15 juin 1943

Homère - L'Odysée - Chants VI à X

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CHANT VI

 Tandis que le divin et endurant Ulysse dormait sous cet abri, accablé de sommeil ainsi que de fatigue, Athéna se rendait dans le pays et la ville des gens de Phéacie. Ils habitaient jadis la spacieuse Hypérie, tout auprès des Cyclopes, hommes arrogants qui les spoliaient d'autant plus qu'ils étaient les plus forts. Nausithoos beau comme un dieu leur fit abandonner ces lieux, et ce fut dans Schérie, à l'écart des hommes entreprenants, qu'il les établit. Il entoura la ville d'un rempart, construisit des maisons, édifia des temples aux dieux et répartit les terres. Mais, dompté par le Destin, il était déjà descendu chez Hadès, et Alkinoos, dont les pensées étaient inspirées par les dieux, régnait alors. Ce fut vers son palais que se rendit Athéna, la déesse aux yeux pers, en songeant au retour du magnanime Ulysse. Elle se dirigea tout droit vers la chambre richement ornée, où reposait une jeune fille égale aux Immortelles en taille et en visage, Nausicaa, la fille d'Alkinoos au valeureux courage. Auprès d'elle, de chaque côté des montants de la porte, veillaient deux servantes qui avaient reçu leur beauté des Charités, et la porte brillante se trouvait être close. Comme un souffle de vent, Athéna se glissa vers le lit de cette jeune fille. S'arrêtant alors au-dessus de sa tête, elle lui adressa la parole, après avoir emprunté les traits d'une amie de même âge, que Nausicaa chérissait tendrement, de la fille de Dymos fameux par ses vaisseaux. Sous ces traits empruntés, Athéna aux yeux pers lui dit:

 

   — Nausicaa, pourquoi ta mère t'a-t-elle donc enfantée négligente à ce point ? Tu laisses là, sans t'en préoccuper, tous tes brillants costumes, et ton mariage est proche ! Il faut que tu sois en ce jour vêtue de beaux habits, et que tu puisses en fournir à ceux qui te feront cortège. C'est ainsi qu'une bonne renommée s'accroît parmi les hommes, et qu'arrivé à son comble la joie d'un père et d'une auguste mère. Allons donc au lavoir, dès que poindra l'aurore. Je m'offre à toi pour être ta compagne et ton aide, afin que tu aies bientôt tout préparé, car tu n'as pas longtemps à rester vierge encore. Déjà, parmi ce peuple où ta race est aussi de glorieuse origine, les principaux de tous les Phéaciens te recherchent. Mais allons ! presse ton illustre père de faire apprêter, aux approches de l'aube, mules et chariot pour transporter les vêtements a ceinture, les voiles et les linges lustrés. Pour toi aussi, il est beaucoup plus convenable d'aller en char que de marcher à pied, car les pierres où l’on lave sont très loin de la ville. »

 

   Ayant ainsi parlé, la déesse aux yeux pers repartit pour l'Olympe, où l'on dit que se trouve, à jamais affermie, la demeure des dieux. Elle n'est jamais ébranlée par les vents, détrempée par la pluie, approchée par la neige. Mais la pureté de l'air s'y déploie sans nuage, et une clarté transparente sur elle se répand. C est là que les dieux bienheureux passent tous leurs jours dans la joie, et ce fut là que vint la déesse aux yeux pers, après avoir donné ses conseils à la vierge.

 

   A ce moment, l'Aurore au trône d'or parut et réveilla la belle Nausicaa. Étonnée de ce songe, elle s'en fut aussitôt à travers le palais, afin de l'annoncer à ses parents chéris, à son père, à sa mère. Eue les trouva au sein de leur demeure. Sa mère était assise avec ses servantes tout auprès du foyer, filant sa quenouillée de laine teinte en pourpre de mer. Quant à son père, elle le rencontra comme il passait la porte pour se rendre auprès des rois illustres qui siégeaient au Conseil, où l'attendaient les nobles Phéaciens. S'arrêtant alors tout à côté de lui, elle dit à son père :

 

   — Père chéri, ne veux-tu pas me faire apprêter un chariot élevé, muni de bonnes roues, afin que je transporte et que je puisse laver dans l'eau du fleuve, ceux des beaux vêtements qui se trouvent salis ? A toi aussi, il convient que tu aies sur le corps des vêtements sans tache, lorsque tu vas avec les principaux du peuple siéger et décider. Tu as cinq fils qui te sont nés au sein de ce palais ; deux sont mariés, mais les trois autres sont encore des garçons florissants de jeunesse, et ceux-ci, lorsqu'ils vont où l'on danse, veulent toujours avoir des habits frais lavés. C'est à ma vigilance qu'incombent tous ces soins. »

 

   Ainsi parla-t-elle, car elle n'osa point parler devant son père de son mariage heureux. Mais le roi comprit tout, lui répondit et dit :

 

   — Je ne veux pas, mon enfant, te refuser les mules, ni aucune autre chose. Va, puisque mes serviteurs t’apprêteront un chariot élevé, muni de bonnes roues, et garni d’un plateau. »

 

   Ayant ainsi parlé, il donna des ordres à ses serviteurs. Ceux-ci lui obéirent. Ils apprêtèrent un char à roues rapides, qu'ils avaient tiré devant la porte, amenèrent sous le joug et attelèrent les mules au chariot. La jeune fille apportait de sa chambre des vêtements aux couleurs éclatantes et les disposait sur le chariot habilement poli. Sa mère mit dans une corbeille toutes sortes de mets agréables au cœur ; elle y mit aussi des viandes cuites, et versa du vin dans une outre de chèvre. La jeune fille alors monta sur le chariot. Sa mère lui tendit une burette d'or emplie d'huile limpide, afin qu'elle s'en oignit à la sortie du bain, ainsi que ses servantes. Nausicaa prit enfin le fouet et les rênes luisantes, fouetta les mules et les fit démarrer. Le bruit de leurs sabots se fit alors entendre ; les deux mules allongèrent un galop vigoureux et emportèrent le linge et la princesse. Mais elle n'était point seule, car d'autres jeunes filles, qui étaient ses suivantes, s'en allaient avec elle.

 

   Lorsqu'elles arrivèrent sur le bord du fleuve aux belles eaux courantes, où se trouvaient les lavoirs pleins en toute saison, et

 

 

 

 

 

  

 

où l'eau claire jaillissait avec une telle abondance qu'elle rendait absolument net le linge le plus sale, elles dételèrent les mules du chariot, les délièrent du joug et les poussèrent tout au long du fleuve au cours tourbillonnant, pour y brouter une herbe douce comme le miel. Sortant alors à pleines mains les vêtements du char, elles les portèrent dans les creux d'eau profonde, les foulèrent de leurs pieds dans les trous à laver, rivalisant de zèle et de rapidité. Quand elles eurent lavé et rendu net tout le linge sali, elles l'étendirent et l'alignèrent sur le bord de la mer, là où les flots avaient, plus que partout ailleurs, lavé le gravier en battant le rivage. Ensuite elles se baignèrent et s'oignirent d'huile fine. Puis, tandis qu'elles attendaient que le linge séchât aux rayons du soleil, elles prirent leur repas sur les berges du fleuve. Lorsque servantes et maîtresse se furent rassasiées de manger, rejetant alors les voiles de leurs têtes, elles se mirent à jouer à la balle, et c'était Nausicaa aux bras blancs qui conduisait le jeu. Quand Artémis diffuseuse de traits descend du haut d'une montagne, soit du haut du sublime Taygète ou bien de l'Érymanthe, chassant avec ardeur sangliers et biches alertes, les Nymphes agrestes, filles de Zeus porte-égide, en se jouant la suivent, et le cœur de Latone s'épanouit de joie, lorsqu'elle voit Artémis dépasser ses compagnes de la tête et du front ; sans peine on la distingue, bien que toutes soient belles. De la même façon, cette vierge sans maître se discernait dans le groupe de toutes ses suivantes.

 

   Comme Nausicaa se disposait à retourner chez elle, après avoir attelé les mules et plié son beau linge, à ce moment, Athéna, la déesse aux yeux pers, prit un autre parti ; elle voulut qu'Ulysse s'éveillât, vît la vierge aux beaux yeux, et fût conduit par elle dans la cité des gens de Phéacie. La vierge royale, sur ces entrefaites, lança la balle à l’une des suivantes, mais elle manqua son coup et jeta la balle dans un remous profond. Toutes ses compagnes poussèrent un grand cri. Le divin Ulysse alors se réveilla, s'assit et se dit en son âme et son cœur :

 

   — Ah ! malheureux que je suis ! au pays de quels hommes suis-je donc arrivé ? Sont-ils violents, sauvages et sans justice, ou bien sont-ils d'esprit hospitalier, et leur cœur a-t-il la crainte des dieux ? Voici que des voix de jeunes filles sont venues jusqu'à moi, de fraîches voix de Nymphes habitant les sommets élevés des montagnes, les sources des fleuves et les prairies herbeuses. Suis-je donc par hasard à proximité d'hommes doués de la parole ? Mais allons ! il faut que j'aille m'en assurer moi-même et le voir de mes yeux. »

 

   Ayant ainsi parlé, le divin Ulysse sortit en se glissant en dessous des arbustes. Sa robuste main avait cassé dans l'épaisseur du bois une branche feuillue, afin de cacher tout autour de son corps sa nudité de mâle. Il s'avança, comme un lion nourri dans les montagnes, plein de confiance en sa force, s'en va battu du vent et trempé par la pluie ; le feu brille en ses yeux ; il fonce alors sur les bœufs, les moutons et les biches sauvages. Le ventre le commande et le pousse à tenter d'attaquer les troupeaux et à pénétrer même dans une étable étroitement fermée. De la même façon, Ulysse s'apprêtait à rallier ces filles aux belles tresses, nu comme il était, car le besoin le poussait à le faire. Il leur apparut comme un être effrayant, défiguré par le sel de la mer. Elles s'enfuirent chacune de son côté, sur les saillies des berges. Seule resta la fille d'Alkinoos, car Athéna avait mis l'assurance en son cœur et banni la frayeur de ses membres. Elle resta debout, face à face avec lui. Ulysse hésitait ; allait-il supplier, en lui prenant les genoux, cette vierge aux beaux yeux, ou la prier à distance par de douces paroles de lui indiquer le chemin de la ville et de lui donner de quoi se vêtir ? Tout bien pesé, il lui parut préférable de la prier à distance par de douces paroles, car il craignait, en lui prenant les genoux, d'effaroucher le cœur de cette jeune fille. Aussitôt donc il lui tint ce langage insinuant et doux :

 

   Je te supplie, ô reine ! Es-tu déesse ou mortelle ? Si tu es une de ces déesses, maîtresses du vaste ciel, c'est à la fille de Zeus porte-égide, à Artémis, que tu me parais ressembler de très près, 

 

par le visage, par la taille et l'allure. Si tu es une de ces mortelles qui habitent sur terre, trois fois heureux ton père et ton auguste mère, trois fois heureux tes frères ! Leur cœur doit se trouver par toi toujours brûlant de joie, chaque fois qu'ils voient entrer dans la danse une aussi belle pousse. Mais bienheureux surtout et plus heureux que tous dans le fond de son cœur, l'homme qui par le poids de ses présents nuptiaux, méritera de t'emmener chez lui ! Mes yeux n'ont jamais vu parmi les mortels, ni homme ni femme qui te ressemblât. La stupeur me saisit, lorsque je te regarde. J'ai vu jadis à Délos, près de l'autel d'Apollon, s'élever dans le ciel un jeune plant de palmier d'une beauté pareille — car je suis venu en cette île aussi, et une armée nombreuse me suivait au cours de ce voyage, où je devais rencontrer tant de soucis cruels — A sa vue, comme en ta présence, mon cœur resta longtemps émerveillé, car jamais un tel tronc ne jaillit de la terre. C'est ainsi, jeune fille, que je t'admire et suis émerveillé, tout en ayant une crainte terrible de toucher tes genoux. Une exténuante calamité me poursuit. Après vingt jours, je n'ai pu que d'hier échapper à la mer couleur de lie de vin. Jusque-là, depuis l'île d'Ogygie, la violence des flots et des tempêtes m'ont tourmenté sans trêve. Et maintenant, voici qu'un dieu m'a jeté sur ces bords, pour m'accabler encore de quelque autre malheur, car je n'espère pas la fin de mes misères, et les dieux me feront auparavant souffrir encore bien des épreuves. Reine, prends-moi donc en pitié ! Après avoir subi tant de malheurs, c'est toi la première que je viens d'aborder, et je ne connais aucun autre des hommes qui tiennent cette ville ainsi que cette terre. Indique-moi la cité, et donne-moi un haillon pour me ceindre, si tu as apporté, en te rendant ici, quelque morceau de toile pour emballer ton linge. Que les dieux t’accordent tout ce que souhaite ton cœur : un époux, un foyer, une heureuse concorde ! car il n'est rien de meilleur et de plus admirable que de voir un homme et une femme gouverner leur maison en parfaite harmonie de pensées ; affliction pour ceux qui les jalousent, joie pour ceux qui les bénissent, cet accord est surtout ressenti par eux-mêmes. »

 

    Nausicaa aux bras blancs lui répondit alors :

 

   — Étranger, puisque tu ne parais pas homme de basse origine ni dépourvu de sens, tu dois savoir que Zeus Olympien distribue lui-même le bonheur à chacun des mortels, aux vils comme aux nobles, suivant sa volonté. S'il t'a donné les maux que tu endures, tu dois les supporter avec résignation. Mais aujourd'hui, puisque tu viens d'aborder en notre ville et en notre pays, tu ne manqueras ni de vêtements, ni des autres ressources dont il ne convient pas que soit frustré le pauvre suppliant qui s'approche de nous. Je vais donc t'indiquer la cité et te dire le nom de notre peuple. Ce sont les Phéaciens qui tiennent cette ville ainsi que cette terre. Moi, je suis la fille d'Alkinoos au grand coeur, du roi de qui dépendent la force et la puissance du peuple phéacien. »

 

   Elle dit ; puis elle donna des ordres à ses suivantes aux belles tresses :

 

   — Arrêtez-vous, suivantes ! Où fuyez-vous à la vue d'un mortel ? Penseriez-vous par hasard que ce soit un homme qui vienne en ennemi ? Non, cet homme n'est pas et ne saurait être le mortel redoutable qui viendrait apporter la guerre dans la terre des gens de Phéacie. Les Immortels nous ont en trop grande affection. Nous vivons à l'écart, au milieu d'une mer aux innombrables houles, aux confins du monde, et nul autre mortel n'a commerce avec nous. Cet étranger n'est qu'un infortuné que ses courses errantes ont conduit jusqu'ici. Il nous faut avoir aujourd'hui soin de lui, car tous les étrangers et tous les mendiants sont envoyés par Zeus, et le plus léger don leur devient agréable. Allons, suivantes ! donnez à l'étranger nourriture et breuvage ; baignez-le dans le fleuve, en un lieu qui soit à l'abri du vent. »

 

   Ainsi parla-t-elle. Les suivantes s'arrêtèrent alors, et s'en­couragèrent les unes les autres. Elles installèrent Ulysse à l’abri, comme la fille d'Alkinoos au grand coeur, Nausicaa, le leur avait ordonné. Elles déposèrent des vêtements près de lui, tunique et manteau, lui remirent de l'huile limpide que contenait une burette d'or, et l'invitèrent à se baigner dans le courant du fleuve. Le divin Ulysse dit alors aux suivantes :

 

    — Suivantes, tenez-vous à distance ; restez où vous êtes, tandis que j'irai seul ôter en me lavant le sel de mes épaules et me frotter d'huile, car il y a bien longtemps que ma peau n'a pas été graissée. Je n'entends pas me baigner devant vous, car j'aurais honte de me mettre tout nu, quand j'arrive au milieu de vierges aux belles tresses. »

 

   Ainsi parla-t-il. Les servantes se retirèrent et vinrent rapporter ces paroles à la vierge royale. Pendant ce temps, le divin Ulysse, puisant l'eau du fleuve, se lavait le corps et se purifiait du sel qui lui couvrait le dos et les larges épaules ; il essuyait, en se frottant la tête, les souillures qu'il avait contractées dans la mer sans récolte. Enfin, lorsqu'il se fut baigné le corps entier et frotté d’huile fine, il revêtit les habits que lui avait donnés cette vierge sans maître. A ce moment, Athéna née de Zeus lui donna de paraître et plus grand et plus fort, et fit tomber de sa tête des boucles de cheveux semblables à la fleur de jacinthe. De même qu'un habile artisan, initié par Héphaestos et Pallas Athéna aux secrets de toutes sortes d'arts, coule sur de l'argent une enveloppe d'or et fait ainsi un chef-d'œuvre de grâce ; de même, Athéna fit couler une grâce charmante sur les épaules et la tête d'Ulysse. Il alla par la suite s'asseoir à l'écart, sur le bord du rivage, tout rayonnant de charme et de beauté. La jeune fille le contemplait. Elle dit alors à ses servantes aux bras blancs :

 

   — Écoutez, servantes aux bras blancs, ce que j'ai à vous dire. Non, ce n'est pas contre le gré de tous les dieux, maîtres de l'Olympe, que cet homme est venu se mêler aux Phéaciens comparables aux dieux. Tout à l'heure, je l'avoue, il me paraissait de pitoyable mine, et voici qu'il ressemble à l'un des dieux, maîtres du vaste ciel. Puisse-je, parmi ceux qui habitent ici, donner le nom d'époux à un tel homme, ou puisse-t-il se plaire à rester en ces lieux ! Mais allons ! servantes, donnez à l'étranger nourriture et breuvage. »

 

   Ainsi parla-t-elle. Les servantes l'écoutèrent et lui obéirent avec empressement. Elles déposèrent tout à côté d'Ulysse nourriture et breuvage, et le divin et endurant Ulysse but et mangea avec avidité, car il était resté depuis longtemps sans aucun aliment. A ce moment, Nausicaa aux bras blancs prit un autre parti. Après avoir fait plier son linge, elle le déposa sur le beau chariot, attela les mules aux sabots vigoureux et monta sur le char. Puis, exhortant Ulysse, elle prit la parole et dit en le nommant :

 

   Lève-toi, étranger ; il faut aller en ville, car je veux te conduire à présent dans le palais de mon père à l'âme illuminée, où tu verras, crois-moi, les plus illustres de tous les Phéaciens. Mais écoute ce qu'il faut que tu fasses, car tu ne me parais pas dépourvu de prudence. Tant que nous traverserons les champs et les travaux des hommes, marche avec les servantes, suivant d'un pas rapide les mules et le char. Je vous conduirai moi-même sur la route. Mais, lorsque nous serons sur le point de rentrer dans la ville qu'entouré un rempart élevé, tu verras alors, de chaque côté de la ville, un beau port dont la passe est étroite ; les vaisseaux roulant d'un bord à l'autre sont tirés tout au long de la route et remisés chacun sous son hangar. Là aussi se trouve l'agora, tout autour d’un beau temple au dieu Poséidon ; elle est pavée de blocs apportés, profondément enfoncés dans le sol. Là, les Phéaciens travaillent aux agrès de tous leurs vaisseaux noirs, aux cordages et aux voiles, et polissent des rames. Car les Phéaciens n'ont aucun souci de l'arc et du carquois, mais de mâts, d'avirons, de nefs équilibrées sur lesquelles ils s'en vont avec joie sur la mer écumante. Je veux éviter leurs propos sans douceur et je crains que l’un d'eux par derrière ne me blâme, car il ne manque pas d'insolents dans le peuple. Il suffirait qu'un plus méchant que d'autres nous rencontrât, pour qu'il dise : « Quel est cet étranger, si grand et si beau, qui suit Nausicaa ? Elle va sans doute en faire son époux. Est-ce un errant qu'elle aura recueilli loin de son vaisseau ; un homme venant d'un pays lointain, car nous n'avons pas de peuples voisins ? Est-ce un dieu ardemment supplié, qui est descendu du ciel à sa prière et qui est venu pour la prendre à jamais ?

