15 Jan 2014

Homère - L'Illiade - Chants VI à X

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 CHANT VI

  Seuls, Troyens et Achéens restèrent alors dans l’atroce mêlée. Et souvent, ça et là, le combat s'étendit dans la plaine, tandis qu'ils dirigeaient les uns contre les autres leurs lances aux pointes de bronze, entre les cours du Simoïs et du Xanthe.   

 

    Le premier, Ajax fils de Télamon, rempart des Achéens, rompit une phalange troyenne et sur ses compagnons fit luire une lumière, en frappant un  guerrier qui  des Thraces  était né le meilleur, le fils d'Eussoros, Acamas à la fois brave et grand. Le premier, Ajax le frappa sur la bossette du casque à épaisse crinière ; l'arme se planta dans le front, la pointe de bronze traversa l'os et s'y enfonça ; l'obscurité enveloppa ses yeux.

 

    Diomède alors, vaillant au cri de guerre, tua Axylos fils de Teuthras, qui habitait la ville d'Arisbé bien construite. Abondant en ressources de vie, il était cher aux nommes, car il les recevait tous avec cordialité dans la maison qu il avait sur le bord de la route. Mais aucun de ces notes ne vint alors, en le couvrant de son corps, écarter de lui le funeste trépas. A tous deux Diomède enleva la vie, à Axylos et à Calésios son serviteur, qui tenait alors les rênes des chevaux. Tous les deux descendirent sous la terre.

 

    Euryale dépouilla Drésos et Opbeltios, puis il marcha contre Ésépos et Pédasos, que la nymphe des eaux Abarbarée avait un jour enfantés pour l'irréprochable Boucolion. Boucolion était le fils premier-né de l'admirable Laomédon, et sa mère l'avait clandestinement mis au monde. Comme il paissait ses moutons, Boucolion s'était uni d’amour et d'étreinte avec la nymphe, qui avait conçu et enfanté deux jumeaux. A tous les deux alors, le fils de Mécistée dénoua l'ardeur et les membres allègres, et, de leurs épaules, il enleva les armes.

 

    L'ardent guerrier Polypœtès tua Astyalos. Ulysse abattit Pidytès de Percote avec sa pique de bronze, et Teucros, Arétaon le divin. Le fils de Nestor, Antiloque, de sa lance brillante, fit périr Abléros. Le roi des guerriers Agamemnon abattit Élatos, qui habitait, sur les bords du Satnioïs au beau cours, l'escarpée Pédasos. Phylacos qui fuyait, périt sous la main du héros Léitos. Et Eurypyle abattit Ménanthios. Puis ce fut Adraste qui fut pris vivant, par Ménélas vaillant au cri de guerre. Ses chevaux effrayés, en courant dans la plaine, avaient donné contre une branche de tamaris ; le char recourbé se brisa tout au bout du timon, et les deux chevaux détalèrent vers la ville, où s enfuyaient aussi les autres coursiers qui étaient effrayés. Adraste, le long de la roue, tête en avant dans la poussière, roula de son char et tomba sur la bouche. L'Atride Ménélas près de lui se dressa, ayant en main sa pique à l'ombre longue. Mais Adraste alors le supplia en touchant ses genoux :

 

    — Prends-moi vivant, fils d’Atrée, et reçois une digne rançon. Nombreux sont les trésors déposés chez mon père opulent : du bronze, de l'or, et du fer qui coûte tant de peine. Mon père t'en gratinerait d'une infinie rançon, s'il apprenait que je suis en vie, près des nefs achéennes.»

 

    Ainsi parla-t-il, et il ébranlait le cœur de Ménélas au fond de sa poitrine. Le héros allait le confier sans retard à son serviteur, pour qu'il l'emmenât vers les agiles vaisseaux des Achéens. Mais Agamemnon accourut vers lui, et dit en criant :

 

    — Mon pauvre ami, ô Ménélas ! pourquoi ainsi te soucier de ces hommes ? En vérité, les Troyens ont accompli chez toi de très nobles prouesses ! Qu'aucun d'entre eux ne se dérobe à nos mains et à la ruine abrupte, pas même l’enfant que porterait une mère en son ventre, pas même le fuyard. Mais que tous ensemble disparaissent d'Ilion, sans être pleures, sans laisser de traces ! »

 

    En parlant ainsi, le héros retourna les sentiments de son frère par cet avis sensé. Ménélas repoussa de la main le héros Adraste. Le puissant Agamemnon le frappa au flanc. Adraste tomba à la renverse, et l'Atride, lui mettant alors le pied sur la poitrine, arracha du corps sa lance de frêne.

 

    D'un autre côté, Nestor exhortait les Argiens en poussant de grands cris :

 

    — O mes amis, héros danaens, serviteurs d'Arès ! que personne, avide de dépouilles, ne reste plus en arrière pour regagner les nefs en y portant un plus ample butin. Tuons d'abord des hommes. Vous pourrez ensuite tranquillement piller et dépouiller les cadavres des morts étendus dans la plaine. »

 

    En parlant ainsi, il excita l'ardeur et le courage dans le cœur de chacun. A ce moment, les Troyens, sous les coups des Achéens aimés d'Arès, seraient remontés vers Ilion, domptés par leur carence de vaillance, si le meilleur des augures, le fils de Priam Hélénos, s'arrêtant près d'eux, n'avait dit à Énée ainsi qu'à Hector:

 

    — Énée et Hector, puisque c'est sur vous que repose avant tout la tâche des Troyens et des Lyciens, car vous excellez en toute entreprise, qu'il faille lutter ou délibérer, arrêtez ici et retenez l'armée devant les portes en vous portant partout, avant que vos gens n'aillent se jeter et fuir dans les bras de leurs femmes, et donner à l'ennemi une occasion de joie. Quand vous aurez exhorté toutes les phalanges, nous poursuivrons la lutte contre les Danaens, en résistant sur place bien que très épuisés, car nous sommes pressés par la nécessité. Pour toi, Hector, gagne donc la ville, et parle ensuite à ta mère qui est aussi la mienne. Qu'elle conduise la troupe des femmes vénérables vers le temple d'Athéna aux yeux pers, qui est dans la ville haute ; qu'elle ouvre avec la clef les portes de la maison sacrée, et que le voile qui lui aura paru le plus seyant, le plus ample de ceux qui sont en sa demeure, le voile auquel vont toutes ses préférences, soit déposé par elle sur les genoux d'Athéna aux superbes cheveux. Qu'elle lui promette aussi d'immoler en son temple douze génisses d'un an, ignorant l'aiguillon, si elle prend en pitié notre ville, les épouses troyennes et leurs petits enfants, et si elle écarte de la sainte Ilion le fils de Tydée, ce sauvage piquier, cet acharné suscitateur de déroute, que j'estime le plus fort de tous les Achéens. Jamais nous n'avons à ce point redouté Achille, l'entraîneur de guerriers, que l'on dit être issu d'une déesse. Mais Diomède fait montre d'une fureur excessive, et personne ne peut se mesurer à son emportement. »   

 

    Ainsi parla-t-il, et Hector à son frère ne désobéit point. Aussitôt, de son char il sauta tout armé sur la terre. Brandissant des piques aiguës, il parcourut en tous sens l'armée, exhorta tous les rangs au combat, et réveilla la terrible mêlée. Les Troyens alors se retournèrent et firent front aux Achéens. Les Argiens reculèrent et cessèrent le carnage. Ils se disaient qu'un des Immortels était descendu du ciel étoile secourir les Troyens, tant ceux-ci s'étaient vivement retournés. Hector alors exhorta les Troyens, en poussant de grands cris :

 

     — Troyens pleins d'ardeur, et vous, alliés venus de loin ! Soyez des hommes, amis, et souvenez-vous de l'impétueuse vaillance, pendant que moi, marchant vers Ilion, j'irai dire aux Anciens du Conseil ainsi qu'à nos épouses, de supplier les dieux et de leur vouer des hécatombes. »

 

    Ayant ainsi parlé, Hector au casque à panache oscillant s'en alla, et le cuir noir, qui courait en bordure sur le bouclier renflé, le frappait à la fois aux chevilles et au cou.

 

    Or, Glaucos fils d'Hippolochos et le fils de Tydée s'avancèrent ensemble entre les deux armées, brûlant de se combattre. Dès que, marchant l'un contre l'autre, ils furent en présence, Diomède vaillant au cri de guerre lui adressa le premier la parole :

 

    — Qui donc es-tu, ô très brave, parmi les bommes mortels ? Car je ne t'ai jamais vu jusqu'ici, dans le combat où la valeur s’illustre. Mais voici qu’aujourd’hui sur tous les autres tu l’emportes en hardiesse, puisque tu viens attendre ma lance à l'ombre longue. Fils d’infortunés sont ceux qui viennent affronter mon ardeur ! Mais si tu viens du ciel, étant un Immortel, je ne saurais lutter avec les dieux célestes. Car le fils de Dryas lui-même, le robuste Lycurgue, ne vécut pas longtemps, après qu'il fut entré en lutte avec les dieux célestes. Il poursuivit sur le mont sacré de Nysa les nourrices de Dionysos en délire. Toutes ensemble laissèrent tomber leurs thyrses sur la terre, frappées à coup de fouet par l’homicide Lycurgue. Dionysos éperdu s'enfuit, et se plongea sous les flots de la mer. Thétis le reçut en son sein, tout épouvanté, car les menaces de l'homme l'avaient saisi d'un brusque tremblement. Les dieux, dont heureuse est la vie, s'irritèrent ensuite contre lui, et le fils de Cronos rendit Lycurgue aveugle. Ainsi donc, s'il ne vécut plus longtemps, c'est qu'il était détesté par tous les dieux immortels. Dès lors, moi non plus je ne voudrais point combattre contre les dieux bienheureux. Mais si tu es un de ces mortels qui mangent le fruit de la terre labourée, approche pour arriver plus vite au terme de ta perte. »

 

    L’illustre fils d'Hippolochos lui répondit alors :

 

    — Magnanime Tydide, pourquoi t'informes-tu de ma race ? Telle est la race des feuilles, telle est aussi celle des hommes. Pour les feuilles, les unes sont par le vent répandues sur la terre ; mais la forêt verdoyante en fait pousser d'autres quand revient la saison du printemps. De même pour les hommes : une génération pousse, tandis que l'autre cesse. Mais si tu tiens à en savoir davantage et bien connaître ma race — nombreux sont les nommes qui déjà la connaissent — sache qu'il existe une ville, Éphyre, aux confins de l’Argolide nourricière de chevaux. Là, vécut Sisyphe, le plus rusé des hommes, Sisyphe fils d Éole. Il eut Glaucos pour fils, et Glaucos engendra l'irréprochable Bellérophon, à qui les dieux accordèrent la beauté et le charme viril. Mais Prœtos en son cœur, contre lui médita des malheurs. Il le chassa du pays des Argiens, car il était de beaucoup le plus fort, et Zeus avait soumis ce peuple au sceptre de ce roi. La femme de Prœtos, la divine Antéia, fut alors prise d'un furieux désir de s'unir au héros dans un secret amour. Mais elle ne put séduire ce héros aux sages sentiments, Bellérophon à l'âme illuminée. Recourant alors au mensonge, elle dit au roi Prœtos :  — «Meurs, Prœtos, ou tue Bellérophon, qui a voulu, contre ma volonté, s'unir d'amour avec moi ! » Ainsi parla-t-elle, et la colère s'empara du roi, lorsqu'il entendit cette déclaration. Il évita de le tuer, car il s'en fit un scrupule en son cœur. Mais il envoya Bellérophon en Lycie, en lui remettant de funestes indices. Il traça sur une tablette pliée plusieurs signes de mort, et lui recommanda, pour assurer sa perte, de les montrer à son beau-père. Bellérophon s'en fut donc en Lycie, sous la conduite irréprochable des dieux. Dès qu'il fut arrivé en Lycie et sur le cours du Xanthe, le roi de la vaste Lycie l'honora de grand cœur. Pendant neuf jours, il le traita comme un hôte, et sacrifia neuf bœufs. Mais quand, pour la dixième fois, l'Aurore aux doigts de rose apparut, le roi lycien l'interrogea et lui demanda de connaître les signes qu'il apportait de la part de son gendre Prœtos. Or, dès qu'il eut connaissance des signes funestes envoyés par son gendre, le roi commença par donner à son hôte l'ordre de tuer la Chimère invincible. Elle était de race divine et non de race humaine, lion par devant, serpent par derrière, et chèvre au milieu ; son haleine terrible soufflait l'ardeur flamboyante du feu. Le héros la tua, en se fiant aux présages des dieux. En second lieu, il combattit contre les Solymes illustres, et il avoua que ce combat avait été le plus terrible qu'il eût jamais livré contre les hommes. En troisième lieu, il tua les rivales des hommes que sont les Amazones. A son retour, le roi trama contre lui une ruse serrée. Il choisit les plus braves guerriers de la vaste Lycie, et les mit aux aguets. Mais en leurs maisons ils ne revinrent plus, car l'irréprochable Bellérophon les extermina tous. Toutefois, dès que le roi eut reconnu que son hôte était le noble descendant d'un dieu, il le retint en Lycie, lui donna sa fille, et lui accorda la moitié du prestige royal. Les Lyciens alors lui découpèrent un domaine plus vaste que les autres, riche en vergers et en terres arables, pour qu'il eût de quoi vivre. L'épouse de Bellérophon à l'âme illuminée lui donna trois enfants : Isandros, Hippolochos et Laodamie. Zeus aux conseils avisés vint ensuite coucher près de Laodamie, et ce fut d'elle que naquit Sarpédon rival des dieux, guerrier casqué de bronze. Mais quand Bellérophon fut aussi par tous les dieux pris en inimitié, il erra seul à travers la plaine d'Alion, se rongeant le cœur et évitant la foulée des humains. Ares insatiable de guerre lui tua son fils Isandros, tandis qu il combattait contre les Solymes illustres. Dans un moment d'irritation Artémis aux rênes d'or tua Laodamie. Pour moi, c'est Hippolochos qui m'engendra, et je déclare que je suis né de lui. Il m'envoya vers Troie, et me recommanda instamment de toujours exceller, de prévaloir sur les autres et de ne jamais déshonorer la race de mes pères, qui se signalèrent comme étant de beaucoup les plus braves, aussi bien dans Éphyre que dans la vaste Lycie. Telle est ma race, et tel est le sang dont je dis être issu. »

 

    Ainsi parla-t-il, et Diomède vaillant au cri de guerre se réjouit. Il planta sa lance sur la terre nourricière, et adressa ces apaisantes paroles au pasteur des guerriers :

 

    — Ainsi donc, tu es pour moi un vieil hôte que mes aïeux reçurent ! Jadis, en effet, le divin Œnée reçut dans son palais et garda vingt jours l'irréprochable Bellérophon. Et tous deux, l'un à l'autre, se firent des présents magnifiques. Œnée fit don d'un éclatant ceinturon de pourpre, et Bellérophon, d'une coupe d'or à double calice, que j'ai laissée dans ma demeure en partant. De Tydée, je ne me souviens pas, puisqu'il me laissa, tout petit encore, lorsque fut détruite, sous les murs de Thèbes, l'armée des Achéens. Ainsi donc, je suis pour toi, au cœur de l'Argolide, un bote que tu prises, et toi, tu es le mien, en Lycie, lorsque je me rendrai au pays des Lyciens. Évitons-nous tous les deux de nos lances, même dans la mêlée. Assez nombreux sont pour moi les Troyens et leurs illustres alliés, pour que je tue celui qu'un dieu m'amènera ou que je pourrai rejoindre à la course. Assez nombreux sont aussi pour toi les Achéens, pour que tu puisses abattre celui que tu pourras. Dès lors, échangeons nos armes, afin que tous ces combattants sachent aussi que nous déclarons être des hôtes par nos pères. »

 

    Ayant ainsi parlé, ils sautèrent de leurs chars, se prirent les mains et se jurèrent fidélité. A ce moment, Zeus fils de Cronos, fit perdre le sens à Glaucos, qui échangea ses armes contre celles de Diomède fils de Tydée : des armes d'or contre des armes de bronze, cent bœufs contre neuf bœufs !

