de Martigues, pour s’en éclaircir encore ; et M. de Clèves, qui l’avait toujours regardé pendant que madame de Martigues avait parlé, crut voir dans ce moment ce qui lui passait dans l’esprit. Les questions que fit ce prince le confirmèrent encore dans cette pensée : en sorte qu’il ne douta point qu’il n’eût dessein d’aller voir sa femme. Il ne se trompait pas dans ses soupçons : ce dessein entra si fortement dans l’esprit de M. de Nemours, qu’après avoir passé la nuit à songer aux moyens de l’exécuter, dès le lendemain matin, il demanda congé au roi, pour aller à Paris, sur quelque prétexte qu’il inventa.
M. de Clèves ne douta point du sujet de ce voyage ; mais il résolut de s’éclaircir de la conduite de sa femme, et de ne pas demeurer dans une cruelle incertitude. Il eut envie de partir en même-temps que M. de Nemours, et de venir lui-même, caché, découvrir quel succès aurait ce voyage ; mais, craignant que son départ ne parût extraordinaire, et que M. de Nemours, en étant averti, ne prît d’autres mesures, il résolut de se fier à un gentilhomme qui était à lui, dont il connaissait la fidélité et l’esprit. Il lui conta dans quel embarras il se trouvait : il lui dit quelle avait été jusqu’alors la vertu de madame de Clèves, et lui ordonna de partir sur les pas de M. de Nemours, de l’observer exactement, de voir s’il n’irait point à Coulommiers, et s’il n’entrerait point la nuit dans le jardin.
Le gentilhomme, qui était très-capable d’une telle commission, s’en acquitta avec toute l’exactitude imaginable. Il suivit M. de Nemours jusqu’à un village, à une demi-lieue de Coulommiers, où ce prince s’arrêta, et le gentilhomme devina aisément que c’était pour y attendre la nuit. Il ne crut pas à propos de l’y attendre aussi ; il passa le village, et alla dans la forêt à l’endroit par où il jugeait que M. de Nemours pouvait passer. Il ne se trompa point dans tout ce qu’il avait pensé : sitôt que la nuit fut venue, il entendit marcher, et, quoiqu’il fît obscur, il reconnut aisément M. de Nemours : il le vit faire le tour du jardin, comme pour écouter s’il n’y entendrait personne, et pour choisir le lieu par où il pourrait passer le plus aisément. Les palissades étaient fort hautes, et il y en avait encore derrière, pour empêcher qu’on ne pût entrer ; en sorte qu’il était assez difficile de se faire passage. M. de Nemours en vint à bout néanmoins ; sitôt qu’il fut dans ce jardin, il n’eut pas de peine à démêler où était madame de Clèves ; il vit beaucoup de lumières dans le cabinet ; toutes les fenêtres en étaient ouvertes ; et, en se glissant le long des palissades, il s’en approcha avec un trouble et une émotion qu’il est aisé de se représenter. Il se rangea derrière une des fenêtres qui servait de porte, pour voir ce que faisait madame de Clèves. Il vit qu’elle était seule ; mais il la vit d’une si admirable beauté, qu’à peine fut-il maître du transport que lui donna cette vue. Il faisait chaud, et elle n’avait rien sur sa tête et sur sa gorge, que ses cheveux confusément rattachés. Elle était sur un lit de repos, avec une table devant elle, où il y avait plusieurs corbeilles pleines de rubans ; elle en choisit quelques-uns, et M. de Nemours remarqua que c’étaient des mêmes couleurs qu’il avait portées au tournoi. Il vit qu’elle en faisait des nœuds à une canne des Indes fort extraordinaire, qu’il avait portée quelque temps, et qu’il avait donnée à sa sœur, à qui madame de Clèves l’avait prise sans faire semblant de la reconnaître pour avoir été à M. de Nemours. Après qu’elle eut achevé son ouvrage avec une grâce et une douceur que répandaient sur son visage les sentiments qu’elle avait dans le cœur, elle prit un flambeau et s’en alla proche d’une grande table, vis-à-vis du tableau du siége de Metz, où était le portrait de M. de Nemours ; elle s’assit, et se mit à regarder ce portrait avec une attention et une rêverie que la passion seule peut donner.
On ne peut exprimer ce que sentit M. de Nemours dans ce moment. Voir, au milieu de la nuit, dans le plus beau lieu du monde, une personne qu’il adorait ; la voir sans qu’elle sût qu’il la voyait ; et la voir toute occupée de choses qui avaient du rapport à lui et à la passion qu’elle lui cachait ; c’est ce qui n’a jamais été goûté ni imaginé par nul autre amant.
Ce prince était aussi tellement hors de lui-même, qu’il demeurait immobile à regarder madame de Clèves, sans songer que les moments lui étaient précieux. Quand il fut un peu remis, il pensa qu’il devait attendre à lui parler qu’elle allât dans le jardin ; il crut qu’il le pourrait faire avec plus de sûreté, parce qu’elle serait plus éloignée de ses femmes ; mais, voyant qu’elle demeurait dans le cabinet, il prit la résolution d’y entrer. Quand il voulut l’exécuter, quel trouble n’eut-il point ! Quelle crainte de lui déplaire ! Quelle peur de faire changer ce visage où il y avait tant de douceur, et de le voir devenir plein de sévérité et de colère !
Il trouva qu’il y avait eu de la folie, non pas à venir voir madame de Clèves sans être vu, mais à penser de s’en faire voir ; il vit tout ce qu’il n’avait point encore envisagé. Il lui parut de l’extravagance dans sa hardiesse de venir surprendre, au milieu de la nuit, une personne à qui il n’avait encore jamais parlé de son amour. Il pensa qu’il ne devait pas prétendre qu’elle le voulût écouter, et qu’elle aurait une juste colère du péril où il l’exposait par les accidents qui pouvaient arriver. Tout son courage l’abandonna, et il fut prêt plusieurs fois à prendre la résolution de s’en retourner sans se faire voir. Poussé néanmoins par le desir de lui parler, et rassuré par les espérances que lui donnait tout ce qu’il avait vu, il avança quelques pas ; mais avec tant de trouble, qu’une écharpe qu’il avait s’embarrassa dans la fenêtre, en sorte qu’il fit du bruit. Madame de Clèves tourna la tête, et, soit qu’elle eût l’esprit rempli de ce prince, ou qu’il fût dans un lieu où la lumière donnait assez pour qu’elle le pût distinguer, elle crut le reconnaître ; et, sans balancer ni se retourner du côté où il était, elle entra dans le lieu où étaient ses femmes. Elle y entra avec tant de trouble, qu’elle fut contrainte, pour le cacher, de dire qu’elle se trouvait mal ; et elle le dit aussi pour occuper tous ses gens, et pour donner le temps à M. de Nemours de se retirer. Quand elle eut fait quelque réflexion, elle pensa qu’elle s’était trompée, et que c’était un effet de son imagination d’avoir cru voir M. de Nemours. Elle savait qu’il était à Chambord ; elle ne trouvait nulle apparence qu’il eût entrepris une chose si hasardeuse ; elle eut envie plusieurs fois de rentrer dans le cabinet, et d’aller voir dans le jardin s’il y avait quelqu’un. Peut-être souhaitait-elle, autant qu’elle le craignait, d’y trouver M. de Nemours : mais enfin, la raison et la prudence l’emportèrent sur tous ses autres sentiments, et elle trouva qu’il valait mieux demeurer dans le doute où elle était, que de prendre le hasard de s’en éclaircir. Elle fut long-temps à se résoudre à sortir d’un lieu dont elle pensait que ce prince était peut-être si proche, et il était quasi jour quand elle revint au château.
M. de Nemours était demeuré dans le jardin tant qu’il avait vu de la lumière ; il n’avait pu perdre l’espérance de revoir madame de Clèves, quoiqu’il fût persuadé qu’elle l’avait reconnu, et qu’elle n’était sortie que pour l’éviter : mais, voyant qu’on fermait les portes, il jugea bien qu’il n’avait plus rien à espérer. Il vint reprendre son cheval tout proche du lieu où attendait le gentilhomme de M. de Clèves. Ce gentilhomme le suivit jusqu’au même village d’où il était parti le soir. M. de Nemours se résolut d’y passer tout le jour, afin de retourner la nuit à Coulommiers, pour voir si madame de Clèves aurait encore la cruauté de le fuir, ou celle de ne se pas exposer à être vue. Quoiqu’il eût une joie sensible de l’avoir trouvée si remplie de son idée, il était néanmoins très-affligé de lui avoir vu un mouvement si naturel de le fuir.