 

 

 

Tant mieux pour elle, si elle a trouvé ailleurs l'époux qu'elle cherchait au milieu de ses courses, car elle n'a que mépris pour tous les Phéaciens qui sont de notre peuple, Lien que nombreux et nobles soient ceux qui la recherchent ! » Voilà ce qu'ils diront, et tels sont les reproches qui me seront adressés. D'ailleurs, je blâmerais moi-même toute autre jeune fille qui agirait ainsi, et qui, sans l'aveu de ses proches, lorsqu'elle a toujours et son père et sa mère, fréquenterait les hommes avant d'avoir célébré publiquement ses noces. Étranger, tâche de comprendre bien vite mes paroles, afin que ce soit au plus tôt que tu puisses obtenir de mon père et conduite et retour. Sur le bord du chemin, tu trouveras l'illustre bois sacré d'Athéna, un bois de peupliers. Une fontaine y coule, qu'entouré une prairie. C'est là que se trouve un enclos de mon père, un verger florissant, qui n'est éloigné de la ville que de la distance où peut s'entendre un cri. Assieds-toi là, restes-y quelque temps, jusqu'à ce que nous soyons arrivées dans la ville et parvenues au palais de mon père. Puis, lorsque tu présumeras que nous serons entrées dans sa demeure, pénètre alors dans la cité des Phéaciens, et demande le palais de mon père, Alkinoos au grand coeur. Il est facile à reconnaître, et un petit enfant saurait t'y amener, car les demeures des autres Phéaciens n'ont pas été bâties comme le fut la maison du héros Alkinoos. Dès que tu seras dans la cour et sous le toit du palais, traverse au plus vite la grande salle, jusqu'à ce que tu sois tout proche de ma mère. Elle est assise tout auprès du foyer, dans la clarté du feu, et, le dos à la colonne, elle file une quenouillée de laine teinte en pourpre de mer, d'un pourpre émerveillant les yeux qui le contemplent. Les servantes se tiennent assises derrière elle. Là aussi, tu verras le trône de mon père attenant au foyer, le trône sur lequel il s'assied et boit du vin comme un des Immortels. Sans t'arrêter à lui, jette tes bras autour des genoux de ma mère, afin que tu aies la prompte joie de voir le jour de ton retour, quelque loin que tu sois de ton pays natal. Si le cœur de ma mère conçoit pour toi des pensées bienveillantes, tu peux dès lors espérer de revoir tes amis, de retourner sous le toit de ta belle demeure et dans la terre de ta propre patrie. »

 

   Ayant ainsi parlé elle fouetta les mules avec un fouet luisant. L'attelage eut bientôt quitté le cours du fleuve, et les mules avec grâce tantôt prenaient le trot, tantôt pliaient le pas. Nausicaa les guidait avec beaucoup d'adresse, afin qu'Ulysse et les servantes puissent suivre le char. Elle ne donnait du fouet qu'avec intelligence. Le soleil se couchait, lorsque la troupe arriva dans 1’illustre bois sacré d'Athéna, et ce fut là que s'arrêta le divin Ulysse. Aussitôt alors, il implora la fille du grand Zeus :

 

   — Exauce-moi, fille de Zeus porte-égide, Indomptable ! A cette heure entends-moi, toi qui ne m'as jamais entendu jusqu'ici dans mon accablement, lorsque m'accablait l'illustre dieu qui ébranle la terre. Donne aux Phéaciens de m'accueillir en ami et de me prendre en pitié ! »

 

   Il dit, et Pallas Athéna entendit sa prière. Mais elle ne voulut point se montrer à ses yeux, car elle craignait Poséidon, le frère de son père, dont la violente animosité devait poursuivre le divin Ulysse, jusqu'à ce qu'il arrivât dans son pays natal.

CHANT VII

 Tandis que le divin et endurant Ulysse priait en cet endroit, la vigueur des deux mules emportait la vierge vers la ville. Lorsqu'elle fut arrivée au très illustre palais de son père,  elle s'arrêta devant les portes. Ses frères, semblables aux Immortels, aussitôt l'entourèrent, dételèrent les mules du chariot et emportèrent le linge à l'intérieur. Nausicaa regagna sa chambré, où sa vieille servante, Euryméduse d'Apira, lui allumait du feu. Des navires roulant d'un bord à l'autre l'avaient jadis amenée d'Apira. Elle était réservée à Alkinoos comme présent d'honneur, parce qu'il était le roi de tous les Phéaciens et que son peuple l'écoutait comme un dieu. Elle eut au palais la charge d'élever Nausicaa aux bras blancs. Chez elle donc, elle allumait du feu et préparait le repas du soir. A ce moment, Ulysse se leva et se rendit en ville. Athéna, par esprit bienveillant pour Ulysse, le recouvrit d'une épaisse nuée, car elle craignait qu'un de ces Phéaciens arrogants ne le rencontrât, ne lui adressât des paroles blessantes et ne lui demandât qui il était. Il allait pénétrer dans cette aimable ville, quand Athéna, la déesse aux yeux pers, vint à sa rencontre en ayant pris l'aspect d'une petite fille qui portait une cruche. La déesse s'arrêta devant lui, et le divin Ulysse alors l'interrogea :

 

   — Mon enfant, voudrais-tu me conduire jusqu'à la demeure du roi Alkinoos, qui règne sur ce peuple ? Je suis un étranger qui a beaucoup souffert ; je viens du lointain d'un pays reculé, et, de tous les habitants de cette ville et de cette contrée, je ne connais personne. »

 

   Athéna, la déesse aux yeux pers, lui répondit alors :

 

   — Je vais donc, étranger, mon père, t'indiquer la demeure que tu demandes, puisqu'elle est voisine de celle qu'habité mon père irréprochable. Mais marche en silence, tandis que je vais te montrer le chemin. Ne regarde personne, n'interroge personne, car les gens d'ici ne sont pas avenants envers les étrangers et n'accueillent pas avec bienveillance celui qui vient de loin. Confiants en leurs prompts et rapides vaisseaux, ils franchissent le grand gouffre des mers, car le dieu qui ébranle la terre leur a donné le droit de s'y aventurer, et leurs vaisseaux sont aussi rapides que l'aile ou la pensée. »

 

   Ayant ainsi parlé, Pallas Athéna se mit tout aussitôt à prendre les devants. Ulysse suivit la déesse et marcha sur ses traces. Les illustres marins que sont les Phéaciens ne l'aperçurent point, tandis qu'il traversait la ville au milieu d'eux, car la terrible déesse, Athéna aux belles tresses, ne le permettait pas ; elle l'avait recouvert d'une brume divine. Ulysse admirait les ports, les nefs équilibrées, la place où se pressait la foule des héros, et, spectacle étonnant, la ligne des hauts murs garnis de palissades. Lorsqu ils furent arrivés au très illustre palais du roi, Athéna, la déesse aux yeux pers, fut la première à prendre la parole : — Voici, étranger, mon père, la demeure que tu m'as priée de t'indiquer. Tu trouveras nos maîtres, ces nourrissons de Zeus, festoyant à leur table. Pénètre à l'intérieur, sois sans crainte en ton cœur, car l'homme hardi réussit mieux toutes ses entreprises, lors même qu'il arrive d'une terre étrangère. Tout d'abord, en cette grande salle, tu te dirigeras tout droit vers la maîtresse. Elle s'appelle Arête, et elle se trouve issue des mêmes grands-parents qui ont donné le jour au roi Alkinoos. Poséidon, l'ébranleur de la terre, engendra tout d'abord Nausithoos, qu'il eut de Péribée, la plus belle des femmes et la plus jeune des filles d'Eurymédon au grand coeur, qui régnait autrefois sur les fougueux Géants. Mais Eurymédon causa la perte de ce peuple insensé, et se perdit lui-même. Poséidon, s'étant donc uni à Péribée, en eut un fils, Nausithoos au valeureux courage, qui régna sur les Phéaciens. Nausithoos engendra Rhéxénor et Alkinoos. Rhéxénor n'était encore qu'un jeune époux sans fils, lorsque Apollon, dieu dont l'arc est d'argent, le fit périr. Il ne laissait qu'une fille au sein de son palais, et c'était Arête. Alkinoos en fit alors sa femme, et il l'honora comme n'est honorée sur la terre aucune autre des femmes qui tiennent une maison sous la loi d'un époux. C’est ainsi qu'elle fut et qu'elle reste honorée de tout cœur par ses enfants chéris, par Alkinoos lui-même, et aussi par le peuple, qui la considère comme une déesse, l'accueille par des bénédictions, toutes les fois qu'elle passe à travers la cité. Quant à elle, elle n'est point dépourvue de sage intelligence, car elle sait apaiser les querelles, même de ceux des nommes qui ont sa bienveillance. Aussi, si le cœur de la reine conçoit pour toi des pensées bienveillantes, tu peux dès lors espérer de revoir tes amis, de retourner sous le toit de ta haute demeure et dans la terre de ta propre patrie. »

 

    Ayant ainsi parlé, Athéna aux yeux pers s'éloigna sur la mer sans récolte, quitta Schérie l'agréable, gagna Marathon, Athènes aux larges rues, et entra dans la forte demeure d'Érechthée. Pendant ce temps, Ulysse se dirigeait vers l'illustre palais d'Alkinoos. Que de pensées s'agitaient en son cœur, lorsqu'il s arrêta, avant de parvenir sur le seuil de bronze ! D'un éclat comparable à celui du soleil ou à celui de la lune, resplendissait la haute demeure d'Alkinoos au grand coeur. De part et d'autre, depuis le seuil jusqu'au fond du palais, s'allongeaient des mu­railles de bronze, que couronnait une frise en métal azuré. Des portes d'or interdisaient l'accès du solide palais ; des montants d'argent étaient fixés dans le bronze du seuil ; un linteau d'argent les surmontait, et l'anneau des battants était d'or. De chaque côté, se tenaient les deux chiens en or et en argent qu'Héphaestos, avec un art savant, avait façonnés pour garder la demeure d'Alkinoos au grand cœur : ils étaient immortels et à jamais exempts de vieillesse. De part et d'autre, à l'intérieur de la salle, depuis le seuil jusqu'au fond de la pièce, des sièges s'adossaient en ligne continue autour de la muraille, et sur eux avaient été jetées des étoffes légères et tissées avec soin par les travaux des femmes. C'est là que s'asseyaient les chefs des Phéaciens pour boire et pour manger, car ils avaient toujours de quoi s'y satisfaire. Des éphèbes d'or se dressaient sur des socles solidement construits ; ils tenaient en leurs mains des torches allumées pour éclairer, de nuit, la salle et les convives. Cinquante servantes s'occupaient au palais; les unes écrasaient sous la meule le blond froment ; les autres, tissant la toile ou tournant le fuseau, se tenaient assises, les mains aussi mouvantes que le feuillage d'un peuplier élancé. Sous leur trame serrée, les toiles reluisaient, comme si l'huile fluide en coulait goutte à goutte. Autant les Phéaciens l'emportent sur le reste des hommes à pousser sur la mer une nef rapide, autant leurs femmes l'emportent sur les autres à travailler la toile avec habileté, car Athéna leur a donné d'être expertes en l'art des beaux ouvrages, et d'être inspirées par de sagaces pensées. En dehors de la cour et tout près de la porte, s'étendait un grand verger de quatre arpents ; une clôture ceinturait son pourtour. Là, poussaient de grands arbres d'une belle venue : poiriers, grenadiers, pommiers aux fruits luisants, figuiers délicieux, luxuriants oliviers. Jamais leurs fruits ne cessaient de pousser, ne venaient à manquer ; l'hiver comme l'été, ils en portaient toujours, car le souffle du Zéphyre ne s'arrêtait jamais de faire pousser les uns et de mûrir les autres. La poire venait après la poire, la pomme après la pomme, tout comme la grappe venait après la grappe, la figue après la figue. Là aussi, avait été planté un plantureux vignoble. Ici, sur terrain plat et en lieu découvert, le raisin rôtissait aux rayons du soleil ; là, on vendangeait les grappes, tandis qu'ailleurs d'autres étaient foulées. Sur le devant, la vigne ayant perdu sa fleur, portait des raisins verts, alors que d'autres commençaient à noircir. Là aussi, passé les derniers ceps, des plates-bandes soignées, constamment verdoyantes, produisaient toutes sortes de légumes. Deux sources jaillissaient en ce potager ; l'une s'épanchait à travers le jardin tout entier ; l'autre se dirigeait d'un tout autre côté, sous le seuil de la cour, vers la haute demeure, où les gens de la ville venaient puiser leur eau. Tels étaient les illustres présents accordés par les dieux au palais d'Alkinoos.

 

   S'étant arrêté là, le divin et endurant Ulysse restait à con­templer. Mais, lorsque son coeur eut tout examiné, d'un pas alerte il franchit le seuil et pénétra dans l'intérieur du palais. Il trouva les conducteurs et conseillers des Phéaciens offrant avec leurs coupes des libations au clairvoyant et brillant Messager ; c'était à lui qu'ils offraient leur libation dernière, lorsqu'ils songeaient à s'en aller dormir. Le divin et endurant Ulysse traversa le palais et resta recouvert de l'épaisse nuée dont Athéna l'avait enveloppé, jusqu'à ce qu'il fût arrivé auprès d'Arête et du roi Alkinoos. Ulysse alors jeta ses bras autour des genoux d'Arête, et la brume divine soudain se dissipa. Tous les conviés demeurèrent sans voix, en voyant apparaître un nomme dans la salle ; ils le considéraient avec admiration. Mais Ulysse disait en suppliant :

 

   — Arête, fille de Rhéxénor comparable à un dieu, je viens, après avoir supporté bien des maux, auprès de ton époux, auprès de tes genoux, et de tous ces convives. Que les dieux leur donnent de vivre heureusement, et que chacun d'eux transmette à ses enfants les richesses qui sont en sa demeure et les honneurs qu'il a reçus du peuple ! Mais je vous demande de presser mon retour, et d'arriver au plus vite au pays de mes pères, car voilà longtemps que, loin de mes amis, le malheur me tourmente. »

 

    Ayant ainsi parlé, il s'assit au foyer, sur un tas de cendre, tout auprès du feu. Tous les conviés restèrent silencieux et cois. Un vieillard enfin, le héros Échénéos, prit alors la parole. C'était le plus âgé de tous les Phéaciens ; il l'emportait sur eux par son art de parler, et par sa vieille et vaste expérience. Plein de tons sentiments, il leur parla et dit :

 

   — Alkinoos, il n'est pas beau, et il ne convient pas qu'un hôte reste à terre, assis au foyer, sur un tas de cendre. Tous ici se réservent en attendant que tu parles. Allons ! relève l'étranger, et fais-le asseoir sur un siège orné de clous d'argent. Ordonne à tes hérauts de mélanger du vin, afin que nous fassions aussi des libations à Zeus lance-foudre, qui entend qu'on respecte les sup­pliants qu'il conduit. Que l'intendante ensuite prenne sur ses réservés le souper de cet hôtel. »

 

   Lorsque le divin et puissant Alkinoos eut entendu ces mots, il prit par la main Ulysse à l'âme illuminée et aux ruses diverses, le releva du foyer et le fit asseoir sur un siège brillant, après avoir fait lever son fils assis auprès de lui, le brave Laodamas, qu il chérissait entre tous ses enfants. Une servante apporta une belle aiguière en or, lui versa de l'eau sur un bassin d'argent pour se laver les mains, et allongea devant lui une table polie. La vénérable intendante y déposa le pain qu'elle apporta, la couvrit de toutes sortes de mets, faisant largesse de toutes ses réserves. Le divin et endurant Ulysse se mit alors à boire et à manger. A ce moment, le vaillant Alkinoos dit à son héraut :

 

   — Pontonoos, mélange un cratère, et distribue du vin à tous ceux qui sont en cette grande salle. Je veux que nous fassions aussi des libations à Zeus lance-foudre, qui entend qu'on respecte les suppliants qu'il conduit.»

 

   Ainsi parla-t-il. Pontonoos mélangea du vin aussi doux que le miel, le répartit entre tous, ayant offert aux dieux le prime honneur des coupes. Dès qu'ils eurent achevé de faire des libations et bu au gré du désir de leur cœur, Alkinoos prit la parole et dit :

 

 

 

   — Écoutez, conducteurs et conseillers des Phéaciens, ce que mon coeur me dicte au fond de ma poitrine. Puisque vous avez fini votre repas, allez dormir en vos propres foyers. Mais dès l'aurore, conviez les Anciens en plus grand nombre encore ; nous traiterons notre hôte en cette salle et offrirons aux dieux des victimes de choix. Nous songerons ensuite à son retour, afin que cet hôte, escorté par nous, puisse promptement, sans peine et sans tracas, parvenir avec joie dans la terre de ses pères, de quelque lointain pays qu'il nous arrive. D'ici là, il ne faut pas qu'il ait à souffrir infortune et malheur, avant d'avoir foulé le sol de sa patrie. Une fois là, il souffrira tout ce que le Destin et les graves Fileuses lui ont filé de leur lin au jour de sa naissance, lorsque sa mère lui donna le jour. Mais si cet note est un des Immortels qui nous descend du ciel, les dieux assurément trament pour l'avenir quelque étrange dessein. Jusqu'ici, en effet, les dieux se sont à nous clairement manifestés, lorsque nous immolions d'insignes Hécatombes ; ils venaient parmi nous s'asseoir à la table où nous étions assis. Et si l’un de nous, même en cheminant seul, venait par hasard à les rencontrer, ils ne se cachaient point, car nous sommes de leurs proches, au même titre que le sont les Cyclopes et les tribus sauvages des Géants. »

 

   L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

   — Alkinoos, que ton cœur n'aie pas souci de ce penser. Je ne ressemble, ni de corps ni de taille, aux Immortels, maîtres du vaste ciel, mais aux humbles mortels, et si quelques hommes sont connus de vous pour avoir été, plus que tous les autres, en butte à l'infortune, c'est à ceux-là que mes tourments m'égalent. Je pourrais même vous raconter encore bien plus de maux que n'en souffrit tout autre, tant sont nombreux tous ceux que me fit endurer la volonté des dieux. Mais laissez-moi souper, en dépit de ma peine, car il n'est rien de plus impudent que ce ventre odieux qui vous oblige à penser à lui, quels que soient les tourments et les deuils que l'on ait dans le cœur. Moi aussi, j'ai le deuil dans le cœur, et l'estomac pourtant me pousse sans répit à manger et à boire, me fait oublier tout ce que j'ai souffert, et me contraint à le rassasier. Vous donc, dès que poindra l'aurore, hâtez-vous de permettre à cet infortuné de fouler le sol de sa propre patrie, après avoir enduré tant de maux. Que la vie m'abandonne, pourvu que j'aie revu mes biens et mes servantes, et le haut toit de ma grande demeure ! »

 

   Ainsi parla-t-il, et tous approuvaient l'hôte et demandaient son retour, car il avait parlé comme il faut que l'on parle. Dès qu'ils eurent achevé de faire des libations, et bu au gré du désir de leur cœur, chacun alla dormir en son logis. Mais le divin Ulysse demeurait dans la salle, où se tenaient, assis auprès de lui, Arête et Alkinoos beau comme un dieu. Les femmes desservirent les tables du repas. Arête aux bras blancs fut alors la première à prendre la parole. En voyant la tunique et la robe d'Ulysse, elle avait reconnu les beaux habits tissés par elle et ses servantes. Prenant donc la parole, elle dit ces mots ailés :

 

   — Étranger, je veux avant tout te demander ceci : quel bomme es-tu, et quel est ton pays ? Qui t'a donné les vêtements que tu portes ? Ne nous disais-tu pas que tu étais arrivé jusqu'ici, après avoir été un errant sur la mer ? »

 

   L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

   Il serait difficile, ô reine, de te narrer tout au long la suite de mes maux, car les dieux du ciel m'en ont fait endurer d'innom­brables. Mais je vais répondre à ce que tu me demandes et à ce dont tu veux être informée. Il est une île, Ogygie, située loin d'ici au milieu de la mer, une île où habite la fille d'Atlas, Calypso aux belles tresses, insidieuse et terrible déesse. Aucun des dieux ni des hommes mortels ne vient la fréquenter. Mais moi, pour mon malheur, une divinité me conduisit auprès de son foyer. J'étais seul, puisque Zeus avait, de sa foudre éclatante, retourné et fracassé mon rapide vaisseau au milieu de la mer couleur de lie de vin. Ce fut à ce moment que tous mes braves compagnons succombèrent. Quant à moi, saisissant en mes bras la quille de ma nef roulant d'un bord à l’autre, je fus durant neuf jours ballotté par les flots. Le deuxième, par une sombre nuit, les dieux me jetèrent dans l'île d'Ogygie, où habite une terrible déesse, Calypso aux telles tresses.