 

    Pendant ce temps, Hector arrivait à la Porte Scée et sur le rempart. Autour de lui, épouses et filles des Troyens accouraient, questionnant sur leurs fils, leurs frères, leurs parents, leurs maris. Mais alors Hector les engagea toutes, les unes après les autres, à supplier les dieux. Sur combien d'entre elles pesait déjà le deuil ! Hector parvint enfin dans la très belle demeure de Priam, agrémentée de portiques aux colonnes polies. Et ce palais comprenait cinquante chambres à coucher, construites en pierre de taille et édifiées les unes près des autres. Là, les fils de Priam dormaient avec leurs femmes légitimes. Pour ses filles, de l'autre côté, en face, à l'intérieur de la cour, il y avait douze chambres à coucher sous un toit continu, construites en pierre de taille et édifiées les unes près des autres. Là, les gendres de Priam dormaient auprès de leurs chastes épouses. Ce fut donc là que la mère aux doux présents d'Hector, comme elle se rendait chez Laodice, la plus belle de ses filles, vint au-devant de lui. Elle lui saisit la main, prit la parole et dit en le nommant :

 

    — Mon enfant ! pourquoi es-tu venu, ayant ainsi quitté l'intrépide combat ? Sans aucun doute, les fils au nom maudit des Achéens sans merci vous accablent, en combattant autour de la cité, et toi, c'est ton cœur qui t'a poussé à venir jusqu'ici, tandis que tu allais tendre les mains vers Zeus du haut de l'acropole. Mais attends, jusqu'à ce que je t'apporte un vin aussi doux que le miel. Tu feras d'abord des libations à Zeus Père et aux autres Immortels, et tu pourras ensuite en profiter toi-même, si tu en bois. A l'homme fatigué, comme tu t'es fatigué à défendre les tiens, le vin redonne une vigueur accrue. »

 

    Le grand Hector au casque à panache oscillant lui répondit alors :

 

    — Ne m'offre pas du vin aussi doux que le miel, vénérable mère, de peur que tu n'en viennes à briser mon ardeur, et à me faire oublier ma vaillance. Avec des mains impures, je n'ose offrir à Zeus une libation de vin couleur de feu ; il n'est jamais permis, quand on est souillé de sang et de boue, d'adresser des prières au fils de Cronos, dieu des sombres nuées. Mais toi, monte avec des offrandes au temple d'Athéna meneuse de butin, après avoir groupé les femmes vénérables, et que le voile le plus seyant, le plus ample de ceux qui sont en ta demeure, le voile auquel vont toutes tes préférences, soit par toi déposé sur les genoux d'Athéna aux superbes cheveux ; promets-lui aussi d immoler en son temple douze génisses d'un an, ignorant l'aiguillon, si elle prend en pitié notre ville, les épouses troyennes et leurs petits enfants, et si elle écarte de la sainte Ilion le fils de Tydée, ce sauvage piquier, cet acharné suscitateur de déroute. Rends-toi donc au temple d'Athéna meneuse de butin. Moi, j'irai trouver Paris et faire appel à lui, s'il veut bien écouter. Puisse la terre s'ouvrir là où il est ! Car l'Olympien l'a nourri pour le terrible malheur des Troyens, du magnanime Priam et de ses enfants. Si je le voyais descendre chez Hadès, je dirais que mon cœur ne se rappelle plus de sa triste misère ! »

 

    Ainsi parla-t-il. Et la mère d'Hector, entrant dans le palais, donna des ordres à ses servantes ; elles allèrent rassembler dans la ville les femmes vénérables. Hécube elle-même descendit dans la chambre odorante où se trouvaient les voiles tout brodés, ouvrage des femmes sidoniennes, qu'Alexandre beau comme un dieu avait amenées de Sidon, quand il navigua sur la vaste mer, et qu'il fit ce voyage au cours duquel il amena Hélène aux illustres ancêtres. Hécube choisit un de ces voiles pour le porter à Athéna en offrande ; c’était le plus beau par ses broderies, et aussi le plus ample ; il brillait comme un astre, et se trouvait enfoui sous tous les autres. Puis elle se mit en route, et un grand nombre de femmes vénérables s’empressèrent de la suivre. Dès qu'elles arrivèrent dans le temple d'Athéna, qui est dans la ville haute, Théano aux belles joues, fille de Cissès, épouse d'Anténor dompteur de chevaux, leur ouvrit les portes, car c'était Théano que les Troyens avaient faite prêtresse d'Athéna. Toutes alors, avec un cri plaintif, tendirent leurs mains vers Athéna, et Théano aux belles joues prit le voile et le déposa sur les genoux d'Athéna aux superbes cheveux ; puis, suppliante, elle implora la fille du grand Zeus :

 

    — Vénérable Athéna, salvatrice des cités, divine déesse ! Brise la lance de Diomède ; fais qu'il tombe lui-même, tête en avant, devant la Porte Scée, afin que nous puissions aussitôt immoler en ton temple douze génisses d'un an, ignorant l'aiguillon, si tu prends en pitié notre ville, les épouses troyennes et leurs petits enfants. »

 

    Telle fut sa prière. Mais Pallas Athéna leva la tête en signe de refus.

 

    Or, pendant qu'elles priaient ainsi la fille du grand Zeus, Hector se dirigeait vers la maison d'Alexandre, belle maison que lui-même avait bâtie avec l'aide des meilleurs constructeurs qui fussent alors dans la Troade fertile. Ils lui avaient édifié un appartement, une maison, une cour, contigus aux palais de Priam et d'Hector, dans la ville Haute. C'est là qu'entra Hector aimé de Zeus. Sa main tenait une lance haute de onze coudées ; la pointe de bronze brillait en haut de la hampe, où la cernait une virole d'or. Il trouva Pâris dans son appartement, en train de fourbir ses armes magnifiques, son bouclier, sa cuirasse, et de palper son arc recourbé. Hélène d'Argos était assise au milieu de ses femmes, commandant aux servantes de merveilleux travaux. Hector, en le voyant, l'interpella par ces mots outrageants :

 

     — Malheureux ! il n'est point beau d'avoir laissé la colère pénétrer en ton cœur. Les soldats s'exténuent à force de se battre autour de la cité et de son haut rempart, et c'est à cause de toi que le tumulte et la guerre s'embrasent autour de notre ville. Toi-même, d'ailleurs, tu réprimanderais tout autre que tu verrais, quel qu'il fût, abandonner l'horreur de la bataille. Lève-toi donc, de crainte que bientôt la cité ne soit brûlée par le feu destructeur. »

 

    Alexandre beau comme un dieu lui répondit alors :

 

     — Hector, puisque tu m'as interpellé selon mon mérite et non mon démérite, je vais donc te parler. Sois attentif, et écoute-moi bien. Ce n'était pas tant par colère contre les Troyens, ou par indignation, que je restais dans mon appartement ; mais je voulais céder à ma douleur. Or, voici que mon épouse, m'encourageant par de tendres paroles, m'a excité au combat, et je pense moi-même que ce sera le parti le meilleur. La victoire change de favoris. Allons ! attends pour le moment que je me sois revêtu de mes armes de guerre. Ou plutôt, va, je te suivrai, et je compte t'atteindre. »

 

     Ainsi parla-t-il, et Hector au casque à panache oscillant ne lui répondit rien. Mais Hélène lui adressa ces apaisantes paroles:

 

     — O mon beau-frère ! tu n'as en moi qu'une chienne aux desseins pernicieux, et qui fait frissonner. Comme il aurait fallu, le jour même où ma mère m'enfanta, qu'une effroyable bourrasque me saisît, m'emportât sur la montagne ou sur le flot de la mer au sourd déferlement, et que là, les flots me perdissent, avant que ces horreurs ne fussent arrivées ! Mais puisque les dieux ont ainsi décidé de ces maux, que n'ai-je alors été la femme d'un plus brave, qui eût été sensible à l'indignation et aux affronts réitérés des hommes ! Mais celui-ci n'a pas de fermes sentiments ; il n'en aura jamais, et je crois bien qu'il en recueillera les funestes effets. Mais allons l'entre dès lors et assieds-toi sur ce siège, ô mon beau-frère, puisque c'est toi surtout qu'envahit la fatigue, à cause de moi, chienne que je suis, et à cause aussi de l'égarement d'Alexandre. Zeus nous a infligé une destinée lamentable, afin que nous soyons, jusque dans l'avenir, célébrés par les chants des hommes qui viendront. »

 

   Le grand Hector au casque à panache oscillant lui répondit alors :

 

     — Ne me fais pas asseoir, Hélène, malgré ton amitié. Tu ne parviendras pas à me persuader. Mon cœur déjà s'élance au secours des Troyens, qui grandement regrettent mon absence. Quant à toi, presse ton époux, et qu'il se hâte lui-même, afin de me rejoindre avant que j'aie quitté la ville. Je vais aller chez moi revoir ma maisonnée, mon épouse chérie et mon petit enfant, car je ne sais si vers eux je reviendrai encore une autre fois, ou si les dieux m'auront bientôt dompté sous les mains achéennes.»

 

    Ayant ainsi parlé, le grand Hector au casque à panache oscillant s'en alla. Bientôt après, il arrivait dans sa demeure aux nobles habitants. Mais il ne trouva point en son appartement Andromaque aux bras blancs. Avec son fils et une suivante au long voile, elle se tenait alors sur le rempart, gémissant et pleurant. Hector, comme il ne trouvait pas son irréprochable épouse à l'intérieur du palais, s'arrêta sur le seuil en sortant, et dit aux servantes :

 

    — Allons ! servantes, parlez-moi selon la vérité. Où donc s'en est allée, hors de son appartement, Andromaque aux bras blancs ? S'est-elle rendue chez mes sœurs, chez mes belles-sœurs aux longs voiles, ou bien a-t-elle gagné le temple d'Athéna, où les autres Troyennes aux magnifiques tresses cherchent à fléchir la terrible déesse ? »

 

    La diligente intendante lui répondit alors :

 

    — Hector, puisque tu m'ordonnes de dire la vérité, ce n'est pas chez tes sœurs, ni chez tes belles-sœurs aux longs voiles, qu'elle s'est rendue, ni dans le temple d'Athéna, où les Troyennes aux magnifiques tresses cherchent à fléchir la terrible déesse. Elle est allée sur le grand rempart d'Ilion, parce qu'elle a appris que les Troyens étaient exténués, et que grande restait la force des Achéens. Elle s'est donc empressée de gagner le rempart, comme une femme en délire ; la nourrice la suit en portant son enfant. »

 

    Ainsi parla l'intendante. Hector sortit d'un bond de sa demeure, reprit la même route en parcourant les rues solidement bâties. Comme il arrivait, après avoir traversé l'étendue de la ville, vers la Porte Scée, car c'était par là qu'il devait passer pour aller dans la plaine, ce fut à cet endroit qu'il vit accourir au-devant de lui son épouse Andromaque, si richement dotée ; elle était la fille du magnanime Eétion, d'Eétion qui habitait au pied du Places boisé, à Thèbes sous Places, et qui régnait sur les Ciliciens ; c'était sa fille que possédait Hector au casque de bronze. Elle accourut donc au-devant d'Hector ; avec elle marchait une servante qui portait sur son sein un candide enfançon, un bébé à vrai dire, le fils aimé d'Hector, pareil à un bel astre. Hector l'appelait Scamandrios ; les autres Troyens, Astyanax, car c'était Hector seul qui protégeait Ilion. Le père sourit, et en silence considéra l'enfant. Mais Andromaque, qui près de lui se tenait en pleurant, lui saisit la main, prit la parole et dit en le nommant : — Malheureux ! ton ardeur va t’user, et tu n’as pitié ni de ton fils en bas âge, ni de moi, malheureuse, qui bientôt serai veuve de toi ! Car bientôt les Achéens vont te tuer, tous acharnés contre toi. Comme il serait préférable pour moi, si je viens à te perdre, de m'enfoncer sous terre, car je n'aurai plus aucune chaleur au cœur, mais rien que des douleurs, lorsque tu te seras attiré ton destin. Je n'ai plus à moi ni père, ni mère vénérable. Mon père, en effet, le divin Achille l’a tué, lorsqu'il détruisit la ville soigneusement bâtie des Ciliciens, Thèbes aux hautes portes. Il tua Eétion, mais ne le dépouilla point, car il s'en fit un scrupule en son cœur. Par contre, il brûla son corps avec son armure habilement ouvrée, et le couvrit d un tertre, autour duquel les nymphes montagnardes, filles de Zeus porte-égide, plantèrent des ormeaux. Les sept frères que j'avais au sein de ma demeure sont tous, le même jour, descendus chez Hadès, car le divin Achille aux pieds infatigables les massacra tous, comme ils veillaient sur leurs bœufs tourne-pieds et leurs blanches brebis. Quant à ma mère qui régnait au pied du Places boisé, après qu'Achille l'eût ici amenée avec tout son avoir, il lui laissa la liberté, en acceptant une immense rançon. Mais Artémis diffuseuse de traits la tua dans le palais de son père. Hector, tu me tiens lieu de père, de mère vénérable, de frère, et tu es mon époux florissant. Eh bien ! aie donc pitié de moi, demeure ici sur le rempart, pour ne pas faire un orphelin de ton fils et de ta femme une veuve. Place ton armée près du figuier sauvage, là où la ville est le plus accessible, et où le mur peut être escaladé. C'est là que trois fois les plus braves, ceux qui se groupent autour des deux Ajax et du très illustre Idoménée, ceux qui se groupent autour des Atrides et du vaillant fils de Tydée, sont venus essayer un assaut, soit qu'ils fussent avertis par un homme au courant des oracles, soit qu'ils suivissent l'élan et la poussée de leur propre courage. »

 

    Le grand Hector au casque à panache oscillant lui répondit alors :

 

    — Tout cela certes, femme, m'inquiète aussi moi-même. Mais c'est surtout aux yeux des Troyens et des Troyennes aux longs voiles traînants que je crains terriblement d'avoir honte, si, comme un lâche, je fuis loin du combat. Mon courage d'ailleurs ne m'y incite pas, puisque j'ai appris à rester toujours brave, et à combattre aux premiers rangs troyens pour maintenir le grand renom de mon père et le mien propre. Je sais bien, en effet, en mon âme et mon cœur, qu'un jour viendra où la sainte Ilion périra, ainsi que Priam et le peuple de Priam à la lance  de frêne.

 

   

 

Mais ce n'est pas tant la souffrance des Troyens que je crains pour l'avenir, ni celle d'Hécube, ni celle du roi Priam, ni celle de mes frères qui, nombreux et braves, tomberont dans la poussière sous les coups des ennemis, que la tienne, Andromaque, quand un des Achéens aux tuniques de bronze t'emmènera pleurante, après t'avoir ravi tes jours de liberté. Conduite dans Argos, tu tisseras la toile au service d'une autre, tu porteras l'eau de la fontaine Messéis ou de celle d'Hypérée, soumise à toutes les contraintes, et accablée sous le poids brutal de la nécessité. Et un jour on dira, en te voyant verser des larmes : « Voici la femme d'Hector qui prévalait dans les combats sur tous les Troyens dompteurs de chevaux, lorsqu'ils se battaient autour d’Ilion ! » Voilà ce qu'un jour on dira, et ce sera pour toi un renouveau de douleur d'être privée d'un bomme tel que moi, pour écarter de toi les jours de servitude. Mais que la terre entassée recouvre mon cadavre, avant que je ne sois informé de tes cris et de ton enlèvement ! »

 

    Ayant ainsi parlé, le brillant Hector se pencha sur son fils. Mais l'enfant en criant se rejeta en arrière, contre le sein de sa nourrice à la belle ceinture, effrayé par l’aspect de son père chéri, apeuré par le bronze et par le panache en crins de cheval qu'il voyait avec épouvante, osciller au sommet du casque. Ils sourirent alors, le tendre père et la mère vénérable, et le brillant Hector aussitôt se bâta d'enlever de sa tête et de poser à terre le casque éblouissant. Alors, il embrassa son fils, le berça dans ses bras et dit en priant Zeus et tous les autres dieux :

 

    — Zeus ! et vous, autres dieux ! faites que cet enfant, mon fils, comme moi se distingue entre tous les Troyens, qu'il ait une aussi forte vigueur que la mienne, et que sur Ilion il règne en souverain ! Qu'on puisse dire un jour : « Le fils vaut beaucoup mieux que le père », quand on le verra revenir du combat. Qu'il en rapporte les dépouilles sanglantes de l'ennemi qu'il aura massacré, et que sa mère alors ait le cœur tout en joie ! »

 

    Ayant ainsi parlé, il remit son enfant entre les mains de son épouse chérie. Elle le reçut sur son sein parfumé, avec un sourire entremêlé de pleurs. L'époux s'en aperçut et la prit en pitié. De sa main alors il la caressa, prit la parole et dit en la nommant :

 

    — Malheureuse ! que ton cœur pour moi ne s'afflige pas trop ! Car aucun homme ne peut, avant l'heure marquée, m'envoyer chez Hadès. J'avoue pourtant qu'il n est pas a homme qui puisse éviter son destin, ni le lâche, ni le brave, du moment qu il est né. Mais rentre en ta demeure ; occupe-toi des travaux qui sont tiens, la toile et la quenouille, et ordonne aux servantes de se mettre au travail. Laisse aux hommes le souci de la guerre, à moi surtout, et à tous ceux qui sont nés dans Ilion. »

 

    Ayant ainsi parlé, le brillant Hector reprit son casque à queue de cheval. Sa chère épouse regagna sa maison, en tournant de temps en temps la tête et en versant de grosses larmes. Bientôt après, elle arriva dans la demeure aux nobles habitants de l'homicide Hector, trouva dans 1'intérieur sa suite de servantes et provoqua chez toutes une crise de larmes, car elles disaient que leur maître, échappant à l'ardeur et aux mains achéennes, ne pourrait plus revenir du combat.

 

    Or, Paris aussi ne s'attardait pas dans sa haute demeure. Mais à peine avait-il revêtu ses armes glorieuses en bronze ciselé, qu'il s élança à travers la cité, cédant à ses pieds prompts. De même qu'un cheval gardé dans l'écurie, nourri d'orge à la crèche, rompt soudain son licol, s'élance en piaffant dans la plaine, habitué qu'il est à se baigner dans le fleuve au beau cours ; il triomphe, porte la tête haut, et sa crinière voltige autour de ses épaules ; cédant à sa force éclatante, ses jarrets l'emportent tout d'un trait vers les lieux coutumiers où paissent les chevaux ; de même était Pâris fils de Priam, en descendant de la haute Pergame ; il étincelait sous ses armes comme un brillant soleil, rayonnait de joie, et ses pieds rapides l'emportaient. Bientôt après, il rejoignit son frère, le divin Hector, à l'instant même où il quittait l'endroit où il s'entretenait avec sa chère épouse. Alexandre beau comme un dieu lui adressa le premier la parole :

 

    — Cher ami ! j'ai sans aucun doute, par mon retard, retenu ton élan, et je ne suis pas arrivé à temps convenu, comme tu l'ordonnais. »

 

    Hector au casque à panache oscillant lui répondit et dit :

 

    — Malheureux ! aucun homme, pour peu qu'il soit équitable, ne saurait blâmer ta conduite au combat, car tu es courageux. C'est donc de plein gré que tu te relâches et que tu te dérobes. Et mon cœur en mon âme s'afflige, lorsque j'entends sur toi les humiliants propos que tiennent les Troyens qui supportent tant de peines pour toi. Mais allons ! nous arrangerons tout cela dans la suite, si Zeus nous donne un jour, pour honorer les dieux du ciel, les dieux qui sont toujours, de dresser au sein de nos demeures un cratère de liberté, après avoir chassé de la Troade les Achéens aux belles cnémides ! »

CHANT VII

    Ayant ainsi parlé, le brillant Hector s'élança hors des portes ; son frère Alexandre marchait à ses côtés ; tous deux avaient au cœur une égale fureur de guerre et de bataille. De même qu'un dieu accorde aux matelots le vent de leur attente, quand ils sont fatigués de repousser la mer avec des rames de sapin bien lissé, et que leurs membres sont rompus de fatigue ; de même, les deux héros comblèrent l’attente des Troyens, en leur apparaissant.