La passion n’a jamais été si tendre et si violente qu’elle l’était alors en ce prince. Il s’en alla sous des saules, le long d’un petit ruisseau qui coulait derrière la maison où il était caché. Il s’éloigna le plus qu’il lui fut possible, pour n’être vu ni entendu de personne ; il s’abandonna aux transports de son amour, et son cœur en fut tellement pressé qu’il fut contraint de laisser couler quelques larmes : mais ces larmes n’étaient pas de celles que la douleur seule fait répandre ; elles étaient mêlées de douceur et de ce charme qui ne se trouve que dans l’amour.
Il se mit à repasser toutes les actions de madame de Clèves depuis qu’il en était amoureux : quelle rigueur honnête et modeste elle avait toujours eue pour lui, quoiqu’elle l’aimât ! Car, enfin, elle m’aime, disait-il, elle m’aime, je n’en saurais douter ; les plus grands engagements et les plus grandes faveurs ne sont pas des marques si assurées que celles que j’en ai eues : cependant je suis traité avec la même rigueur que si j’étais haï. J’ai espéré au temps ; je n’en dois plus rien attendre : je la vois toujours se défendre également contre moi et contre elle-même. Si je n’étais point aimé, je songerais à plaire ; mais je plais, on m’aime, et on me le cache. Que puis-je donc espérer, et quel changement dois-je attendre dans ma destinée ? Quoi ! je serai aimé de la plus aimable personne du monde, et je n’aurai cet excès d’amour que donnent les premières certitudes d’être aimé, que pour mieux sentir la douleur d’être maltraité ! Laissez-moi voir que vous m’aimez, belle princesse, s’écria-t-il ; laissez-moi voir vos sentiments : pourvu que je les connaisse par vous une fois en ma vie, je consens que vous repreniez pour toujours ces rigueurs dont vous m’accabliez. Regardez-moi du moins avec ces mêmes yeux dont je vous ai vue cette nuit regarder mon portrait. Pouvez-vous l’avoir regardé avec tant de douceur, et m’avoir fui moi-même si cruellement ? Que craignez-vous ? Pourquoi mon amour vous est-il si redoutable ? Vous m’aimez, vous me le cachez inutilement ; vous-même m’en avez donné des marques involontaires. Je sais mon bonheur ; laissez m’en jouir, et cessez de me rendre malheureux. Est-il possible, reprenait-il, que je sois aimé de madame de Clèves, et que je sois malheureux ? Qu’elle était belle cette nuit ! Comment ai-je pu résister à l’envie de me jeter à ses pieds ? Si je l’avais fait, je l’aurais peut-être empêchée de me fuir ; mon respect l’aurait rassurée : mais peut-être elle ne m’a pas reconnu ; je m’afflige plus que je ne dois, et la vue d’un homme à une heure si extraordinaire l’a effrayée.
Ces mêmes pensées occupèrent tout le jour M. de Nemours. Il attendit la nuit avec impatience ; et quand elle fut venue, il reprit le chemin de Coulommiers. Le gentilhomme de M. de Clèves, qui s’était déguisé afin d’être moins remarqué, le suivit jusqu’au lieu où il l’avait suivi le soir d’auparavant, et le vit entrer dans le même jardin. Ce prince connut bientôt que madame de Clèves n’avait pas voulu hasarder qu’il essayât encore de la voir : toutes les portes étaient fermées. Il tourna de tous les côtés pour découvrir s’il ne verrait point de lumières ; mais ce fut inutilement.
Madame de Clèves, s’étant doutée que M. de Nemours pourrait revenir, était demeurée dans sa chambre ; elle avait appréhendé de n’avoir pas toujours la force de le fuir, et elle n’avait pas voulu se mettre au hasard de lui parler d’une manière si peu conforme à la conduite qu’elle avait eue jusqu’alors.
Quoique M. de Nemours n’eût aucune espérance de la voir, il ne put se résoudre à sortir sitôt d’un lieu où elle était si souvent. Il passa la nuit entière dans le jardin, et trouva quelque consolation à voir du moins les mêmes objets qu’elle voyait tous les jours. Le soleil était levé devant qu’il pensât à se retirer ; mais enfin la crainte d’être découvert l’obligea à s’en aller.
Il lui fut impossible de s’éloigner sans voir madame de Clèves ; et il alla chez madame de Mercœur, qui était alors dans cette maison qu’elle avait proche de Coulommiers. Elle fut extrêmement surprise de l’arrivée de son frère. Il inventa une cause de son voyage assez vraisemblable pour la tromper ; et enfin il conduisit si habilement son dessein, qu’il l’obligea à lui proposer d’elle-même d’aller chez madame de Clèves. Cette proposition fut exécutée dès le même jour, et M. de Nemours dit à sa sœur qu’il la quitterait à Coulommiers, pour s’en retourner en diligence trouver le roi. Il fit ce dessein de la quitter à Coulommiers, dans la pensée de l’en laisser partir la première ; et il crut avoir trouvé un moyen infaillible de parler à madame de Clèves.
Comme ils arrivèrent, elle se promenait dans une grande allée qui borde le parterre. La vue de M. de Nemours ne lui causa pas un médiocre trouble, et ne lui laissa plus douter que ce ne fût lui qu’elle avait vu la nuit précédente. Cette certitude lui donna quelque mouvement de colère, par la hardiesse et l’imprudence qu’elle trouvait dans ce qu’il avait entrepris. Ce prince remarqua une impression de froideur sur son visage qui lui donna une sensible douleur. La conversation fut de choses indifférentes ; et néanmoins il trouva l’art d’y faire paraître tant d’esprit, tant de complaisance, et tant d’admiration pour madame de Clèves, qu’il dissipa malgré elle une partie de la froideur qu’elle avait eue d’abord.
Lorsqu’il se sentit rassuré de sa première crainte, il témoigna une extrême curiosité d’aller voir le pavillon de la forêt : il en parla comme du plus agréable lieu du monde, et en fit même une description si particulière, que madame de Mercœur lui dit qu’il fallait qu’il y eût été plusieurs fois pour en connaître si bien toutes les beautés. Je ne crois pourtant pas, reprit madame de Clèves, que M. de Nemours y ait jamais entré, c’est un lieu qui n’est achevé que depuis peu. Il n’y a pas long-temps aussi que j’y ai été, reprit M. de Nemours en la regardant, et je ne sais si je ne dois point être bien-aise que vous ayez oublié de m’y avoir vu. Madame de Mercœur, qui regardait la beauté des jardins, n’avait point d’attention à ce que disait son frère. Madame de Clèves rougit ; et, baissant les yeux sans regarder M. de Nemours : Je ne me souviens point, lui dit-elle, de vous y avoir vu ; et si vous y avez été, c’est sans que je l’aie su. Il est vrai, madame, répliqua M. de Nemours, que j’y ai été sans vos ordres, et j’y ai passé les plus doux et les plus cruels moments de ma vie.
Madame de Clèves entendait trop bien tout ce que disait ce prince ; mais elle n’y répondit point : elle songea à empêcher madame de Mercœur d’aller dans ce cabinet, parce que le portrait de M. de Nemours y était, et qu’elle ne voulait pas qu’elle l’y vît. Elle fit si bien que le temps se passa insensiblement, et madame de Mercœur parla de s’en retourner ; mais quand madame de Clèves vit que M. de Nemours et sa sœur ne s’en allaient pas ensemble, elle jugea bien à quoi elle allait être exposée : elle se trouva dans le même embarras où elle s’était trouvée à Paris, et elle prit aussi le même parti. La crainte que cette visite ne fût encore une confirmation des soupçons qu’avait son mari ne contribua pas peu à la déterminer ; et, pour éviter que M. de Nemours ne demeurât seul avec elle, elle dit à madame de Mercœur qu’elle l’allait conduire jusques au bord de la forêt, et elle ordonna que son carrosse la suivît. La douleur qu’eut ce prince de trouver toujours cette même continuation des rigueurs en madame de Clèves fut si violente qu’il en pâlit dans le même moment. Madame de Mercœur lui demanda s’il se trouvait mal ; mais il regarda madame de Clèves, sans que personne s’en aperçût, et il lui fit juger, par ses regards, qu’il n’avait d’autre mal que son désespoir. Cependant il fallut qu’il les laissât partir sans oser les suivre ; et, après ce qu’il avait dit, il ne pouvait plus retourner avec sa sœur : ainsi, il revint à Paris, et en partit le lendemain.