 

 

 

 

 

 

 

Elle me recueillit avec sollicitude, m'entoura de tendresse, me nourrit et me promit de me rendre immortel et à jamais exempt de vieillesse. Mais elle ne put jamais persuader mon cœur au fond de ma poitrine. Je restai là sept ans, sans succomber, sans cesser de tremper de mes larmes les vêtements divins qu'elle m'avait donnés. Toutefois, lorsque arriva le cours de la huitième année, Calypso me pressa de partir et m'y encouragea, soit par suite d'un message de Zeus, soit qu elle eût elle-même changé de sentiments. Elle me renvoya sur un radeau solidement ajusté, me donna des réserves de pain et de vin doux, me couvrit de vêtements divins, et fit souffler un vent agréable et propice. Je voguai dix-sept jours sur les routes du large. Au cours du dix-huitième, les montagnes ombreuses de votre pays m'apparurent. Mon cœur se sentit plein de joie. Mais je devais, infortuné, avoir encore à me trouver en butte à de grandes détresses, à toutes celles que Poséidon, l’ébranleur de la terre, suscita contre moi. Il souleva les vents, me ferma le chemin et déchaîna une mer effroyable. Le flot, en dépit de mes cris et de mes gémissements, ne me permit plus de tenir mon radeau ; la rafale ensuite en dispersa les bois. Dès lors, je me mis à nager, à fendre cet abîme, jusqu'à ce que, porté par la vague et le vent, je pusse enfin m'approcher des bords de votre terre. Mais là, la violence du flot, dès que j'aurais pris pied, m'eût jeté sur la côte en me précipitant contre de grands rochers, en un lieu sans douceur. Je dus alors m'éloigner du rivage et continuer à nager jusqu'à ce que je parvienne dans l'embouchure d'un fleuve, où j'aperçus un lieu qui me parut d'un abord excellent, dépourvu de rochers et à l'abri du vent. C'est là que je tombai en reprenant courage. La nuit divine survint. M'écartant alors du fleuve né de Zeus, j'allai dormir parmi les arbrisseaux, couvert d'un tas de feuilles que j'avais amassées. Un dieu versa sur moi un sommeil infini. Là, dans ce lit de feuillage, en dépit du chagrin qui consistait mon cœur, je dormis durant toute la nuit, jusqu'à l'aurore, jusqu'au milieu du jour, et le soleil penchait vers son déclin, quand me quitta l'agréable sommeil. J'aperçus alors jouer sur le rivage ta fille et ses servantes ; on eût dit à la voir qu'une déesse était au milieu d'elles. Je vins la supplier, et elle ne manqua point d'attention généreuse ; elle la poussa si loin, qu'on ne s'attendrait pas à ce qu'un être aussi jeune, rencontré par hasard, pût aussi bien agir, car toujours la jeunesse est inconsidérée. Elle me donna du pain en abondance, du vin couleur de feu, me baigna dans le fleuve et me couvrit des vêtements que je porte. Tel est, malgré tout mon chagrin, ce que j'ai à te dire, en racontant toute la vérité. »

 

   Alkinoos, prenant alors la parole, lui répondit ainsi :

 

   — Étranger, ma fille n'a pas vu ce que la bienséance exigeait qu'elle fît, puisqu'elle ne t'a pas conduit avec ses femmes jusqu'en notre foyer, toi qui l'avais suppliée la première. »

 

   L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

   — Héros, ne blâme pas pour cela ton irréprochable fille. Elle m'avait engagé à suivre ses servantes, mais je ne l'ai pas voulu, par peur tout autant que par honte, craignant que ton coeur ne s'assombrît en me voyant avec elle, car nous sommes jaloux, nous qui appartenons à la race des hommes qui vivent sur la terre. »

 

   Alkinoos, reprenant la parole, lui répondit ainsi :

 

 

 

 

 

   — Étranger, mon coeur n'est pas ainsi capable au fond de ma poitrine, de s’irriter pour de si vains motifs, mais le devoir opportun doit passer avant tout. Ah ! Zeus Père, Athéna, Apollon ! puisses-tu, tel que je te vois, pensant comme je pense, épouser ma fille, être appelé mon gendre, en demeurant ici ! Si tu consentais à rester parmi nous, je voudrais te donner domaines et maisons. Mais nul des Phéaciens ne te retiendra contre ta volonté. Que Zeus Père n'ait pas pour agréable que nous te retardions ! Je fixe donc à demain, afin que tu le saches avec exactitude, le jour de ton départ. Dès lors, pendant que tu seras couché, dompté par le sommeil, nos matelots te conduiront sur une mer apaisée, jusqu'à ce que tu sois parvenu dans ta patrie, dans ta demeure, en quelque endroit qu'il te plaise d'aller, fût-ce même bien au delà de l'Eubée, de cette île que nos marins qui 1’ont vue disent être très loin, lorsqu'ils y conduisirent le blond Rhadamanthe visiter Tityos fils de Geea. Nos Phéaciens pourtant se rendirent en Eubée, accomplirent ce trajet sans fatigue, et revinrent chez eux dans la même journée. Tu verras combien, en le jugeant toi-même, mes vaisseaux sont parfaits, et combien nos jeunes gens excellent à soulever la mer avec le plat de la rame. »

 

   Ainsi parla-t-il. Le divin et endurant Ulysse se sentit plein de joie. Prenant alors la parole, il fit cette prière et dit en le nommant :

 

   — Zeus Père, puisse Alkinoos accomplir tout ce qu'il vient de me dire ! Que son renom sur la terre porteuse de froment ne s'éteigne jamais, et que moi, je puisse enfin rentrer dans ma patrie ! »

 

   Tels étaient les propos qu'ils échangeaient entre eux. Arête aux bras blancs enjoignit alors à ses servantes de dresser un lit sous le portique, d'y jeter des couvertures de belle laine pourpre, d'étendre des tapis par-dessus, et d'ajouter sur le tout des manteaux épais pour mieux se protéger. Les servantes sortirent de la grande salle, une torche à la main. Dès qu'elles eurent, en faisant diligence, garni un lit épais, elles revinrent s'arrêter près d'Ulysse, l'inviter et lui dire :

 

   — Étranger, lève-toi ; tu peux aller dormir, car ton lit est dressé.»

 

   Ainsi parlèrent-elles, et le héros trouva bon de s'étendre. Et ce fut ainsi que le divin et endurant Ulysse s'endormit là, sous le portique sonore, dans un lit ajouré. Alkinoos alla dormir au fond de sa baute demeure, ayant à ses côtés la reine, son épouse, qui s'était occupée du coucher et du lit.

CHANT VIII

Dés que parut la fille du matin,  Aurore aux doigts de rose, le divin et puissant Alkinoos se leva de sa couche, et le descendant de Zeus, Ulysse saccageur de cités, à son tour se leva. Le divin et puissant Alkinoos le conduisit alors vers l'agora, que les Phéaciens s'étaient bâtie tout auprès des vaisseaux. Arrivés là, ils s'assirent à côté l'un de l’autre sur les pierres polies. Pendant ce temps, Pallas Athéna, sous les traits d'un héraut d'Alkinoos à l'âme illuminée, parcourait la cité et songeait au retour du magnanime Ulysse. S’arrêtant auprès de chaque citoyen, elle disait ces paroles :

 

   — Allons ! conducteurs et conseillers des Phéaciens, gagnez l'agora, et vous serez renseignés sur l'étranger qui vient d'arriver depuis peu dans la maison d'Alkinoos à l'âme illuminée ; il a erré sur la mer, et sa taille est semblable à celle des Immortels.

 

   En parlant ainsi, elle excita l'ardeur et le courage dans le cœur de chacun. Dès lors, sièges et places furent bien vite occupés par la foule assemblée, et plus d’un, en apercevant le fils de Laërte à l'âme illuminée, se sentit saisi d'admiration. Athéna répandait sur sa tête et son buste une grâce ineffable ; elle le faisait paraître et plus grand et plus fort, car elle voulait qu'il fût aimé, respecté et craint de tous les Phéaciens, et qu'il vînt à bout de toutes les luttes que les Phéaciens proposeraient à Ulysse pour éprouver sa valeur. Lorsque tous se furent réunis et groupés, Alkinoos les harangua et dit :

 

   — Écoutez-moi, conducteurs et conseillers des Phéaciens, afin que je dise ce que mon cœur me dicte au fond de ma poitrine. Voici un étranger, dont j'ignore le nom. Au cours de ses errances, il est venu jusque dans ma demeure, et je ne sais s'il arrive des peuples du levant ou de ceux du couchant. Il nous sollicite de le reconduire, et nous supplie d'assurer son retour. Nous donc, comme par le passé, hâtons-nous de préparer son départ, car jamais, jamais aucun hôte arrivé sous mon toit n'y resta longtemps à se lamenter, en attendant le jour de son départ. Mais allons ! tirons un vaisseau noir dans la mer divine, un vaisseau qui en soit à son premier voyage ; choisissons dans le peuple cinquante-deux jeunes gens, triés parmi les rameurs les meilleurs. Que tous s'en aillent solidement attacher les rames aux tolets ; qu'ils reviennent ensuite, et qu'ils s'occupent, après avoir regagné ma demeure, de préparer prestement un festin. Je veux offrir à tous un plantureux régal.

 

   C'est aux jeunes gens que je donne ces ordres. Quant à vous autres, rois qui portez le sceptre, dirigez-vous vers ma belle demeure, afin que cet hôte soit traité en ami dans notre grande salle. Que nul ne s'y refuse. Conviez aussi le divin aède qu'est Démodocos, puisqu'un dieu lui a donné de préférence à tous, de pouvoir nous charmer en chantant, quels que soient l'occasion et le sujet du chant que choisisse son cœur. »

 

   Ayant ainsi parlé, il prit les devants, et les porteurs de sceptre se mirent à le suivre. Un héraut se rendit chez l'aède divin. Cinquante-deux jeunes gens, choisis selon les ordres, descen-dirent sur le bord de la mer sans récolte. Dès qu'ils eurent atteint le navire et la mer, ils mirent à flot en un endroit profond une nef noire, portèrent à bord de ce sombre vaisseau le mât et la voilure, ajustèrent les rames, toutes selon leur ordre, dans leurs anneaux de cuir, et déployèrent enfin les voiles blanches. Ils mouillèrent le navire au large de la mer, puis ils se dirigèrent vers la grande demeure d'Alkinoos à l'âme illuminée. Portiques, cours et salles étaient déjà remplis de citoyens ; jeunes et vieux, en foule s'y mêlaient. Pour eux, Alkinoos avait fait immoler douze brebis, huit porcs aux dents blanches, et deux bœufs tourne-pieds. Les Phéaciens les avaient écorchés et parés, pour apprêter un délicieux repas.

 

   Le héraut revint et s'approcha en conduisant le fidèle aède, que la Muse chérissait de préférence à tous, bien qu'elle lui eût donné le bien comme le mal. Si elle l'avait, en effet, frustré de ses deux yeux, elle lui avait conféré le don charmant du chant. Pontonoos plaça pour cet aède un siège à clous d'argent au milieu des convives, et adossa le siège à une haute colonne. Il suspendit ensuite à un crochet, au-dessus de sa tête, la cithare au son clair, et lui montra comment sa main pourrait la prendre. Puis il plaça devant Démodocos, sur une belle table, une corbeille à pain, une coupe de vin, afin que l'aède pût se désaltérer, lorsque son cœur en aurait le désir. Sur les mets préparés et servis devant eux, les convives alors étendirent les mains. Aussitôt qu'ils eurent chassé le désir de boire et de manger, la Muse excita l'aède à chanter les exploits des héros, en choisissant un récit dont le renom s'étendait alors jusqu'au vaste ciel : c’était la querelle d'Ulysse et d'Achille fils de Pelée. On y disait comment, au cours d'un opulent festin des dieux, ils s'étaient disputés en proférant d'effroyables paroles ; comment Agamemnon, le roi des guerriers, s'était réjoui au fond de son esprit, en voyant ainsi se disputer les plus nobles de tous les Achéens ; car c'était là ce qu'un oracle de Phoebos Apollon lui avait annoncé dans la sainte Pytho, lorsqu'il était venu franchir le seuil de pierre pour consulter l'oracle, au temps où le malheur commençait à rouler sur les Troyens et sur les Danaens, conformément aux décrets du grand Zeus.

 

   Tels étaient les récits que chantait le très illustre aède. Cependant Ulysse saisit de ses robustes mains son grand manteau de pourpre, le tira sur sa tête et en couvrit son auguste visage, car il avait honte que les Phéaciens vissent des larmes couler sous ses sourcils. Dès lors, quand le divin aède s'arrêtait de chanter, il essuyait ses pleurs, rejetait le manteau de sa tête et, prenant une coupe à double calice, offrait des libations aux dieux. Mais lors­que l'aède reprenait et que les plus nobles de tous les Phéaciens, charmés par ses récits, l'exhortaient à chanter, Ulysse se revoilait la tête et sanglotait. Mais aucun des convives ne s'aperçut alors des larmes qu'il versait. Le seul Alkinoos le vit et le comprit. Assis auprès de lui, il l'entendit pousser de lourds gémissements. Aussitôt donc, il dit aux bons rameurs que sont les Phéaciens :

 

   — Écoutez-moi, conducteurs et conseillers des Phéaciens, puisque vous voici rassasiés jusqu'au cœur de ce repas également partagé, ainsi que de la lyre, compagne ordinaire d'un opulent festin, sortons maintenant, et essayons de tous les autres jeux, afin que notre hôte, à son retour au foyer, puisse dire à ses amis combien nous l'emportons sur le reste des hommes au pugilat et à la lutte, au saut et à la course. »

 

   Ayant ainsi parlé, il prit les devants et les Phéaciens se mirent à le suivre. Le héraut suspendit au crochet la lyre au son clair, prit la main de Démodocos, le conduisit hors de la grande salle et le guida sur le même chemin qu'avaient suivi les autres, les plus nobles de tous les Phéaciens, pour admirer les jeux. Ils se rendirent dans l'agora, suivis par une foule immense, qu'on ne pouvait nombrer. Là, de nombreux et vaillants jeunes gens se présentèrent. Tout d'abord Acronée se leva, puis ce furent Ocyalos et Élatrée, Nautée et Prymnée, Anchialos et Éretmée, Pontée et Prorée, Thoon et Anabésinée, et enfin Amphialos, fils de Polynée issu de Tecton. Avec eux aussi se leva Euryale comparable à Arès, le fléau des mortels ; puis ce fut Naubolide, qui était de taille et de visage le plus beau de tous les Phéaciens, après l'irréprochable Laodamas. Avec eux, vinrent aussi se présenter les trois fils de l'irréprochable Alkinoos : Laodamas, Halios et Clytonée comparable à un dieu, lis disputèrent d'abord l'épreuve de la course. La piste s'allongeait devant eux à partir de la barre. Brusquement, tous à la fois s'élancèrent d'un seul vol, soulevant dans la plaine un nuage poudreux. L'irréprochable Clytonée fut le meilleur coureur de tous les concurrents. De toute la longueur d'un sillon que deux mules tracent dans un labour, il les avait dépassés et laissés derrière lui, quand il revint auprès des assistants. Les jeunes Phéaciens rirent ensuite l'épreuve de la lutte pénible, et ce fut Euryale qui alors l'emporta sur tous les plus habiles. A l’épreuve du saut, ce fut Amphialos qui les surpassa tous ; enfin, au lancement du disque, Élatrée s'avéra de beaucoup le plus adroit de tous, tandis qu'au pugilat ce fut Laodamas, le valeureux fils d'Alkinoos. Lorsque tous les cœurs eurent été ravis d'assister à ces jeux, Laodamas fils d'Alkinoos prit alors la parole :

 

   — Allons ! mes amis, demandons à notre note s'il n'est pas quelque jeu qu'il connaisse et pratique. Il a belle prestance, à en juger par ses cuisses, ses mollets, ses deux bras, son cou robuste et sa large poitrine. Il n'a rien perdu de toute sa jeunesse, mais il a tant souffert qu'il en reste brisé. J'affirme, quant à moi, qu'il n'y a rien de pire que la mer pour démolir un homme, si vigoureux soit-il. »

 

    Euryale alors lui répondit et dit :

 

   — Laodamas, tu as vraiment parlé comme il faut que l'on parle. Va donc à présent le provoquer toi-même, et dis-lui ta pensée. »

 

    Dès qu'il eut entendu ces paroles, le valeureux fils d'Alkinoos s'avança au milieu de l'arène et adressa ces paroles à Ulysse :

 

   — Allons ! c'est à ton tour, étranger, mon père, de venir maintenant t'essayer à nos jeux, s'il en est un que tu aies prati­qué. Il est invraisemblable que tu ne sois pas entraîné à ces jeux, car il n'est pas pour l'homme, tant qu'il reste vivant, de plus grande gloire que ce que peuvent lui donner d'accomplir ses jambes et ses bras. Allons ! viens t'essayer, et bannis les soucis de ton cœur. Ton départ ne sera pas bien longtemps différé ; car pour toi déjà le navire est à flot et l’équipage est prêt. »

 

    L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

   — Laodamas, pourquoi me provoquer ainsi, comme par déri­sion ? Je suis, dans le fond de mon cœur, bien plus préoccupé de mes maux que des jeux, moi qui, jusqu'à ce jour, ai souffert tant de maux et enduré tant de peines ! En ce moment même, assis avec vous parmi cette assemblée, je ne fais qu'aspirer au retour, implorant et le roi et le peuple. »

 

    Euryale lui répondit alors en le raillant :

 

   — En effet, étranger, je ne vois pas que tu sois un mortel entraîné à ces jeux nombreux que les humains pratiquent. Tu me fais plutôt l'effet d'un homme qui, montant souvent à bord d'un solide vaisseau, ne serait à même que de commander à des marins de commerce, de prendre note de la cargaison, de veiller sur le fret et sur les gains acquis par la rapine. Non, tu n'as rien d’un athlète. »

 

   L'ingénieux Ulysse, en le toisant d'un regard de travers, lui répondit alors :

 

   — Étranger, tu n'as pas bien parlé, et tu me parais présomp­tueux et fou. C'est ainsi que les dieux n'accordent pas aux hommes toutes les faveurs à la fois : prestance, intelligence et don d'élocution. L'un se trouve être de malingre apparence, mais un dieu couronne son visage par l’éclat qu'il donne à sa parole ; les yeux se plaisent à se fixer sur lui ; il parle avec autant d'assurance que de douce réserve ; il se distingue parmi les assemblées et, quand il monte a travers la cité, c’est comme un dieu qu’il est considéré. Cet autre, au contraire, est par sa beauté semblable aux Immortels, mais la grâce ne vient jamais couronner ses paroles. C’est ainsi que sur toi brille tant de beauté, qu'un dieu même n’y ajouterait rien ; mais ton esprit est inconsidéré. Par tes propos messéants, tu as soulevé mon cœur en ma poitrine. Non, je ne suis pas sans connaître les jeux, comme tu le prétends, et je crois même que j’y comptais au

 

 

 

 

 

nombre des premiers, tant que j’ai eu pour moi ma jeunesse et mes bras. Mais aujourd'hui le malheur et les maux m'accaparent, car j’ai supporté d'innombrables épreuves en passant à travers les batailles des hommes et les dangers des flots. Mais je vais pourtant, tel que je suis, après avoir souffert de tant de maux, m'essayer à vos jeux, car tes paroles m'ont mordu le cœur et ton discours est une provocation. »

 

   Il dit, et sans quitter son manteau, il saisit un disque, un disque plus grand, plus épais et de beaucoup plus lourd que celui dont les Phéaciens s'étaient servis entre eux. Il le fit tourner et le lança de sa robuste main. La pierre ronfla, et les glorieux Phéaciens, marins aux longues rames, se courbèrent de frayeur sous le jet de ce bloc, qui vola par delà toutes les autres marques, tant était fougueux l'élan qu'il tenait du lanceur. Athéna, sous les traits d'un mortel, marqua le point de chute, prit la parole et dit en le nommant :

 

   — Étranger, un aveugle même distinguerait à tâtons la marque de ton disque, car elle n'est pas mêlée à la foule des autres ; elle les dépasse toutes d'une forte distance. Sois sûr de cette épreuve ; aucun des Phéaciens n'est capable d'atteindre ni de dépasser ta marque. »

 

   Ainsi parla-t-elle. Le divin et endurant Ulysse se sentit plein de joie ; il était heureux de voir en ce concours un ami bienveillant. Ce fut donc alors d'un cœur plus dégagé qu'il dit aux Phéaciens :

 

   — Jeunes gens, c'est à vous maintenant d'arriver jusque-là ; aussitôt après, j'espère encore lancer un nouveau disque aussi loin, si ce n'est même plus loin. Quant à ces autres, s'il en est un qui en ait le cœur et le désir, qu'il vienne donc, puisque vous m'avez si fortement irrité, se mesurer avec moi, soit au pugilat, soit à la lutte, soit même à la course ; je ne refuse rien, et je ne récuse aucun de tous les Phéaciens, hormis le seul Laodamas. Laodamas est mon note, en effet, et qui voudrait lutter contre celui qui vous traite en ami ? Il faudrait être un fou et un homme de rien, pour défier aux jeux ! hôte qui vous accueille en pays étranger ; ce serait s'amputer du meilleur de soi-même. De tous ces autres donc, je ne repousse ni ne dédaigne aucun, et me voici prêt à connaître et à éprouver quiconque viendra se présenter. Je ne suis pas sans aucune expérience de tous les jeux que pratiquent les nommes. Je sais manier avec habileté un arc tien poli, et je serais le premier, en décochant un trait dans un rassemblement de guerriers ennemis, à toucher l'homme que je voudrais frapper, quand bien même de nombreux compagnons seraient à ses côtés et cribleraient de flèches leurs antagonistes. Le seul Philoctète me surpassait à l’arc, dans le pays de Troie, lorsque nous, Achéens, nous décochions des traits. Mais je prétends l’emporter sans réserve sur tous les autres mortels qui vivent à présent sur la terre et qui mangent du pain. Je ne voudrais pas pourtant me mesurer avec les héros d'autrefois, ni avec Héraclès, ni avec Eurytos d'Œchalie, eux qui le disputaient, même aux Immortels, dans les combats de l'arc. Si le grand Eurytos eut un trépas précoce et si la vieillesse ne l’atteignit point au fond de son palais, il dut sa mort au courroux d'Apollon, qu'il osa provoquer au combat de l'arc. Quant au javelot, je le plante plus loin qu'un autre ne peut envoyer une flèche. A la course seule, je craindrais d'être distancé par un des Phéaciens, car j'ai eu trop de misère à subir sur les flots innombrables, lorsque je n'ai plus eu de vivres sur ma nef. Voilà pourquoi j'ai les membres rompus. »

 

    Ainsi parla-t-il, et tous restèrent silencieux et cois. Enfin, le seul Alkinoos lui répondit et dit :

 

   — Étranger, ce que tu viens de dire ne saurait nous déplaire ; tu veux montrer que ta force subsiste, irrité que cet homme soit venu t'offenser dans l'arène, comme aucun mortel, pour peu qu'il sût parler juste en son cœur, n'oserait venir outrager ta valeur. Mais allons ! comprends bien mes paroles, afin que tu puisses, lorsque tu seras à table à ton foyer, ayant à tes côtés ta femme et tes enfants, te rappeler nos mérites et redire à ton tour à quelque autre héros, quelles occupations Zeus nous assigna d'une façon continue, depuis le temps de nos pères. Nous ne sommes pas en effet d'irréprochables pugilistes, ni de parfaits lutteurs ; mais nous sommes de rapides coureurs et d’excellents conducteurs de vaisseaux. Sans nous lasser jamais, nous aimons les festins, la cithare, les chœurs de danse, les vêtements de rechange, les bains chauds et les ébats du lit. Mais allons ! danseurs phéaciens, vous tous les plus habiles, commencez vos jeux, afin que notre hôte, une fois de retour au sein de sa demeure, puisse dire à ses amis combien nous l'emportons sur le reste des hommes à l'aviron, à la course, à la danse et au chant. Qu'on aille vite chercher et qu'on apporte à Démodocos la cithare au son clair, qui est, je crois, restée dans mon palais ! »

 

   Ainsi parla le divin Alkinoos. Un héraut partit pour aller prendre la cithare évidée dans la maison du roi. Neuf arbitres, choisis parmi le peuple, se levèrent de leur place. Comme ils étaient chargés de s'occuper avec soin d'ordonner tous les jeux, ils firent aplanir le terrain où l'on allait danser et donner plus d'espace à la superbe arène. Le héraut reparut, s'approcha de Démodocos et lui remit la cithare au son clair. L'aède s'avança au milieu de l'arène. Autour de lui, des garçons à fleur d'âge, exercés à la danse, vinrent se ranger, en attendant de frapper de leurs pieds le terrain consacré. Ulysse contempla l'éblouissante agilité de leurs pieds, et son cœur resta saisi d'admiration.