 

    A ce moment, l'un des deux maîtrisa le fils du roi Aréithoos, Ménesthios, qui habitait Arné, et qu'avaient engendré Aréithoos, le Porte-Massue, et Phyloméduse aux grands yeux de génisse. Hector, de sa lance pointue, atteignit Éionée au cou, sous le rebord du casque orné de bronze, et lui rompit les membres. Glaucos fils d'Hippolochos, conducteur des Lyciens, au cours de la rude mêlée, blessa de sa pique Iphinoos fils de Dexios, qui s'était élancé sur ses chevaux rapides ; il l'atteignit à l'épaule, et Iphinoos s'abattit de son char sur la terre, les membres rompus. Or, aussitôt que la déesse Athéna aux yeux pers se rendit compte que les Argiens périssaient dans la rude mêlée, elle descendit, bondissant des sommets de l'Olympe, vers la sainte Ilion. Au-devant d'elle s'élança Apollon, qui observait des hauteurs de Pergame, et qui voulait la victoire des Troyens. Ils se rencontrèrent tous les deux près du chêne. Le premier, le seigneur Apollon fils de Zeus, lui adressa la parole :

 

    — Pourquoi, portée par ton ardeur, ô fille du grand Zeus, es-tu encore descendue de l’Olympe, et à quoi donc te pousse ton grand cœur ? Est-ce pour donner aux Danaens la victoire que fait alterner la vaillance ? Car tu n'as aucune pitié des Troyens qui périssent. Pourtant, si tu voulais m'en croire, voici ce qui vaudrait bien mieux. Dès maintenant, faisons pour aujourd'hui cesser guerre et carnage. Plus tard, ils reprendront la lutte, jusqu'à ce qu'ils consomment la perte d'Ilion, puisque le plaisir qui vous tient au cœur, à vous Immortelles, est d'arriver à ruiner cette ville. »

 

     Athéna, la déesse aux yeux pers, lui répondit alors :

 

    — Qu'il en soit ainsi, dieu qui au loin écarte les fléaux ! Car c'est aussi avec cette pensée que je suis moi-même venue de l'Olympe, vers les Troyens et les Achéens. Eh bien ! comment entends-tu faire cesser la guerre entre ces combattants ? »

 

    Le seigneur Apollon fils de Zeus lui répondit alors :

 

    — Surexcitons la vigoureuse ardeur que possède Hector, le dompteur de chevaux, afin qu'il provoque quelqu'un des Danaens à lutter seul à seul, face à face avec lui, dans un combat terrible, et que les Achéens aux cnémides de bronze, jaloux de ce défi, poussent un des leurs à lutter seul contre le divin Hector. »

 

    Ainsi parla-t-il, et Athéna, la déesse aux yeux pers, ne désobéit pas. Mais Hélénos, fils chéri de Priam, pressentit en son cœur la décision que les dieux, dans leur consultation, s'étaient plu à former. Il vint donc s arrêter près d'Hector, et lui dit ces paroles :

 

    — Hector, fils de Priam, égal à Zeus en sagesse, voudrais-tu bien me croire, puisque je suis ton frère ? Mets au repos les autres Troyens et tous les Achéens, et prends sur toi de provoquer le plus brave Achéen à lutter face à face avec toi, dans un combat terrible. Car ce n'est pas encore ton destin de mourir, ni de toucher au moment fatal. Voilà ce que je viens d’entendre de la voix même des dieux qui sont toujours. »

 

    Ainsi parla-t-il, et grandement Hector se réjouit, en entendant cette proposition. S'élançant alors entre les deux armées, il arrêta les phalanges troyennes, en ayant pris sa lance par le milieu du bois. Tous s'immobilisèrent. Agamemnon, d’autre part, mit au repos les Achéens aux belles cnémides. Athéna et Apollon, dieu dont l'arc est d'argent, se postèrent aussi, pareils à deux vautours, sur le haut chêne de Zeus porte-égide, charmés du spectacle qu'offraient ces combattants. Leurs rangs épais se tenaient immobiles, hérissés de boucliers, de casques et de lances. De même que le zéphyre qui vient de se lever, hérisse la mer en s'étendant sur elle, et que les flots noircissent sous ce hérissement ; de même, se hérissaient les rangs des Troyens et des Achéens alignés dans la plaine. Hector, entre les deux armées, prit alors la parole :

 

     — Écoutez-moi, Troyens, et vous, Achéens aux belles cnémides, afin que je dise ce que mon cœur me dicte au fond de ma poitrine. Nos serments, le fils de Cronos, pilote suprême, ne les a pas ratifiés. Mais aux maux qu'il médite contre nos deux armées, il assigne pour terme le jour qui vous verra, ou prendre Troie aux magnifiques tours, ou succomber vous-mêmes auprès de vos vaisseaux traverseurs de la mer. Vous avez parmi vous les plus braves de tous les Achéens ; que celui d'entre eux que son courage pousse à s'affronter avec moi, vienne ici, et qu'il soit, entre tous, l'antagoniste du divin Hector. Telle est ma proposition, et que Zeus soit notre témoin ! S'il me maîtrise avec le bronze à la pointe effilée, qu'il me dépouille et emporte mes armes dans les vaisseaux creux, mais qu'il rende mon corps à ma demeure, afin que les Troyens et les femmes troyennes m'accordent, une fois mort, les flammes du bûcher. Mais si c'est moi qui le maîtrise, et qu'Apollon me donne le triomphe, je le dépouillerai de ses armes, je les emporterai dans la sainte Ilion, et je les suspendrai dans le temple d'Apollon dont le trait porte loin. Quant à son cadavre, je le renverrai vers les vaisseaux solidement charpentés, afin que les Achéens aux têtes chevelues l'ensevelissent et le couvrent d'un tertre, sur les bords du large Hellespont. Et quelque homme, un jour, même un de ceux qui viendront après nous, lorsqu'il naviguera sur la mer lie de vin, dans un navire garni de bonnes rames, déclarera : « Ce monument est celui d'un guerrier mort depuis longtemps, que jadis a tué, malgré tout son courage, le brillant Hector. » Voilà ce qu'un jour on déclarera, et ma gloire ne périra jamais. »

 

    Ainsi parla-t-il, et tous les Achéens restèrent silencieux et cois. Ils avaient honte de refuser, mais ils craignaient d'accepter. Enfin, Ménélas se leva pour prendre la parole et les interpeller en les couvrant d'injures ; de grands gémissements s'échappaient de son cœur :

 

    — Ah ! fanfarons, Achéennes et non plus Achéens ! En vérité, ce serait une honte terrible entre les plus terribles, si aucun Achéen ne venait à cette heure affronter Hector. Puissiez-vous tous devenir eau et terre, assis là où vous êtes, sans cœur et sans renom ! Contre cet homme, c'est moi qui vais m'armer. Mais le dénouement de la victoire est en haut, chez les dieux immortels. »

 

    Ayant ainsi parlé, il se revêtit de sa belle armure. Alors, ô Ménélas, la fin de ta vie serait arrivée sous les mains d'Hector, car il était de beaucoup le plus fort, si les rois des Achéens ne s'étaient élancés et ne t'avaient saisi ! Le fils d'Atrée lui-même, Agamemnon aux pouvoirs étendus, te prit par la main droite, t'adressa la parole et dit en te nommant :

 

    — Tu es fou, Ménélas nourrisson de Zeus, et ce n'est pas à toi que sied cette folie ! Supporte, tout affligé que tu sois, et ne t'obstine pas à vouloir combattre, pour relever un défi, contre un guerrier qui est plus fort que toi, Hector fils de Priam, devant qui tous les autres frémissent. Achille, dans le combat où la valeur s'illustre, a peur de l'affronter, lui qui est pourtant bien plus brave que toi. Va donc, en regagnant ton groupe, t'asseoir parmi les tiens ; les Achéens contre Hector susciteront un autre anta-goniste. Si intrépide qu'il se sente, si insatiable qu'il soit de corps à corps. j'affirme qu'il sera bien aise de s'asseoir, s'il vient à sortir de cette lutte acharnée et de l'horreur de cet acharnement. »

 

    En exprimant ainsi et en donnant un conseil opportun, le héros détourna l'opinion de son frère. Ménélas obéit, et ses serviteurs, rendus à la joie, lui enlevèrent les armes des épaules. A ce moment, Nestor, au milieu des Argiens, se leva et dit :

 

    — Hélas ! un grand deuil approche de la terre achéenne. Ah ! combien il se lamenterait, le vieux Pelée conducteur de chevaux, l'éminent conseiller et orateur des Myrmidons, lui qui se plaisait tant jadis à m'interroger au fond de sa demeure, me questionnant sur la famille et la race de tous les Argiens, s'il entendait dire que leurs descendants se terrent tous aujourd'hui devant Hector ! Bien des fois, vers les Immortels il lèverait ses mains, pour que son âme, se séparant de ses membres, s'enfonçât dans la maison d'Hadès. Ah ! Zeus Père, Athéna, Apollon ! ah ! si j'étais jeune comme au temps où, sur le cours rapide du Céladon, les Pyliens et les Arcadiens aux lances frénétiques se rassemblaient et se mettaient aux prises, sous les murs de Phéia, aux alentours des bords de l'Iardanos ! A la tête des Arcadiens, se tenait, dressé au premier rang, Ereuthalion mortel égal aux dieux, portant sur ses épaules l'armure du roi Aréithoos, du divin Aréithoos que les hommes et les femmes aux belles ceintures avaient surnommé le Porte-Massue, parce qu'il ne combattait, ni à l'arc ni à la longue pique, mais qu’à l’aide d'une massue de fer il brisait les phalanges. Lycurgue le tua par ruse et non de vive force, dans un étroit chemin, où sa massue de fer ne lui servit à rien contre l'écroulement. Lycurgue en effet le prévint, le perça de sa lance au beau milieu du corps, et le héros fut à la renverse abattu sur le sol. Lycurgue alors le dépouilla des armes qu'Arès de bronze lui avait procurées. De ce moment, il les porta lui-même au milieu des travaux pénibles de la guerre. Mais, lorsque Lycurgue eut vieilli au fond de son palais, il en fit don à Ereuthalion, son cher serviteur, pour qu'il s'en recouvrît. Vêtu de cette armure, Ereuthalion provoquait les plus braves guerriers. Mais les Pyliens tremblaient et craignaient fortement. Nul n'osait l'affronter. Mais moi, mon cœur aguerri me poussa, par la confiance hardie que j'avais en moi-même, à le combattre ; et j'étais pourtant le plus jeune de tous. J'engageai donc avec lui le combat. Athéna me donna le triomphe, et je tuai cet homme et si grand et si fort, car il était immense, et ses membres gisaient étalés ça et là. Ah ! si j’étais aussi jeune, si ma vigueur était toujours sur pied, Hector au casque à panache oscillant ne tarderait pas à être mis en demeure d'affronter le combat. Mais de ceux qui, parmi vous, sont les plus braves de tous les Achéens, de ceux-là même, aucun ne brûle avec empressement de se porter à la rencontre d'Hector. »

 

    Le vieillard ainsi invectiva contre eux. Alors, au nombre de neuf, des guerriers se levèrent. De beaucoup avant tous, le premier qui vint à se lever fut Agamemnon le roi des guerriers. Après lui, se leva le fils de Tydée, le robuste Diomède. Après eux, ce furent les deux Ajax, revêtus d'impétueuse vaillance ; après eux, Idoménée et le suivant d'Idoménée, Mérion égal au Belliqueux meurtrier ; après eux, Eurypyle brillant fils d'Évémon, et enfin Thoas fils d'Andrémon, et le divin Ulysse. Tous étaient décidés à combattre contre le divin Hector. Le Gérénien Nestor conducteur de chevaux leur dit à ce moment :

 

    — Maintenant, tirez au sort les uns après les autres, pour savoir qui sera désigné, car celui qui sera choisi servira la cause des Achéens aux belles cnémides. Il servira aussi celle de son propre cœur, s'il vient à sortir de cette lutte acharnée et de l'horreur de cet acharnement. »

 

    Ainsi parla-t-il. Chaque guerrier alors marqua son sort et le jeta dans le casque d'Agamemnon l'Atride. Les troupes se mirent en prières et tendirent les mains vers les dieux. Et chacun disait, en levant les yeux vers le vaste ciel :

 

    — Zeus Père, fais que ce soit Ajax que désigne le sort, ou le fils de Tydée, ou le roi même de Mycènes où l'or surabonde ! »

 

    Ainsi parlaient-ils. Et le Gérénien Nestor conducteur de chevaux agita les sorts, et du casque sauta le sort qu'ils désiraient, celui d'Ajax. Un héraut, le portant de partout dans la foule, le montra, en commençant par la droite, à tous les plus nobles d'entre les Achéens. Ceux-ci ne le reconnaissant pas, le refusèrent, chacun l'un après l'autre. Mais quand le héraut, en portant le sort de partout dans la foule, parvint à celui qui, l’ayant marqué, l'avait jeté dans le casque, devant l'illustre Ajax, ce guerrier tendit alors la main, et le héraut, s'arrêtant près de lui, y déposa le sort. Ajax, en le voyant, le reconnut à sa marque, et son cœur fut en joie. A ses pieds alors, il le jeta par terre, tout en s'écriant :

 

    — Amis, ce sort est le mien, et mon cœur est en joie, car je crois devoir vaincre le divin Hector. Mais allons ! tandis que je vais revêtir mes armes, vous, priez Zeus, le roi fils de Cronos, en silence, en vous-mêmes, de peur que les Troyens ne s'en aper­çoivent, ou même à haute voix, car nous ne craignons absolument personne. Nul ne peut à son gré, par force et par adresse, me forcer à fuir contre le mien, car ce n'est pas, je crois, pour être maladroit à ce point que je suis né dans Salamine et que j'y ai grandi. »

 

    Ainsi parla-t-il, et les Argiens prièrent Zeus, le roi fils de Cronos. Et chacun disait, en levant les yeux vers le vaste ciel :

 

    — Zeus Père, toi qui protèges du haut de l'Ida, très glorieux, très grand ! accorde la victoire à Ajax, et qu'il remporte un triomphe éclatant ! Mais si pourtant tu aimes aussi Hector et te soucies de lui, concède à l'un et l'autre même force et même gloire ! »

 

    Ainsi disaient-ils, et Ajax s'arma d'un bronze rutilant. Dès qu'il eut revêtu son corps de toute son armure, il s'élança tel que s'avance le prodigieux Arès, quand il part au combat se mêler aux Hommes que le fils de Cronos, sous la contrainte de la dévorante Discorde, a poussés à se battre. Ainsi s'élança le prodigieux Ajax, rempart des Achéens, relevant d'un sourire son farouche visage. Il marchait à grands pas, brandissant sa pique à l'ombre longue. Les Achéens jubilaient à le voir. Mais un frisson terrible se glissa dans les membres de chacun des Troyens, et le cœur même d'Hector se mit à palpiter au fond de sa poitrine, car il ne pouvait plus, ni se dérober en cédant à la peur, ni se retirer en replongeant dans la masse des troupes, puisqu'il avait provoqué le combat. Ajax approcha, portant comme une tour son bouclier de bronze à sept peaux de bœufs, que lui avait fourni le labeur de Tychios, le meilleur de tous les bourreliers, qui habitait une maison d'Hylé. Il lui avait ouvré un bouclier scintillant, superposant les cuirs de sept taureaux bien nourris, et appliquant, comme huitième plaque, une lame de bronze. Devant sa poitrine portant ce bouclier, Ajax fils de Télamon s'arrêta près d'Hector, et dit en menaçant :

 

    — Hector, tu vas sur l'Heure savoir exactement, seul contre un seul, quels nobles guerriers comptent encore parmi les Danaens, même après Achille, ce briseur d hommes et ce cœur de lion. S'il reste inactif auprès de ses vaisseaux traverseurs de la mer aux pointes recourbées, plein de rancune contre Agamemnon pasteur des guerriers, nous sommes encore, et en assez grand nombre, de taille à t'affronter. Commence donc le combat et la lutte. »

 

  Le grand Hector au casque à panache oscillant lui répondit alors :

 

    — Ajax issu de Zeus, fils de Télamon, pasteur des guerriers, ne cherche pas à m'intimider comme un enfant débile, ou comme une femme qui ne connaît rien aux choses de la guerre. Je sais pertinemment combattre et massacrer. Je sais à droite, je sais à gauche manier le cuir endurci du bouclier, qui me permet de combattre en homme invulnérable. Je sais bondir dans la mêlée des cavales rapides ; je sais aussi, dans le combat de pied ferme, danser en l’honneur du désastreux Arès. Mais je ne veux pas, en l'épiant en cachette, frapper un bomme comme toi, mais ouvertement, si je puis t’atteindre. »