Le gentilhomme de M. de Clèves l’avait toujours observé : il revint aussi à Paris ; et, comme il vit M. de Nemours parti pour Chambord, il prit la poste, afin d’y arriver devant lui, et de rendre compte de son voyage. Son maître attendait son retour comme ce qui allait décider du malheur de toute sa vie.
Sitôt qu’il le vit, il jugea, par son visage et par son silence, qu’il n’avait que des choses fâcheuses à lui apprendre. Il demeura quelque temps saisi d’affliction, la tête baissée sans pouvoir parler ; enfin, il lui fit signe de la main de se retirer. Allez, lui dit-il, je vois ce que vous avez à me dire ; mais je n’ai pas la force de l’écouter. Je n’ai rien à vous apprendre, lui répondit le gentilhomme, sur quoi on puisse faire de jugement assuré : il est vrai que M. de Nemours a entré deux nuits de suite dans le jardin de la forêt, et qu’il a été le jour d’après à Coulommiers, avec madame de Mercœur. C’est assez, répliqua M. de Clèves, c’est assez, en lui faisant encore signe de se retirer, et je n’ai pas besoin d’un plus grand éclaircissement. Le gentilhomme fut contraint de laisser son maître abandonné à son désespoir. Il n’y en a peut-être jamais eu un plus violent, et peu d’hommes d’un aussi grand courage et d’un cœur aussi passionné que M. de Clèves ont ressenti en même temps la douleur que cause l’infidélité d’une maîtresse, et la honte d’être trompé par une femme.
M. de Clèves ne put résister à l’accablement où il se trouva. La fièvre lui prit dès la nuit même, et avec de si grands accidents, que dès ce moment sa maladie parut très-dangereuse : on en donna avis à madame de Clèves ; elle vint en diligence. Quand elle arriva, il était encore plus mal, elle lui trouva quelque chose de si froid et de si glacé pour elle, qu’elle en fut extrêmement surprise et affligée. Il lui parut même qu’il recevait avec peine les services qu’elle lui rendait ; mais enfin elle pensa que c’était peut-être un effet de sa maladie.
D’abord qu’elle fut à Blois, où la cour était alors, M. de Nemours ne put s’empêcher d’avoir de la joie de savoir qu’elle était dans le même lieu que lui. Il essaya de la voir, et alla tous les jours chez M. de Clèves, sur le prétexte de savoir de ses nouvelles ; mais ce fut inutilement. Elle ne sortait point de la chambre de son mari, et avait une douleur violente de l’état où elle le voyait. M. de Nemours était désespéré qu’elle fût si affligée ; il jugeait aisément combien cette affliction renouvelait l’amitié qu’elle avait pour M. de Clèves, et combien cette amitié faisait une diversion dangereuse à la passion qu’elle avait dans le cœur. Ce sentiment lui donna un chagrin mortel pendant quelque temps ; mais l’extrémité du mal de M. de Clèves lui ouvrit de nouvelles espérances. Il vit que madame de Clèves serait peut-être en liberté de suivre son inclination, et qu’il pourrait trouver dans l’avenir une suite de bonheur et de plaisirs durables. Il ne pouvait soutenir cette pensée, tant elle lui donnait de trouble et de transports, et il en éloignait son esprit par la crainte de se trouver trop malheureux, s’il venait à perdre ses espérances.
Cependant M. de Clèves était presque abandonné des médecins. Un des derniers jours de son mal, après avoir passé une nuit très-fâcheuse, il dit, sur le matin, qu’il voulait reposer. Madame de Clèves demeura seule dans sa chambre. Il lui parut qu’au lieu de reposer, il avait beaucoup d’inquiétude : elle s’approcha, et se vint mettre à genoux devant son lit, le visage tout couvert de larmes. M. de Clèves avait résolu de ne lui point témoigner le violent chagrin qu’il avait contre elle ; mais les soins qu’elle lui rendait, et son affliction, qui lui paraissait quelquefois véritable, et qu’il regardait aussi quelquefois comme des marques de dissimulation et de perfidie, lui causaient des sentiments si opposés et si douloureux, qu’il ne les put renfermer en lui-même.
Vous versez bien des pleurs, madame, lui dit-il, pour une mort que vous causez, et qui ne vous peut donner la douleur que vous faites paraître. Je ne suis plus en état de vous faire des reproches, continua-t-il avec une voix affaiblie par la maladie et par la douleur ; mais je meurs du cruel déplaisir que vous m’avez donné. Fallait-il qu’une action aussi extraordinaire que celle que vous aviez faite de me parler à Coulommiers eût si peu de suite ? Pourquoi m’éclairer sur la passion que vous aviez pour M. de Nemours, si votre vertu n’avait pas plus d’étendue pour y résister ? Je vous aimais jusqu’à être bien aise d’être trompé, je l’avoue à ma honte ; j’ai regretté ce faux repos dont vous m’avez tiré. Que ne me laissiez-vous dans cet aveuglement tranquille dont jouissent tant de maris ? j’eusse, peut-être, ignoré, toute ma vie, que vous aimiez M. de Nemours. Je mourrai, ajouta-t-il ; mais sachez que vous me rendez la mort agréable, et qu’après m’avoir ôté l’estime et la tendresse que j’avais pour vous, la vie me ferait horreur. Que ferais-je de la vie, reprit-il, pour la passer avec une personne que j’ai tant aimée, et dont j’ai été si cruellement trompé, ou pour vivre séparé de cette même personne, et en venir à un éclat et à des violences si opposées à mon humeur et à la passion que j’avais pour vous ? Elle a été au-delà de ce que vous en avez vu, madame ; je vous en ai caché la plus grande partie, par la crainte de vous importuner, ou de perdre quelque chose de votre estime, par des manières qui ne convenaient pas à un mari ; enfin je méritais votre cœur : encore une fois, je meurs sans regret, puisque je n’ai pu l’avoir, et que je ne puis plus le desirer. Adieu, madame. Vous regretterez quelque jour un homme qui vous aimait d’une passion véritable et légitime. Vous sentirez le chagrin que trouvent les personnes raisonnables dans ces engagements, et vous connaîtrez la différence d’être aimée comme je vous aimais, à l’être par des gens qui, en vous témoignant de l’amour, ne cherchent que l’honneur de vous séduire : mais ma mort vous laissera en liberté, ajouta-t-il, et vous pourrez rendre M. de Nemours heureux, sans qu’il vous en coûte des crimes. Qu’importe, reprit-il, ce qui arrivera quand je ne serai plus, et faut-il que j’aie la faiblesse d’y jeter les yeux !
Madame de Clèves était si éloignée de s’imaginer que son mari pût avoir des soupçons contre elle, qu’elle écouta toutes ces paroles sans les comprendre, et sans avoir d’autre idée, sinon qu’il lui reprochait son inclination pour M. de Nemours : enfin, sortant tout d’un coup de son aveuglement : Moi, des crimes, s’écria-t-elle ! la pensée même m’en est inconnue. La vertu la plus austère ne peut inspirer d’autre conduite que celle que j’ai eue ; et je n’ai jamais fait d’action dont je n’eusse souhaité que vous eussiez été témoin. Eussiez-vous souhaité, répliqua M. de Clèves, en la regardant avec dédain, que je l’eusse été des nuits que vous avez passées avec M. de Nemours ? Ah ! madame, est-ce vous dont je parle, quand je parle d’une femme qui a passé des nuits avec un homme ? Non, monsieur, reprit-elle ; non, ce n’est pas de moi dont vous parlez : je n’ai jamais passé ni de nuits ni de moments avec M. de Nemours : il ne m’a jamais vue en particulier ; je ne l’ai jamais souffert ni écouté, et j’en ferais tous les serments… N’en dites pas davantage, interrompit M. de Clèves ; de faux serments ou un aveu me feraient peut-être une égale peine. Madame de Clèves ne pouvait répondre ; ses larmes et sa douleur lui ôtaient la parole ; enfin, faisant un effort : Regardez-moi, du moins ; écoutez-moi, lui dit-elle ; s’il n’y allait que de mon intérêt, je souffrirais ces reproches ; mais il y va de votre vie : écoutez-moi pour l’amour de vous-même : il est impossible qu’avec tant de vérité, je ne vous persuade mon innocence. Plût à Dieu que vous me la puissiez persuader, s’écria-t-il ; mais que me pouvez-vous dire ? M. de Nemours n’a-t-il pas été à Coulommiers avec sa sœur ? et n’avait-il pas passé les deux nuits précédentes avec vous dans le jardin de la forêt ? Si c’est là mon crime, répliqua-t-elle, il m’est aisé de me justifier : je ne vous demande point de me croire ; mais croyez tous vos domestiques, et sachez si j’allai dans le jardin de la forêt la veille que M. de Nemours vint à Coulommiers, et si je n’en sortis pas le soir d’auparavant deux heures plus tôt que je n’avais accoutumé. Elle lui conta ensuite comme elle avait cru voir quelqu’un dans ce jardin : elle lui avoua qu’elle avait cru que c’était M. de Nemours. Elle lui parla avec tant d’assurance, et la vérité se persuade si aisément, lors même qu’elle n’est pas vraisemblable, que M. de Clèves fut presque convaincu de son innocence. Je ne sais, lui dit-il, si je me dois laisser aller à vous croire ? Je me sens si proche de la mort, que je ne veux rien voir de ce qui me pourrait faire regretter la vie. Vous m’avez éclairci trop tard ; mais ce me sera toujours un soulagement d’emporter la pensée que vous êtes digne de l’estime que j’aie eue pour vous. Je vous prie que je puisse encore avoir la consolation de croire que ma mémoire vous sera chère, et que, s’il eût dépendu de vous, vous eussiez eu pour moi les sentiments que vous avez pour un autre. Il voulut continuer ; mais une faiblesse lui ôta la parole. Madame de Clèves fit venir les médecins ; ils le trouvèrent presque sans vie. Il languit néanmoins encore quelques jours, et mourut enfin avec une constance admirable.