 

   L’aède, préludant sur sa lyre, se mit ensuite à chanter un beau chant ayant trait aux amours d’Arès et d’Aphrodite à la belle couronne. Il disait comment, pour la première fois, ils s'étreignirent en secret dans le palais d'Héphaestos, Arès avait séduit Aphrodite par de nombreux présents, et c'est ainsi qu'il put déshonorer le lit et la couche du seigneur Héphaestos. Mais le Soleil vint tout raconter à ce dieu, car il avait aperçu les amants en étreinte d'amour. Héphaestos, dès qu'il eut entendu ce récit qui lui navrait le cœur, courut à sa forge, en bâtissant dans le fond de son cœur des projets de vengeance. Là, mettant sa vaste enclume sur le billot, il se prit à forger des liens indestructibles, des fils infrangibles, afin que les amants soient enchaînés sur place. Lorsqu'il eut fini, dans son courroux contre Arès, de fabriquer ce piège, il se rendit dans la chambre où s'étendait sa couche. De chaque côté du lit, il ajusta ces liens tout autour des montants, fit tomber du plafond les fils les plus nombreux. Aussi ténus qu'une toile d'araignée, ils étaient imperceptibles à tous, même aux dieux bienheureux, tant ils étaient adroitement forgés. Lorsqu'il eut disposé tout autour de sa couche l'ensemble de ce piège, il feignit de partir pour Lemnos, ville bien bâtie, qu'il chérissait entre toutes les contrées de la terre. Mais Arès aux rênes d'or n'exerçait point sa vigilance en aveugle. Dès qu’il vit s'éloigner Héphaestos, cet illustre artisan, il se rendit au palais du très illustre dieu, brûlant d'amour pour Cythérée à la telle couronne. La déesse, revenant à peine de visiter son père, le fils de Cronos à la force invincible, était alors assise. Arès entra dans le fond du palais, prit la main d’Aphrodite et dit en la nommant :

 

   — Viens, ma bien-aimée ; allons jusqu'à ce lit et couchons-nous l'un à côté de l'autre. Héphaestos n'est plus en ces parages, car il vient, je crois, de partir pour Lemnos, chez les Sintiens au langage sauvage. »

 

   Ainsi parla-t-il, et la déesse accueillit avec joie de coucher avec lui. Se dirigeant alors tous les deux vers le lit, ils s'y endormirent. Les liens qu'avait forgés l'inventif Héphaestos sur eux se replièrent. Ne pouvant plus ni remuer ni dégager leurs membres, ils reconnurent qu'il ne leur restait alors aucun moyen de fuite. Or, l’illustre artisan aux deux bras exercés ne tarda pas à retourner auprès d'eux, car il était revenu sur ses pas avant d'avoir atteint la terre de Lemnos. Le Soleil en effet, faisant pour lui le guet, vint tout lui raconter, et le dieu regagnait sa demeure, le cœur plein de tristesse. Il s'arrêta sur le seuil de la porte, et une rage sauvage vint alors le saisir. Il poussa un cri si terrifiant que tous les dieux entendirent son appel :

 

   — Zeus Père, et vous, autres dieux bienheureux qui existez toujours, accourez et soyez les témoins d’un fait intolérable, digne de vos risées ! Parce que je suis boiteux, la fille de Zeus, Aphrodite, ne cesse pas de me déshonorer. Elle aime d'amour ce farouche Arès, parce qu'il est beau et qu'il a jambes droites, tandis que moi, je suis estropié. Mais ce n'est pas à moi, c’est à mes père et mère qu'en incombe la faute. Comme ils auraient mieux fait de ne pas m'engendrer ! Allons ! venez, et vous verrez où ils dorment dans les bras l’un de l’autre, car c'est en mon lit qu'ils ont osé monter ! Pour moi, je reste à cette vue dans la consternation. Mais je crois bien qu'ils n'auront plus l'envie, ne fût-ce qu'un instant, de se coucher ainsi, quelle que soit l'ardeur de leur amour. Tout à l'heure ils en auront assez de dormir tous les deux. Mais ce piège et ces liens les tiendront prisonniers, jusqu'à ce que le père d'Aphrodite m'ait exactement rendu tous les cadeaux que je lui ai donnés pour obtenir sa fille aux yeux de chienne, sa fille qui est belle, mais trop dévergondée. »

 

   Ainsi parla-t-il, et les dieux s'assemblèrent sur le seuil de bronze. Poséidon, le soutien de la terre, arriva le premier ; puis ce fut le bienveillant Hermès, que suivit Apollon, le dieu qui au loin écarte les fléaux. Les déesses restèrent, par pudeur, chacune en sa demeure. Les dieux dispensateurs de biens s'arrêtèrent aussi sur le seuil de la porte. Un rire inextinguible éclata parmi les dieux heureux, lorsqu'ils virent le piège qu'avait imaginé l'inventif Héphaestos. Chacun d'eux disait en regardant son voisin :

 

   — Non, les mauvaises actions ne sont jamais heureuses, et le plus lent attrape le plus prompt. C'est ainsi qu'Héphaestos, connu par sa lenteur, vient de saisir Arès, le plus rapide des dieux qui habitent l’Olympe, et, tout en étant boiteux, de le capturer au filet de son art. Il va falloir qu'il paie le prix de l'adultère. »

 

    Tels étaient les propos qu'ils échangeaient entre eux. Le fils de Zeus, le seigneur Apollon, dit alors à Hermès :

 

   — Hermès fils de Zeus, conducteur des dieux, dispensateur de biens, ne voudrais-tu pas, même en étant serré par des liens

 

 

 

 

 

aussi forts, dormir en cette couche près d'Aphrodite d’or ? »

 

    Le Conducteur et brillant Messager lui répondit alors :

 

   — Puisse-je avoir ce honneur, seigneur Apollon dont le trait porte loin ! Que des liens trois fois aussi puissants de tous côtés m'enserrent, et que je sois, dieux et déesses, de vous tous aperçu, pourvu que je repose près d'Aphrodite d’or ! »

 

   Ainsi parla-t-il, et les dieux immortels rirent avec éclat. Le seul Poséidon se refusait à rire ; il suppliait sans répit Héphaestos, l'illustre artisan, de délivrer Arès. Prenant alors la parole, il dit ces mots ailés :

 

   — Délivre-le. Je me porte garant, comme tu le demandes, qu'il te payera devant les dieux immortels, tout ce que tu voudras justement exiger. »

 

   L’illustre artisan aux deux bras exercés lui répondit alors :

 

   — Poséidon, toi qui soutiens la terre, n'exige pas de moi cette sottise. Misérables sont les cautions que l'on prend au nom des misérables. Comment pourrais-je le contraindre devant les dieux immortels, si Arès s'en va, échappant à sa dette ainsi qu'à ses entraves ? »

 

   Poséidon, l’ébranleur de la terre, lui répondit alors :

 

   — Héphaestos, si Arès s'enfuit et échappe à sa dette, eh bien ! c'est moi qui te la payerai.»

 

    L'illustre artisan aux deux bras exercés lui répondit alors :

 

   — Il n'est ni permis ni séant de récuser ta parole. »

 

   Ayant ainsi parlé, le puissant Héphaestos les délivra de leurs liens. A peine étaient-ils tous les deux dégagés de leurs solides attaches, qu'ils bondirent aussitôt. L'un partit pour la Thrace ; l'autre, Aphrodite amie des sourires, se dirigea vers Chypre et regagna Paphos. Là s'érigeaient pour elle une enceinte sacrée et un autel embaumé. Là, les Charités lui donnèrent un bain et la frottèrent de cette huile immortelle qui fait briller la peau des dieux qui sont toujours. Puis, elles la vêtirent de vêtements charmants, d'un merveilleux éclat.

 

   Tel était le chant que chantait le très illustre aède. Ulysse l'écoutait en se réjouissant dans le fond de son coeur, et les glorieux Phéaciens, marins aux longues rames, étaient aussi ravis de l’écouter.

 

   Aussitôt après, Alkinoos invita Halios et Laodamas à danser seul à seul, car nul ne pouvait rivaliser avec eux. Ils prirent à Jeux mains un beau ballon de pourpre, que Polybe à l'âme illuminée avait fait pour eux. L'un, se renversant en arrière, le lançait jusqu'aux sombres nuées ; l'autre, sautant bien au-dessus du sol, le recevait au vol, avant que ses pieds ne retouchent la terre. Lorsqu'ils eurent, l'un en face de l'autre, achevé l'épreuve du ballon, ils dansèrent ensuite sur la terre nourricière, multipliant leurs chassés-croisés. Debout dans l’arène, les autres jeunes gens leur battaient la cadence, et sous leurs coups s'élevait un grand bruit. A ce moment, le divin Ulysse dit à Alkinoos :

 

   — Puissant Alkinoos, honneur de tous ces peuples, tu m'avais averti que tes danseurs étaient les plus fameux, et le fait vient de confirmer ton dire. Je suis en les voyant saisi d’admiration. »

 

    Ainsi parla-t-il, et le saint et vaillant Alkinoos se sentit plein de joie. Aussitôt alors il adressa la parole aux bons rameurs que sont les Phéaciens :

 

   — Écoutez-moi, conducteurs et conseillers des Phéaciens. Notre Hôte me paraît d'un sens tout à fait averti. Allons ! offrons-lui donc, comme il est convenable, les présents de l’hospitalité. Douze rois, douze chefs éminents commandent notre peuple ; le treizième, c'est moi. Que chacun de vous fasse apporter un manteau frais lavé, une tunique et un talent d'or de grande valeur. Apportons ici et rassemblons au plus tôt ces présents, afin que notre note puisse d’un coeur heureux, avec ces dons en mains, se rendre à son souper. Et qu'Euryale lui fasse réparation par de bonnes paroles et l'offre d'un présent, car il a prononcé des propos qui n'étaient pas conformes à l'équité. »

 

   Ainsi parla-t-il, et tous l’approuvèrent et donnèrent leurs ordres. Chacun d'eux envoya son héraut pour apporter les dons. Quant à Euryale, il répondit au roi en lui disant alors :

 

   — Puissant Alkinoos, honneur de tous ces peuples, me voici prêt, ainsi que tu l'ordonnes, à faire réparation à ce noble étranger. Je lui donnerai cette épée toute en bronze ; sa poignée est d'argent, et un fourreau d'ivoire nouvellement scié de tous côtés l'entoure. Ce sera pour lui un présent de grand prix. »

 

    Ayant ainsi parlé, il remit entre les mains d'Ulysse son glaive à clous d'argent. Puis, prenant la parole, il dit ces mots ailés :

 

   — Sois heureux, vénérable étranger ! S’il a été prononcé quelque parole offensante, que les vents sans retard la saisissent et l'emportent ! Et que les dieux te donnent de revoir ton épouse, de parvenir au pays de tes pères, car voilà longtemps que, loin de tous les tiens, le malheur te tourmente ! »

 

   L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

— Et toi aussi, ami, sois grandement heureux, et que les dieux te donnent le bonheur ! Puisses-tu n avoir jamais aucun regret du glaive que tu m'offres, tandis que tes paroles me font réparation ! »

 

   Il dit, et il jeta autour de ses épaules le glaive à clous d'argent. Le soleil se couchait, et les illustres présents se trouvaient rassemblés. Les hérauts fastueux les portèrent dans le palais d'Alkinoos, et les fils de ce roi sans reproche déposèrent auprès de leur auguste mère ces présents magnifiques. Le saint et vail­lant Alkinoos précédait les convives qui, une fois arrivés, s'installèrent sur des sièges élevés. A ce moment, le vaillant Alkinoos dit à Arête :

 

   — Femme, fais apporter ici un superbe coffre, le plus beau que tu aies. Déposes-y un manteau frais lavé et une tunique. Placez pour notre note un chaudron sur le feu, faites chauffer de l'eau, afin qu'il prenne un bain, et qu'en voyant bien rangés tous les présents que lui ont apportés les Phéaciens sans reproche, il se réjouisse de prendre son repas et d'entendre le criant que nous dira l'aède. Quant à moi, je veux lui offrir ma belle coupe d’or, afin qu'il ait souvenance de moi tout au cours de ses jours, lorsqu'il fera, au sein de son foyer, des libations à Zeus ainsi qu'aux autres dieux. »

 

   Ainsi parla-t-il. Arête enjoignit alors à ses servantes de mettre au plus vite un grand trépied sur le feu. Les servantes placèrent sur un feu ardent le trépied servant à préparer le bain, y versèrent de l'eau et firent brûler sous lui le bois qu'elles avaient pris. La flamme enveloppa la panse du trépied, et l'eau s'échauffa. Pendant ce temps, Arête faisait apporter du trésor du palais, à l’intention de l’hôte, un magnifique coffre ; elle y déposa les riches présents, les vêtements et l'or, que les Phéaciens avaient offerts à Ulysse. Elle y plaça pour sa part un manteau et une belle tunique ; puis, prenant la parole, elle dit ces mots ailés :

 

   — C'est à toi maintenant de t'assurer du couvercle ; hâte-toi de 1’assujettir au moyen d'une corde, afin qu'on ne te vole rien au cours de ton voyage, lorsque tu voudras dormir d'un doux sommeil, en voguant à bord de ta nef noire. »

 

   Aussitôt que le divin et endurant Ulysse eut entendu ces mots, il ajusta sans tarder le couvercle, se hâta de l'assujettir au moyen d'une corde, se souvenant du noeud compliqué dont l'auguste Circé lui avait autrefois enseigné le secret. A peine avait-il achevé, que l'intendante vint le convier à un bain. Ulysse entra dans la baignoire, et son cœur s'épanouit de joie en voyant un bain chaud, car il ne lui était pas arrivé souvent d’être ainsi l’objet de tant de soins, depuis qu'il avait quitté la demeure de Calypso aux belles boucles ; tant qu'il vécut chez elle, il y avait été soigné comme un dieu. Après que les servantes l'eurent baigné, frotté d'huile, et qu'elles eurent jeté autour de lui un manteau magnifique ainsi qu'une tunique, Ulysse sortit de sa baignoire et se rendit au milieu des convives qui s'abreuvaient de vin. Nausicaa, qui reçut la beauté par un bienfait des dieux, s'arrêta près du pilier du toit solidement construit. Elle admirait Ulysse que ses yeux contemplaient. Prenant alors la parole, elle dit ces mots ailés :

 

   — Sois heureux, étranger ! et souviens-toi de moi, quand tu seras un jour dans la terre de tes pères, car c'est à moi la première, que tu es redevable du prix de ton salut. »

 

   L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

   — Nausicaa, fille d'Alkinoos au grand cœur, si l'époux d'Héra, Zeus au bruit retentissant, m'accorde à présent, comme tu viens de dire, de rentrer criez moi et de voir le jour de mon retour, pour lors, là-bas tout comme ici, c'est chaque jour que, comme une déesse, je t'invoquerai tout au cours de ma vie, car c’est toi, jeune fille, qui m as sauvé la vie. »

 

   Il dit, et il alla prendre siège et s'asseoir à côté du roi Alkinoos. Les serviteurs déjà répartissaient les parts et mélangeaient le vin. Un héraut parut et s'approcha, en conduisant le fidèle aède, Démodocos, que révérait le peuple. Il le fit asseoir au milieu des convives et adossa le siège à une haute colonne. L’ingénieux Ulysse dit alors au héraut, après avoir coupé dans le filet d'un porc à dents blanches, dont il laissait encore la plus grosse partie, une tranche enveloppée d'une graisse abondante :

 

   — Tiens, héraut, porte afin qu'il la mange, cette portion de viande à Démodocos ; je veux lui rendre hommage malgré tout mon chagrin. De tous les hommes qui vivent sur la terre, les aèdes doivent obtenir l'honneur et le respect, parce que c'est la Muse qui leur a enseigné le sujet de leurs chants, et que la Muse affectionne la race des aèdes. »

 

   Il dit, et le héraut prit cette tranche de viande et la remit aux mains du héros Démodocos. Sur les mets préparés et servis devant eux, les convives alors étendirent les mains. Aussitôt qu ils eurent chassé le désir de boire et de manger, l'ingénieux Ulysse dit à Démodocos :

 

   — Démodocos, tu es celui d'entre tous les mortels que j'es­time le plus. Tu as été instruit par la Muse, fille de Zeus, ou bien par Apollon, car tu chantes trop admirablement le sort des Achéens, tout ce qu'ils ont entrepris, tout ce qu ils ont souffert et supporté, pour que tu n'aies pas assisté toi-même à ces événe­ments, ou que tu n'aies pas entendu leur récit d’un témoin. Mais allons ! change de sujet, et chante-nous la gloire du cheval de bois, que construisit Épéios, aidé par Athéna, et que le divin Ulysse introduisit par ruse dans la citadelle, après l'avoir rempli de guerriers qui devaient mettre à sac Ilion. Si tu nous fais ce récit avec exactitude, c’est sur-le-champ et devant tous les hommes, que je proclamerai que c'est un dieu bienveillant qui t'a fait la faveur de ce chant divin. »

 

    Ainsi parla-t-il, et Démodocos, poussé par un dieu, manifesta son chant. Il le prit au moment où les Argiens, montés sur leurs vaisseaux solidement charpentés, s’éloignaient sur la mer, après avoir jeté le feu parmi les tentes, tandis qu une troupe de braves, groupés autour du glorieux Ulysse, se trouvaient déjà au milieu des Troyens, cachés dans le cheval. Les Troyens, en effet, l'avaient eux-mêmes tiré jusqu'en la citadelle. Il se dressait sur la place publique, et les Troyens l'entouraient en discutant interminablement et sans rien décider. L’assemblée avait pour agréable trois avis différents. Les uns auraient voulu, d'un bronze sans pitié, éventrer ce bois creux ; les autres, le traîner au sommet de la citadelle et le précipiter de là sur les rochers ; les derniers enfin, le laisser comme une immense offrande qui serait destinée à apaiser les dieux. C’était à la faveur de ce dernier avis que tout allait pourtant par la suite aboutir. Car le Destin les condamnait à périr, aussitôt que Troie cacherait dans ses murs ce grand cheval de bois, où les plus braves de tous les Argiens s'étaient embusqués pour porter aux Troyens le meurtre et le trépas. Il chantait comment les fils des Achéens, s'évadant des flancs de ce cheval, dévastèrent la cité, après avoir quitté le creux de l'embuscade. Il chantait comment chaque guerrier ravageait telle ou telle partie de la ville haute, tandis qu'accompagné du divin Ménélas, Ulysse se dirigeait, tout pareil à Arès, vers le palais qu'occupait Déiphobe. Il chantait enfin, comment Ulysse avait eu le courage d'affronter là le combat si terrible, où il finit pourtant par triompher, à l'aide d Athéna au valeureux courage.