 

    Il dit ; et, brandissant sa pique à l'ombre longue, il la projeta ; elle atteignit Ajax sur son terrible bouclier fait de sept cuirs de bœufs, sur la plaque de bronze qui était la huitième et la dernière lame. Le bronze inflexible passa, en les déchirant, à travers les six feuilles, et s'arrêta sur la septième peau. A son tour, Ajax descendant de Zeus en second projeta sa pique à l'ombre longue ; elle atteignit le bouclier arrondi du fils de Priam. Elle pénétra donc dans le brillant bouclier, la forte pique, et s'enfonça dans la cuirasse habilement ouvrée. Tout droit, la pique s'en alla près du flanc, déchirer la tunique. Mais Hector se courba et évita le Génie ténébreux. Tous deux alors, ayant avec les mains arraché ensemble leurs longues piques, fondirent l'un sur l'autre, pareils à des lions dévorateurs de chair crue, ou à des sangliers dont la vigueur n'est pas douce à briser. A ce moment, le fils de Priam frappa de sa lance le milieu du bouclier ; il n'en brisa pas le bronze, mais la pointe de l'arme se tordit. Ajax tondit et piqua dans le bouclier d'Hector. De part en part sa lance le traversa, rompit l’élan fougueux de l’adversaire, et vint lui entailler le cou ; un sang noir en jaillit. Mais Hector au casque à panache oscillant ne cessa pas pour cela le combat. Il recula et, de sa main charnue, ramassa une pierre qui gisait dans la plaine, pierre noire, raboteuse, énorme, dont il frappa Ajax sur son terrible bouclier fait de sept cuirs de bœufs, au milieu de la bosse. Le bronze retentit tout autour. Mais Ajax, ramassant à son tour une pierre beaucoup plus grosse, la lança en la faisant tournoyer, et lui imprima une vigueur sans mesure. L'intérieur du bouclier se brisa sous le choc de cette pierre grosse comme une meule. Hector eut les genoux touchés, et le héros s'étendit sur le dos, écrasé contre son bouclier. Mais Apollon le releva sur-le-champ. A ce moment, ils se seraient à l'épée blessés tous deux de près, si les hérauts, messagers de Zeus et des hommes, n'étaient venus, l'un de la part des Troyens, l'autre des Achéens aux tuniques de bronze, Talthybios et Idœos, tous deux pleins de prudence. Ils étendirent leurs sceptres entre les deux rivaux, et le héraut Idœos, dont les pensées connaissaient la prudence, proféra ces paroles :

 

    — Ne combattez plus, chers enfants, et ne luttez plus, car Zeus assembleur de nuées vous chérit l'un et l'autre. Tous les deux, vous êtes bons piquiers, et nous le savons tous. Déjà la nuit s'avance, et il est bon de céder également à la nuit. »

 

    Ajax fils de Télamon lui répondit et dit :

 

    — Idœos, c'est Hector qu'il vous faut inviter à parler, car c'est lui qui a défié au combat tous les plus vaillants. Qu'il commence ! Quant à moi, je suis tout prêt à faire ce qu'il décidera. »

 

    Le grand Hector au casque à panache oscillant lui répondit alors :

 

    — Ajax, puisqu'un dieu t'a donné la taille, la force et la sagesse, et que tu prévaux par la lance sur tous les Achéens, cessons donc à présent, pour aujourd'hui, la lutte et le combat. Plus tard, nous combattrons encore, jusqu'au jour où un dieu nous départagera et donnera la victoire à l'une ou l'autre armée. Déjà la nuit s'avance, et il est bon de céder également à la nuit. Ainsi, tu t'en iras réjouir tous les Achéens auprès de leurs vaisseaux, et surtout ceux qui sont tes compagnons et tes concitoyens. Et moi, dans la grande ville du roi Priam, j'irai aussi réjouir Troyens et Troyennes aux longs voiles traînants, et celles-ci, pour prier en mon nom, pénétreront dans l'assemblée divine. Mais allons! donnons-nous l'un à l'autre de glorieux présents, afin qu on puisse dire, chez les Achéens comme chez les Troyens : « Ils se sont en vérité battus à propos d'une dévorante discorde, mais ils se sont séparés, unis dans l'amitié. »

 

    Ayant ainsi parlé, Hector donna son épée garnie de clous d'argent, l'offrant avec le fourreau et le baudrier bien taillé. Ajax donna son ceinturon tout éclatant de pourpre. Tous deux enfin se séparèrent ; l'un se rendit vers l'armée achéenne, et l'autre alla parmi la foule des Troyens. Et les Troyens jubilèrent en voyant Hector s'avancer vivant et arriver sain et sauf, échappé à la fureur d'Ajax et à ses mains redoutables. Ils le conduisirent vers la ville, après avoir désespéré qu'il fût sauf. De leur côté, les Achéens aux belles cnémides reconduisaient Ajax, tout rayonnant de sa victoire, vers le divin Agamemnon. Lorsqu'ils furent arrivés sous la tente de l'Atride, le roi des guerriers Agamemnon sacrifia  pour eux un bœuf de cinq ans au tout-puissant Cronide. Ils l'écorchèrent, l'apprêtèrent, en dépecèrent tous les membres, les découpèrent en menus morceaux, les transpercèrent de leurs broches, les rôtirent avec soin, et retirèrent tout.  Alors, ayant fini leur tâche et apprêté le festin, ils festoyèrent, et l'appétit ne fit point défaut à ce repas également partagé. Le héros fils d'Atrée, Agamemnon aux pouvoirs étendus, honora Ajax des longs filets de l'échiné. Puis, dès qu'ils eurent chassé le désir de boire et de manger, l'illustre vieillard, Nestor, fut le tout premier à tisser pour eux un conseil de sagesse, Nestor dont l'avis avait toujours passé pour être le meilleur. Plein de bons sentiments, il leur parla et dit :

 

    — Atride et vous autres, nobles Panachéens ! nombreux, vous le savez, sont les Achéens aux têtes chevelues qui sont morts, et dont le fougueux Arès a déjà répandu le sang noir aux alentours du Scamandre au beau cours, pendant que leurs âmes descendaient chez Hadès. Il faut donc que tu fasses arrêter dès l'aurore, la guerre des Achéens. Quant à nous, nous étant rassemblés, nous voiturerons avec bœufs et mulets nos morts jusques ici. Puis, nous les brûlerons, à quelque distance en avant des navires, afin que chacun rapporte au foyer et remette aux enfants les cendres de leurs pères, lorsque nous retournerons dans la terre de notre patrie. Sur l'emplacement du bûcher, entassons un tertre commun à tous, en amenant de la terre retirée de la plaine. Près de ce tombeau, hâtons-nous de construire un rempart élevé, abri pour les vaisseaux et pour les hommes eux-mêmes. Munissons-le de portes solidement ajustées, afin que par elles puisse passer un chemin pour les chars. En dehors et tout près, creusons un fossé profond qui, contournant le mur, retienne les chevaux et les troupes, de crainte qu'une attaque des Troyens forcenés sur nous ne vienne fondre. »

 

     Ainsi parla-t-il, et tous les rois approuvèrent.

 

    Or, pendant ce temps, chez les Troyens se tenait aussi, dans la ville haute d'Ilion, à la porte du palais de Priam, une assemblée terriblement houleuse. Le sage Anténor fut le premier à prendre la parole :

 

    — Écoutez-moi, Troyens, Dardaniens et alliés, afin que je dise ce que mon cœur me dicte au fond de ma poitrine. Allons ! rendons aux Atrides Hélène d'Argos et toutes ses richesses : qu'ils les emmènent. Car c'est à cette heure, contre la foi des serments gagés sur les victimes, que nous combattons. Aussi, je ne crois pas qu'un avantage quelconque puisse nous arriver, tant que nous n'aurons pas fait ce que je vous propose. »

 

    Ayant ainsi parlé, Anténor s'assit. Alors, au milieu d'eux, se leva le divin Alexandre, l'époux d'Hélène aux superbes cheveux. Il répondit en lui adressant ces paroles ailées :

 

     — Anténor, tu ne me dis plus là des choses qui me plaisent, et tu peux concevoir un bien meilleur avis. Mais si vraiment tu parles ici sérieusement, c'est que les dieux eux-mêmes t'ont fait perdre le sens. Dès lors, je vais prendre sur moi de parler aux Troyens dompteurs de chevaux. Je vous le dis en face : cette femme, je ne la rendrai pas. Quant aux richesses que j'ai pu rapporter d'Argos en mon palais, je suis prêt à toutes les donner, et même à en ajouter d'autres, prélevées sur les biens de ma propre maison. »

 

    Ayant ainsi parlé, Alexandre s'assit. Alors, au milieu d'eux se leva Priam issu de Dardanos, d'une prudence égale à celle des dieux. Plein de bons sentiments, il leur parla et dit :

 

    — Écoutez-moi, Troyens, Dardaniens et alliés, afin que je dise ce que mon cœur me dicte au fond de ma poitrine. Pour l'instant, prenez dans la ville votre repas du soir, comme par le passé ; souvenez-vous de faire bonne garde et de vous tenir chacun en éveil. Mais, dès l'aurore, qu'Idaeos s'en aille vers les vaisseaux creux rapporter aux Atrides, Agamemnon et Ménélas, la proposition d'Alexandre, qui est celui qui fit naître notre querelle. Qu'il leur expose en outre cette sage demande : Consentent-ils à suspendre la guerre aux cris affreux, jusqu'au moment où nous aurons brûlé nos morts ? Plus tard, nous combattrons encore, jusqu'au jour où un dieu nous départagera, et donnera la victoire à l'une ou l'autre armée. »

 

    Ainsi parla-t-il. Les Troyens écoutèrent fort attentivement et lui obéirent. L'armée prit alors son repas dans le camp, chaque troupe à son rang. Dès l'aurore, Idaeos se rendit auprès des nefs creuses. Il trouva les Danaens, serviteurs d'Arès, groupés en assemblée près de la poupe du vaisseau d'Agamemnon. S'arrêtant alors au milieu d'eux, le héraut s'écria d'une voix retentissante :

 

    — Atrides, et vous autres, nobles Panachéens ! Priam et les autres magnifiques Troyens m'ont chargé, si elle doit vous plaire et vous être agréable, de vous rapporter la proposition d'Alexandre, qui est celui qui fit naître notre querelle. Les richesses qu'Alexandre a pu transporter dans Troie à bord des nefs creuses — que n'est-il mort auparavant ! — il est prêt à toutes les donner, et même à en ajouter d'autres, prélevées sur les biens de sa propre maison. Quant à la jeune femme du glorieux Ménélas, il déclare qu'il ne la rendra pas ; et cependant les Troyens l'y engagent ! Ils m'ont chargé de demander en outre si vous consentiez à suspendre la guerre aux cris affreux, jusqu'au moment où nous aurons brûlé nos morts. Plus tard, nous combattrons encore, jusqu'au jour où un dieu nous départagera, et donnera la victoire à l'une ou l'autre armée. »

 

    Ainsi parla-t-il, et tous restèrent silencieux et cois. Diomède vaillant au cri de guerre prit enfin la parole :

 

    — Que personne n'accepte pour l'instant, ni les richesses que nous offre Alexandre, ni Hélène. Il est évident, même pour un enfant, que déjà les Troyens en sont arrivés au terme de la ruine. »

 

    Ainsi parla-t-il, et tous les fils des Achéens l’acclamèrent, admirant la réplique de Diomède, le dompteur de chevaux. Le puissant Agamemnon dit alors à Idœos :

 

    — Idœos ! tu entends toi-même la réplique des Achéens, et la façon dont ils te répondent ; pour ma part, il m est agréable qu'il en soit ainsi. Quant aux morts, je ne refuse pas qu'on les brûle, car on ne doit pas tarder, du moment qu'ils sont morts, à promptement apaiser par le feu les cadavres de ceux qui ont quitté la vie. Que Zeus, époux tonnant d'Héra, soit le témoin de nos serments ! »

 

    En parlant ainsi, vers tous les dieux il éleva son sceptre. Et Idœos, retournant sur ses pas, se mit en marche vers la sainte Ilion. Les Troyens et les Dardaniens se trouvaient tous groupés en assemblée, attendant que revienne Idœos. Il revint donc et, debout au milieu d'eux, exposa son message. Très vite alors, ils se mirent à s'équiper, les uns pour transporter les morts, les autres pour aller en forêt. De leur côté, les Argiens, auprès de leurs vaisseaux solidement charpentés, se hâtaient, les uns de transporter les morts, les autres de se rendre en forêt.

 

    Le soleil frappait les champs depuis peu, et du cours silencieux de l'Océan profond s'élevait dans le ciel, lorsqu'ils se rencontrèrent les uns avec les autres. Et là, il était difficile de reconnaître chaque guerrier tombé. Toutefois, lavant avec de l’eau le sang figé des blessures, versant de chaudes larmes, ils purent enfin les charger sur des chars. Mais le grand Priam ne permit pas aux Troyens de pleurer sur leurs morts, et c'est en silence qu'ils entassèrent sur le bûcher les cadavres, le cœur plein d'affliction. Puis, après les avoir brûlés dans le feu, ils se dirigèrent vers la sainte Ilion. De leur côté, les Achéens aux belles cnémides entassaient pareillement les morts sur le bûcher, le cœur plein d'affliction. Puis, après les avoir brûlés dans le feu, ils se dirigèrent vers les vaisseaux creux.

 

    L'aurore n'avait point paru, et c'était encore une nuit à demi lumineuse, quand, autour du bûcher, une troupe choisie d'Achéens s'employa. Sur son emplacement, ils érigèrent un tertre commun, en amenant de la terre retirée de la plaine. A côté du tombeau, ils édifièrent un mur, un rempart élevé, abri pour les vaisseaux et pour les hommes eux-mêmes. Ils le munirent de portes solidement ajustées, afin que par elles puisse passer un chemin pour les chars. En dehors et tout près, ils creusèrent un fossé profond, large, important, dans lequel des pieux furent plantés.

 

    Ainsi travaillaient les Achéens aux têtes chevelues. Quant aux dieux, assis auprès de Zeus au foudroyant éclair, ils contemplaient la grande œuvre des Achéens aux tuniques de bronze. Poséidon qui ébranle la terre fut alors le premier à prendre la parole :

 

     — Zeus Père ! quel est le mortel qui, sur la terre infinie, voudra encore confier aux Immortels sa pensée et ses résolutions ? Ne vois-tu pas qu'à leur tour, les Achéens aux têtes chevelues ont édifié un mur pour abriter leurs nefs, et qu'ils l'ont entouré d'un fossé, sans avoir offert aux dieux d'illustres hécatombes ? La gloire de cet ouvrage s étendra sur la terre aussi loin que l'aurore, et les hommes oublieront celui que nous avons, moi et Phœbos Apollon, construit à force de travail pour le héros Laomédon. »

 

   Violemment irrité, Zeus assembleur de nuées lui répondit alors :

 

    — Malheureux ! toi qui ébranles la terre et dont la force se fait sentir au loin, qu'as-tu dit ? Un autre dieu pourrait redouter ce projet, un autre dieu bien plus faible que toi par les mains et l'ardeur. Mais ta gloire à toi s'étendra néanmoins sur la terre aussi loin que l'aurore. En bien, soit ! Quand les Achéens aux têtes chevelues retourneront sur leurs vaisseaux dans la terre de leur douce patrie, brise ce mur, fais-le tomber tout entier dans la mer, et cache ensuite sous les sables l'étendue du rivage, afin que le grand mur des Achéens disparaisse ! »

 

    Tels étaient les propos qu'ils échangeaient entre eux. Le soleil se couchait, et les Achéens avaient achevé leur travail. Ils égorgèrent des bœufs au milieu de leurs tentes et prirent leur repas. Des vaisseaux en grand nombre arrivaient de Lemnos et apportaient du vin. Et c'est Eunée fils de Jason, qu'Hypsipyle avait conçu de Jason pasteur des guerriers, qui les envoyait. Pour les Atrides, Agamemnon et Ménélas, le fils de Jason faisait à part apporter mille mesures de vin pur. Les Achéens aux têtes chevelues vinrent acheter du vin, les uns avec du bronze, les autres avec du fer étincelant ; ceux-ci avec des peaux, ceux-là avec des bœufs sur pied, d'autres enfin avec des prisonniers. Ils apprêtèrent un repas plantureux. Toute la nuit, dès lors, les Achéens aux têtes chevelues banquetèrent. Les Troyens dans leur ville, ainsi que leurs alliés, firent de même. Toute la nuit aussi, Zeus aux conseils avisés médita d'autres maux contre les Achéens, en frappant de sa foudre des coups terrifiants. Une verdâtre épouvante les appréhenda ; ils versaient par terre le vin de leurs coupes, et nul n'osait boire, avant d'avoir offert une libation au fils tout-puissant de Cronos. Enfin, ils se couchèrent, et se laissèrent gagner par le don du sommeil.