Madame de Clèves demeura dans une affliction si violente, qu’elle perdit quasi l’usage de la raison. La reine la vint voir avec soin, et la mena dans un couvent, sans qu’elle sût où on la conduisait. Ses belles-sœurs la ramenèrent à Paris, qu’elle n’était pas encore en état de sentir distinctement sa douleur. Quand elle commença d’avoir la force de l’envisager, et qu’elle vit quel mari elle avait perdu, qu’elle considéra qu’elle était la cause de sa mort, et que c’était par la passion qu’elle avait eue pour un autre qu’elle en était cause, l’horreur qu’elle eut pour elle-même et pour M. de Nemours ne se peut représenter.
Ce prince n’osa, dans ces commencements, lui rendre d’autres soins que ceux que lui ordonnait la bienséance. Il connaissait assez madame de Clèves pour croire qu’un plus grand empressement lui serait désagréable : mais ce qu’il apprit ensuite lui fit bien voir qu’il devait avoir long-temps la même conduite.
Un écuyer qu’il avait lui conta que le gentilhomme de M. de Clèves, qui était son ami intime, lui avait dit, dans sa douleur de la perte de son maître, que le voyage de M. de Nemours à Coulommiers était cause de sa mort. M. de Nemours fut extrêmement surpris de ce discours ; mais, après y avoir fait réflexion, il devina une partie de la vérité, et il jugea bien quels seraient d’abord les sentiments de madame de Clèves, et quel éloignement elle aurait de lui, si elle croyait que le mal de son mari eût été causé par la jalousie. Il crut qu’il ne fallait pas même la faire sitôt souvenir de son nom ; et il suivit cette conduite, quelque pénible qu’elle lui parût.
Il fit un voyage à Paris, et ne put s’empêcher néanmoins d’aller à sa porte pour apprendre de ses nouvelles. On lui dit que personne ne la voyait, et qu’elle avait même défendu qu’on lui rendît compte de ceux qui l’iraient chercher. Peut-être que ces ordres si exacts étaient donnés en vue de ce prince, et pour ne point entendre parler de lui. M. de Nemours était trop amoureux pour pouvoir vivre si absolument privé de la vue de madame de Clèves. Il résolut de trouver des moyens, quelque difficiles qu’ils pussent être, de sortir d’un état qui lui paraissait si insupportable.
La douleur de cette princesse passait les bornes de la raison. Ce mari mourant, et mourant à cause d’elle et avec tant de tendresse pour elle, ne lui sortait point de l’esprit. Elle repassait incessamment tout ce qu’elle lui devait ; et elle se faisait un crime de n’avoir pas eu de la passion pour lui, comme si c’eût été une chose qui eût été en son pouvoir. Elle ne trouvait de consolation qu’à penser qu’elle le regrettait autant qu’il méritait d’être regretté, et qu’elle ne ferait, dans le reste de sa vie, que ce qu’il aurait été bien aise qu’elle eût fait, s’il avait vécu.
Elle avait pensé plusieurs fois comment il avait su que M. de Nemours était venu à Coulommiers : elle ne soupçonnait pas ce prince de l’avoir conté, et il lui paraissait même indifférent qu’il l’eût redit, tant elle se croyait guérie et éloignée de la passion qu’elle avait eue pour lui. Elle sentait néanmoins une douleur vive de s’imaginer qu’il était cause de la mort de son mari, et elle se souvenait avec peine de la crainte que M. de Clèves lui avait témoignée en mourant qu’elle ne l’épousât ; mais toutes ces douleurs se confondaient dans celle de la perte de son mari, et elle croyait n’en avoir point d’autre.
Après que plusieurs mois furent passés, elle sortit de cette violente affliction où elle était, et passa dans un état de tristesse et de langueur. Madame de Martigues fit un voyage à Paris, et la vit avec soin pendant le séjour qu’elle y fit. Elle l’entretint de la cour et de tout ce qui s’y passait ; et, quoique madame de Clèves ne parût pas y prendre intérêt, madame de Martigues ne laissait pas de lui en parler pour la divertir.
Elle lui conta des nouvelles du vidame, de M. de Guise, et de tous les autres qui étaient distingués par leur personne ou par leur mérite. Pour M. de Nemours, dit-elle, je ne sais si les affaires ont pris dans son cœur la place de la galanterie, mais il a bien moins de joie qu’il n’avait accoutumé d’en avoir ; il paraît fort retiré du commerce des femmes ; il fait souvent des voyages à Paris, et je crois même qu’il y est présentement. Le nom de M. de Nemours surprit madame de Clèves, et la fit rougir : elle changea de discours, et madame de Martigues ne s’aperçut point de son trouble.
Le lendemain, cette princesse, qui cherchait des occupations conformes à l’état où elle était, alla, proche de chez elle, voir un homme qui faisait des ouvrages de soie d’une façon particulière ; et elle y fut dans le dessein d’en faire faire de semblables. Après qu’on les lui eut montrés, elle vit la porte d’une chambre où elle crut qu’il y en avait encore ; elle dit qu’on la lui ouvrît. Le maître répondit qu’il n’en avait pas la clef, et qu’elle était occupée par un homme qui y venait quelquefois, pendant le jour, pour dessiner de belles maisons et des jardins que l’on voyait de ses fenêtres. C’est l’homme du monde le mieux fait, ajouta-t-il, il n’a guères la mine d’être réduit à gagner sa vie. Toutes les fois qu’il vient céans, je le vois toujours regarder les maisons et les jardins, mais je ne le vois jamais travailler.
Madame de Clèves écoutait ce discours avec une grande attention : ce que lui avait dit madame de Martigues, que M. de Nemours était quelquefois à Paris, se joignit, dans son imagination, à cet homme bien fait qui venait proche de chez elle, et lui fit une idée de M. de Nemours, et de M. de Nemours appliqué à la voir, qui lui donna un trouble confus dont elle ne savait pas même la cause. Elle alla vers les fenêtres pour voir où elles donnaient : elle trouva qu’elles voyaient tout son jardin et la face de son appartement ; et, lorsqu’elle fut dans sa chambre, elle remarqua aisément cette même fenêtre où l’on lui avait dit que venait cet homme. La pensée que c’était M. de Nemours changea entièrement la situation de son esprit ; elle ne se trouva plus dans un certain triste repos qu’elle commençait à goûter ; elle se sentit inquiète et agitée ; enfin, ne pouvant demeurer avec elle-même, elle sortit, et alla prendre l’air dans un jardin hors des faubourgs, où elle pensait être seule. Elle crut, en y arrivant, qu’elle ne s’était pas trompée : elle ne vit aucune apparence qu’il y eût quelqu’un, et elle se promena assez longtemps.
Après avoir traversé un petit bois, elle aperçut au bout d’une allée, dans l’endroit le plus reculé du jardin, une manière de cabinet ouvert de tous côtés, où elle adressa ses pas. Comme elle en fut proche, elle vit un homme couché sur des bancs, qui paraissait enseveli dans une rêverie profonde, et elle reconnut que c’était M. de Nemours. Cette vue l’arrêta tout court ; mais ses gens, qui la suivaient, firent quelque bruit, qui tira M. de Nemours de sa rêverie. Sans regarder qui avait causé le bruit qu’il avait entendu, il se leva de sa place pour éviter la compagnie qui venait vers lui, et tourna dans une autre allée, en faisant une révérence fort basse, qui l’empêcha même de voir ceux qu’il saluait.