 

   Tels étaient les récits que chantait le très illustre aède. Le cœur d’Ulysse se fondait à l’entendre, et les larmes, tombant de ses paupières, lui détrempaient les joues. De même qu'une femme pleure en étreignant le corps de son époux chéri ; il vient de tomber

 

 

 

 

 

 devant la ville et sous les yeux du peuple, en voulant écarter de ses enfants et de sa ville natale le jour impitoyable. L'épouse, en le voyant mourir et palpiter encore, s’attache autour de lui, pousse des cris perçants. Par derrière alors, les ennemis, frappant à coups de lance son dos et ses épaules, la traînent en servitude et la destinent à souffrir fatigues et misères. Ses joues sont ravagées par la plus lamentable de toutes les détresses. Ulysse, de même, versait de ses paupières de lamentables pleurs. Mais aucun des convives ne s'aperçut alors des larmes qu'il versait. Le seul Alkinoos le vit et le comprit. Assis auprès de lui, il l’entendit pousser de lourds gémissements. Aussitôt donc, il dit aux bons rameurs que sont les Phéaciens :

 

   — Écoutez-moi, conducteurs et conseillers des Phéaciens. Que Démodocos désormais fasse taire sa cithare au son clair, car ses chants ne sont pas pour faire plaisir à tous. Depuis que nous soupons et que le divin aède s'est levé, notre cher hôte n'a pas cessé de gémir tristement. Un grand chagrin sans doute a envahi son âme. Mais allons ! que l'aède s'arrête, afin que tous ici, ceux qui invitent ainsi que l'invité, ressentent même joie. Ce serait beaucoup mieux. Tout a été préparé pour honorer notre hôte, la suite qui doit l'accompagner et les riches présents de notre accueil ami. L'hôte et le suppliant sont regardés comme un frère par tout homme qu'effleure la moindre pitié. Quant à toi, il faut maintenant que tu ne caches point, en usant d'artifices, ce que je vais ici te demander. Il est bien mieux pour toi de me parler sans feinte. Dis-moi de quel nom t'appelaient ton père, ta mère et ceux des autres hommes qui habitaient ta ville et dans les alentours. Tout mortel, en effet, qu'il soit noble ou vil, n'est pas sans nom, du moment qu'il est né, car les parents en imposent un à tous, aussitôt qu'ils ont mis des rejetons au monde. Dis-moi quelle est ta terre, ton peuple et ta cité, afin que nos navires, par leur intelligence, puissent t'accompagner et te diriger là. Les vaisseaux phéaciens n'ont pas, en effet, les pilotes ni le gouvernail qu ont les autres navires. Mais ils savent d'eux-mêmes les désirs et les pensées des hommes ; ils connaissent les villes et les grasses campagnes du monde tout entier. Enveloppés de brume et de nuages, ils franchissent avec rapidité le gouffre de la mer, et jamais ils n'ont à redouter d'être endommagés ni d'être perdus. Mais voici ce qu'un jour j’ai entendu raconter à mon père Nausithoos. Il disait que Poséidon se montrerait irrité contre nous, parce que nous étions les heureux convoyeurs de tous les étrangers. Il ajoutait que ce dieu fracasserait un jour un vaisseau phéacien dans la brume des mers, un solide vaisseau qui rentrerait de convoyer un hôte, et qu'une grande montagne envelopperait notre ville. Ainsi parla le vieillard. Mais si le dieu peut accomplir ces menaces, il peut aussi les laisser sans effet, selon que son coeur en aura décidé. Mais allons ! sur ceci encore, explique-toi avec sincérité. Par où as-tu erré, quelles sont les contrées que tu as traversées, quels hommes et quelles populeuses cités as-tu visités ? Étaient-ils cruels, sauvages et sans justice ; étaient-ils d'esprit hospitalier, et leur cœur avait-il la crainte des dieux ? Dis-moi pourquoi tu pleures et tu gémis dans le fond de ton cœur, en écoutant chanter le malheur d’Ilion et des Argiens enfants de Danaos ? Ce sont les dieux qui l'ont déterminé, et qui ont filé la perte de ces hommes, afin de fournir un sujet de chant, même à ceux des mortels qui viendront après nous. As-tu perdu devant Ilion un valeureux parent, un gendre ou un beau-frère, un de ces alliés qui nous sont les plus chers, après notre sang et notre propre race ? Serait-ce par hasard un brave compagnon, rempli d'aménité, car un ami que la sagesse inspire ne vaut pas moins qu'un frère. »

CHANT IX

 L’ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

   — Puissant Alkinoos, honneur de tous ces peuples, il est beau d’écouter un aède tel que celui-ci, sa voix est comparable à celle qu'ont les dieux. J'affirme, quant à moi, qu'il ne saurait être rien de plus agréable que de voir tout un peuple possédé par la joie, que de voir des convives écouter un aède dans la salle d'un palais, lorsqu'ils sont assis en longues files, que les tables sont chargées devant eux de pain et de viandes, et qu'un échanson, puisant du vin dans un cratère, en remplit les coupes et vient le leur offrir. C'est là ce que mon âme trouve être le plus beau. Mais, puisque ton coeur a cru devoir m'interroger sur mes chagrins et mes gémissements, mes réponses ne feront qu'augmenter mes sanglots et mes plaintes. Par où donc commencer, par où terminer, quand les dieux du ciel m'ont donné tant de peines ? Je vais débuter en vous disant mon nom, pour que vous le sachiez et que, si jamais j'évite le jour impitoyable, je reste votre hôte, bien que j'habite de lointaines demeures. Je suis Ulysse, le fils de Laërte, celui dont les ruses ont occupé tous les hommes et dont la gloire s'est élevée jusqu'au ciel. J'habite Ithaque qui s'aperçoit de loin. Dans cette île s'élève une montagne superbe, le Nériton aux feuilles agitées. Tout en son voisinage se situent en grand nombre des îles habitées, très rapprochées les unes des autres : Doulichion, Samé et Zacynthe boisée. Quant à Ithaque, c'est une île qui, assez basse sur flot, est la plus avancée du côté du couchant ; les autres regardent, dans son voisinage, l'aurore et le soleil. L'île est rocheuse, mais elle nourrit une heureuse jeunesse, et je ne puis rien contempler d'aussi doux que ma terre natale. Or, Calypso, la divine déesse, me retenait là-bas dans ses grottes profondes, car elle brûlait du désir de m'avoir pour époux. Circé de même, me retenait au fond de sa demeure, et la perfide habitante d'Aéa brûlait aussi du désir de m'avoir pour époux, mais jamais elles ne purent persuader mon cœur au fond de ma poitrine, tant il est vrai que rien n'est plus doux que ne le sont à chacun, sa patrie, ses parents, même si l'on habite un plantureux domaine dans une terre étrangère, loin de tous les siens. Mais, puisque tu le veux, eh bien ! je vais te raconter mon retour et les tourments sans nombre que Zeus m'envoya, dès que je quittai Troie.

 

   En partant d'Ilion, le vent qui me poussait me fit aborder à Ismaros, dans le pays des Cicones. Là, je saccageai la ville et massacrai les hommes. Ayant fait ensuite sortir de la cité les femmes et les nombreux trésors que nous avions saisis, nous fîmes le partage, et personne ne put me reprocher de s'en aller frustré de sa part légitime. J'exhortai alors mes compagnons à fuir d'un pied rapide, mais ces insensés ne m'écoutèrent pas. Là, buvant du vin en abondance, ils égorgèrent tout le long du rivage, quantité de moutons et de bœufs tourne-pieds, aux cornes recourbées. Pendant ce temps, les Cicones s'en allèrent crier au secours auprès des autres Cicones, qui étaient leurs voisins, et qui, plus nombreux et plus forts, habitaient dans les terres et savaient combattre l'ennemi du haut de leurs chevaux, et même à pied, quand il était besoin. Ils arrivèrent donc dans la brume de l'aube, aussi nombreux que les fleurs et les feuilles qui naissent au printemps. Zeus nous infligea dès lors un funeste destin, qui, pour notre malheur, devait nous apporter mille maux à souffrir. Prenant position, ils engagèrent la bataille sur le flanc de nos nefs rapides, et, les uns donnant contre les autres, nous nous frappâmes avec nos javelots de bronze. Tant que dura l'aurore et que grandit le jour sacré, nous nous défendîmes et nous résistâmes, sans plier sous le nombre. Mais quand, vers l'heure où l'on délie les bœufs, le soleil déclina, les Cicones mirent en déroute les Achéens domptés. Chacun de nos vaisseaux perdit six guerriers aux belles cnémides ; quant à nous autres, nous échappâmes au trépas et au triste destin.

 

   Dès lors, nous voguâmes plus loin, le cœur plein d'affliction, heureux d'avoir évité le trépas, mais navrés d'avoir perdu nos compagnons. Aussi, nos vaisseaux roulant d'un bord à l'autre ne prirent point le large, avant que nous eussions appelé par trois fois à voix haute, chacun des malheureux compagnons qui étaient morts dans la plaine, tués par les Cicones. Sur nos vaisseaux ensuite, Zeus assembleur de nuées fit lever un Borée qui soufflait en affreuses rafales, et recouvrit de brume et la terre et la mer. La nuit tomba du ciel. Nos vaisseaux soulevés par l'avant allaient à la dérive, et la violence du vent déchira leur voilure en trois ou quatre morceaux. Nous dûmes alors amener les voiles sur les nefs, par crainte de périr, et nous nous hâtâmes à grands efforts de rames, de les pousser jusque vers le rivage. Là, durant deux jours et deux nuits de suite, nous restâmes toujours étendus sur la terre, le coeur rongé de fatigue et de peine. Mais quand l'Aurore aux belles boucles eut amené le troisième jour, après avoir dressé les mâts, hissé les voiles blanches, nous restâmes assis ; le vent et les pilotes dirigeaient nos vaisseaux. J’espérais dès lors arriver sain et sauf dans la terre de mes pères, mais les flots, le courant et Borée me détournèrent, comme je doublais Malée, et me firent dévier de l'île de Cythère. De là, durant neuf jours, je fus emporté par des vents pernicieux sur la mer poissonneuse. Dans le cours du dixième, nous atteignîmes la terre des Lotophages, qui se nourrissent du fruit que mûrit une fleur. Là, nous descendîmes à terre, nous puisâmes de l'eau, et nos compagnons aussitôt s'empressèrent de prendre leur repas près des nefs rapides. Dès que nous eûmes mangé notre pain et bu notre boisson, je résolus d'envoyer des compagnons reconnaître quels mangeurs de pain vivaient sur cette terre ; je choisis deux hommes, et je leur adjoignis pour troisième un héraut, lis partirent aussitôt, et se mêlèrent avec les Lotophages. Mais les Lotophages, bien loin de méditer la perte de nos gens, leur donnèrent du lotos à manger. Or, tous ceux qui goûtaient au fruit d'une douceur de miel que portait le lotos, ne voulaient plus, ni rapporter leur message, ni revenir en arrière ; mais ils s'obstinaient à rester là, parmi les Lotophages, à manger du lotos dans l'oubli du retour. Je dus moi-même, en dépit de leurs larmes, les ramener de force à bord de nos vaisseaux, les traîner au fond des nefs creuses et les attacher sous les bancs des rameurs. Puis, j'ordonnais aux autres, aux compagnons fidèles, de se hâter de remonter à bord de leurs nefs rapides, car je craignais que l'un d'eux, en mangeant du lotos, n'oubliât le retour.

 

 

 

Aussitôt alors, ils s'embarquèrent et prirent place à leurs bancs. Une fois tous assis, ils frappèrent de leurs rames la mer blanche d'écume.

 

   Dès lors nous voguâmes plus loin, le cœur plein d'affliction. Nous atteignîmes la terre des Cyclopes, de ces géants farouches et sans justice qui, s'en remettant aux dieux immortels, ne font avec leurs bras aucune plantation ni aucun labourage. Tout pousse chez eux sans qu'il soit besoin d'ensemencer ou bien de labourer : le froment, l'orge et la vigne qui donne un vin de grosses grappes, que fait pour eux gonfler la pluie de Zeus. Ils n'ont pas d'assemblée qui juge ou délibère. Ils habitent le faîte des grands monts, dans des grottes profondes, et chacun, sans s'occuper des autres, régit à sa guise ses enfants et ses femmes. Or, vis-à-vis du port, ni trop près ni trop loin de la terre des Cyclopes, s'étend une île aux arêtes rocheuses. Elle est boisée et des chèvres sauvages s'y multiplient sans fin. Jamais le pas des hommes ne vient les y troubler, et jamais les chasseurs ne pénètrent en cette île, eux qui sont capables d'endurer la fatigue à travers la forêt, en parcourant le sommet des montagnes. Elle n'est occupée, ni par des troupeaux ni par des champs cultivés. Mais, sans jamais recevoir semences ni labours, elle reste veuve d'hommes et ne nourrit que des chèvres bêlantes. Car, chez les Cyclopes, il n'est point de navires aux joues vermillonnées, ni d'artisans capables de construire de ces vaisseaux solidement charpentés, qui fourniraient à tous leurs besoins, en visitant les villes des humains, comme le font le plus souvent les hommes qui, montés sur des vaisseaux, traversent la mer pour se lier entre eux. Ces artisans auraient fait de leur île un séjour enchanteur. Car elle n'est point stérile, et elle pourrait porter tous les fruits des saisons. Elle possède, en effet, sur les bords de la mer écumante, des prairies humides et meubles, où les plants de vigne seraient impérissables. Les champs qu'elle contient sont d'un labour uni, et la moisson la plus dense, à la saison venue, pourrait y être levée, car le fond du terrain est extrêmement gras. Elle possède encore un port d'un bon mouillage, où il n'y a nul besoin de filer des amarres, de jeter les ancres de pierre, de lier des câbles à la poupe. Dès qu'ils y sont entrés, les nautoniers peuvent y relâcher longtemps, jusqu'à ce que leur coeur les pousse à repartir et que les vents se lèvent. A la tête du port, coule une eau limpide, d'une source sous roche, que des peupliers entourent. C'est là que nous abordâmes, conduits par un dieu à travers la nuit sombre. Rien de visible ne nous apparaissait ; un épais brouillard enveloppait nos nefs, et la lune, du haut du ciel, ne nous éclairait pas, car elle était voilée par des nuages. Là, les yeux d'aucun de nous n'aperçurent cette île, et nous ne vîmes point les énormes vagues qui roulaient vers la terre, avant que nos vaisseaux solidement charpentés n'eussent abordé au port. Les vaisseaux à l’abri, nous amenâmes toute leur voilure et nous débarquâmes où se brise la mer. Là, nous nous endormîmes en attendant le retour de la divine Aurore.

 

   Lorsque parut la fille du matin, l'Aurore aux doigts de rose, nous admirâmes l'île, que nous explorâmes en errant ça et là. Les Nymphes filles de Zeus porte-égide firent lever des chèvres montagnardes, pour que mes compagnons puissent avoir à dîner. Sans le moindre retard, nous allâmes chercher en nos vaisseaux des arcs recourbés, des épieux à longue hampe ; puis, répartis en trois groupes, nous attaquâmes. Un dieu nous donna sans attendre une agréable chasse. Douze vaisseaux me suivaient, et chacun d'eux reçut neuf chèvres en partage ; j'en choisis dix pour moi tout seul. Aussi, durant un jour entier, jusqu'au soleil couchant, nous restâmes assis à savourer des profusions de viandes et du vin délectable. Car nous n'avions pas encore épuisé le vin rouge embarqué sur nos nefs ; il en restait toujours, tant chacun de nous, remplissant des amphores, en avait à profusion puisé, lorsque nous prîmes la citadelle sacrée des Cicones. Nos regards se portaient sur la terre des Cyclopes, qui était près de nous ; nous voyions leur fumée, nous entendions leur voix, et le bêlement des brebis et des chèvres. Lorsque le soleil se fut enfoncé et qu'après lui l'obscurité survint, nous nous couchâmes où se brise la mer.

 

   Mais quand parut la fille du matin, l'Aurore aux doigts de rose, je réunis mes hommes et je leur dis à tous :

 

  — Restez ici, vous autres, mes compagnons fidèles, pendant que moi, prenant ma nef et mes rameurs, j'irai tenter de savoir quels peuvent être ces hommes, s'ils sont violents, sauvages et sans justice ou bien s'ils sont d'esprit hospitalier, et si leur cœur a la crainte des dieux. »

 

   Ayant ainsi parlé, je montai sur ma nef, et j'ordonnai à mes gens de monter avec moi et de larguer les câbles de la poupe. Aussitôt alors, ils s'embarquèrent et prirent place à leurs bancs. Une fois tous assis, ils frappèrent de leurs rames la mer blanche d'écume. Lorsque nous touchâmes au pays dont nous étions si près, nous aperçûmes là, à son extrême pointe, tout près de la mer, une haute caverne ombragée de lauriers. Elle servait d'étable à de nombreux troupeaux de brebis et de chèvres. A 1’entour se voyait une cour élevée, dont l'enceinte était faite de blocs enfoncés dans le sol, de pins élancés et de chênes aux cimes chevelues. C'était là le gîte d'un homme monstrueux, qui seul, loin des autres Cyclopes, menait ses brebis au pacage. Ne fréquentant personne, il restait à l'écart et n'était versé que dans l'iniquité. C'était, en effet, un monstre surprenant ; il ne ressemblait pas à un mangeur de pain, mais au sommet boisé qui se détache seul sur de hautes montagnes.

 

   J’ordonnai alors aux fidèles rameurs de rester là, auprès de mon vaisseau, et de garder la nef. Puis, ayant choisi douze des plus braves, je partis avec eux. J'emportais avec moi une outre en peau de chèvre, pleine d'un vin noir, au goût délicieux, que Maron fils d'Évanthès, prêtre d'Apollon protecteur d'Ismaros, m'avait naguère offert pour l'avoir épargné, lui, sa femme et son enfant. Nous l'avions respecté, car il habitait sous les arbres du bois de Phœbos Apollon. Aussi me fit-il des présents magnifiques ; il me donna sept talents d'or bien travaillé ; il me fit don d'un cratère en argent massif, et enfin d'un lot de douze amphores, qu'il avait remplies d'un vin liquoreux, d'une boisson divine et sans mélange. Des servants ou servantes, personne en sa maison n'en savait la cachette, si ce n'est lui, sa femme, et la seule intendante. Lorsqu'ils buvaient de ce sombre vin à la douceur de miel, ils en remplissaient une seule coupe et la versaient dans vingt mesures d'eau. Une odeur délicieuse s'exhalait du cratère, un bouquet si divin qu'il eût semblé cruel de refuser d'en boire. J'emportais de ce vin une grande outre pleine. J'emportais aussi des vivres en un sac, car mon cœur généreux pressentit aussitôt qu'il rencontrerait un homme revêtu d'une force puissante, un être sauvage, ne connaissant ni justice, ni lois. En peu de temps nous arrivâmes à l'antre. Nous ne l'y trouvâmes point. Il faisait au pacage paître ses gras troupeaux. Pénétrant alors dans la caverne, nous considérâmes chaque chose en détail ; les claies ployaient sous le poids des fromages ; les étables étaient encombrées d'agneaux et de chevreaux, séparés pourtant par des enclos distincts : à part, se tenaient les plus vieux ; à part, ceux d'un âge moyen ; à part enfin, les dernier-nés. Le petit lait détordait dans tous les récipients fabriqués, jattes et seilles qui lui servaient à traire. Là, mes compagnons tout d'abord me supplièrent avec force paroles de leur laisser prendre quelques fromages avant de s'en aller. Ils voulaient ensuite, après avoir fait sortir des étables agnelets et chevreaux, les pousser à la bâte vers la nef rapide, et voguer aussitôt sur l'onde salée. Je ne crus pas alors devoir les écouter, et cela pourtant eût beaucoup mieux valu. Je tenais à voir le Cyclope, et à savoir s'il m'offrirait les dons de l’hospitalité. Mais son apparition ne devait pas être aimable envers mes compagnons.