CHANT VIII

   L'aurore au voile de safran s'était étendue sur la terre entière, et Zeus lance-foudre, sur le sommet le plus haut de l’Olympe aux innombrables cimes, constitua les dieux en assemblée. Lui-même parla, et tous les dieux l'écoutèrent :

 

    — Écoutez-moi tous, vous, dieux et déesses, afin que je dise ce que mon cœur me dicte au fond de ma poitrine. Qu'aucune divinité, tant mâle que femelle, n'essaie d'annuler l'effet de ma parole ; mais donnez-moi tous votre assentiment, afin que j'accomplisse au plus tôt mes desseins. Celui d'entre vous que je verrai aller de son chef et à l'insu des dieux, secourir les Troyens ou les Danaens, celui-là, frappé, reviendra dans l'Olympe en piteux état ; ou bien, l'ayant saisi, je le jetterai dans le brumeux Tartare, très bas, au plus profond du gouffre qui se creuse sous terre, là où se trouvent les portes de fer et le seuil de bronze, aussi loin au-dessous de la maison d'Hadès que le ciel se trouve au-dessus de la terre. Il connaîtra alors de combien je suis le plus puissant des dieux. En bien ! dieux, tentez une épreuve, afin que tous en soyez convaincus ! Suspendez au ciel une chaîne d'or et accrochez-vous-y tous, dieux et déesses ; vous ne parviendrez pas à tirer du ciel sur la terre Zeus maître suprême, si grand que soit l'effort que vous fassiez. Mais si moi-même alors je me décidais à tirer, je tirerais avec vous et la terre et la mer. Je pourrais ensuite attacher cette chaîne au sommet de l'Olympe, et tout resterait suspendu dans les airs, tant je suis au-dessus des dieux et au-dessus des hommes ! »

 

    Ainsi parla-t-il, et tous restèrent silencieux et cois, émus de ses propos, car il avait parlé très énergiquement. Athéna, la déesse aux yeux pers, prit enfin la parole :

 

    — O notre père à tous, fils de Cronos, le plus haut des puissants ! Nous savons bien, nous aussi, qu'indomptable est ta force. Mais nous avons pourtant profondément pitié des belliqueux Danaens qui vont sous peu périr, après avoir rempli un destin malheureux. Nous nous abstiendrons sûrement de combattre, puisque tu l'ordonnes ; mais nous voudrions bien proposer aux Argiens un conseil qui leur soit salutaire, afin que tous ne périssent pas du fait de ta colère. »

 

     Zeus assembleur de nuées lui répondit alors en souriant :

 

    — Rassure-toi, Tritogénie, ma fille ! Je ne parle pas d'un cœur bien décidé, et je veux te complaire. »

 

   Ayant ainsi parlé, il équipa sous le car ses deux coursiers aux pieds de bronze, au vol rapide, la nuque ornée d'une crinière d'or. Il se couvrit d'or tout autour de sa chair, prit un fouet d'or habilement façonné, monta sur le char et fouetta les chevaux pour les enlever. Les deux coursiers alors s'envolèrent de bon cœur entre la terre et le ciel étoile. Il arriva sur l'Ida riche en sources, mère des bêtes fauves, le sommet du Gargare, où s'érigeaient pour lui une enceinte sacrée et un autel embaumé. Là, le Père des hommes et des dieux arrêta ses chevaux, les détacha du char et les enveloppa d'une brume compacte. Quant à lui, il s'assit sur les cimes, tout fier de son prestige, le regard dirigé vers la ville des Troyens et les nefs achéennes.

 

    A ce moment, les Achéens aux têtes chevelues se hâtaient de prendre leur repas sous les tentes. Ils s'armèrent aussitôt après. De leur côté, les Troyens, moins nombreux, s'armaient aussi dans la ville. Ils brûlaient cependant d'engager la mêlée et de combattre, pressés par la nécessité, pour leurs enfants et leurs femmes. Toutes les portes s'ouvrirent, l'armée s'élança, fantassins et chevaux, et grand fut le tumulte. Mais quand, marchant les uns contre les autres, les adversaires se rencontrèrent sur le même terrain, ils mirent aux prises leurs boucliers, leurs lances, leurs ardeurs de guerriers aux cuirasses de bronze. Les boucliers bombés se heurtèrent les uns contre les autres, et grand fut le tumulte. Alors, s'élevèrent en même temps les plaintes et les cris de triomphe des hommes qui frappaient ou qui étaient frappés, et le sang ruisselait sur la terre.

 

   Tant que dura l'aurore et que grandit le jour sacré, les traits des deux partis portèrent avec fureur, et les guerriers tombaient.

 

    Mais quand le soleil eut atteint le milieu du ciel, le Père alors déploya ses balances d'or. Il y plaça deux sorts marqués d'un raidissant trépas, l'un pour les Troyens dompteurs de chevaux, l'autre pour les Achéens aux tuniques de bronze. Par le milieu, il souleva le fléau, et le jour fatal des Achéens pencha. Le destin des Achéens vint se poser sur la terre nourricière, et celui des Troyens s'éleva jusqu'au vaste ciel. Le Père des dieux alors retentit avec force et, du haut du mont Ida, lança sur l'armée achéenne un fulgurant éclat. A cette vue, la stupeur les saisit, et une verdâtre épouvante les appréhenda tous.

 

    A ce moment, ni Idoménée, ni Agamemnon n'osèrent résister. Les deux Ajax serviteurs d'Arès ne résistèrent point. Et seul, le Gérénien Nestor, bon vent des Achéens, restait en place. Il ne le voulait pas, mais un de ses chevaux avait été brisé. Le divin Alexandre, l'époux d'Hélène aux superbes cheveux, l'avait frappé d'un trait au sommet de la tête, à l'endroit où les premiers crins s'implantent dans le crâne des chevaux, et où les coups ont la plus forte chance. Le cheval sursauta de douleur, car le trait avait pénétré jusque dans le cerveau, et, tournant autour du bronze de la flèche, il avait jeté dans le désarroi les deux autres chevaux. Pendant que le vieillard, ayant saisi son glaive, s'empressait de couper les traits du cheval de volée, les rapides chevaux d'Hector arrivèrent au milieu du tumulte, portant Hector, leur hardi conducteur. Et là, sans doute, le vieillard aurait perdu la vie, si Diomède vaillant au cri de guerre ne l'eût aperçu de son perçant regard. Excitant Ulysse, il se mit à crier d'une voix prodigieuse :

 

    — Descendant de Zeus, fils de Laërte, artificieux Ulysse ! où fuis-tu comme un lâche en tournant le dos au cours de la mêlée ? Prends garde qu'un guerrier ne te plante en ta fuite sa pique au milieu des épaules ! Reste donc, afin que du vieillard nous écartions ce sauvage soldat ! »

 

    Ainsi parla-t-il, et le divin et endurant Ulysse ne l'entendit point, mais il passa tout près en se précipitant vers les vaisseaux creux des Achéens. Alors, quoique seul, le fils de Tydée alla rejoindre les premiers combattants. Il s'arrêta devant les chevaux du vieillard, fils de Nélée, prit la parole et dit ces mots ailés :

 

    — Vieillard ! de jeunes combattants t'exténuent sans mesure; ta force est brisée, et la vieillesse pénible t'accompagne ; faible est ton serviteur, et lents sont tes chevaux. Allons ! monte sur mon char et tu verras ce que valent les chevaux de Trôs, et comment ils savent dans la plaine, de tous côtés et à très vive allure, poursuivre l'ennemi ou bien s'en dégager. Ces deux chevaux, artisans de déroute, c'est à Énée que je les pris un jour. Que tes deux serviteurs s'occupent des tiens ; quant aux miens, dirigeons-les contre les Troyens dompteurs de coursiers, afin qu'Hector puisse se rendre compte à son tour, si ma lance également fait fureur en mes mains. »

 

     Ainsi parla-t-il, et le Gérénien Nestor conducteur de chevaux  ne désobéit point. Les chevaux de Nestor furent confiés faisant céder, à escalader nos remparts, ni à conduire nos femmes sur tes nefs. Auparavant, je te donnerai un tout autre destin. »

 

   Ainsi parla-t-il, et le fils de Tydée, entre deux partis, hésita, se demandant s'il n'allait pas faire retourner ses chevaux et face à face combattre contre Hector. Trois fois il hésita en son âme et son cœur, et trois fois, du haut des monts Ida, Zeus aux conseils avisés tonna, présageant par ce signe que la victoire que fait alterner la vaillance, pour les Troyens sortirait du combat. Hector alors exhorta les Troyens en criant à voix forte :

 

    — Troyens, Lyciens, et vous Dardaniens qui combattez de près, soyez des hommes, amis, et souvenez-vous de l'impétueuse vaillance ! Je sais que le fils de Cronos m'a de bon cœur concédé la victoire et une grande gloire, et qu'aux Danaens il n’a laissé que le malheur. Insensés donc sont ceux qui ont construit ces méprisables et fragiles murailles ; elles ne pourront pas arrêter mon ardeur, et mes chevaux sauteront aisément par-dessus le fossé qu'ils ont creusé. Mais, une fois que je serai parvenu près de leurs nefs creuses, qu'on n'oublie point alors le feu dévastateur, afin qu'avec le feu j'incendie leurs vaisseaux, et que j'immole auprès de leurs navires les Argiens eux-mêmes troublés par la fumée. »

 

     Ayant ainsi parlé, il excita ses chevaux et leur dit :

 

    — Xanthos et toi, Podargos, Éthon et toi, divin Lampos, c'est aujourd'hui qu'il faut me payer des soins que vous a prodigués Andromaque, la fille du magnanime Éétion. C'est pour vous d'abord qu'elle apportait le doux froment, qu'elle mêlait du vin pour vous verser à boire, lorsque le désir vous y incitait, vous servant avant moi, moi qui me flatte d'être son époux florissant.

 

    Élancez-vous donc, hâtez-vous, afin que nous nous emparions du bouclier de Nestor, dont le renom est monté jusqu'au ciel, parce qu il est tout en or, les barres de soutien et le bouclier lui-même, et que nous enlevions des épaules de Diomède dompteur de chevaux, la cuirasse habilement ouvrée que lui façonna le labeur d'Héphaestos. Si nous arrivions à nous emparer de ces deux trophées, j'aurais bon espoir de faire remonter, au cours de cette nuit, les Achéens sur leurs nefs rapides. »

 

   Ainsi parlait Hector en se glorifiant. Mais la vénérable Héra s'irrita, s'agita sur son trône et ébranla l'Olympe. S'adressant alors au grand dieu Poséidon, elle lui dit face à face :

 

    — En quoi ! dieu qui ébranles la terre et dont vaste est la force, ton cœur en ta poitrine ne gémit-il point sur les Danaens qui périssent ? Et pourtant, dans Hélice ainsi que dans Èges, ils te consacrent de nombreuses et agréables offrandes. Décide-toi donc à leur donner la victoire. Car si nous voulions, nous tous qui portons secours aux Danaens, repousser les Troyens et retenir Zeus au vaste regard, ce dieu, là où il est, n'aurait qu'à se morfondre, en restant seul assis au sommet de l’Ida. »

 

    Violemment irrité, le dieu puissant qui ébranle la terre répondit alors :

 

    — Héra aux propos téméraires, quelle parole as-tu dite ? Non, je ne saurais consentir à ce que, contre Zeus fils de Cronos, nous entrions en lutte, nous les autres dieux, car il est de beaucoup plus puissant que nous. »

 

    Tels étaient les propos qu'ils échangeaient entre eux. Cependant, tout l'espace qu'à partir des vaisseaux le rempart séparait du fossé, se remplissait de chevaux et de guerriers armés de boucliers, qui s'y trouvaient refoulés. Le fils de Priam, Hector égal au prompt Arès, les y avait refoulés, dans le moment que Zeus lui accordait la gloire. Alors, d'un feu dévorant, il eût incendié les vaisseaux bien équilibrés, si la vénérable Héra n'avait suggéré au cœur d'Agamemnon l'idée de s'employer lui-même à stimuler les Achéens sans retard. Il se mit à marcher tout au long des tentes et des nefs achéennes, retenant de sa robuste main un grand manteau de pourpre ; il s'arrêta sur la nef noire et pansue d'Ulysse, qui occupait le centre des vaisseaux, pour se faire de part et d'autre entendre, soit des tentes d'Ajax fils de Télamon, soit de celles d'Achille, car c'étaient ces deux chefs qui avaient, aux deux bouts de la ligne des nefs, tiré leurs vaisseaux bien équilibrés, confiants dans leur courage et dans la force de leurs mains. D'une voix perçante, il s'adressa aux Danaens en criant :

 

   — Honte à vous, Argiens, vils sujets d'opprobres, qui n'avez d'imposant que la seule apparence ! Où s'en sont allées vos fanfaronnades, quand nous affirmions être les plus braves, et que, dans Lemnos, vous vous vantiez, en mangeant force viandes de bœufs aux cornes relevées et en buvant des cratères couronnés de vin, que chacun de vous tiendrait tête au combat à cent et à deux cents Troyens ? Et voici qu'aujourd'hui, nous ne valons même pas le seul Hector, qui va bientôt incendier nos vaisseaux d'un feu dévorateur. Ah ! Zeus Père ! as-tu déjà égaré d'un tel égarement, et dépouillé d'une aussi grande gloire, un autre roi tout-puissant ? Et pourtant, j'atteste que jamais nous n'avons négligé un de tes beaux autels, quand, monté sur un navire garni de bonnes rames, je suis ici venu pour mon malheur ; mais que sur tous, j'ai fait brûler de la graisse et des cuisses de bœufs, dans mon désir de saccager Troie aux solides remparts. Mais, ô Zeus ! exauce au moins ce vœu : permets-nous de fuir et d'échapper, et ne laisse pas ainsi les Achéens périr sous les coups des Troyens. »

 

    Ainsi parla-t-il, et le Père eut pitié de ses larmes, et lui signifia que son armée serait sauve et ne périrait pas. Aussitôt, il envoya un aigle, le plus sûr des oiseaux ; dans ses serres il tenait un faon, rejeton d'une biche rapide. Non loin du superbe autel de Zeus, l'aigle laissa tomber le faon, à l'endroit où, à Zeus seigneur des voix divines, les Achéens faisaient des sacrifices. Dès qu'ils virent l'oiseau venant de Zeus, sur les Troyens ils fondirent sans retard, et se souvinrent de l’ardeur offensive. Aucun des Danaens, bien qu'ils fussent nombreux, ne put alors se vanter d'avoir devancé le fils de Tydée pour lancer ses chevaux rapides, franchir le fossé et combattre de front. Le premier de beaucoup, il terrassa un Troyen casqué, Agélaos fils de Phradmon. Ce guerrier avait tourné ses chevaux vers la fuite, et c'est alors qu'il s'en retournait, que Diomède lui planta sa lance dans le dos, au milieu des épaules, et qu'il la poussa à travers la poitrine. Agélaos s'abattit de son char, et ses armes sur lui s'entre-choquèrent. Après lui, s'élancèrent les Atrides, Agamemnon et Ménélas ; après eux, les deux Ajax vêtus d'impétueuse vaillance ; après eux, Idoménée et le suivant d'Idoménée, Mérion égal au Belliqueux meurtrier ; après eux, Eurypyle brillant fils d'Évémon. Teucer arriva le neuvième, bandant son arc aux bouts ramenés en arrière ; il s'arrêta sous le bouclier d'Ajax fils de Télamon. Là, lorsque Ajax déplaçait tant soit peu son bouclier, le héros, regardant de partout, décochait une flèche au milieu de la foule ; puis, quand il avait frappé, et tandis que l'ennemi tout aussitôt tombait et rendait l'âme, Teucer revenait de nouveau, comme un enfant sous sa mère, se replier vers Ajax, qui le dissimulait sous son brillant bouclier.

 

     Quel fut alors le premier des Troyens que tua l'irréprochable Teucer ? Ce fut d'abord Orsiloque, puis Orménos et Ophélestès; Daïtor, Chromios et Lycophonte rival des dieux ; Amopaon fils de Polyémon, et enfin Mélanippe. Tous, les uns après les autres, il les étendit sur la terre nourricière. A la vue de Teucer décimant de son arc robuste les phalanges troyennes, le roi des guerriers Agamemnon se réjouit. S'approchant du héros, il s'arrêta près de lui et lui dit ces paroles :

 

    — Teucer, chère tête, fils de Télamon souverain des armées, frappe toujours ainsi, afin que tu deviennes une lumière pour les Danaens et pour ton père, Télamon, qui t'a nourri quand tu étais enfant et qui te fit, bien que bâtard, entrer dans sa demeure. Quoiqu'il soit loin d'ici, fais-le monter dans la gloire. Quant à toi, voici ce que je dis et ce qui s'accomplira. Si jamais Zeus porte-égide et Athéna me donnent de renverser la citadelle bien bâtie d'Ilion, c'est à toi, le premier après moi, que je remettrai en mains un présent d'honneur, soit un trépied, soit deux chevaux avec leur char, soit une femme qui prendrait place au même lit que toi. »

 

    L'irréprochable Teucer lui répondit et dit :

 

    — Très glorieux Atride, pourquoi m'exhortes-tu, moi qui, par moi-même, suis déjà plein d'ardeur ? Dans la mesure de mes forces, je ne m'arrête pas. Car, à partir du moment où nous avons vers Ilion repoussé les Troyens, mes flèches sans répit les reçoivent et leur tuent des guerriers. J'ai décoché huit flèches à longue pointe, et toutes se sont plantées dans la chair d'adultes vigoureux et alertes au combat. Mais ce chien enragé, je ne puis pas l'atteindre ! »

 

    Il dit, et l'archer alors, droit contre Hector, décocha de sa corde une autre flèche, et son cœur brûlait de le frapper. Il le manqua, mais atteignit de son trait la poitrine de l'irréprochable Gorgythion, brave fils de Priam, qu'avait enfanté une mère épousée dans la ville d'Ésymé, la telle Castianire, au corps semblable à celui des déesses. De même qu'un pavot laisse, en un jardin, pencher sa tête de côté sous le poids de son fruit et des pluies printanières ; de même, s'inclina de côté, alourdie par le casque, la tête du blessé. Teucer alors, droit contre Hector, décocha de sa corde une autre flèche, et son cœur brûlait de le frapper. Mais cette fois encore, il le manqua, car Apollon détourna le coup. Et ce fut Archéptolème, hardi cocher d'Hector, lancé dans la bataille, qu'il atteignit à la poitrine, auprès de la mamelle. Il tomba du char ; ses chevaux aux pieds rapides reculèrent, et sur-le-champ se brisèrent son âme et son ardeur. Une atroce douleur, en voyant succomber son cocher, couvrit l'âme d'Hector. Mais il laissa, tout affligé qu'il fût de perdre un compagnon, son cocher sur le sol, et ordonna à Cébrion, son frère, qui était près de lui, de prendre en main les rênes des chevaux. Cébrion ayant ouï cet ordre, ne désobéit pas. Quant à Hector, de son char éclatant, il s'élança par terre, jetant des cris affreux. Prenant alors une pierre en sa main, il avança tout droit contre Teucer, que son cœur aspirait à frapper. Teucer, à ce moment, sortait de son carquois une flèche piquante et la plaçait sur la corde. Comme il tirait sur la corde de l'arc, Hector au casque à panache oscillant l'atteignit à l'épaule, à l'endroit, dangereux entre tous, où la clavicule sépare le cou de la poitrine ; c'est là qu'il frappa, de sa pierre anguleuse, son fougueux ennemi. Il fit éclater la corde de l'arc ; le bras de Teucer s'engourdit au poignet ; l'archer tomba sur les genoux, et l'arc s'échappa de ses mains. Mais Ajax n'abandonna pas son frère abattu. Il accourut, tourna autour de lui et le couvrit de son bouclier. Puis, se glissant sous Teucer, deux loyaux compagnons, Mécistée fils d'Échios et le divin Alastor, emportèrent auprès des vaisseaux creux le blessé qui poussait de lourds gémissements.