S’il eût su ce qu’il évitait, avec quelle ardeur serait-il retourné sur ses pas ! mais il continua à suivre l’allée, et madame de Clèves le vit sortir par une porte de derrière où l’attendait son carrosse. Quel effet produisit cette vue d’un moment dans le cœur de madame de Clèves ! Quelle passion endormie se ralluma dans son cœur, et avec quelle violence ! Elle s’alla asseoir dans le même endroit d’où venait de sortir M. de Nemours ; elle y demeura comme accablée. Ce prince se présenta à son esprit, aimable au-dessus de tout ce qui était au monde, l’aimant depuis long-temps avec une passion pleine de respect et de fidélité, méprisant tout pour elle, respectant même jusqu’à sa douleur, songeant à la voir sans songer à en être vu, quittant la cour, dont il faisait les délices, pour aller regarder les murailles qui la renfermaient, pour venir rêver dans des lieux où il ne pouvait prétendre de la rencontrer, enfin un homme digne d’être aimé par son seul attachement, et pour qui elle avait une inclination si violente, qu’elle l’aurait aimé quand il ne l’aurait pas aimée : mais de plus, un homme d’une qualité élevée et convenable à la sienne. Plus de devoir, plus de vertu, qui s’opposassent à ses sentiments : tous les obstacles étaient levés, et il ne restait de leur état passé que la passion de M. de Nemours pour elle, et que celle qu’elle avait pour lui.
Toutes ces idées furent nouvelles à cette princesse. L’affliction de la mort de M. de Clèves l’avait assez occupée pour avoir empêché qu’elle n’y eût jeté les yeux. La présence de M. de Nemours les amena en foule dans son esprit ; mais, quand il en eut été pleinement rempli, et qu’elle se souvint aussi que ce même homme qu’elle regardait comme pouvant l’épouser, était celui qu’elle avait aimé du vivant de son mari, et qui était la cause de sa mort ; que même, en mourant, il lui avait témoigné de la crainte qu’elle ne l’épousât, son austère vertu était si blessée de cette imagination, qu’elle ne trouvait guère moins de crime à épouser M. de Nemours, qu’elle en avait trouvé à l’aimer pendant la vie de son mari. Elle s’abandonna à ces réflexions si contraires à son bonheur ; elle les fortifia encore de plusieurs raisons qui regardaient son repos et les maux qu’elle prévoyait en épousant ce prince. Enfin, après avoir demeuré deux heures dans le lieu où elle était, elle s’en revint chez elle, persuadée qu’elle devait fuir sa vue comme une chose entièrement opposée à son devoir.
Mais cette persuasion, qui était un effet de sa raison et de sa vertu, n’entraînait pas son cœur. Il demeurait attaché à M. de Nemours avec une violence qui la mettait dans un état digne de compassion, et qui ne lui laissa plus de repos. Elle passa une des plus cruelles nuits qu’elle eût jamais passées. Le matin, son premier mouvement fut d’aller voir s’il n’y aurait personne à la fenêtre qui donnait chez elle ; elle y alla, elle y vit M. de Nemours. Cette vue la surprit, et elle se retira avec une promptitude qui fit juger à ce prince qu’il avait été reconnu. Il avait souvent désiré de l’être, depuis que sa passion lui avait fait trouver ces moyens de voir madame de Clèves ; et, lorsqu’il n’espérait pas d’avoir ce plaisir, il allait rêver dans le même jardin où elle l’avait trouvé.
Lassé enfin d’un état si malheureux et si incertain, il résolut de tenter quelque voie d’éclaircir sa destinée. Que veux-je attendre, disait-il ? il y a longtemps que je sais que j’en suis aimé ; elle est libre, elle n’a plus de devoir à m’opposer ; pourquoi me réduire à la voir sans en être vu et sans lui parler ? Est-il possible que l’amour m’ait si absolument ôté la raison et la hardiesse, et qu’il m’ait rendu si différent de ce que j’ai été dans les autres passions de ma vie ? J’ai dû respecter la douleur de madame de Clèves ; mais je la respecte trop long-temps, et je lui donne le loisir d’éteindre l’inclination qu’elle a pour moi.
Après ces réflexions, il songea aux moyens dont il devait se servir pour la voir. Il crut qu’il n’y avait plus rien qui l’obligeât à cacher sa passion au vidame de Chartres : il résolut de lui en parler, et de lui dire le dessein qu’il avait pour sa nièce.
Le vidame était alors à Paris : tout le monde y était venu donner ordre à son équipage et à ses habits, pour suivre le roi, qui devait conduire la reine d’Espagne. M. de Nemours alla donc chez le vidame, et lui fit un aveu sincère de tout ce qu’il lui avait caché jusques alors, à la réserve des sentiments de madame de Clèves, dont il ne voulut pas paraître instruit.
Le vidame reçut tout ce qu’il lui dit avec beaucoup de joie, et l’assura que, sans savoir ses sentiments, il avait souvent pensé, depuis que madame de Clèves était veuve, qu’elle était la seule personne digne de lui. M. de Nemours le pria de lui donner les moyens de lui parler, et de savoir quelles étaient ses dispositions.
Le vidame lui proposa de le mener chez elle ; mais M. de Nemours crut qu’elle en serait choquée, parce qu’elle ne voyait encore personne. Ils trouvèrent qu’il fallait que M. le vidame la priât de venir chez lui, sur quelque prétexte, et que M. de Nemours y vînt par un escalier dérobé, afin de n’être vu de personne. Cela s’exécuta comme ils l’avaient résolu : madame de Clèves vint ; le vidame l’alla recevoir, et la conduisit dans un grand cabinet, au bout de son appartement ; quelque temps après M. de Nemours entra comme si le hasard l’eût conduit. Madame de Clèves fut extrêmement surprise de le voir : elle rougit, et essaya de cacher sa rougeur. Le vidame parla d’abord de choses différentes, et sortit, supposant qu’il avait quelque ordre à donner. Il dit à madame de Clèves qu’il la priait de faire les honneurs de chez lui, et qu’il allait rentrer dans un moment.
L’on ne peut exprimer ce que sentirent M. de Nemours et madame de Clèves, de se trouver seuls et en état de se parler pour la première fois. Ils demeurèrent quelque temps sans rien dire ; enfin, M. de Nemours rompant le silence : Pardonnerez-vous à M. de Chartres, madame, lui dit-il, de m’avoir donné l’occasion de vous voir, et de vous entretenir, que vous m’avez toujours si cruellement ôtée ? Je ne lui dois pas pardonner, répondit-elle, d’avoir oublié l’état où je suis et à quoi il expose ma réputation. En prononçant ces paroles elle voulut s’en aller ; et M. de Nemours la retenant : Ne craignez rien, madame, répliqua-t-il, personne ne sait que je suis ici, et aucun hasard n’est à craindre. Écoutez-moi, madame, écoutez-moi ; si ce n’est par bonté, que ce soit du moins pour l’amour de vous-même, et pour vous délivrer des extravagances où m’emporterait infailliblement une passion dont je ne suis plus le maître.
Madame de Clèves céda pour la première fois au penchant qu’elle avait pour M. de Nemours, et le regardant avec des yeux pleins de douceur et de charmes : Mais qu’espérez-vous, lui dit-elle, de la complaisance que vous me demandez ? Vous vous repentirez peut-être, de l’avoir obtenue, et je me repentirai infailliblement de vous l’avoir accordée. Vous méritez une destinée plus heureuse que celle que vous avez eue jusques ici, et que celle que vous pouvez trouver à l’avenir, à moins que vous ne la cherchiez ailleurs. Moi, madame, lui dit-il, chercher du bonheur ailleurs ! et y en a-t-il d’autre que d’être aimé de vous ! Quoique je ne vous aie jamais parlé, je ne saurais croire, madame, que vous ignoriez ma passion, et que vous ne la connaissiez pour la plus véritable et la plus violente qui sera jamais. À quelle épreuve a-t-elle été par des choses qui vous sont inconnues ? Et à quelle épreuve l’avez-vous mise par vos rigueurs ?