 

    Ayant donc allumé du feu, nous fîmes un sacrifice, et nous  mangeâmes les quelques fromages que nous prîmes alors. Assis dans la caverne, nous l'attendîmes jusqu'au moment où il revint du pacage. Il portait une charge énorme de bois sec pour apprêter son repas du soir. Il le jeta à l'intérieur de l'antre avec un tel fracas, que la peur nous chassa au fond de la caverne. Il poussa ensuite, dans cette vaste grotte, toutes les bêtes repues qu'il trayait d’habitude, tandis qu'il laissait les mâles à la porte, à l'intérieur de la spacieuse cour, qu'il réservait aux béliers et aux boucs. Puis, soulevant en l'air un gros bloc de pierre, un énorme rocher qui lui servait de porte, il le mit à sa place. L'attelage de vingt-deux solides chariots à quatre roues n'aurait pas pu l'ébranler du sol, tant était gigantesque le bloc de pierre qu'il plaça sur sa porte. Il s'assit alors, afin de traire son troupeau bêlant de brebis et de chèvres, faisant tout selon l'ordre ; puis sous chaque mère, il envoya téter un nouveau-né. Aussitôt après, il fit cailler la moitié de son lait éclatant de blancheur, le recueillit et le plaça sur des éclisses de jonc ; quant à l'autre moitié, il la laissa dans les vases, pour n'avoir qu'à la prendre pour se désaltérer et la consommer à son repas du soir. Lorsqu'il eut activé et fini ces besognes, il ranima son feu, nous aperçut et nous interrogea :

 

   — Étrangers, qui êtes-vous ? D'où venez-vous sur les routes des eaux ? Est-ce en vue d'un négoce, ou bien errez-vous à l'aventure, comme font les pirates qui errent sur la mer, exposant leur vie et portant le désastre sur les côtes étrangères ? »

 

   Ainsi parla-t-il, et nos coeurs se brisèrent sous la peur de ce monstre et de sa voix terrible. Malgré tout, je pris la parole et répondis ces mots :

 

   — Nous sommes Achéens ; nous revenons de Troade, et toutes sortes de vents nous ont égarés sur le grand gouffre des mers. Nous retournions chez nous, quand, par une autre route et par d'autres chemins, c'est ici-même que nous sommes venus. Telle était sans doute la volonté de Zeus. Nous nous glorifions d'être des guerriers de l'Atride, d'Agamemnon dont la gloire est immense aujourd'hui sous le ciel, tant était grande la ville qu'il a mise à sac, et nombreux les peuples dont il causa la perte. Pour nous, puisque nous sommes ici, nous venons embrasser tes genoux, espérant recevoir ton hospitalité, et surtout les présents qu'il est d'usage de présenter aux hôtes. Crains les dieux, brave ami, car c'est en suppliants que nous venons à toi. Zeus est le vengeur des suppliants et des notes, Zeus hospitalier qui accom­pagne les notes et veut qu'on les respecte.»

 

   Ainsi parlai-je, et le Cyclope me répondit aussitôt, d'un cœur impitoyable :

 

   — Il faut que tu sois un naïf, étranger, ou que tu viennes de loin, pour m'exhorter à craindre les dieux et à leur échapper ! Les Cyclopes ne se soucient point de Zeus porte-égide, ni des dieux bienheureux. Nous sommes, en effet, de beaucoup plus puissants. Non, ce ne serait point pour échapper à la haine de Zeus, que je t'épargnerais, toi et tes compagnons, si mon cœur ne m'y engageait point. Mais dis-moi : où donc, en arrivant ici, as-tu fait mouiller ton solide vaisseau ? Est-ce à la pointe de l'île ? Est-ce près d'ici ? Je veux savoir où il est. »

 

   Ainsi parlait-il, en voulant me sonder. Mais j'en savais trop long pour ne pas être en garde. Aussi, contrairement à toute vérité, je lui répondis par ces mots trompeurs :

 

   — Poséidon, l'ébranleur de la terre, a brisé mon navire ; il l'a fait approcher du cap, et l'a jeté sur les roches du bout de votre terre. Le vent du large en a dispersé les débris, et seuls, mes compagnons et moi, nous avons évité un abrupt trépas. »

 

   Ainsi parlai-je, et le Cyclope au cœur impitoyable ne me répondit rien. Mais il bondit et jeta les bras sur mes compagnons ; un par chaque main, il en saisit deux qu'il frappa contre terre, comme de jeunes chiens. Leur cervelle s'écoula sur le sol et détrempa la terre. Puis, découpant leurs membres, il en fit son souper. Il les dévora comme un lion nourri dans les montagnes ; il ne laissa rien, engloutissant entrailles, chairs et os pleins de moelle. Pour nous, à la vue de ces horribles forfaits, nous éle­vions en pleurant nos mains vers Zeus, car notre coeur sentait son impuissance. Lorsque le Cyclope eut rempli son énorme estomac, en se gorgeant de chair humaine et en buvant du lait pur par­dessus, il se coucha au milieu de son antre et s'étendit à travers ses troupeaux. Je pensais alors, dans le fond de mon cœur au valeureux courage, à m'approcher de lui, à tirer le glaive aigu qui touchait à ma cuisse, à le frapper au sein, à l'endroit où le foie s'étend sous le diaphragme, après que ma main aurait palpé la place. Mais une autre pensée m'en empêcha. Enfermés là, nous aurions, nous aussi, succombé sous le coup d'un abrupt trépas, car jamais nos mains n'auraient pu retirer de la porte élevée, la lourde pierre qu'il y avait placée. Aussi, tout en gémissant, attendîmes-nous la divine Aurore.

 

   Dès que parut la fille du matin, l'Aurore aux doigts de rose, le Cyclope ranima son feu, et se mit à traire son troupeau magni­fique, faisant tout selon l'ordre ; puis sous chaque mère, il envoya téter un nouveau-né. Lorsqu'il eut activé et fini ces besognes, il saisit encore deux de mes compagnons, et en fit son repas. Ayant ainsi déjeuné, il poussa hors de l'antre son opulent troupeau, après avoir soulevé sans effort la grosse pierre qui lui servait de porte. Aussitôt après, il la replaça, comme un homme replace au carquois son couvercle. Le Cyclope alors, rugissant et sifflant, vers la montagne guida son gras troupeau. Pour moi, je restai là, bâtissant dans le fond de mon coeur de funestes desseins, afin de le punir, si Athéna m'en accordait la gloire. Or, voici la décision qui parut la meilleure à mon cœur. Une énorme massue, appartenant au Cyclope, gisait près d'un enclos ; c'était un bois d'olivier encore vert, qu'il avait coupé pour s'en servir une fois qu'il serait sec. Lorsque nous l'avions vu, nous l'avions comparé au mât d'un vaisseau noir à vingt bancs de rameurs, d'un de ces longs bâtiments de transport qui franchissent le grand gouffre des mers ; telle nous apparut, en longueur tout comme en épaisseur, cette massue. Je m'approchai et j'en découpai moi-même la longueur d'une brasse ; puis, remettant ce segment à mes compagnons, je leur ordonnai de le dégrossir. Lorsqu'ils l'eurent poli, je vins moi-même l'aiguiser par un bout. Aussitôt après, ayant saisi ce pieu, je le fis durcir dans un feu ardent. Cela fait, je le mis en sûreté, en le cachant avec soin sous le fumier épais, qui était répandu en extrême abondance par toute la caverne. J'enjoignis enfin à mes compagnons de tirer au sort ceux d'entre eux qui auraient à courir le risque de soulever avec moi cette barre, et de la vriller dans l'œil du Cyclope, lorsque le doux sommeil s'emparerait de lui. Or, le sort désigna ceux que moi-même j’aurais voulu choisir ; ils étaient quatre, et je me désignai pour être le cinquième. Il revint vers le soir, en ramenant son troupeau à la fine toison. Aussitôt il poussa dans cette vaste grotte toutes les bêtes grasses que comptait son troupeau ; il n'en laissa aucune dans l'intérieur de la spacieuse cour, soit qu'il eût une idée, soit qu'un dieu l'eût ordonné ainsi. Soulevant ensuite le gros bloc de pierre qui lui servait de porte, il le mit à sa place. Il s'assit alors, afin de traire son troupeau bêlant de brebis et de chèvres, faisant tout selon l’ordre ; puis sous chaque mère, il envoya téter un nouveau-né. Lorsqu'il eut activé et fini ces besognes, il saisit de nouveau deux de mes compagnons, et en fit son souper. A ce moment, je m'approchai de lui et je dis au Cyclope, en tenant à deux mains une seille en bois de lierre qu'emplissait un vin noir :

 

   —Tiens, Cyclope, bois de ce vin, puisque tu t'es gorgé de chair humaine ; tu sauras quel breuvage recelait notre nef. Je t'en apportais une libation, dans l'espoir que tu me prendrais en pitié et que tu voudrais me renvoyer chez moi. Mais ta fureur dépasse toutes bornes. Insensé ! qui donc parmi les hommes innombrables voudrait encore venir auprès de toi, lorsque tu agis contre toute justice ? »

 

   Ainsi parlai-je. Le Cyclope prit la seille et la but. Il ressentit

 

 

 

 une indicible joie à s'abreuver d'un breuvage aussi doux, et il m'en demanda une seconde fois :

 

   — Aie la bienveillance de m'en donner encore, et dis-moi tout de suite ton nom, afin que je te donne un présent d'accueil dont tu te réjouisses. Ici, en effet, la terre porteuse de froment produit aux Cyclopes un vin de grosses grappes, que fait pour eux gonfler la pluie de Zeus. Mais ton vin s'épanche d'une source de nectar ainsi que d'ambroisie. »

 

   Ainsi parla-t-il, et je lui versai encore du vin couleur de feu. Trois fois je lui en présentai, et trois fois l'insensé avala jusqu'au bout ces nouvelles rasades. Lorsque le vin eut pénétré jusqu'au cœur du Cyclope, je m'adressai à lui par ces douces paroles :

 

   — Cyclope. tu me demandes mon nom le plus connu ? Je vais donc te le dire. Mais toi, fais-moi un don d'accueil, comme tu m'as promis. Mon nom est Personne, et c'est Personne que m'appellent ma mère, mon père et tous mes compagnons.»

 

   Ainsi parlai-je, et le Cyclope me répondit aussitôt d'un cœur impitoyable :

 

   — En bien ! c'est toi, Personne, que je mangerai le dernier, après tes compagnons. Les autres passeront avant toi, et ce sera là mon présent d'accueil. »

 

  Il dit, et il se renversa et tomba sur le dos. Il resta par la suite étendu, ayant sa nuque épaisse inclinée par côté, et le sommeil qui dompte tous les êtres, vint alors le saisir. Du fond de son gosier, jaillissaient du vin, des lambeaux humains, et, alourdi par l'ivresse, le Cyclope rotait. A ce moment, j'enfonçai le pieu sous le monceau des cendres, pour le rendre brûlant ; puis, j'exhortai par de pressantes paroles tous mes compagnons, de peur que l'un d'eux ne cédât à la crainte et ne se dérobât. Dès que le pieu d'olivier se trouva sur le point de flamber dans le feu, et que, tout vert qu'il était, il brillait déjà d'une terrible lueur, je le tirai du feu et le portai plus près ; mes compagnons restaient groupés autour de moi. Un dieu nous animait d'une intrépide audace. Saisissant alors ce pieu d'olivier, pointu par un côté, ils l'enfoncèrent dans l'oeil du Cyclope, tandis que moi, appuyant par le haut, je le faisais tourner. Ainsi, lorsqu'un artisan pèse sur sa tarière pour forer la poutre d'une nef, les ouvriers qui sont au-dessous de lui la font mouvoir avec une courroie qu'ils tirent des deux côtés, et la tarière tourne toujours en même place ; de même, après avoir saisi ce pieu dont le feu avait rougi la pointe, nous le faisions tourner dans l'oeil du Cyclope, et le sang ruisselait autour du bois brûlant. Une vapeur grilla du tout au tout paupières et sourcils, dès que le feu consuma la prunelle, et ses racines grésillaient sous la flamme. De même qu'un forgeron plonge dans une eau froide, lorsqu'il veut la tremper — et la trempe est la force du fer — une grosse hache ou bien une doloire, dont le fer rugit avec éclat ; de même, l'œil du Cyclope sifflait autour de ce pieu d'olivier. Il se mit à gémir d'une voix terrifiante ; la roche en retentit, et nous, saisis de peur, nous nous hâtâmes de nous mettre à distance. Cependant il arracha de son oeil ce pieu souillé de sang et, d'une main forcenée, le jeta loin de lui. Il se mit alors à appeler à grands cris les Cyclopes, qui habitaient, dans son voisinage, les grottes éparses sur les sommets battus par les vents. A l'ouïe de ces cris, ils accoururent de différents côtés, et, se tenant debout à l'entour de la grotte, ils lui demandèrent la cause de sa peine :

 

 

 

 

 

 

 

 

   — Pourquoi, Polyphème, crier ainsi si fort en ton accable­ment, durant la nuit divine, et nous arracher à notre sommeil ? Est-ce qu'un mortel enlève tes troupeaux malgré toi ? Est-ce qu il cherche à te tuer, par ruse ou bien par force ? »

 

   Du fond de son antre, le puissant Polyphème leur répondit alors :

 

   — Amis, Personne me tue, par ruse et non par force.»

 

    Les  Cyclopes  alors  lui  dirent  en  réponse  ces  paroles ailées :

 

   — Si personne, seul comme tu es, ne te fait violence, tu dois être malade, et il n'est pas possible d'échapper au mal que le grand Zeus envoie. Mais invoque ton père, le roi Poséidon. »

 

   Ayant ainsi parlé, ils se retirèrent. Je me mis à rire dans le fond de mon cœur, en voyant la façon dont mon nom et mon sûr artifice les avaient abusés. Gémissant et souffrant des plus vives douleurs, il tâtonna des mains et retira la pierre qui lui servait de porte. Puis, s'asseyant en travers de l'entrée, il étendit les bras pour tâcher de saisir celui de nous qui voudrait sortir dans le flot des brebis. Il croyait sans doute au fond de son esprit, que j'étais assez sot pour prendre ce parti. Mais je songeais alors au moyen le plus sûr d arracher à la mort mes compagnons et moi. Je tissais toutes sortes de ruses et d'artifices, comme s'il s'agissait de sauver notre vie, car un grand danger se tenait près de nous. Or, voici la décision qui parut la meilleure à mon cœur. Là se trouvaient des béliers bien nourris, revêtus d'une épaisse toison ; ils étaient grands et beaux, et leur laine se colorait d'un violet de nuit sombre. Sans bruit, je les attachai ensemble avec les brins des osiers flexibles sur lesquels se couchait ce monstrueux Cyclope, qui n'était versé que dans l'iniquité, et ce fut trois par trois que je les réunis. Celui du milieu se chargeait d'un Homme ; de chaque côté marchaient les deux autres, ceux qui assuraient le salut de mes gens. Trois béliers en somme se chargeaient de chacun de mes compagnons. Pour moi, comme il restait un bélier, le plus fort du troupeau tout entier, je le pris par le dos, et, me pelotonnant sous son ventre velu, je m'y tins immobile. Les deux mains enroulées dans la toison prodigieuse, je restai suspendu avec acharnement, sans que faiblît mon cœur. Ainsi, tout en gémissant, nous attendîmes la divine Aurore.

 

   Dès que parut la fille du matin, l'Aurore aux doigts de rose, les béliers s'élancèrent pour aller au pacage. Mais les brebis qui n'avaient pas été traites, bêlaient à l'entour des enclos, car leurs mamelles se trouvaient engorgées. Torturé par de violentes douleurs, le maître du troupeau tâtait l'échine de toutes les bêtes qui se tenaient bien droites. L'insensé ne s'aperçut pas que mes compagnons avaient été liés sous le poitrail des béliers à la toison touffue. Enfin, le dernier du troupeau, mon bélier avança pour sortir, alourdi par sa laine et par moi qui songeais à de lourdes pensées. Le puissant Polyphème le tâta et lui dit :

 

   — Doux bélier, pourquoi sortir ainsi de la caverne le dernier du troupeau ? Jusqu'ici tu ne venais jamais en arrière des brebis, mais tu étais de beaucoup le premier pour aller brouter, en marchant à grands pas, les tendres pousses de l'herbe. Tu étais le premier à parvenir auprès du courant des rivières, le premier à te hâter vers le soir de revenir à l'étable, et tu es aujourd'hui le dernier des derniers ? Regretterais-tu l'œil de ton maître, cet œil que m'a crevé ce lâche qu'aidaient de maudits compagnons, après avoir noyé mes sens dans le vin, ce misérable Personne qui n'a pas encore, j'en ai la certitude, échappé à la mort ! Ah ! si tu pouvais avoir mes sentiments, parler et me dire où cet homme esquive ma fureur ! En lui brisant le crâne sur le sol, d'un côté et d'autre j'éparpillerais sa cervelle à travers la caverne, et mon cœur serait allégé des maux que m'infligea ce bandit de Personne. »

 

   Ayant ainsi parlé, il laissa le bélier sortir et s'éloigner. Or, dès que nous arrivâmes à quelque distance de l'antre et de la cour, je fus le premier à me dégager de dessous le bélier ; puis je déliai mes autres compagnons. Sans tarder alors, devant nous nous poussâmes ces troupeaux trottinants, ces grosses bêtes grasses que nous conduisîmes par de nombreux détours, jusqu'à ce que nous fussions parvenus au navire. Mes compagnons nous virent apparaître avec joie, nous qui venions d'échapper à la mort ; mais ils gémirent et se lamentèrent sur ceux qui n'étaient plus. Or, je ne leur permis pas de pleurer, et c'est à chacun, en fronçant les sourcils, que je le défendis. J'ordonnai en outre de jeter promptement à bord de notre nef tous ces nombreux moutons à la belle toison, et de naviguer sur l'onde salée. Aussitôt alors, ils s'embarquèrent et prirent place à leurs bancs. Une fois tous assis, ils frappèrent de leurs rames la mer blanche d'écume. Mais, lorsque je fus à la distance où peut porter la voix, j'adressai au Cyclope ces mordantes paroles :

 

   — Cyclope, ce n'était donc pas d'un nomme sans vaillance, que tu devais manger les compagnons, en abusant de ta force sauvage dans le creux de ton antre. Le châtiment de tes crimes devait t'atteindre à coup sûr, puisqu'en ta cruauté tu ne redoutes point de dévorer tes hôtes au fond de ta demeure. Voilà pour­quoi Zeus et les autres dieux viennent de te punir. »

 

   Ainsi parlai-je. Mais le cœur du Cyclope redoubla de colère. Il arracha le faîte d'une haute montagne et le jeta sur nous. Le roc s'abattit près des flancs du navire à la proue d'un bleu sombre, et peu s'en fallut qu'il n'atteignît le haut du gouvernail. La chute du rocher bouleversa la mer ; le flot par son reflux soudain emportait notre nef du côté de la terre, et ce grand flot de mer la mit sur le point de toucher à la côte. De mes deux mains, je me saisis alors d'une longue gaffe, et je dégageai mon vaisseau de la rive. Puis, exhortant mes rameurs, je leur ordonnai par des signes de tête de peser sur leurs rames,

 

 

 

 pour qu'il nous fût donné d'éviter un désastre. Ils se courbèrent pour tirer sur leurs rames. Et quand, ayant repris la mer, nous fûmes deux fois plus loin, je voulus encore m'adresser au Cyclope. Mais, par de douces paroles, chacun de son côté, mes compagnons me retinrent :

 

   — Malheureux !  pourquoi veux-tu exaspérer ce sauvage ? Il vient à l'instant de lancer dans la mer un si énorme rocher, qu'il a ramené notre nef à la côte, et nous avons cru que nous allions  y périr. S'il entend des cris ou des paroles, il brisera nos têtes et les bois du vaisseau, en les frappant avec un rocher raboteux, tant son bras porte loin. »

 

   Ainsi parlèrent-ils ; mais ils ne purent persuader mon cœur au valeureux courage. Le cœur plein de colère, je lui adressai donc de nouveau la parole :

 

   — Cyclope, si quelqu'un des mortels te demande jamais qui t'infligea la honte de te priver de l'œil, dis-lui que c'est Ulysse saccageur de cités qui te rendit aveugle, Ulysse fils de Laërte, qui réside en Ithaque. »

 

   Ainsi parlai-je, et le Cyclope me répondit ces mots en gémissant :

 

    — Ah ! malheureux, voici donc que m'atteignent des antiques oracles ! Il y avait en ces lieux un devin, un homme noble et grand, Télémon fils d'Eurymos, qui excellait dans la divination et qui rendit, jusque dans sa vieillesse, des oracles aux Cyclopes. Il avait annoncé que tout ceci s'accomplirait un jour, et que les mains d'Ulysse me priveraient de la vue. Mais j'attendais toujours un mortel grand et beau, qui nous arriverait en étant revêtu d'une force puissante. Or, voici qu'aujourd'hui c'est un gringalet, un lâche et un mollasse qui vient me crever l'œil, après m'avoir terrassé par le vin ! Allons ! viens ici, Ulysse, afin que je t'offre les présents de 1'accueil, et que je supplie l'illustre dieu qui ébranle la terre de t'escorter en route. Je suis son fils, en effet, et il se flatte de passer pour mon père. Lui seul me guérira, si tel est son désir, mais aucun autre, ni des dieux bienheureux, ni des hommes mortels. »

 

    Ainsi parla-t-il, et je répondis en lui disant alors :

 

   — Ah ! puisse-je t'ôter et le souffle et la vie, et t'envoyer dans la maison d'Hadès, aussi sûrement que ton œil ne pourra pas guérir, même par le dieu qui ébranle la terre ! »

 

   Ainsi parlai-je, et aussitôt le Cyclope pria le roi Poséidon, en tendant ses deux bras vers le ciel étoile :

 

   — Écoute-moi, Soutien de la terre, Poséidon aux cheveux d'un bleu sombre ! Si vraiment je suis tien, et si tu te flattes de passer pour mon père, accorde-moi que jamais Ulysse saccageur de cités ne puisse parvenir au sein de sa demeure, Ulysse fils de Laërte, qui réside en Ithaque. Mais si le sort veut qu'il revoie ses amis, qu'il rentre sous le toit de sa haute demeure et dans la terre de sa propre patrie, qu'il n'y parvienne que tard, sur une nef étrangère, après avoir subi maintes traverses, et perdu tous ses gens, et qu il trouve la ruine en arrivant chez lui ! »

 

   Il dit, et le dieu aux cheveux d'un bleu sombre entendit sa prière. Polyphème alors, saisissant de nouveau un rocher bien plus gros, le lança en le faisant tournoyer, et lui imprima une vigueur sans mesure. Le roc s'abattit en arrière du navire à la proue d'un bleu sombre, et peu s'en fallut qu'il n'atteignît le haut du gouvernail. La chute du rocher bouleversa la mer ; le flot poussa notre nef en avant et la mit sur le point de toucher à la côte.