 

    A ce moment, le maître de l'Olympe surexcita de nouveau la fougue des Troyens. Tout droit, ils repoussèrent les Achéens vers le fossé profond. Hector, en tout l'éclat de sa force, marchait aux premiers rangs. De même qu'un chien, pourchassant de ses pieds rapides un sanglier sauvage ou un lion, épie les retours de sa proie en l'attaquant par derrière aux hanches et aux fesses ; de même, Hector poursuivait les Achéens aux têtes chevelues, tuant toujours celui qui restait le dernier. Les autres s'enfuyaient. Mais quand, dans leur fuite, ils eurent franchi les pieux et le fossé, et que beaucoup d'entre eux eurent été domptés par les mains des Troyens, ils se reprirent, et s'arrêtèrent auprès de leurs vaisseaux, s'exhortant les uns les autres, tendant les mains vers tous les dieux, et adressant chacun de ferventes prières. Hector faisait voltiger ses chevaux à la belle crinière, et ses yeux ressemblaient à ceux de la Gorgone, ou bien à ceux d'Arès, le fléau des mortels. A cette vue, Héra, la déesse aux bras blancs, prit les Argiens en pitié, et aussitôt, à la divine Athéna, elle adressa ces paroles ailées :

 

    — Ah ! fille de Zeus porte-égide, n'allons-nous pas, toutes deux, nous inquiéter une dernière fois des Danaens qui périssent ? Parachevant leur malheureux destin, ils vont périr sous l’élan d'un seul homme, de cet Hector fils de Priam, dont la fureur est intolérable, et qui vraiment leur cause trop de maux. »

 

    Athéna, la déesse aux yeux pers, lui répondit alors :

 

    — Ah ! certes, comme il aurait dû, celui-là, avoir déjà perdu son ardeur et sa vie, anéanti par les bras des Argiens sur sa terre ancestrale ! Mais mon père est possédé par de mauvais sentiments ; cruel, toujours impitoyable, il réfrène toutes mes impulsions. Il ne se souvient plus que maintes fois j'ai sauvé son fils, brisé par les travaux que lui valait Eurysthée. Héraclès pleurait en regardant le ciel, et Zeus alors m'envoyait du ciel à son secours. Si j'avais su, en mon âme prudente, ce qui allait advenir, quand Eurysthée ! envoyait chez Hadès aux passages bien clos, pour ramener de l'Érèbe le chien de l'exécrable Hadès, il n'aurait pas échappé aux courants escarpés de l'eau du Styx. Et maintenant il me hait, et il exécute les volontés de Thétis, qui a baisé ses genoux, qui lui a pris le menton dans la main, en le suppliant d'honorer Achille saccageur de cités. Sans doute, un jour viendra où il m'appellera de nouveau sa chère fille aux yeux pers. Quant à toi, dès à présent harnache pour nous deux tes chevaux aux sabots emportés, tandis que moi, me glissant dans la demeure de Zeus porte-égide, de ses armes je me cuirasserai pour aller au combat, afin de voir si le fils de Priam, Hector au casque à panache oscillant, se réjouira, lorsque nous paraîtrons toutes deux sur les ponts de la guerre, ou si quelque Troyen, tombant auprès des vaisseaux achéens, ne rassasiera pas et de graisse et de chair les chiens et les rapaces. »

 

    Ainsi parla-t-elle, et Héra, la déesse aux bras blancs, ne désobéit pas. L'une, Héra, déesse vénérable, fille du grand Cronos, s'en alla harnacher ses chevaux au frontal d'or. L'autre, Athéna, fille de Zeus porte-égide, laissa couler sur le seuil de son père la belle robe brodée, qu'elle-même avait faite et ouvrée de ses mains. Elle revêtit ensuite la tunique de Zeus assembleur de nuées et s'arma de ses armes pour la guerre déplorable. Elle mit enfin les pieds sur le char flamboyant et saisit sa pique, la lourde, longue et solide pique avec laquelle elle dompte les rangs des héros et règle avec eux son ressentiment, en tant que fille d'un formidable père. De son fouet, Héra sans retard effleura les chevaux. D'elles-mêmes alors, les portes du ciel s'ouvrirent en mugissant, ces portes que gardent les Heures qui ont en charge l'entrée de l'Olympe et du vaste ciel, soit en écartant une épaisse nuée, soit en la replaçant. Ce fut donc par là, que les déesses firent passer leurs chevaux pressés par l'aiguillon.

 

    Zeus Père, lorsqu'il les aperçut des hauteurs de l'Ida, fut saisi d'une terrible colère ; il pressa Iris aux ailes d'or de porter ce message :

 

    — Va, pars, rapide Iris, fais-les retourner et ne les laisse pas avancer devant moi ! Nous nous engagerions dans une bataille indécente. Car je vais te dire ce qui s'accomplira. J'estropierai sous le char leurs deux chevaux rapides. Pour elles, je les jetterai à bas de leur siège et mettrai leur char en morceaux. Même en dix ans révolus, elles ne se guériront point des blessures que ma foudre leur aura portées. Ainsi, cette fille aux yeux pers saura ce qu'il en coûte de s'attaquer à son père. Contre Héra, j'ai moins de colère et de bile, car elle a coutume de toujours entraver ce que je décide. »

 

    Ainsi parla-t-il, et Iris aux pieds de vent s'élança pour porter le message. Elle quitta les cimes de l'Ida pour l'Olympe élancé. A l'entrée des portes de l’Olympe aux replis innombrables, elle rencontra les déesses, les arrêta et leur redit les paroles de Zeus :

 

     — Où donc vous précipitez-vous ? Quelle fureur s'agite en vos esprits ? Le Cronide ne vous permet pas de secourir les Argiens. Car voici ce dont vous menace le fils de Cronos, si toutefois il en arrive aux actes : d'estropier sous le char vos deux chevaux rapides, de vous jeter vous-mêmes à bas du siège et de mettre votre char en morceaux. Même en dix ans révolus, vous ne guérirez pas des blessures que sa foudre vous aura portées. Ainsi tu sauras, déesse aux yeux pers, ce qu'il en coûte de s'attaquer à ton père. Contre Héra, il a moins de colère et de bile, car elle a coutume de toujours entraver ce qu'il a décidé. Mais toi, chienne impudente, tu es la plus terrible, si tu oses vraiment soulever contre Zeus ta pique monstrueuse. »

 

     Ayant ainsi parlé, Iris aux pieds rapides s'en alla. Mais Héra, s'adressant alors à Athéna lui dit :

 

    — Ah ! fille de Zeus porte-égide, je n'admets plus, hélas ! que pour des mortels nous partions en guerre toutes deux contre Zeus. Que l'un périsse, que l’autre vive, au gré de son sort ! Et que Zeus, suivant ce qu'il pense en son cœur, prononce entre Troyens et Danaens, comme il lui convient ! »

 

    Ayant ainsi parlé, elle fit tourner bride à ses chevaux aux sabots emportés. Les Heures dételèrent les coursiers à la belle crinière, les attachèrent aux crèches immortelles, et appuyèrent le char sur le mur éclatant qui fait face à l'entrée. Quant aux déesses, elles s'assirent sur des sièges d'or parmi les autres dieux, le cœur plein de tristesse.

 

    A ce moment, Zeus Père, du haut de l'Ida, pressa vers l'Olympe son char aux belles roues ainsi que ses chevaux, et arriva dans l'assemblée des dieux. L'illustre dieu qui ébranle la terre lui détela ses chevaux, rangea le char sur une estrade et le recouvrit d'une housse de lin. Zeus au vaste regard s'assit alors sur un trône d'or, et le vaste Olympe sous ses pieds ondula. Seules, à distance de Zeus, Athéna et Héra se tenaient ; elles ne lui disaient rien, ni ne demandaient rien. Mais Zeus en son âme les comprit et leur dit :

 

    — Pourquoi êtes-vous à ce point affligées, Athéna et Héra ? Vous n'avez pas dû vous fatiguer longtemps, dans le combat où la valeur s'illustre, à perdre ces Troyens contre qui vous portez une affreuse rancune. En aucun cas, étant données ma fougue et mes mains invincibles, tous les dieux qui habitent l’Olympe ne sauraient jamais me faire tourner le dos. Mais vous, le tremblement a saisi vos membres rayonnants, avant même que vous ne vissiez la guerre et ses tristes travaux. Je vais donc vous dire ce qui alors eût été accompli. Frappées par ma foudre, ce n'est point sur vos chars que vous seriez jamais revenues dans l'Olympe, séjour des Immortels. »

 

    Ainsi parla-t-il, et Athéna et Héra murmurèrent ; assises côte à côte, elles méditaient des maux pour les Troyens. Athéna cependant resta silencieuse et ne dit pas un mot, tout irritée qu'elle fût contre son père, car une âpre fureur s'était d'elle emparée. Héra ne retint pas sa bile en sa poitrine, mais s'écria :

 

    — Terrible Cronide, quelle parole as-tu dite ! Nous savons bien, nous aussi, que ta vigueur n'est pas facile à renverser. Mais nous avons pourtant profondément pitié des guerriers danaens destinés à périr, après avoir rempli un destin malheureux. Nous nous abstiendrons sûrement de combattre, puisque tu l’ordonnes ; mais nous voudrions bien proposer aux Argiens un conseil qui leur soit salutaire, afin que tous ne périssent pas du fait de ta colère. »

 

    Zeus assembleur de nuées lui répondit et dit :

 

    — A l'aurore, tu verras encore plus, si tu le veux, vénérable Héra aux grands yeux de génisse, le fils tout-puissant de Cronos perdre l'armée nombreuse des guerriers argiens. Car le robuste Hector ne cessera pas le combat avant que le Péléide aux pieds prompts ne se soit levé d'auprès de ses vaisseaux, le jour où les Achéens combattront près des poupes, dans un espace terriblement étroit, autour de Patrocle qui aura succombé. Tel est en effet l'arrêt prononcé. Je ne m'inquiète donc pas de ton courroux, quand bien même tu irais aux derniers confins de la terre et de la mer, là où sont relégués Japet et Cronos, qui ne jouissent ni des rayons du soleil Hypérion, ni des vents, mais où le profond Tartare les enveloppe. Non, pas même si en errant tu te rendais jusque-là, je ne m'inquiéterais, quant à moi, de tes grognements, car il n'est rien de plus chien que toi. »

 

    Ainsi parla-t-il, et Héra, la déesse aux bras blancs, ne lui répondit rien. A ce moment, la brillante lumière du soleil tomba dans l'Océan, entraînant la nuit noire sur la terre porteuse de froment. La lumière s'enfonça au regret des Troyens. Mais les Achéens accueillirent avec joie l'arrivée de la nuit ténébreuse et trois fois désirée.

 

   Le brillant Hector réunit alors l'assemblée des Troyens, les convoquant loin des vaisseaux, près du fleuve au cours tourbillonnant, dans un endroit pur, là où se voyait, entre les morts tombés, un espace libre. Descendus de leurs chars sur le sol, ils écoutaient le discours que prononçait Hector aimé de Zeus. Sa main tenait une lance haute de onze coudées ; la pointe de bronze brillait en haut de la hampe, où la cernait une virole d'or. Appuyé sur sa lance, Hector adressa ces paroles aux Troyens :

 

    — Écoutez-moi, Troyens, Dardaniens et alliés ! Je me disais aujourd'hui, qu'après avoir détruit les vaisseaux de tous les Achéens, je retournerais vers Ilion battue par les vents. Mais le crépuscule auparavant est venu, et c'est lui surtout qui a pour le moment sauvé les Argiens ainsi que leurs nefs tirées sur la grève où se brise la mer. Cédons dès lors à la nuit noire et préparons le repas du soir. Détachez de leurs chars les chevaux à belle robe, et jetez auprès d'eux leur pâture. Amenez de la ville en toute hâte bœufs et gros moutons. Procurez-vous du vin doux comme le miel, et du pain pris à vos foyers. Ramassez aussi beaucoup de bois, afin que durant toute la nuit, jusqu'à l'Aurore fille du matin, nous fassions brûler des feux nombreux, et que leur clarté s’élève jusqu'au ciel, de peur que, à la faveur de la nuit, les Achéens aux têtes chevelues ne se mettent à fuir sur le vaste dos de la mer. Qu'ils ne puissent pas tout au moins, indemnes et tranquilles, monter sur leurs vaisseaux ; mais que chacun d'eux emporte un trait à digérer jusque dans sa demeure, atteint d une flèche ou d'une pique acérée en bondissant sur sa nef, afin que d'autres aussi redoutent de porter chez les Troyens dompteurs de chevaux, Arès aux larmes abondantes. Que des hérauts chers à Zeus publient à travers la cité qu'ordre est donné aux adolescents de prime jeunesse, ainsi qu'aux vieillards aux tempes grisonnantes, d'avoir à se poster tout autour de la ville, sur les remparts édifiés par les dieux. Quant aux femmes, plus délicates, que chacune allume en son foyer un grand feu. Que ferme soit la garde, de crainte qu'un groupe d'éclaireurs ne fasse irruption dans la ville, en l'absence des troupes. Qu'il en soit, Troyens au valeureux courage, comme je le dis ! Et mes instructions, appropriées au moment, tenez-les pour données. Dès l’aurore, j’en notifierai d'autres en face des Troyens dompteurs de chevaux. J'espère, et je le demande à Zeus et à tous les autres dieux, chasser d'ici ces chiens qui nous amènent les Génies de la mort, et que nous amènent sur de sombres vaisseaux les Génies de la mort ! Ainsi donc, au cours de cette nuit, gardons-nous nous-mêmes ; et, dès l'aurore, à la pointe du jour, cuirassés de nos armes, éveillons auprès des vaisseaux creux le pénétrant Arès. Je saurai si ce fils de Tydée, le puissant Diomède, me repoussera des nefs au rempart, ou si, moi, après lavoir tué avec ma lance de bronze, j'emporterai ses dépouilles sanglantes. Demain, il pourra montrer sa vaillance, s'il attend l'attaque de ma pique. Mais, parmi les premiers, je crois, il tombera blessé, entouré de nombreux compagnons, quand le soleil de demain montera. Ah ! puisse-je être immortel et à jamais soustrait à la vieillesse ; puisse-je être honoré comme sont honorés Athéna et Apollon, d'une manière aussi sûre que ce jour est en train d'apporter le malheur aux Argiens ! »

 

    Ainsi parla Hector, et les Troyens applaudirent. Ils dételèrent les chevaux qui suaient sous le joug, et les attachèrent avec des courroies, chacun près de son char. Ils amenèrent de la ville en toute hâte bœufs et gros moutons, se procurèrent du vin doux comme le miel, et du pain pris à leurs foyers. Ils ramassèrent aussi beaucoup de bois, firent aux Immortels des hécatombes parfaites, et les vents emportèrent de la plaine au ciel le fumet délicieux de la graisse. Mais les dieux bienheureux n'en prirent aucune part et n’en voulurent point, car ils avaient en grande haine Ilion la sainte, Priam et le peuple de Priam à la lance de frêne.

 

    Les Troyens, pleins de vastes espoirs, campèrent toute la nuit sur les ponts de la guerre. Des feux nombreux brûlaient au milieu d'eux. De même que, dans le ciel, lorsque apparaissent à l'entour de la lune brillante les astres éclatants, et que l'éther est sans vent, tous les hauts-lieux, les caps avancés et les vallons se distinguent ; du haut du ciel l'éther infini s'est ouvert ; tous les astres se voient, et le berger se réjouit en son cœur ; de même, aussi nombreux, entre les vaisseaux et le cours du Xanthe, apparaissaient, en avant d’Ilion, les feux que faisaient brûler les Troyens. Mille feux donc brûlaient dans la plaine, et, près de chacun, cinquante soldats se tenaient assis, à la lueur du brasier enflammé. Les chevaux, se repaissant d'orge blanche et d'épeautre, debout près des chars, attendaient que parût l'Aurore au trône d'or.