Puisque vous voulez que je vous parle, et que je m’y résous, répondit madame de Clèves, en s’asseyant, je le ferai avec une sincérité que vous trouverez malaisément dans les personnes de mon sexe. Je ne vous dirai point que je n’aie pas vu l’attachement que vous avez eu pour moi ; peut-être ne me croiriez-vous pas quand je vous le dirais : je vous avoue donc, non-seulement que je l’ai vu, mais que je l’ai vu tel que vous pouvez souhaiter qu’il m’ait paru. Et si vous l’avez vu, madame, interrompit-il, est-il possible que vous n’en ayez point été touchée ? Et oserais-je vous demander s’il n’a fait aucune impression dans votre cœur ? Vous en avez dû juger par ma conduite, lui répliqua-t-elle ; mais je voudrais bien savoir ce que vous en avez pensé. Il faudrait que je fusse dans un état plus heureux pour vous l’oser dire, répondit-il ; et ma destinée a trop peu de rapport à ce que je vous dirais. Tout ce que je puis vous apprendre, madame, c’est que j’ai souhaité ardemment que vous n’eussiez pas avoué à M. de Clèves ce que vous me cachiez, et que vous lui eussiez caché ce que vous m’eussiez laissé voir. Comment avez-vous pu découvrir, reprit-elle en rougissant, que j’aie avoué quelque chose à M. de Clèves ? Je l’ai su par vous-même, madame, répondit-il ; mais, pour me pardonner la hardiesse que j’ai eue de vous écouter, souvenez-vous si j’ai abusé de ce que j’ai entendu, si mes espérances en ont augmenté, et si j’ai eu plus de hardiesse à vous parler.
Il commença à lui conter comme il avait entendu sa conversation avec M. de Clèves ; mais elle l’interrompit avant qu’il eût achevé. Ne m’en dites pas davantage, lui dit-elle ; je vois présentement par où vous avez été si bien instruit ; vous ne me le parûtes déjà que trop chez madame la dauphine, qui avait su cette aventure par ceux à qui vous l’aviez confiée.
M. de Nemours lui apprit alors de quelle sorte la chose était arrivée. Ne vous excusez point, reprit-elle ; il y a long-temps que je vous ai pardonné, sans que vous m’ayez dit de raison ; mais, puisque vous avez appris par moi-même ce que j’avais eu dessein de vous cacher toute ma vie, je vous avoue que vous m’avez inspiré des sentiments qui m’étaient inconnus devant que de vous avoir vu, et dont j’avais même si peu d’idée qu’ils me donnèrent d’abord une surprise qui augmentait encore le trouble qui les suit toujours. Je vous fais cet aveu avec moins de honte, parce que je le fais dans un temps où je le puis faire sans crime, et que vous avez vu que ma conduite n’a pas été réglée par mes sentiments.
Croyez-vous, madame, lui dit M. de Nemours, en se jetant à ses genoux, que je n’expire pas à vos pieds de joie et de transport. Je ne vous apprends, lui répondit-elle en souriant, que ce que vous ne saviez deja que trop. Ah ! madame, répliqua-t-il, quelle différence de le savoir par un effet du hasard, ou de l’apprendre par vous-même, et de voir que vous voulez bien que je le sache ! Il est vrai, lui dit-elle, que je veux bien que vous le sachiez, et que je trouve de la douceur à vous le dire : je ne sais même si je ne vous le dis point plus pour l’amour de moi que pour l’amour de vous. Car, enfin, cet aveu n’aura point de suite, et je suivrai les règles austères que mon devoir m’impose. Vous n’y songez pas, madame, répondit M. de Nemours ; il n’y a plus de devoir qui vous lie, vous êtes en liberté ; et si j’osais, je vous dirais même qu’il dépend de vous de faire en sorte que votre devoir vous oblige un jour à conserver les sentiments que vous avez pour moi. Mon devoir, répliqua-t-elle, me défend de penser jamais à personne, et moins à vous qu’à qui que ce soit au monde, par des raisons qui vous sont inconnues. Elles ne me le sont peut-être pas, madame, reprit-il ; mais ce ne sont point de véritables raisons. Je crois savoir que M. de Clèves m’a cru plus heureux que je n’étais, et qu’il s’est imaginé que vous aviez approuvé des extravagances que la passion m’a fait entreprendre sans votre aveu. Ne parlons point de cette aventure, lui dit-elle, je n’en saurais soutenir la pensée ; elle me fait honte, et elle m’est aussi trop douloureuse par les suites qu’elle a eues. Il n’est que trop véritable que vous êtes cause de la mort de M. de Clèves : les soupçons que lui a donnés votre conduite inconsidérée lui ont coûté la vie, comme si vous la lui aviez ôtée de vos propres mains. Voyez ce que je devrais faire, si vous en étiez venus ensemble à ces extrémités, et que le même malheur en fût arrivé. Je sais bien que ce n’est pas la même chose à l’égard du monde ; mais, au mien, il n’y a aucune différence, puisque je sais que c’est par vous qu’il est mort, et que c’est à cause de moi. Ah ! madame, lui dit M. de Nemours, quel fantôme de devoir opposez-vous à mon bonheur ! Quoi, madame, une pensée vaine et sans fondement vous empêchera de rendre heureux un homme que vous ne haïssez pas ? Quoi ! j’aurais pu concevoir l’espérance de passer ma vie avec vous ; ma destinée m’aurait conduit à aimer la plus estimable personne du monde ; j’aurais vu en elle tout ce qui peut faire une adorable maîtresse ; elle ne m’aurait pas haï, et je n’aurais trouvé dans sa conduite que tout ce qui peut être à désirer dans une femme ! Car enfin, madame, vous êtes peut-être la seule personne en qui ces deux choses se soient jamais trouvées au degré qu’elles sont en vous : tous ceux qui épousent des maîtresses dont ils sont aimés, tremblent en les épousant, et regardent avec crainte, par rapport aux autres, la conduite qu’elles ont eue avec eux ; mais en vous, madame, rien n’est à craindre, et on ne trouve que des sujets d’admiration. N’aurais-je envisagé, dis-je, une si grande félicité, que pour vous y voir apporter vous-même des obstacles ? Ah ! madame, vous oubliez que vous m’avez distingué du reste des hommes, ou plutôt vous ne m’en avez jamais distingué : vous vous êtes trompée, et je me suis flatté.
Vous ne vous êtes point flatté, lui répondit-elle ; les raisons de mon devoir ne me paraîtraient peut-être pas si fortes sans cette distinction dont vous vous doutez, et c’est elle qui me fait envisager des malheurs à m’attacher à vous. Je n’ai rien à répondre, madame, reprit-il, quand vous me faites voir que vous craignez des malheurs ; mais je vous avoue qu’après tout ce que vous avez bien voulu me dire, je ne m’attendais pas à trouver une si cruelle raison. Elle est si peu offensante pour vous, reprit madame de Clèves, que j’ai même beaucoup de peine à vous l’apprendre. Hélas ! madame, répliqua-t-il, que pouvez-vous craindre qui me flatte trop, après ce que vous venez de me dire ? Je veux vous parler encore avec la même sincérité que j’ai déjà commencé, reprit-elle, et je vais passer par-dessus toute la retenue et toutes les délicatesses que je devrais avoir dans une première conversation ; mais je vous conjure de m’écouter sans m’interrompre.
Je crois devoir à votre attachement la faible récompense de ne vous cacher aucun de mes sentiments, et de vous les laisser voir tels qu’ils sont. Ce sera apparemment la seule fois de ma vie que je me donnerai la liberté de vous les faire paraître ; néanmoins, je ne saurais vous avouer sans honte que la certitude de n’être plus aimée de vous comme je le suis me paraît un si horrible malheur, que, quand je n’aurais point des raisons de devoir insurmontables, je doute si je pourrais me résoudre à m’exposer à ce malheur. Je sais que vous êtes libre, que je le suis, et que les choses sont d’une sorte que le public n’aurait peut-être pas sujet de vous blâmer, ni moi non plus, quand nous nous engagerions ensemble pour jamais ; mais les hommes conservent-ils de la passion dans ces engagements éternels ? Dois-je espérer un miracle en ma faveur ? et puis-je me mettre en état de voir certainement finir cette passion dont je ferais toute ma félicité ? M. de Clèves était peut-être l’unique homme du monde capable de conserver de l’amour dans le mariage. Ma destinée n’a pas voulu que j’aie pu profiter de ce bonheur ; peut-être aussi que sa passion n’avait subsisté que parce qu’il n’en aurait pas trouvé en moi ; mais je n’aurais pas le même moyen de conserver la vôtre : je crois même que les obstacles ont fait votre constance ; vous en avez assez trouvé pour vous animer à vaincre ; et mes actions involontaires, ou les choses que le hasard vous a apprises, vous ont donné assez d’espérance pour ne vous pas rebuter. Ah ! madame, reprit M. de Nemours, je ne saurais garder le silence que vous m’imposez : vous me faites trop d’injustice, et vous me faites trop voir combien vous êtes éloignée d’être prévenue en ma faveur. J’avoue, répondit-elle, que les passions peuvent me conduire, mais elles ne sauraient m’aveugler ; rien ne me peut empêcher de connaître que vous êtes né avec toutes les dispositions pour la galanterie et toutes les qualités qui sont propres à y donner des succès heureux : vous avez déjà eu plusieurs passions ; vous en auriez encore ; je ne ferais plus votre bonheur ; je vous verrais pour une autre comme vous auriez été pour moi : j’en aurais une douleur mortelle, et je ne serais pas même assurée de n’avoir point le malheur de la jalousie. Je vous en ai trop dit pour vous cacher que vous me l’avez fait connaître, et que je souffris de si cruelles peines le soir que la reine me donna cette lettre de madame de Thémines, que l’on disait qui s’adressait à vous, qu’il m’en est demeuré une idée qui me fait croire que c’est le plus grand de tous les maux.