 

   Dès que nous fûmes arrivés dans l'île, où nous avions laissé le gros de nos vaisseaux solidement charpentés, nous trouvâmes nos compagnons assis aux alentours, qui pleuraient et restaient sans cesse à nous attendre. Arrivés là, nous échouâmes le vaisseau sur les sables, et nous débarquâmes où se brise la mer. Du creux du navire, ayant alors tiré les brebis du Cyclope, nous fîmes le partage, et personne ne put me reprocher de s'en aller frustré de sa part légitime. Au cours de ce partage, nos compagnons aux belles cnémides m'accordèrent par honneur un bélier pour moi seul. Je l'immolai sur la grève au fils de Cronos, à Zeus dieu des sombres nuées, qui commande sur tout, et j'en brûlai les cuisses. Mais le dieu n'eut aucun souci d'accueillir mon offrande ; il songeait au moyen de perdre tous nos vaisseaux solidement charpentés, ainsi que mes fidèles compagnons.

 

   Durant le jour entier, jusqu'au soleil couchant, nous restâmes assis à savourer des profusions de viandes et du vin délectable. Lorsque le soleil se fut enfoncé et qu'après lui l'obscurité survint, nous nous couchâmes où se brise la mer. Mais, dès que parut la fille du matin, l'Aurore aux doigts de rose, exhortant mes rameurs, je leur ordonnai de monter à bord et de larguer les câbles de la poupe. Aussitôt alors, ils s'embarquèrent et prirent place à leurs bancs. Une fois tous assis, ils frappèrent de leurs rames la mer blanche d'écume. Dès lors, nous voguâmes plus loin, le coeur plein d'affliction, heureux d'avoir évité le trépas, mais navrés d'avoir perdu nos compagnons.

CHANT X

  Nous arrivâmes à l'île d'Éolie, où habitait le fils d'Hippotès, Éole, cher aux dieux immortels. C'était une île flottante ; un mur de bronze indestructible l'encerclait  tout entière, et une roche lisse pointait à son sommet.

 

   Douze enfants, au fond de son palais, étaient nés à Éole, six filles et six garçons florissants de jeunesse. Dans l'île même, Éole avait donné ses filles pour épouses à ses fils. Près de leur père et de leur digne mère, ils passaient tous ensemble leurs jours à festoyer ; les mets les plus variés figuraient devant eux. Durant le jour, la maison qu'emplissait le fumet des rôtis, retentissait tout autour de la cour ; durant la nuit, chacun dormait auprès de sa chaste compagne, sur des tapis et des lits ajourés. Nous arrivâmes donc dans leur cité et dans leur beau palais. Pendant un mois entier Éole me choya, m'interrogeant sur tout, sur Ilion, sur les vaisseaux argiens, sur le retour de tous les Achéens. Je lui racontai tout par le menu détail, selon la vérité. Enfin, lorsque je le priai de me laisser partir et que je l'engageai à me donner congé, loin de s'y refuser, il aida mon départ. Il me donna une outre faite avec la peau d'un bœuf de neuf ans qu'il avait écorché, une outre dans laquelle il avait attaché les aires des vents qui hurlent, car le fils de Cronos lui avait imparti le régime des vents et le pouvoir d'apaiser et de déchaîner celui de son bon gré. Dans le creux de ma nef, il avait attaché cette outre avec un lien brillant, une tresse d'argent, afin qu'aucun vent, fût-ce le moindre souffle, ne pût s'en échapper. Mais il laissa souffler l'haleine du Zéphyre, pour nous emporter, ainsi que nos vaisseaux. La bienveillance d'Éole ne devait pas aboutir, car nous fûmes perdus par nos propres folies. Pendant neuf jours de suite, jour et nuit nous voguâmes. Dans le cours du dixième, les champs de la patrie apparaissaient déjà, et déjà nous voyions, tant nous étions rapprochés du rivage, les feux qu'on allumait. C'est là qu'un doux sommeil vint se saisir de mes membres harassés, car j'avais constamment tenu le gouvernail, sans jamais le confier à aucun de mes compagnons, afin que nous puissions arriver au plus vite dans la terre de nos pères. Mes compagnons se mirent à discuter entre eux ; ils prétendaient que je rapportais chez moi de l'or et de l'argent, présents que m'avait faits le fils d'Hippotès, le magnanime Éole. Chacun d'eux regardant son voisin, s'exprimait en ces termes :

 

   — Grands dieux ! combien cet nomme est aimé et respecté par tous, en quelque ville et pays qu'il arrive ! Il ramène de Troade les trésors innombrables d'un butin précieux, tandis que nous, qui avons fait une aussi longue route, nous revenons chez nous en ayant les mains vides. Et aujourd'hui encore, voici les présents qu'Éole lui fit en gage d’amitié. Mais allons ! voyons au plus vite ce que sont ces présents, et combien cette outre contient d'or et d'argent. »

 

   Ainsi parlèrent-ils, et cette funeste décision l'emporta. Ils délièrent l'outre, et tous les vents s'échappèrent. Leur tourbillon saisit aussitôt mon équipage éploré, et l'emporta vers le large, loin de la terre de nos pères. Pour moi, je m'éveillai, et mon cœur sans reproche se demandait s'il fallait me jeter du vaisseau pour périr dans la mer, ou supporter en silence et rester encore au milieu des vivants. Je voulus supporter et rester. Roulé dans mon manteau, je m'étendis sur ma nef, tandis que le funeste tourbillon du vent emportait de nouveau notre flotte vers l'île d'Éolie, et que mes compagnons ne cessaient de gémir. Là, nous descendîmes à terre, nous puisâmes de l'eau, et mes compagnons aussitôt s'empressèrent de prendre leur repas près des nefs rapides. Dès que nous eûmes mangé notre pain et bu notre boisson, je m'adjoignis un héraut et un compagnon, et je me dirigeai vers le palais magnifique d'Éole. Je le trouvai en train de festoyer, ayant à sa table sa femme et ses enfants. Entrés dans le palais, nous nous assîmes sur le seuil de la salle, près des montants des portes. Les convives en leur cœur furent tout étonnés, et ils m'interrogèrent :

 

    — Comment, Ulysse, as-tu pu revenir ? Quelle divinité funeste t'assaillit ? Nous avions avec soin préparé ton voyage, afin que tu parviennes dans ta patrie, dans ta demeure, en quelque endroit qu'il te plaise d'aller. »

 

   Ainsi parlèrent-ils. Je répartis alors, le cœur plein d'affliction :

 

   — Mes imprudents compagnons m'ont fourvoyé, et, outre ceux-ci, un sommeil malheureux. Mais vous, amis, secourez-moi, car ce pouvoir est en vous. »

 

   Ainsi parlai-je, cherchant à les toucher par de douces paroles. Mais ils restèrent silencieux, et le père me répondit ces mots :

 

   — Va-t'en ! sors de cette île au plus vite, opprobre des vivants ! Il ne m'est pas permis de secourir ni de reconduire l'homme qu'ont pris en haine les dieux bienheureux. Va-t'en ! puisque tu viens ici haï des Immortels. »

 

    Ayant ainsi parlé, il me chassa de sa demeure, moi qui poussais de lourds gémissements. Dès lors, nous voguâmes plus loin, le cœur plein d'affliction. Le cœur de mes rameurs était brisé à force de peiner sur les rames, et, grâce à notre sottise, notre retour se dérobait encore. Pendant six jours de file, jour et nuit nous voguâmes. Dans le cours du septième, nous arrivâmes sous la citadelle élevée de Lamos, à Télépyle, pays des Lestrygons, où l'on voit le berger qui rentre ses troupeaux saluer de la voix le berger qui les sort, et celui qui les sort répondre à son tour à celui qui les rentre. Là, un pâtre qui ne dormirait point gagnerait deux salaires ; l'un, à paître les bœufs, l'autre, les moutons blancs, car les chemins de la nuit et du jour s'y touchent de très près. Nous arrivâmes là dans un port magnifique, autour duquel la roche escarpée formait des deux côtés un rempart continu ; deux caps allongés, l'un en face de l'autre, s'avançaient dans la bouche du port, et ne laissaient qu'un passage étranglé.

 

   C’est là que tous mes compagnons arrêtèrent leurs vaisseaux roulant d'un bord à l'autre. Ils les attachèrent, les uns près des autres, dans l'intérieur de ce havre encaissé, car jamais vague, ni grande ni petite, ne s'élevait en ce port, et un calme argenté régnait en son enceinte. Je fus le seul à tenir mon navire en dehors, sous la pointe d'un cap, où j'amarrai au rocher les câbles de la poupe. Montant alors au guet, je m'arrêtai debout sur un pic escarpé. On ne voyait en cette île, ni les travaux des bœufs, ni les travaux des hommes ; nous n’apercevions que la seule fumée qui montait de la terre. Dès lors, je résolus d'envoyer des compagnons reconnaître quels mangeurs de pain vivaient sur cette terre ; je choisis deux hommes et je leur adjoignis pour troisième un héraut. Ils descendirent et s'engagèrent sur un chemin battu, par où les chars conduisaient à la ville le bois coupé sur les hautes montagnes. Ils rencontrèrent en avant de la ville une jeune fille qui puisait de l'eau ; c'était la forte fille du Lestrygon Antiphate. Elle était descendue vers la source Artacie aux belles eaux courantes, car c'était de là que les femmes venaient emporter vers la ville leur provision d'eau. Mes compagnons s'arrêtèrent auprès d'elle, et, lui adressant la parole, lui demandèrent quel était le roi des gens de ce pays, et sur quels hommes s'exerçait son pouvoir. Tout aussitôt, elle leur indiqua la demeure au toit haut que son père habitait. Lorsqu'ils furent entrés dans l'illustre palais, ils y trouvèrent la reine, une femme aussi haute que la cime d'un mont, et ils furent saisis d'horreur à son aspect. Elle fit sur-le-champ venir de l'agora le fameux Antiphate, qui était son époux, et le roi médita pour mes hommes un douloureux trépas. Saisissant aussitôt l'un de mes compagnons, il en fit son repas. Les deux autres bondirent et regagnèrent leur navire en fuyant. Mais Antiphate jeta le cri de guerre à travers la cité. Les vigoureux Lestrygons l'entendirent, et par milliers accoururent, qui d'ici, qui de là ; ils ressemblaient, non point à des hommes, mais à des Géants. Du haut des falaises, ils nous lancèrent des quartiers de rocher qui suffisaient à la charge d'un homme. Un horrible tumulte d'hommes expirants et de vaisseaux brisés s'éleva sur les nefs. Harponnant mes gens comme des thons, ils les emportaient pour s'en faire un écœurant repas. Or, tandis qu'à l'intérieur de ce port très profond, les Lestrygons massacraient nos marins, je tirai le glaive aigu qui touchait à ma cuisse, et je coupai les câbles de mon navire à la proue d'un bleu sombre. Puis, exhortant aussitôt mes rameurs, je leur ordonnai de peser sur leurs rames, pour qu'il nous fût donné d'éviter un désastre. Tous alors, redoutant le trépas, firent jaillir l'onde amère. Heureusement, en prenant le large, ma nef put quitter les rochers en surplomb. Mais les autres vaisseaux périrent dans le port où ils étaient groupés.

 

   Dès lors, nous voguâmes plus loin, le cœur plein d'affliction, heureux d’avoir évité le trépas, mais navrés d avoir perdu nos compagnons. Nous arrivâmes dans l’île d’AEa. Là résidait Circé aux belles boucles, terrible déesse à voix retentissante, sœur d’AEétès aux pensées malfaisantes. Tous les deux étaient nés du Soleil éclaireur des humains, et de Perse, leur mère, que l'Océan avait eue pour enfant. Là, nous fûmes en silence amenés par la nef jusque vers le rivage, dans un port offrant un bon mouillage ; un dieu nous conduisait. Débarquant alors, nous restâmes deux jours et deux nuits étendus sur la terre, le cœur rongé de fatigue et de peine. Mais, dès que l'Aurore aux belles boucles eut amené le troisième jour, je pris ma pique et mon glaive aigu et, m'éloignant de ma nef, je montai prestement sur un pic isolé, afin de savoir si je découvrirais les travaux des hommes, et si je pourrais entendre quelque voix. Montant alors au guet, je m'arrêtai debout sur un pic escarpé, et j'aperçus dans le palais de Circé, à travers un bois et une épaisse chênaie, une fumée qui montait de la terre aux larges chemins. J'hésitai alors en mon âme et mon cœur si je devais avancer et pousser mon enquête, puisque j'avais vu la fumée d'un feu. Tout bien pesé, voici le parti qui me parut le plus avantageux : retourner d'abord vers ma nef rapide et sur le bord de la mer, donner un repas à mes compagnons, puis les envoyer en reconnaissance. J'étais arrivé non loin de mon vaisseau roulant d'un bord à l'autre, quand un dieu, prenant pitié de mon isolement, envoya sur ma route un grand cerf à la haute ramure. De la forêt où il venait de paître, la bête descendait au fleuve pour y boire, car l'ardeur du soleil l'avait déjà gagné. Comme il sortait du bois, je le frappai sur l'échiné, au beau milieu du dos, et ma pique de bronze tout droit le traversa. Il s'abattit dans la poussière en bramant, et sa vie s'envola. Mettant sur lui le pied, je retirai de la plaie ma pique de bronze, que je laissai là, étendue sur la terre. Puis, arrachant des joncs et des broussailles, j'en tordis une tresse, longue d'une brasse, souple sur les deux faces, et j'attachai les pieds de ce monstre étonnant. En le portant sur la nuque, je me dirigeai vers ma nef noire en m'appuyant sur ma javeline, car mon autre main n'aurait jamais pu le tenir sur l'épaule, tant l'animal était d une grosseur énorme. Je le jetai par terre en avant du vaisseau. Faisant alors lever mes compagnons, allant de l’un à l'autre, je les exhortai par de douces paroles :

 

   — Non, mes amis, malgré notre affliction, nous ne descen­drons pas dans la maison d'Hadès, avant que le jour marqué par le Destin ne soit arrivé. Mais allons ! tant qu'il reste à bord de notre nef rapide nourriture et breuvage, songeons à nous nourrir, et ne nous laissons pas consumer par la faim. »

 

   Ainsi parlai-je, et mes compagnons obéirent sans retard à mes ordres. Découvrant leur visage, ils admirèrent le cerf étendu sur la grève de la mer sans récolte, tant l'animal était d'une grosseur énorme. Lorsque leurs yeux se furent assez charmés de ce qu'ils apercevaient, mes compagnons se lavèrent les mains et se préparèrent un splendide repas. Durant le jour entier, jusqu'au soleil couchant, nous restâmes assis à savourer des profusions de viandes et du vin délectable. Lorsque le soleil se fut enfoncé et qu'après lui l'obscurité survint, nous nous couchâmes où se brise la mer. Mais, dès que parut la fille du matin, l'Aurore aux doigts de rose, je réunis mes hommes et je leur dis à tous :

 

  — Écoutez mes paroles, ô vous, mes compagnons qui souffrez tant d'épreuves, car, amis, nous ne savons pas où est l'occident, ni où est l’orient, ni de quel côté le Soleil éclaireur des humains, descend sous la terre, ni de quel côté il doit remonter. Au plus vite donc, examinons quelle résolution peut encore être prise. Pour moi, je ne crois point qu'il n'y en ait pas à prendre. En effet, étant monté au guet sur un pic escarpé, j'ai découvert une île autour de laquelle la mer étend sa couronne infinie. C'est une île basse, et j'ai vu de mes yeux, au milieu de ses terres, monter une fumée, à travers un bois et une épaisse chênaie.»

 

   Ainsi parlai-je, et le cœur de mes compagnons se brisa au souvenir des forfaits du Lestrygon Antiphate, ainsi que des violences du robuste Cyclope, qui dévore les hommes. Ils se lamentaient avec des cris perçants, versaient un flot de larmes abondantes ; mais aucun plan d'action ne sortait de leurs pleurs. Je comptai donc en deux camps tous mes compagnons aux belles cnémides, et je donnai un chef à chacun des deux groupes. Je pris moi-même la tête du premier, et Euryloque beau comme un dieu se chargea du second. Aussitôt après, nous agitâmes les sorts dans un casque de bronze, et le sort qui sortit le premier fut celui d'Euryloque au grand cœur. Il se mit donc en route, suivi de vingt-deux compagnons qui pleuraient, et qui nous laissaient en arrière à gémir. Ils trouvèrent dans le creux d'un vallon la maison de Circé, bâtie en pierres lisses, en un lieu découvert. Tout autour se voyaient les loups de montagne ainsi que les lions, que la déesse avait ensorcelés en leur donnant de funestes breuvages. A la vue de mes hommes, bien loin de s'élancer sur eux, ces fauves s'approchèrent et les flattèrent avec leurs longues queues. De même que les chiens se pressent en remuant la queue à l'entour de leur maître qui revient d'un festin, car il apporte toujours quelque douceur alléchante ; de même, les loups aux fortes griffes ainsi que les lions, les flattaient de leurs queues. Mes compagnons pourtant furent saisis d'effroi, en voyant ces monstres terribles auprès d'eux. Ils s'arrêtèrent sous le porche de la déesse aux belles boucles, et ils entendaient Circé, dans l'intérieur du palais, chanter à belle voix et tisser au métier une grande toile, une toile divine, rappelant ces délicats ouvrages, charmants et magnifiques, que tissent les déesses. Politès entraîneur de guerriers, fut le premier à prendre la parole, Politès qui m'était le plus cher et le plus dévoué de tous mes compagnons :

 

   — Amis, dans l’intérieur du palais, il est une femme, ou déesse ou mortelle, qui tisse au métier une grande toile et qui chante à merveille ; le sol entier en frémit tout autour. Allons ! crions sans plus tarder. »

 

    Ainsi parla-t-il, et les autres crièrent pour jeter un appel. Aussitôt la déesse arriva, ouvrit les portes éclatantes et les pria d'entrer. Tous ensemble suivirent imprudemment ses pas. Seul, Euryloque resta, soupçonnant quelque ruse. Les ayant introduits, Circé les fit asseoir sur chaises et fauteuils. Battant alors dans du vin de Pramnos, du fromage, de la farine et du miel vert, elle ajouta à ce breuvage épais des sucs pernicieux, afin qu'ils aient le plus complet oubli de la terre de leurs pères. Dès qu'ils eurent avalé ce qu'elle leur présentait, Circé les frappa soudain de sa baguette, et les enferma dans une étable à porcs. Des porcs, en effet, ils avaient la tête, la voix, les soies, le corps ; mais leur intelligence restait aussi solide qu'elle l’était avant. Et c’est ainsi qu ils furent enfermés en pleurant à grands cris. Circé leur jetait à manger des glands de chêne et d’yeuse, des baies de cornouiller, tout ce que mangent toujours les porcs qui se vautrent. Euryloque accourut aussitôt au noir vaisseau rapide apporter des nouvelles de ses compagnons et raconter leur sort infortuné. Mais il ne pouvait pas proférer un seul mot, quel qu'en fût son désir ; son âme était frappée d’un trop rude chagrin. Ses yeux étaient remplis de larmes, et son cœur ne songeait qu'à gémir. Enfin, lorsqu'on notre surprise nous l'eûmes tous pressé de questions, il nous narra la perte de tous ses compagnons.

 

 

 

 

 

   — Nous avions, comme tu l'avais prescrit, traversé la chênaie, glorieux Ulysse. Nous trouvâmes dans le creux d'un vallon la maison de Circé, bâtie en pierres lisses, en un lieu découvert. Là, une femme, ou déesse ou mortelle, tissait au métier une grande toile en chantant à voix claire. Mes compagnons crièrent pour jeter un appel. Aussitôt la déesse arriva, ouvrit les portes éclatantes et les pria d'entrer. Tous ensemble suivirent imprudemment ses pas. Seul, je restai, soupçonnant quelque ruse. Ils ont alors disparu tous en groupe ; aucun n'est ressorti, bien que je sois resté longtemps à les guetter. »

 

    Ainsi parla-t-il, et je jetai dès lors autour de mes épaules ma grande épée de bronze, ornée de clous d'argent ; je pris aussi mon arc sur le dos, et, sur-le-champ, j'engageai Euryloque à me conduire par le même chemin. Mais lui, prenant mes genoux en ses bras, me suppliait en m'adressant ces paroles ailées :

 

   — Ne m'emmène pas là-bas malgré moi, nourrisson de Zeus ; mais laisse-moi ici, car je sais que toi-même tu ne pourras pas revenir, ni ramener aucun de tous tes compagnons. Fuyons donc au plus vite avec ceux qui te restent, puisqu'il nous est possible d'éviter encore le jour du malheur.»