CHANT IX

   Telle était la façon dont les Troyens se tenaient sur leurs gardes. Quant aux Achéens, une divine terreur, compagne de la fuite glacée, les possédait, et tous les plus braves se trouvaient frappés d'une intolérable angoisse. De même que deux vents bouleversent la mer poissonneuse, Borée et Zéphyre, soufflant tous deux de Thrace, lorsqu'ils viennent à se lever soudain ; au même instant, le flot assombri s'amoncelle et les vents rejettent sur le bord de la mer des algues par monceaux; de même, se trouvait déchiré au fond de leurs poitrines le cœur des Achéens.

 

    L'Atride, le cœur atteint d'une grande douleur, allait et venait, ordonnant aux hérauts à voix retentissante de convoquer par son nom chaque nomme à l'assemblée, et de ne pas crier ; lui-même à cette tâche s'employa des premiers. Ils vinrent donc s'asseoir au lieu de l'assemblée, tristement inquiets. Agamemnon se leva, versant des larmes, comme une source à l'eau noire qui fait couler son eau sombre du haut d'un roc escarpé. Et ce fut ainsi, avec de longs soupirs, qu'il adressa ces mots aux Argiens :

 

    — Amis, conducteurs et conseillers des Argiens ! Zeus fils de Cronos a su gravement me prendre dans les rets d’un lourd aveuglement ! Le cruel ! il m'avait autrefois promis et garanti d'un signe de sa tête que je ne reviendrais qu'après avoir détruit Ilion aux beaux remparts, et voici qu'il vient de se décider à me décevoir d'une façon indigne, et qu'il m'invite à retourner sans gloire dans Argos, après avoir perdu grand nombre de guerriers ! Tel doit être sans doute le bon plaisir de Zeus omnipotent, qui a déjà décapité tant de villes, et qui doit encore en décapiter d'autres, car sa force prédomine sur tout. Mais allons ! obéissons tous à l'avis que je donne. Fuyons sur nos vaisseaux vers la terre de notre douce patrie, car nous ne prendrons plus Troie aux larges rues. »

 

    Il dit, et tous restèrent silencieux et cois. Longtemps ils se tinrent accablés et muets, les fils des Achéens. Diomède vaillant au cri de guerre prit enfin la parole :

 

    — Atride, c'est à toi d'abord que je m'opposerai, à toi qui n'as plus le calme de tes sens. Cela m'est permis, ô roi, au cours d'une assemblée. Ne t'en irrite donc pas. Tu as d'abord à ma vaillance fait injure devant les Danaens, et tu m'as traité de lâche et de timide. Or, sur ce propos, jeunes et vieux parmi les Argiens savent toute la vérité. A toi, le fils de Cronos aux pensées tortueuses ne t'a donné que l'une de deux parts. Il t'a donné, par le sceptre, d'être honoré plus que tous ; mais il ne t'a pas fait don de la vaillance, qui est pourtant la force la plus grande. Malheureux ! t'imagines-tu par hasard que les fils des Achéens soient vraiment aussi lâches et timides que tu veux bien le dire ? Quant à toi, si ton esprit s'agite, porté vers le retour, va, la route est ouverte, et tes vaisseaux attendent sur le bord de la mer, ces vaisseaux qui t'ont en si grand nombre suivi depuis Mycènes. Mais d'autres Achéens aux têtes chevelues resteront, jusqu'au moment où Troie sera par nous défaite. Et si eux aussi !... qu'ils fuient donc sur leurs nefs vers la terre de leur douce patrie ! Nous deux, Sthénélos et moi, nous combattrons jusqu'au jour où nous aurons trouvé la fin d'Ilion, car nous sommes venus avec l'aide d'un dieu. »

 

    Ainsi parla-t-il, et tous les fils des Achéens poussèrent des cris d'acclamation, étonnés du langage de Diomède dompteur de chevaux. Nestor alors, conducteur de chevaux, se leva et leur dit :

 

     — Fils de Tydée, tu es, dans la guerre, à coup sûr le plus fort ; et au Conseil, tu excelles sur tous ceux de ton âge. Personne donc, de tous ceux qui sont des Achéens, ne blâmera tes paroles et ne te contredira. Mais tu n'es pas allé au bout de ton discours. Tu es jeune, il est vrai, et tu pourrais même être mon fils, le plus en âge de porter les armes. Tu as pourtant dit aux rois des Argiens des paroles sensées, car tu as parlé selon la vérité. Mais allons ! moi qui me flatte d'être plus âgé que toi, je proférerai et j'exposerai tout. Et personne ne fera fi de ma proposition, pas même le puissant Agamemnon. Il est sans famille, sans loi, sans foyer, celui qui aime la guerre intestine, cette guerre épouvantable. Ainsi donc, à cette heure, cédons à la nuit noire et préparons le repas. Que chacun des chefs poste des gardes le long du fossé creusé hors du rempart. Je commets cette charge aux jeunes guerriers. A toi ensuite, Atride, de commander, car tu es le roi de tous nos rois. Offre un repas aux Anciens, cela te sied et ne te messied point. Tes tentes sont pleines de vin, que les navires achéens, à travers les flots de la vaste mer, t'apportent de Thrace chaque jour. Pour recevoir, tu as toute commodité, car tu com­mandes à une foule d’hommes. Entre tant de guerriers assemblés, tu obéiras au conseil de celui qui te donnera le conseil le meilleur. Le besoin d'un avis courageux et sensé se fait sentir à tous les Achéens, puisque les ennemis font auprès de nos nefs brûler des feux nombreux. Qui donc pourrait s'en réjouir ? Cette nuit-ci va décider de la perte ou du salut de l'armée. »

 

    Ainsi parla-t-il, et tous l'écoutèrent et lui obéirent avec empressement. Les gardes avec leurs armes s'élancèrent sous les ordres du fils de Nestor, de Thrasymède pasteur des guerriers ; sous les ordres d'Ascalaphe et d’Ialmène, tous deux fils d'Arès ; sous les ordres de Mérion, d'Apharée et de Déipyre ; sous les ordres enfin du fils de Créon, le divin Lycomède. Les chefs des gardes étaient au nombre de sept, et cent jeunes guerriers, la longue pique en main, marchaient en ligne avec chacun des chefs. Ils allèrent se poster dans l'intervalle qui sépare le fossé du rempart. Là, ils allumèrent du feu, et chacun prépara son repas. Quant au fils d’Atrée, il reçut tous en groupe les Anciens d'Achaïe sous sa tente, et leur servit un repas digne de leur ardeur. Vers les mets préparés et servis devant eux, ils tendirent les mains. Puis, lorsqu'ils eurent chassé le désir de boire et de manger, l'illustre vieillard, Nestor, fut le tout premier à tisser pour eux un conseil de sagesse, Nestor dont lavis jusqu'ici avait toujours passé pour être le meilleur. Plein de bons sentiments, il prit alors la parole et leur dit :

 

    — Très glorieux Atride, roi des guerriers Agamemnon je finirai par toi en commençant par toi, parce que tu es le roi d une foule de peuples, et que Zeus t'a mis en main le sceptre et les lois pour décider pour eux. Aussi faut-il, plus que personne, que tu parles, que tu écoutes, et que tu tiennes compte des suggestions d'un autre, quand son cœur l'a poussé à parler pour le bien. Il dépendra de toi que s'accomplisse ce qu'il a proposé. Pour moi, je vais donc te parler de la façon qui me paraît la meilleure. Personne d'autre, en effet, ne concevra une opinion préférable à celle que je conçois, depuis longtemps déjà et maintenant encore, depuis le jour où tu sortis de la tente du descendant de Zeus, en enlevant à Achille irrité la jeune Briséis. Tu n'agis point alors conformément à notre sentiment, car, quant à moi, je fis beaucoup pour te dissuader. Mais toi, cédant à ton cœur impulsif, tu as déshonoré ce très brave guerrier, que les Immortels avaient en honneur, car tu détiens la récompense que tu lui as ravie. Aussi, même encore aujourd’hui, avisons au moyen de pouvoir le fléchir, en nous le conciliant par des dons agréables et de douces paroles. »

 

    Le roi des guerriers Agamemnon lui répondit alors :

 

    — Vieillard, tu n'as point menti dans l'exposé de mes aveuglements. J'ai été aveuglé, et je n'ai moi-même garde de le nier. Oui, il vaut bien des armées, l'homme que Zeus chérit en son cœur, comme il chérit Achille qu'il honore aujourd'hui tandis qu'il fait dompter l'armée des Achéens. Mais, puisque j'ai été aveuglé en cédant à des sentiments désastreux, je veux en revanche être agréable à Achille et lui offrir une immense rançon. Devant vous tous, je vais énumérer ces présents magnifiques : sept trépieds non destinés au feu, dix talents d'or, vingt chaudrons flamboyants, douze chevaux de course vigoureux, dont les pieds rapides ont remporté des prix. Il ne serait pas pauvre, ni dépourvu d'or très précieux, l'homme qui aurait tout ce que m'ont rapporté, en gagnant des prix, ces chevaux aux sabots emportés. Je lui donnerai sept femmes expertes en irréprochables travaux, des Lesbiennes, que je choisis pour moi, lorsqu'il prit lui-même Lesbos bien bâtie, et dont la beauté surpassait celle de toutes les autres femmes. Ces femmes, je les lui donnerai, et, avec elles, sera celle que je lui ravis naguère, la fille de Brisés. Et je jurerai par un grand serment que jamais je ne suis monté sur sa couche, que jamais avec elle je ne me suis uni selon la loi des humains, des hommes et des femmes. Tels sont les dons qu'il aura tout de suite. Mais si jamais les dieux me donnent de saccager la grande ville de Priam, qu'il vienne au moment où nous, les Achéens, nous répartirons le butin, et qu'il entasse en sa nef une abondante cargaison d'or et de bronze. Qu'il se choisisse lui-même vingt Troyennes, les plus belles qui soient après Hélène d'Argos. Et si jamais nous retournons dans Argos d'Achaïe, mamelle de la terre, qu'il devienne mon gendre. Je l'honorerai à l’égal d'Oreste, ce dernier-né qu'on m'élève dans une grande opulence. J'ai trois filles en mon palais bien planté : Chrysothémis, Laodice et Iphianassa.

 

 Celle qui lui plaira, qu'il l'emmène pour lui dans la maison de Pelée, sans rien offrir. J'ajouterai même de très nombreux présents, comme personne encore avec sa fille n'en donna. Je lui céderai sept villes bien peuplées : Cardamyle, Énope et la verdoyante Irée, Phères la très divine et Anthée aux épais pâturages, la belle Épéia et Pédasos entourée de vignobles, toutes près de la mer, toutes aux confins de Pylos des Sables. Là, habitent des hommes riches en moutons, riches en bœufs, qui, par des présents, l'honoreront comme un dieu et qui, sous son sceptre, lui paieront de grasses redevances. Voilà ce que je lui donnerai, s il met fin à son ressentiment. Qu'il se laisse fléchir ! Hadès seul est inflexible et indomptable, et c'est pourquoi il est de tous les dieux celui que les mortels haïssent le plus. Qu'il se soumette à moi, d'autant que je suis un plus grand roi que lui, et que je me déclare d'un âge plus avancé. »

 

    Le Gérénien Nestor conducteur de chevaux lui répondit alors :

 

    — Très glorieux Atride, roi des guerriers Agamemnon ! tu ne donnes pas au roi Achille des présents qui soient à mépriser. Mais allons ! envoyons des hommes que nous aurons choisis, et qu'ils aillent au plus tôt sous la tente d'Achille fils de Pelée. Allons ! que ceux sur qui je jetterai les yeux m'obéissent. Que tout d'abord Phénix cher à Zeus conduise l'ambassade. Que viennent ensuite le grand Ajax et le divin Ulysse, et que, parmi les hérauts, Odios et Eurybate les accompagnent. Apportez l'eau pour les mains, et ordonnez un silence sacré, afin que nous priions Zeus fils de Cronos d'avoir pitié de nous. »

 

    Ainsi parla-t-il, et son langage fut agréable à tous. Aussitôt, les hérauts versèrent l'eau sur les mains ; les jeunes guerriers couronnèrent les cratères de boisson, servirent à boire à tous, ayant offert aux dieux le prime honneur des coupes. Puis, lorsqu'ils eurent fait les libations et bu autant que leur cœur le voulait, ils s'empressèrent de sortir de la tente d'Agamemnon l'Atride. Le Gérénien Nestor conducteur de chevaux leur recommanda fort, en jetant sur chacun un clin d’œil éloquent, mais surtout à Ulysse, d'essayer de fléchir l'irréprochable Péléide.

 

    Les deux héros suivirent le rivage de la mer au sourd défer­lement, suppliant le dieu qui soutient et ébranle la terre, de leur accorder de fléchir aisément l'âme hautaine du descendant d'Éaque. Ils arrivèrent aux tentes et aux vaisseaux des Myrmidons, et ils trouvèrent Achille, charmant son cœur avec une lyre au son clair, belle lyre ouvragée que surmontait une traverse d'argent ; il l'avait prélevée sur les dépouilles, lorsqu'il eut détruit la ville d Éétion. Sur cette lyre Achille charmait son cœur, et il chantait les exploits des héros. Patrocle, seul en face de lui, se tenait assis en silence, attendant que l'Éacide eût fini de chanter.

 

    Les deux envoyés se portèrent plus avant, et le divin Ulysse avançait le premier. Ils s'arrêtèrent enfin devant Achille. Stupéfait, le fils de Pelée se leva d'un bond sans lâcher sa lyre, quittant le siège où il était assis. Patrocle aussi, lorsqu'il vit les héros, pareillement se leva. Alors, en leur tendant la main, Achille aux pieds rapides leur dit :

 

    — Salut ! Venez-vous en amis, ou est-ce une grande nécessité qui vous amène, vous qui restez pour moi, même dans ma colère, les plus aimés des Achéens ? »

 

    Ayant ainsi parlé, le divin Achille les fit avancer et asseoir sur des sièges allongés et des tapis de pourpre. Et tout aussitôt, il adressa la parole à Patrocle, qui se tenait près de lui :

 

    — Pose un plus grand cratère, fils de Ménoetios ; force le mélange, et prépare une coupe à chacun, car ils sont sous mon toit les hommes que je chéris le plus. »

    Ainsi parla-t-il, et Patrocle obéit à son cher compagnon. Achille alors, à la lueur du feu, tira la grande table à découper les viandes ; il y plaça les dos d'un mouton et d'une chèvre grasse, et l’échine florissante de graisse d'un porc appétissant. Automédon tenait les viandes, et le divin Achille les tranchait, les dépeçait en menus morceaux, et les enfilait tout autour des broches. Le fils de Ménoetios, mortel égal aux dieux, faisait ardre un grand feu. Puis, quand le feu eut brûlé et que la flamme tomba, il aplanit la braise et étendit les broches par-dessus ; puis, soulevant ensuite les broches des chenets, de sel divin il saupoudra les viandes. Lorsque Patrocle les eut enfin rôties et qu il les eut versées sur un plateau, il prit le pain et le répartit sur la table en de belles corbeilles. Achille alors distribua les viandes. Il s'assit en face du divin Ulysse, le dos à la cloison, et invita son compagnon Patrocle à sacrifier aux dieux. Patrocle alors jeta dans le feu la part du sacrifice, et les convives, sur les mets préparés et servis devant eux, étendirent les mains. Puis, lorsqu'ils eurent chassé le désir de boire et de manger, Ajax fit signe à Phénix. Le divin Ulysse comprit ; et, remplissant alors une coupe de vin, il la leva à la santé d'Achille:

 