Par vanité ou par goût, toutes les femmes souhaitent de vous attacher ; il y en a peu à qui vous ne plaisiez : mon expérience me ferait croire qu’il n’y en a point à qui vous ne puissiez plaire. Je vous croirais toujours amoureux et aimé, et je ne me tromperais pas souvent. Dans cet état, néanmoins, je n’aurais d’autre parti à prendre que celui de la souffrance ; je ne sais même si j’oserais me plaindre. On fait des reproches à un amant ; mais en fait-on à un mari quand on n’a qu’à lui reprocher que de n’avoir plus d’amour ? Quand je pourrais m’accoutumer à cette sorte de malheur, pourrais-je m’accoutumer à celui de croire voir toujours M. de Clèves vous accuser de sa mort, me reprocher de vous avoir aimé, de vous avoir épousé, et me faire sentir la différence de son attachement au vôtre ? Il est impossible, continua-t-elle, de passer par-dessus des raisons si fortes : il faut que je demeure dans l’état où je suis, et dans les résolution que j’ai prises de n’en sortir jamais. Hé ! croyez-vous le pouvoir, madame, s’écria M. de Nemours ? Pensez-vous que vos résolutions tiennent contre un homme qui vous adore, et qui est assez heureux pour vous plaire ? Il est plus difficile que vous ne pensez, madame, de résister à ce qui nous plaît, et à ce qui nous aime. Vous l’avez fait par une vertu austère, qui n’a presque point d’exemple ; mais cette vertu ne s’oppose plus à vos sentiments, et j’espère que vous les suivrez malgré vous. Je sais bien qu’il n’y a rien de plus difficile que ce que j’entreprends, répliqua madame de Clèves ; je me défie de mes forces, au milieu de mes raisons ; ce que je crois devoir à la mémoire de M. de Clèves serait faible, s’il n’était soutenu par l’intérêt de mon repos ; et les raisons de mon repos ont besoin d’être soutenues de celles de mon devoir ; mais, quoique je me défie de moi-même, je crois que je ne vaincrai jamais mes scrupules, et je n’espère pas aussi de surmonter l’inclination que j’ai pour vous. Elle me rendra malheureuse, et je me priverai de votre vue, quelque violence qu’il m’en coûte. Je vous conjure, par tout le pouvoir que j’ai sur vous, de ne chercher aucune occasion de me voir. Je suis dans un état qui me fait des crimes de tout ce qui pourrait être permis dans un autre temps, et la seule bienséance interdit tout commerce entre nous. M. de Nemours se jeta à ses pieds, et s’abandonna à tous les divers mouvements dont il était agité. Il lui fit voir, et par ses paroles et par ses pleurs, la plus vive et la plus tendre passion dont un cœur ait jamais été touché. Celui de madame de Clèves n’était pas insensible ; et, regardant ce prince avec des yeux un peu grossis par les larmes : Pourquoi faut-il, s’écria-t-elle, que je vous puisse accuser de la mort de M. de Clèves ? Que n’ai-je commencé à vous connaître depuis que je suis libre, ou pourquoi ne vous ai-je pas connu devant que d’être engagée ? Pourquoi la destinée nous sépare-t-elle par un obstacle si invincible ? Il n’y a point d’obstacle, madame, reprit M. de Nemours : vous seule vous opposez à mon bonheur ; vous seule vous imposez une loi que la vertu et la raison ne vous sauraient imposer. Il est vrai, répliqua-t-elle, que je sacrifie beaucoup à un devoir qui ne subsiste que dans mon imagination. Attendez ce que le temps pourra faire : M. de Clèves ne fait encore que d’expirer, et cet objet funeste est trop proche pour me laisser des vues claires et distinctes. Ayez cependant le plaisir de vous être fait aimer d’une personne qui n’aurait rien aimé, si elle ne vous avait jamais vu : croyez que les sentiments que j’ai pour vous seront éternels, et qu’ils subsisteront également, quoi que je fasse. Adieu, lui dit-elle ; voici une conversation qui me fait honte : rendez-en compte à M. le vidame ; j’y consens, et je vous en prie.
Elle sortit, en disant ces paroles, sans que M. de Nemours pût la retenir. Elle trouva M. le vidame dans la chambre la plus proche. Il la vit si troublée qu’il n’osa lui parler, et il la remit en son carrosse sans lui rien dire. Il revint trouver M. de Nemours, qui était si plein de joie, de tristesse, d’étonnement et d’admiration, enfin, de tous les sentiments que peut donner une passion pleine de crainte et d’espérance, qu’il n’avait pas l’usage de la raison. Le vidame fut long-temps à obtenir qu’il lui rendît compte de sa conversation. Il le fit enfin ; et M. de Chartres, sans être amoureux, n’eut pas moins d’admiration pour la vertu, l’esprit et le mérite de madame de Clèves, que M. de Nemours en avait lui-même. Ils examinèrent ce que ce prince devait espérer de sa destinée ; et, quelques craintes que son amour lui pût donner, il demeura d’accord avec M. le vidame qu’il était impossible que madame de Clèves demeurât dans les résolutions où elle était. Ils convinrent néanmoins qu’il fallait suivre ses ordres, de crainte que, si le public s’apercevait de l’attachement qu’il avait pour elle, elle ne fît des déclarations et ne prît engagements vers le monde, qu’elle soutiendrait dans la suite, par la peur qu’on ne crût qu’elle l’eût aimé du vivant de son mari.
M. de Nemours se détermina à suivre le roi. C’était un voyage dont il ne pouvait aussi bien se dispenser, et il résolut à s’en aller, sans tenter même de revoir madame de Clèves du lieu où il l’avait vue quelquefois. Il pria M. le vidame de lui parler. Que ne lui dit-il point pour lui redire ! quel nombre infini de raisons pour la persuader de vaincre ses scrupules ! Enfin, une partie de la nuit était passée devant que M. de Nemours songeât à le laisser en repos.
Madame de Clèves n’était pas en état d’en trouver : ce lui était une chose si nouvelle d’être sortie de cette contrainte qu’elle s’était imposée, d’avoir souffert, pour la première fois de sa vie, qu’on lui dît qu’on était amoureux d’elle, et d’avoir dit elle-même qu’elle aimait, qu’elle ne se connaissait plus. Elle fut étonnée de ce qu’elle avait fait ; elle s’en repentit ; elle en eut de la joie : tous ses sentiments étaient pleins de trouble et de passion. Elle examina encore les raisons de son devoir, qui s’opposaient à son bonheur : elle sentit de la douleur de les trouver si fortes, et elle se repentit de les avoir si bien montrées à M. de Nemours. Quoique la pensée de l’épouser lui fût venue dans l’esprit sitôt qu’elle l’avait revu dans ce jardin, elle ne lui avait pas fait la même impression que venait de faire la conversation qu’elle avait eue avec lui, et il y avait des moments où elle avait de la peine à comprendre qu’elle pût être malheureuse en l’épousant. Elle eût bien voulu se pouvoir dire qu’elle était mal fondée, et dans ses scrupules du passé, et dans ses craintes de l’avenir. La raison et son devoir lui montraient, dans d’autres moments, des choses tout opposées, qui l’emportaient rapidement à la résolution de ne se point remarier, et de ne voir jamais M. de Nemours ; mais c’était une résolution bien violente à établir dans un cœur aussi touché que le sien, et aussi nouvellement abandonné aux charmes de l’amour. Enfin, pour se donner quelque calme, elle pensa qu’il n’était point encore nécessaire qu’elle se fît la violence de prendre des résolutions ; la bienséance lui donnait un temps considérable à se déterminer ; mais elle résolut de demeurer ferme à n’avoir aucun commerce avec M. de Nemours. Le vidame la vint voir, et servit ce prince avec tout l’esprit et l’application imaginables. Il ne la put faire changer sur sa conduite, ni sur celle qu’elle avait imposée à M. de Nemours. Elle lui dit que son dessein était de demeurer dans l’état où elle se trouvait ; qu’elle connaissait que ce dessein était difficile à exécuter, mais qu’elle espérait d’en avoir la force. Elle lui fit si bien voir à quel point elle était touchée de l’opinion que M. de Nemours avait causé la mort à son mari, et combien elle était persuadée qu’elle ferait une action contre son devoir en l’épousant, que le vidame craignit qu’il ne fût mal-aisé de lui ôter cette impression. Il ne dit pas à ce prince ce qu’il pensait ; et, en lui rendant compte de sa conversation, il lui laissa toute l’espérance que la raison doit donner à un homme qui est aimé.