 

   Ainsi parla-t-il, et je répondis en lui disant alors :

 

   — Euryloque, reste donc ici, à l'endroit où tu es, à manger et à boire près du creux vaisseau noir. Pour moi, je veux partir ; une impérieuse nécessité m'y pousse.»

 

  Ayant ainsi parlé, je m'éloignai du vaisseau et du bord de la mer. Mais lorsque, dans ma marche à travers les vallons sacrés, j’étais sur le point d'atteindre la vaste demeure de Circé aux nombreux sortilèges, Hermès à la baguette d'or vint alors, sur le chemin du palais, se présenter à moi ; il avait pris les traits d'un adolescent à moustache naissante et dont la jeunesse est dans toute sa fleur. Il me saisit la main, prit la parole et dit en me nommant :

 

   — Où vas-tu, malheureux, seul sur ces collines, à travers un

pays que tu ne connais point ? Tes compagnons sont ici enfermés chez Circé, et parqués, comme porcs, dans une étable obscure étroitement fermée. Est-ce pour les délivrer que tu viens en ces lieux ? Crois-moi, tu n'en reviendras pas, et tu resteras, toi aussi, où sont restés les autres. Mais allons ! je veux t'affranchir de ces maux, et tu seras sauvé. Tiens ; dès que tu seras possesseur de cette herbe de vie, tu pourras entrer dans le palais de Circé ; sa vertu bienfaisante détournera de ta tête le jour du malheur. Je vais te dire toutes les malfaisantes perfidies de Circé. Elle te préparera une potion mélangée et jettera des sucs maléfiques en ce breuvage épais. Mais elle ne pourra pas ainsi t'ensorceler, car la vertu bienfaisante de l'herbe de vie que je te donnerai, ne le permettra point. Je vais ajouter tout ce que tu devras faire. Aussitôt que Circé t'aura frappé de sa longue baguette, tire le glaive aigu qui touche à ta cuisse, bondis sur la déesse, comme si ton ardeur te poussait à l’occire. Tremblante de peur, elle te pressera de partager sa couche. Garde-toi bien alors de refuser le lit d'une déesse, si tu veux qu'elle délivre tes compagnons, et qu'elle te fasse un accueil empressé. Mais fais-lui jurer par le redoutable serment des Bienheureux, qu'elle ne concevra aucun autre dessein pour ton mal et ta perte, et qu'elle ne profitera pas de ce que tu seras désarmé pour t'amoindrir et te dénaturer. »

 

    Ayant ainsi parlé, le brillant Messager arracha de terre cette herbe de vie et me l’offrit en m'expliquant sa nature. Sa racine était noire, et sa fleur, blanche comme du lait. Les dieux l’ap­pellent Moly. Il est difficile aux nommes mortels de pouvoir l’arracher ; mais les dieux peuvent tout. Hermès repartit pour l’Olympe élancé, en disparaissant dans les forêts de l’île. Je me rendis alors au palais de Circé. J'allais, et mille pensées bouillonnaient en mon coeur. Je m'arrêtai sous le porche de la déesse aux belles boucles. Là, me tenant debout, je me mis à crier. Circé entendit mon appel. Aussitôt la déesse arriva, ouvrit les portes éclatantes et me pria d'entrer. Je suivis ses pas, le cœur plein d'affliction. Après m’avoir introduit, elle me fit asseoir sur un beau fauteuil orné de clous d'argent, habilement ouvré ; un tabouret où reposer les pieds se trouvait à sa base. Dans une coupe d'or, elle me prépara une potion mélangée, pour me donner à boire ; et, méditant mon malheur au fond de son esprit, elle y jeta des sucs maléfiques. Dès que j'eus avalé ce qu'elle me présentait, sans arriver pourtant à ce qu'elle m'ensorcelât, elle me frappa de sa baguette, prit la parole et dit en me nommant :

 

   — Va maintenant dans l'étable des porcs, et couche-toi parmi tes compagnons ! »

 

   Ainsi parla-t-elle. Tirant alors le glaive aigu qui touchait à ma cuisse, je bondis sur Circé, comme si mon ardeur me poussait à l'occire. Elle s'effondra en jetant un grand cri, éteignit mes genoux, et m'adressa, pleurante, ces paroles ailées :

 

   — Qui donc es-tu ? De quel pays viens-tu ? Quelle est ta cité, et quels sont tes parents ? Je suis émerveillée de ce que tu n’aies pas été ensorcelé par le breuvage que tu viens d'avaler. Aucun autre homme, en effet, n'a jamais pu résister à ce charme, dès qu'il en avait bu, et que cette potion avait franchi la barrière de ses dents. Tu dois avoir au fond de ta poitrine un cœur inaccessible à tous les sortilèges. Serais-tu cet Ulysse aux mille astuces, que le brillant Messager à la baguette d'or m'a de tout temps prédit, en m'annonçant qu'il viendrait, à son retour de Troie, sur sa rapide nef noire ? Mais allons ! mets ton glaive au fourreau, montons tous deux sur notre lit, afin qu’après nous être amoureusement unis sur cette couche, nous puissions avoir confiance l'un dans l'autre. »

 

    Ainsi parla-t-elle, et je répondis en lui disant alors :

 

   — Circé, comment peux-tu m'engager à être tendre envers toi, toi qui as changé dans ta demeure mes compagnons en porcs, et qui, me retenant ici, m'invites par un dessein perfide à entrer dans ta chambre et à monter sur ta couche, afin que tu profites de ce que je serai désarmé pour m amoindrir et me dénaturer ? Non, je ne saurais consentir à monter sur ta couche, à moins que tu n'aies le courage, ô déesse, de me jurer par le serment redoutable, que tu ne concevras aucun autre dessein pour mon mal et ma perte. »

 

   Ainsi parlai-je, et la déesse aussitôt jura le serment demandé. Lorsqu'elle eut juré et scellé son serment, je montai sur le lit somptueux de Circé.

 

   Pendant ce temps, les servantes vaquaient à leur ouvrage au-dedans du palais. Elles étaient quatre à s'occuper du service de toute la maison, et toutes étaient nées des fontaines, des bois et des fleuves sacrés qui coulent vers la mer. L'une jetait sur les fauteuils de beaux tapis de pourpre, qui recouvraient des voiles étendus par-dessous. L'autre tirait devant les sièges des tables en argent, sur lesquelles elle plaçait des corbeilles en or. La troisième mêlait, dans un cratère en argent, un vin suave et doux comme le miel, et répartissait les coupes d'or. La quatrième apportait de l'eau et allumait un grand feu sous un large trépied, où cette onde chauffait. Lorsque l'eau bouillit dans le bronze étincelant, elle me fit entrer dans la baignoire ; puis, opérant un mélange agréable avec l'eau qu'elle tirait du large trépied, elle m'inonda la tête et les épaules, jusqu'à ce qu'elle eût dissipé de mes membres la fatigue épuisante. Après qu'elle m'eut baigné et frotté d'huile fine, elle jeta sur moi un beau manteau ainsi qu'une tunique. Me ramenant alors, elle me fit asseoir sur un beau fauteuil orné de clous d'argent, habilement ouvré ; un tabouret où reposer les pieds se trouvait à sa base. Une servante apporta une belle aiguière en or, me versa de l’eau pour me laver les mains sur un bassin d'argent, et allongea près de moi une table polie. La vénérable intendante apporta le pain, le mit auprès de moi et plaça sur la table toutes sortes de mets, faisant largesse de toutes ses réserves. Circé m'invitait à manger ; mais mon cœur ne pouvait y prendre aucun plaisir. Je demeurais assis, pensant à autre chose, et mon esprit prévoyait des malheurs. Dès que Circé vit que je restais assis sans songer à étendre mes mains sur le pain, et que j'étais subjugué par une violente affliction, elle s'approcha de moi et m'adressa ces paroles ailées :

 

    — Pourquoi, Ulysse, restes-tu donc ainsi, assis comme un muet, sans toucher au breuvage ni à la nourriture ? Craindrais-tu par hasard quelque autre sortilège ? Tu n'as plus rien à craindre, car je t'ai juré le plus grand des serments. »

 

    Ainsi parla-t-elle, et je répondis en lui disant alors :

 

    — Circé, quel homme, ayant quelque raison, aurait le courage de goûter aliment ou boisson, avant d'avoir délivré ses amis et de les voir apparaître à ses yeux ? Mais si c’est de bon cœur que tu m'invites à manger et à boire, délivre-les afin que mes yeux voient mes compagnons fidèles. »

 

   Ainsi parlai-je. Circé, sa baguette à la main, sortit alors en traversant la salle ; elle ouvrit les portes de l'étable à pourceaux, et relâcha des gens qui ressemblaient à de gros porcs gras. Ils s arrêtèrent vis-à-vis de Circé. La déesse alors, allant de l’un à l’autre, les enduisit chacun d'un autre liniment. De leurs membres tombèrent les soies que naguère y avait fait pousser le pernicieux breuvage que leur avait offert la vénérable déesse, ils redevinrent des hommes, mais des hommes plus jeunes qu'ils n'étaient, beaucoup plus beaux et de plus grande taille. Ils me reconnurent, et chacun d'eux vint me serrer la main. Des gémissements de joie sourdaient de tous les cœurs, et toute la demeure retentissait de leurs cris effrayants. La déesse elle-même fut prise de pitié. S'approchant de moi, la divine déesse m adressa la parole :

 

   — Descendant de Zeus, fils de Laërte, artificieux Ulysse, va maintenant vers ton vaisseau rapide et sur le bord de la mer. Tirez tout d'abord votre nef à la terre, remisez au fond des cavernes vos richesses avec tous vos agrès, puis reviens sans retard en amenant tes compagnons fidèles. »

 

   Ainsi parla-t-elle, et mon cœur généreux obéit aussitôt. Je me dirigeai vers mon vaisseau rapide et sur le bord de la mer. Je trouvai tout auprès de ma nef rapide mes compagnons fidèles ; ils gémissaient lamentablement et versaient un flot de larmes abondantes. De même que des veaux, parqués dans la campagne, bondissent tous ensemble vers le troupeau des vaches qui rentrent à leur litière, une fois gavées d'herbages ; les barrières ne les contiennent plus,

 

 

 

 et c'est avec de bruyants beuglements qu'ils s en vont courir tout autour de leurs mères ; mes compagnons, de même, lorsque leurs yeux m'aperçurent, m'entourèrent tout en pleurs. Leur cœur tressaillit, comme s’ils arrivaient dans leur propre patrie, dans la cité même de la rocheuse Ithaque, où ils avaient vu le jour et grandi. Tout en sanglotant, ils m'adressèrent ces paroles ailées :

 

   — Ton retour, ô nourrisson de Zeus, nous cause autant de joie que si nous étions parvenus dans Ithaque, sur la terre de nos pères. Mais allons ! dis-nous comment sont morts nos autres compagnons.»

 

   Ainsi parlèrent-ils, et je leur répondis par ces douces paroles :

 

  — Tirons tout d'abord notre nef à la terre, remisons au fond des cavernes nos richesses avec tous nos agrès ; puis, tous tant que vous êtes, hâtez-vous de me suivre dans les divines demeures de Circé, afin de voir vos compagnons en train de manger et de boire, car ils ont de tout en abondance. »

 

   Ainsi parlai-je, et mes compagnons obéirent sans retard à mes ordres. Le seul Euryloque voulait les retenir tous. Prenant alors la parole, il dit ces mots ailés :

 

   — Ah ! malheureux, où voulez-vous aller ? Pourquoi désirez-vous ce que d'autres ont souffert, en descendant au palais de Circé ? Cette déesse vous changera tous en porcs, en loups ou en lions, pour vous confier la garde, même par contrainte, de sa vaste demeure. Elle vous traitera comme fit le Cyclope, lorsqu'en sa bergerie vinrent nos compagnons, que l'intrépide Ulysse alors accompagna, car c'est à sa folie qu'ils ont dû d être aussi entraînés à leur perte.»

 

   Ainsi parla-t-il. Et aussitôt mon cœur se demanda s'il me fallait tirer le glaive à pointe effilée qui touchait à ma cuisse musclée, frapper Euryloque et envoyer sa tête sur le sol, bien qu'il fût mon très proche parent. Mais, par de douces paroles, chacun de son côté, mes compagnons me retinrent :

 

   — Descendant de Zeus, laissons-le là, si tu veux, rester près de la nef et garder le vaisseau. Pour nous, conduis-nous dans les demeures divines de Circé. »

 

   Ayant ainsi parlé, ils s'éloignèrent du navire et du bord de la mer. Euryloque lui-même ne resta pas auprès du vaisseau creux ; il nous suivit, car mes furieuses menaces l'avaient rempli de crainte. Pendant ce temps, Circé baignait en sa demeure mes autres compagnons, les frottait d'huile fine, les vêtait de tuniques et de manteaux laineux. Nous les trouvâmes tous à prendre en la grande salle un somptueux repas. Dès qu'ils se virent les uns et les autres et qu'ils se reconnurent en se trouvant face à face, ils se mirent à pleurer et à se lamenter, et toute la demeure se remplit alors de leurs gémissements. S'approchant de moi, la divine déesse m'adressa la parole :

 

   — Descendant de Zeus, fils de Laërte, artificieux Ulysse, ne poussez plus d'aussi longues plaintes. Je sais tous les maux que vous avez soufferts sur la mer poissonneuse, et à quel point des hommes farouches vous ont mis à mal sur la terre ferme. Mais allons ! mangez de ces mets et buvez de ce vin, jusqu'à ce que vous ayez repris en vos cœurs le même courage que vous aviez au début, lorsque vous quittiez la terre de vos pères, la rocheuse Ithaque. Aujourd'hui, vous voilà sans force et sans courage, vous souvenant sans cesse de vos rudes errances, et votre cœur ne connaît plus la joie pour avoir tant souffert. »

 

   Ainsi parla-t-elle, et nos cœurs généreux s'empressèrent d'obéir. Nous restâmes là durant toute une année, assis chaque jour à savourer des profusions de viandes et du vin délectable. Mais, lorsqu'un an se fut écoulé et que le cours des mois eut ramené le printemps et parfait les longs jours, mes fidèles compagnons me prirent à part et me dirent alors :

 

   — Malheureux, voici l'instant de te ressouvenir de la terre de tes pères, s'il est de ton destin d'être sauvé et de revenir sous le toit de ta haute demeure et dans la terre de ta propre patrie. »

 

   Ainsi parlèrent-ils, et mon cœur généreux s’empressa d’obéir. Durant le jour entier jusqu'au soleil couchant, nous restâmes assis à savourer des profusions de viandes et du vin délectable. Lorsque le soleil se fut enfoncé et qu'après lui l'obscurité survint, ils s'endormirent dans le palais assombri. Pour moi, je montai sur le lit somptueux de Circé, je la suppliai en prenant ses genoux, et la déesse voulut bien m'écouter. Prenant alors la parole, je dis ces mots ailés :

 

   — Circé, tiens la promesse que tu m'as faite, de me laisser rentrer en mon foyer. Déjà mon âme bondit d'impatience, tout comme celle de tous mes compagnons, qui me rongent le cœur, quand je les vois pleurer autour de moi, pour peu que tu t'écartes. »

 

   Ainsi parlai-je, et la divine déesse me répondit alors :

 

   — Descendant de Zeus, fils de Laërte, artificieux Ulysse, ne restez plus désormais, si c'est de mauvais gré, au sein de ma demeure. Mais il faut d'abord que vous accomplissiez un autre voyage et que vous vous rendiez dans la maison d'Hadès et de Perséphone, la terrible déesse, afin de consulter l'âme du Thébain Tirésias, de ce devin aveugle dont l'intelligence demeure inébranlée. A lui seul, en effet, Perséphone a donné, quoique mort, clairvoyance et sagesse ; les autres ne sont que des ombres flottantes. »

 

   Ainsi parla-t-elle, et mon cœur se brisa. Assis sur le lit, je me mis à pleurer ; mon âme ne voulait plus vivre, ni voir encore la lumière du soleil. Lorsque je fus saturé de pleurer en me roulant sur le lit, je répondis alors à la déesse en lui disant ces mots :

 

   — Circé, qui donc en ce voyage nous servira de guide ? Personne ne s'est jamais rendu chez Hadès sur une nef noire. »  

 

   Ainsi parlai-je, et la divine déesse me répondit alors :

 

   — Descendant de Zeus, fils de Laërte, artificieux Ulysse, que le désir d un guide à bord de ton vaisseau ne te tourmente pas. Dresse le mât, déploie les voiles blanches, et reste assis. Le souffle de Borée portera ton vaisseau. Lorsque ta nef aura traversé l’Océan, tu verras alors la côte hirsute, le bois de Perséphone, avec ses hauts peupliers et ses saules ingrats. Une fois là, tire ton navire sur le bord de l'Océan aux profonds tourbillons, et prends le chemin de la maison d'Hadès, pleine de moisissure. Avance jusqu'au lieu où l’Achéron reçoit le Pyriphlégéthon ainsi que le Cocyte, dont les eaux s'épanchent du Styx. Une roche s'élève au pied du confluent de ces deux fleuves aux eaux retentissantes. Dès que tu seras parvenu tout près de cette roche, comme je te l'ordonne, creuse une fosse, héros, d'une coudée environ et de long et de large. Sur le pourtour de la fosse, répands trois libations pour honorer tous les morts : la première avec du lait miellé, la seconde avec du vin délectable, et la troisième avec de l'eau pure. Saupoudre par-dessus une blanche farine. Puis, implorant par de longues prières les têtes vacillantes des morts, promets-leur, à ton retour en Ithaque, de leur immoler au sein de ta demeure une vache stérile, la plus belle de tes vaches, et de remplir le bûcher de précieuses offrandes. Promets en outre, au seul Tirésias, de lui sacrifier en particulier un bélier tout noir, le bélier le plus beau de ceux de ton troupeau. Lorsque tu auras adressé suppliques et prières aux tribus illustres des défunts, songe à leur immoler un agneau mâle et une brebis noire, en leur tournant la tête du côté de l'Érèbe. Pour toi, écarte-toi et porte tes regards sur les courants du fleuve. Alors, tout autour de la fosse, accourront en foule les âmes des défunts que la mort a saisis. A ce moment, commande et ordonne aussitôt à tes compagnons d'écorcher les moutons qu'étendit sur le sol et qu'égorgea le bronze sans pitié, de les brûler et d'implorer les dieux, le puissant Hadès et Perséphone, la terrible déesse. Quant à toi, après avoir tiré le glaive aigu qui touche à ta cuisse, reste là, et empêche les têtes vacillantes des morts de s'approcher du sang, avant que tu n'aies consulté Tirésias. Dès lors, entraîneur de guerriers, tu verras bientôt arriver le devin ; il te dira ta route, la longueur du chemin et comment tu pourras assurer ton retour en t'engageant sur la mer poissonneuse. »

 

   Ainsi parla-t-elle, et aussitôt parut l'Aurore au trône d'or. Circé me vêtit en m'offrant et tunique et manteau. La Nymphe à son tour se drapa d'un grand châle d'une blancheur éclatante, d'un tissu léger et d'une grâce charmante ; elle se ceignit les reins d une belle ceinture en or, et se couvrit la tête d un voile retombant. Pour moi, parcourant le palais pour réveiller mes gens, allant de l'un à l'autre, je les exhortai tous par de douces paroles :

 

   — Ne restez plus à dormir, en vous laissant aller aux douceurs du sommeil. Partons, car l'auguste déesse a songé pour moi à ce qu'il faut que je fasse ! »

 

   Ainsi parlai-je, et leur cœur généreux s'empressa d’obéir. Toutefois, même de chez Circé, je ne devais pas ramener mes compagnons indemnes. Le plus jeune d'entre eux, un certain Elpénor, qui n était ni vaillant au combat ni solide d’esprit, s’était écarté de tous ses compagnons. Alourdi par le vin, voulant chercher le frais, il s'était couché sur la divine demeure de Circé. Entendant le tumulte des cris et des pas de ses compagnons s'apprêtant au départ, il se leva d'un bond et, oubliant en son for intérieur de revenir en arrière et de redescendre par le grand escalier, il alla tout droit tomber du haut du toit. Il se rompit les vertèbres du cou, et son âme se rendit chez Hadès. Lorsque mes compagnons furent prêts à partir, je leur dis ces paroles :

 

   — Vous croyez sans doute rentrer en vos foyers, dans la terre de votre douce patrie. Mais Circé nous assigne un tout autre voyage ; elle nous envoie dans la maison d'Hadès et de Perséphone, la terrible déesse, pour consulter l'âme du Thébain Tirésias. »

 

   Ainsi parlai-je, et leur cœur se brisa. Restant là sans bouger, ils gémissaient et s'arrachaient les cheveux ; mais aucun plan d'action ne sortait de leurs pleurs. Enfin, comme nous nous rendions auprès de notre nef et sur le bord de la mer, le cœur plein d'affliction et répandant un flot de larmes abondantes, Circé se dirigea aussi, dans le même moment, vers notre nef noire et vint y attacher un agneau mâle et une brebis noire. Elle était passée en échappant sans peine à nos regards. Qui pourrait de ses yeux apercevoir un dieu, quand il ne le veut point, de quelque côté qu'il revienne ou qu'il aille ?

 

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