Ils partirent le lendemain, et allèrent joindre le roi. M. le vidame écrivit à madame de Clèves, à la prière de M. de Nemours, pour lui parler de ce prince ; et, dans une seconde lettre qui suivit bientôt la première, M. de Nemours y mit quelques lignes de sa main. Mais madame de Clèves, qui ne voulait pas sortir des règles qu’elle s’était imposées, et qui craignait les accidents qui peuvent arriver par les lettres, manda au vidame qu’elle ne recevrait plus les siennes, s’il continuait à lui parler de M. de Nemours ; et elle lui manda si fortement, que ce prince le pria même de ne le plus nommer.
La cour alla conduire la reine d’Espagne jusqu’en Poitou. Pendant cette absence, madame de Clèves demeura à elle-même ; et, à mesure qu’elle était éloignée de M. de Nemours, et de tout ce qui l’en pouvait faire souvenir, elle rappelait la mémoire de M. de Clèves, qu’elle se faisait un honneur de conserver. Les raisons qu’elle avait de ne point épouser M. de Nemours lui paraissaient fortes du côté de son devoir, et insurmontables du côté de son repos. La fin de l’amour de ce prince, et les maux de la jalousie, qu’elle croyait infaillibles dans un mariage, lui montraient un malheur certain où elle s’allait jeter ; mais elle voyait aussi qu’elle entreprenait une chose impossible, que de résister en présence au plus aimable homme du monde, qu’elle aimait, et dont elle était aimée, et de lui résister sur une chose qui ne choquait ni la vertu ni la bienséance. Elle jugea que l’absence seule et l’éloignement pouvaient lui donner quelque force ; elle trouva qu’elle en avait besoin, non-seulement pour soutenir la résolution de ne se pas engager, mais même pour se défendre de voir M. de Nemours ; et elle résolut de faire un assez long voyage, pour passer tout le temps que la bienséance l’obligeait à vivre dans la retraite. De grandes terres qu’elle avait vers les Pyrénées lui parurent le lieu le plus propre qu’elle pût choisir. Elle partit peu de jours avant que la cour revînt ; et, en partant, elle écrivit à M. le vidame, pour le conjurer que l’on ne songeât point à avoir de ses nouvelles, ni à lui écrire.
M. de Nemours fut affligé de ce voyage, comme un autre l’aurait été de la mort de sa maîtresse. La pensée d’être privé pour long-temps de la vue de madame de Clèves lui était une douleur sensible, et sur-tout dans un temps où il avait senti le plaisir de la voir, et de la voir touchée de sa passion. Cependant il ne pouvait faire autre chose que s’affliger ; mais son affliction augmenta considérablement. Madame de Clèves, dont l’esprit avait été si agité, tomba dans une maladie violente sitôt qu’elle fut arrivée chez elle : cette nouvelle vint à la cour. M. de Nemours était inconsolable ; sa douleur allait au désespoir et à l’extravagance. Le vidame eut beaucoup de peine à l’empêcher de faire voir sa passion au public ; il en eut beaucoup aussi à le retenir, et à lui ôter le dessein d’aller lui-même apprendre de ses nouvelles. La parenté et l’amitié de M. le vidame fut un prétexte à y envoyer plusieurs courriers : on sut enfin qu’elle était hors de cet extrême péril où elle avait été, mais elle demeura dans une maladie de langueur, qui ne laissait guère d’espérance de sa vie.
Cette vue si longue et si prochaine de la mort fit paraître à madame de Clèves les choses de cette vie de cet œil si différent dont on les voit dans la santé. La nécessité de mourir, dont elle se voyait si proche, l’accoutuma à se détacher de toutes choses ; et la longueur de sa maladie lui en fit une habitude. Lorsqu’elle revint de cet état, elle trouva néanmoins que M. de Nemours n’était pas effacé de son cœur ; mais elle appela à son secours, pour se défendre contre lui, toutes les raisons qu’elle croyait avoir pour ne l’épouser jamais. Il se passa un assez grand combat en elle-même ; enfin elle surmonta les restes de cette passion, qui était affaiblie par les sentiments que sa maladie lui avait donnés : les pensées de la mort lui avaient reproché la mémoire de M. de Clèves. Ce souvenir, qui s’accordait à son devoir, s’imprima fortement dans son cœur. Les passions et les engagements du monde lui parurent tels qu’ils paraissent aux personnes qui ont des vues plus grandes et plus éloignées. Sa santé, qui demeura considérablement affaiblie, lui aida à conserver ses sentiments ; mais comme elle connaissait ce que peuvent les occasions sur les résolutions les plus sages, elle ne voulut pas s’exposer à détruire les siennes, ni revenir dans les lieux où était ce qu’elle avait aimé. Elle se retira, sur le prétexte de changer d’air, dans une maison religieuse, sans faire paraître un dessein arrêté de renoncer à la cour.
À la première nouvelle qu’en eut M. de Nemours, il sentit le poids de cette retraite, et il en vit l’importance. Il crut, dans ce moment, qu’il n’avait plus rien à espérer. La perte de ses espérances ne l’empêcha pas de mettre tout en usage pour faire revenir madame de Clèves : il fit écrire la reine, il fit écrire le vidame, il l’y fit aller ; mais tout fut inutile. Le vidame la vit : elle ne lui dit point qu’elle eût pris de résolution ; il jugea néanmoins qu’elle ne reviendrait jamais. Enfin, M. de Nemours y alla lui-même, sur le prétexte d’aller à des bains. Elle fut extrêmement troublée et surprise d’apprendre sa venue. Elle lui fit dire par une personne de mérite qu’elle aimait, et qu’elle avait alors auprès d’elle, qu’elle le priait de ne pas trouver étrange si elle ne s’exposait point au péril de le voir, et de détruire par sa présence, des sentiments qu’elle devait conserver ; qu’elle voulait bien qu’il sût, qu’ayant trouvé que son devoir et son repos s’opposaient au penchant qu’elle avait d’être à lui, les autres choses du monde lui avaient paru si indifférentes qu’elle y avait renoncé pour jamais ; qu’elle ne pensait plus qu’à celles de l’autre vie, et qu’il ne lui restait aucun sentiment que le désir de le voir dans les mêmes dispositions où elle était.
M. de Nemours pensa expirer de douleur en présence de celle qui lui parlait. Il la pria vingt fois de retourner à madame de Clèves, afin de faire en sorte qu’il la vît ; mais cette personne lui dit que madame de Clèves lui avait non seulement défendu de lui aller redire aucune chose de sa part, mais même de lui rendre compte de leur conversation. Il fallut enfin que ce prince repartît, aussi accablé de douleur que le pouvait être un homme qui perdait toutes sortes d’espérances de revoir jamais une personne qu’il aimait d’une passion la plus violente, la plus naturelle et la mieux fondée qui ait jamais été. Néanmoins il ne se rebuta point encore, et il fit tout ce qu’il put imaginer de capable de la faire changer de dessein. Enfin, des années entières s’étant passées, le temps et l’absence ralentirent sa douleur et éteignirent sa passion. Madame de Clèves vécut d’une sorte qui ne laissa pas d’apparence qu’elle pût jamais revenir. Elle passait une partie de l’année dans cette maison religieuse, et l’autre chez elle ; mais dans une retraite et dans des occupations plus saintes que celles des couvents les plus austères ; et sa vie, qui fut assez courte, laissa des exemples de vertu inimitables.
Fin de la quatrième et dernière partie