    — Salut, Achille ! Les repas où tous sont également par­tagés ne nous ont pas manqué, aussi bien dans la tente d'Agamemnon l’Atride qu'ici-même aujourd’hui, car nombreux sont les mets agréables que nous avons goûtés. Mais le menu d'un délicieux repas ne nous importe pas. Car un trop grand malheur, ô nourrisson de Zeus, frappe nos yeux et nous consterne. Nous ne savons pas si nous sauverons nos vaisseaux solidement charpentés, ou si nous les perdrons, à moins que toi, tu ne veuilles revêtir ta vaillance. Car tout près des vaisseaux et du mur, les fougueux Troyens et leurs alliés venus de loin ont établi leur camp. Ils font dans leurs lignes brûler des feux nombreux ; ils prétendent que nous ne tiendrons plus et que nous allons nous rabattre sur nos vaisseaux noirs. Zeus fils de Cronos fait à leur droite paraître des présages, en lançant des éclairs. Hector, se reposant sur Zeus, s'abandonne, exultant de sa force, à une fureur effrayante, et ne respecte plus les hommes ni les dieux. Une rage agressive s'est emparée de lui. Il prie pour que la divine Aurore apparaisse au plus tôt, car il se fait fort de décapiter de leurs ornements les proues de nos vaisseaux, d'embraser d'un feu ardent nos nefs elles-mêmes, et de massacrer auprès d'elles les Achéens qui seront troublés par la fumée. Aussi, redoutant tout cela, ai-je en mon âme une terrible peur que les dieux ne donnent suite à ses menaces, et qu'il ne soit de notre destin de périr en Troade, loin d'Argos nourricière de chevaux. Lève-toi donc, si tu veux, bien que tardivement, arracher au danger les fils des Achéens qu'accablé la tumultueuse attaque des Troyens. Toi-même, tu auras plus tard à en souffrir, et, le mal une fois fait, aucun moyen n existe plus pour y trouver remède. Songe donc auparavant, à la façon dont tu pourras écarter des Danaens le jour du malheur. O doux ami ! ton père Pelée te recommandait ceci, le jour où il t'envoya de Phthie vers Agamemnon : « Mon fils, Athéna et Héra te donneront la force, si elles veulent ; mais toi, contiens en ta poitrine la fierté de ton cœur, car rien ne vaut la douceur. Renonce à la discorde, machinatrice de maux, afin que jeunes et vieux d'entre les Achéens t'estiment davantage. » Telles étaient les recommandations du vieillard, et toi, tu les oublies ! Or donc, il en est temps encore, apaise-toi et laisse de côté la colère qui afflige le cœur. Agamemnon t'offre d'appréciables présents, si tu renonces à ton ressentiment. Allons ! écoute-moi, et je vais t'énumérer quels sont, dans sa tente, tous les présents qu'Agamemnon a promis de te faire : sept trépieds non destinés au feu, dix talents d'or, vingt chaudrons flamboyants, douze chevaux de course vigoureux, dont les pieds rapides ont remporté des prix. Il ne serait pas pauvre, ni dépourvu d'or très précieux, l'homme qui aurait tout ce qu'ont rapporté, en gagnant des prix, les chevaux aux pieds prompts d'Agamemnon. Il te donnera sept femmes expertes en irréprochables travaux, des Lesbiennes, qu'il choisit pour sa part, lorsque tu pris toi-même la ville bien bâtie de Lesbos, et dont la beauté surpassait celle de toutes les autres femmes. Ces femmes, il te les donnera, et, avec elles, sera celle qu'il te ravit naguère, la fille de Brisés. Et il jurera par un grand serment que jamais il ne monta sur sa couche, ni ne s'unit à elle selon la loi, ô roi, des hommes et des femmes. Tels sont les dons que tu auras tout de suite. Mais si jamais les dieux lui donnent de saccager la grande ville de Priam, viens au moment où nous, les Achéens, nous répartirons le butin, et tu pourras entasser en ta nef une abondante cargaison d'or et de bronze. Tu te choisiras toi-même vingt Troyennes, les plus belles qui soient après Hélène d'Argos. Et si jamais nous retournons dans Argos d'Achaïe, mamelle de la terre, tu seras son gendre. Il l’honorera à l’égal d'Oreste, ce dernier-né qu on lui élève dans une grande opulence. Il a trois filles en son palais bien planté : Chrysothémis, Laodice et Iphianassa. Celle qui te plaira, tu pourras l'emmener dans la maison de Pelée, sans rien offrir. Il y ajoutera de très nombreux présents, comme personne encore avec sa fille n'en donna. Il te cédera sept villes bien peuplées : Cardamyle, Énope et la verdoyante Irée, Phères la très divine et  Antnée aux épais pâturages, la belle Épéia et Pédasos entourée de vignobles, toutes près de la mer, toutes aux confins de Pylos des Sables. Là, habitent des bommes riches en moutons, riches en bœufs, qui, par des présents, t'honoreront comme un dieu et qui, sous ton sceptre, te paieront de grasses redevances. Voilà ce qu'il te donnera, si tu renonces à ton ressentiment. Mais, si le fils d'Atrée est encore devenu plus odieux à ton cœur, lui et ses présents, prends du moins en pitié les autres Panachéens, que la fatigue accable dans le camp, et qui sauront, dès lors, t'honorer comme un dieu, tant serait grande la gloire dont tu pourrais parmi eux te saisir. Maintenant, en effet, tu pourrais avoir raison d'Hector, puisqu'il viendrait sûrement te braver, possédé qu'il est par une rage funeste, car il prétend qu il n est pas de rival à sa taille, parmi les Danaens que les vaisseaux ont ici transportés. »

 

     Achille aux pieds rapides lui répondit et dit :

 

    — Descendant de Zeus, fils de Laërte, artificieux Ulysse, il faut que je déclare, sans égard pour personne, ce que j ai à vous dire, quel est le fond de ma pensée et comment j'entends devoir agir, afin que vous ne veniez plus, assis à mes côtés, roucouler ici chacun l'un après l'autre. Je hais à l'égal des portes d'Hadès celui qui cache une chose en son cœur et en avance une autre. Je vais donc dire ce qu'il me semble qui vaille d'être dit. Non, je ne crois pas que l'Atride Agamemnon ni que les autres Danaens puissent arriver à me fléchir, puisqu'ils ne m'ont manifesté aucun gré pour avoir, sans relâche et sans cesse, combattu contre les ennemis. Un sort égal est réservé à celui qui reste à l'arrière et à celui qui affronte ardemment la bataille ; le même honneur attend et le lâche et le brave, et l’homme qui n a rien fait obtient la même mort que celui qui passa sa vie à travailler. Que me reste-t-il d'avoir enduré des souffrances en mon cœur, en exposant ma vie chaque jour à combattre ? Or, comme un oiseau apporte à ses petits sans plumes la becquée qu'il a prise, ne gardant que la peine pour lui ; de même, moi aussi, j’ai passé bien des nuits sans sommeil ; j'ai vécu à combattre de sanglantes journées, luttant avec des hommes à propos de leurs femmes. Avec mes vaisseaux, j'ai mis à sac douze villes peuplées, et, sur terre, je prétends en avoir pillé onze, à travers les champs fertiles de la Troade. En toutes, j'ai enlevé de nombreux et d'insignes trésors, et je les ai tous apportés et remis à Agamemnon l'Atride. Et ce héros, qui restait à l'arrière, près des nefs agiles, recevait le butin, en répartissait peu et gardait presque tout. Aux chefs et aux rois, il accordait d'autres dons ; mais ces dons leur restaient, et c'est à moi seul d'entre les Achéens qu'il a ravi ma part: il possède l'épouse qui plaisait à mon cœur. Qu'il ait donc du plaisir en dormant auprès d'elle ! Pourquoi faut-il alors que les Achéens combattent les Troyens ? Et pourquoi l'Atride a-t-il conduit ici l'armée qu'il rassembla ? N'est-ce pas à cause d'Hélène aux superbes cheveux ? Les Atrides sont-ils les seuls des hommes doués de la parole à chérir leurs épouses ? Tout homme bon et sensé aime la sienne et s'en occupe, comme moi j'aimais la mienne de tout cœur, bien qu'elle eût été acquise par la lance. Maintenant donc, puisqu'il m'a ravi des mains ma récompense et qu'il m'a trompé, qu'il ne vienne pas me tenter ; je sais à quoi m'en tenir ; il ne me fléchira pas. Mais avec toi, Ulysse, et avec les autres rois, qu'il songe à écarter des nefs le feu dévastateur. Ah ! certes, il s'est déjà bien fatigué sans moi ; il a construit un mur ; il a creusé par devant un fossé large et profond, qu'il a garni de pieux. Mais à ce prix même, il ne pourra pas arrêter la vigueur homicide d'Hector. Tant que j’ai combattu parmi les Achéens, jamais Hector n'a voulu loin des remparts engager le combat. Il n allait pas plus loin que la Porte Scée, pas plus loin que le chêne. Ce fut là qu'un jour, il m'attendit seul à seul, et ce fut avec peine qu'il esquiva mon élan. Et maintenant, puisque je ne veux plus combattre contre le divin Hector, j'offrirai demain un sacrifice à Zeus et à tous les dieux ; je tirerai dans la mer mes vaisseaux bien chargés, et tu verras, si tu veux et si cela t'agrée, mes navires naviguer dès l'aurore sur l'Hellespont poissonneux, ayant à bord des marins ardents à manier la rame. Et s'il m'accorde une bonne traversée, l'illustre dieu qui ébranle la terre, j'arriverai en trois jours dans la grasse Phthie. J'ai là-bas de grands biens que j'ai laissés en venant ici pour mon malheur. D'ici, en outre, j’emporterai de l’or, du bronze rouge, des captives à la belle cein­ture, du fer gris, tout ce que le sort m'a donné pour ma part. Quant à mon meilleur lot, celui qui me l'avait donné, le puissant Atride Agamemnon me l'a repris, en me faisant outrage. Répétez-lui tout comme je vous l'ordonne, et publiquement, afin que les autres Achéens se révoltent aussi, s'il s'attend un jour à tromper encore un autre Danaen, cet homme incessamment revêtu d'impudence ! Quant à moi, tout chien qu'il soit, il n'oserait pas me regarder en face. Je ne lui prêterai plus ni conseil ni main-forte, car il m'a trompé aussi bien qu'offensé. Il ne saurait d'ailleurs avec des mots me duper désormais ; c'est assez d'une fois. Qu'il aille donc tranquillement à sa perte, car Zeus aux conseils avisés lui a ravi le bons sens ! Ses dons me sont odieux, et je fais cas de lui comme d'un cheveu coupé. Non, même s il me donnait dix fois, vingt fois autant que ce qu'il a maintenant et que ce qu'il pourrait par ailleurs acquérir, tout ce qui afflue dans Orchomène, tout ce qui entre dans Thèbes d'Égypte, où les plus grands trésors s'entassent dans les maisons, dans Thèbes qui a cent portes par chacune desquelles passent deux cents hommes avec chevaux et chars ; non, pas même s'il me donnait autant de biens qu'il y a de grains de sable et de poussière, jamais, à ce prix même, Agamemnon ne fléchira mon cœur, avant de m'avoir entièrement payé de toute l'avanie dont ce cœur est navré. Quant à la fille d'Agamemnon ! Atride, je ne l'épouserai pas ; non, pût-elle rivaliser de beauté avec Aphrodite d'or, et égaler en travaux Athéna aux yeux pers ; non, fût-elle leur pareille, je ne l'épouserai pas. Qu il choisisse donc un autre Achéen qui convienne à son rang, et qui soit un roi plus royal que moi ! Si les dieux me sauvent et si je rentre chez moi, Pelée lui-même me cherchera sans doute une autre épouse. Il y a nombre d'Achéennes en Hellade, aussi bien qu'en Phthie, filles de chefs, gardiens de villes fortes. Je ferai de celle que je voudrai ma compagne chérie. C'est là-bas sans réserve, que mon cœur généreux me porte à prendre une femme légitime, une épouse assortie, et à jouir des biens qu acquit le vieux Pelée. Rien, en effet, pour moi ne vaut la vie, ni toutes les richesses que, dit-on, possédait Ilion, ville bien habitée, jadis, en temps de paix, avant que vinssent les fils des Achéens, ni toutes celles que renferme en son temple le seuil de pierre du dieu qui rend à tous des oracles, de Phœbos Apollon, dans Pytho la Rocheuse. On peut ravir des bœufs et des moutons robustes, acheter des trépieds et des chevaux à la blonde crinière, mais la vie de l'homme ne se laisse pas ramener en arrière ; on ne la ravit plus, on ne la saisit plus, une fois qu'elle a franchi la barrière des dents. Ma mère, la déesse Thétis aux pieds d'argent, me dit en effet que deux destins m'entraînent au terme du trépas. Si je reste ici à combattre autour de la ville des Troyens, mon retour est perdu, mais ma gloire sera impérissable. Si je m'en vais chez moi, dans la terre de ma douce patrie, je perds ma noble gloire, mais ma vie sera longue et le jour du trépas ne m'atteindra pas vite. C'est aussi d'ailleurs aux autres Achéens, que je conseillerai de reprendre la mer pour retourner chez eux, puisque jamais vous ne verrez la fin d'Ilion l'escarpée. Sur elle, en effet, Zeus au vaste regard a étendu sa main, et les guerriers troyens sont pleins de confiance. Vous donc, allez et portez mon message aux chefs des Achéens — car c'est là le rôle des vieillards du Conseil — afin que leurs esprits se mettent à songer à un moyen meilleur de sauver les vaisseaux et l'armée achéenne auprès des vaisseaux creux, puisque pour eux s'avère inefficace celui auquel ils avaient présentement songé, tandis que je persiste en mon ressentiment. Quant à Phénix, qu'il couche ici en restant parmi nous, afin qu'il puisse me suivre sur mes nefs dans la terre de notre douce patrie, demain, s'il le veut, car je ne prétends pas l'emmener de force. »

 

    Ainsi parla-t-il, et tous restèrent silencieux et cois, frappés de ce discours, car il avait très énergiquement motivé son refus. Le vieux Phénix conducteur de chevaux prit enfin la parole en éclatant en larmes, car il avait les craintes les plus fortes pour les nefs achéennes :

 

    — Si c'est le retour, illustre Achille, que tu t'es mis en l'esprit, si tu ne veux à aucun prix écarter des nefs agiles le feu destructeur, puisque la colère est tombée dans ton cœur, comment pourrais-je, loin de toi, cher enfant, rester ici tout seul ? C'est pour toi que le vieux Pelée conducteur de chevaux me fit partir le jour où il te fit, pour joindre Agamemnon, sortir de la Phthie, toi qui n'étais qu'un enfant, ne sachant rien de la guerre aux communes épreuves, ni des assemblées où s'illustrent les hommes. C'est pour cela qu'il m'envoya, afin de t'enseigner ces choses, te rendre apte à parler et capable d'agir. Aussi, cher enfant, loin de toi désormais je ne voudrais pas rester, pas même si un dieu, effaçant ma vieillesse, me promettait lui-même de me rendre d'une vigoureuse jeunesse, tel que j'étais, lorsque je quittai pour la première fois l'Hellade aux belles femmes, fuyant les reproches de mon père, Amyntor fils d'Orménos. Il s'était violemment irrité contre moi au sujet d'une concubine aux beaux cheveux qu'il aimait, tandis qu'il dédaignait son épouse, ma mère. Celle-ci me suppliait sans cesse, en touchant mes genoux, de jouir avant lui de cette concubine, afin qu'elle prît le vieillard en horreur. J'obéis, et je fis ce qu'elle sollicitait. Mais mon père aussitôt s'en douta. Il m'accabla d'imprécations, et adjura les exécrables Érinyes de ne jamais permettre qu'un fils né de moi s'assît sur ses genoux. Et les dieux ratifièrent ses malédictions, Zeus le souterrain et la terrible Perséphone. Je projetai alors de le tuer avec le bronze aigu. Mais un des Immortels apaisa ma colère ; et, rappelant à mon cœur ce que dirait le peuple, et les nombreux reproches qui me viendraient des hommes, il m'évita d'être parmi les Achéens appelé parricide. Dès lors, mon cœur n'avait plus rien dans le fond de mon âme qui pût le retenir à séjourner encore dans le palais de mon père irrité. Des parents, des cousins, groupés autour de moi, me suppliaient et cherchaient à me retenir au palais. Ils immolaient quantité de robustes moutons, de bœufs tourne-pieds, à cornes recourbées ; quantité de porcs florissants de graisse grillaient étendus au milieu des flammes d'Héphaestos. Des jarres du vieillard, le vin était tiré et bu en quantité. Neuf nuits durant, ils passèrent sans dormir la nuit autour de moi ; ils prenaient la garde en se relevant, et jamais ne s'éteignaient les feux qui brûlaient, l'un, sous le portique de la cour bien fermée, l'autre, dans le vestibule, aux portes de ma chambre. Mais quand vint à moi la dixième nuit ténébreuse, brisant alors la porte solidement ajustée de ma chambre, je sortis et je bondis sans peine par-dessus le mur qui clôturait la cour, à l'insu des gardiens ainsi que des servantes. Ce fut dès lors au loin que je m'enfuis, à travers l'Hellade aux larges étendues, et j'arrivai enfin dans la Phthie, terre de bonne glèbe, mère des moutons, chez le roi Pelée. Il m'accueillit volontiers, et m'aima comme un père pourrait aimer un fils, un fils unique qui serait né sur le tard au milieu de grands biens. Il me rendit opulent et me soumit un grand peuple ; j'habitais les confins de la terre de Phthie, régnant sur les Dolopes. Et c'est moi qui ainsi t'ai fait ce que tu es, Achille semblable aux dieux, t'aimant de tout mon cœur ! Car jamais tu ne voulais, en compagnie d'un autre, te rendre à un festin ni manger au palais. Il me fallait d'abord t'asseoir sur mes genoux, couper les viandes dont je te saturais, et diriger le vin jusqu'à ta bouche. Et maintes fois alors, sur ma poitrine, tu as mouillé ma tunique avec le vin que tu crachotais, aux jours pénibles de ta première enfance. Ah ! j’ai pour toi supporté bien des maux, et je me suis donné beaucoup de peine, à la pensée que les dieux n'accordaient à mon sang aucune progéniture ! Mais, Achille semblable aux dieux, c'est de toi que je faisais mon fils, afin qu'un jour tu détournasses de moi l'avilissant désastre. Allons ! Achille, dompte ta grande âme ; il ne faut pas que tu gardes un cœur impitoyable. Les dieux eux-mêmes se laissent retourner, eux qui sur nous l'emportent par le mérite, la gloire et la puissance. Tels qu'ils sont, par des parfums, par de douces prières, par des libations, par la fumée des graisses, les hommes qui les supplient arrivent à les fléchir, lorsque l'un d'entre eux a transgressé leurs ordres et commis une faute. Car les Prières sont filles du grand Zeus : boiteuses, ridées, louches des deux yeux, elles marchent anxieuses derrière l'Égarement. Mais l'Égarement est robuste et agile ; il court beaucoup plus vite qu'elles et les devance toutes, en allant par toute la terre faire du mal aux hommes. Les Prières pourtant guérissent à sa suite le mal qu'il a fait. Or, celui qui vénère les filles de Zeus, lorsqu'elles s'approchent de lui, ces filles alors lui sont d aide puissante et écoutent ses vœux. Mais si quelqu'un les repousse et durement leur refuse, elles vont alors demander à Zeus fils de Cronos, que l'Égarement s'attache à cet homme, afin qu'il expie à force de souffrir. Allons ! Achille, toi aussi, accorde aux filles de Zeus d'être suivies de l'honneur qu'elles eurent à courber d'autres nobles esprits. Si l'Atride, en effet, n'offrait pas de présents, s'il n'énumérait pas ceux qu'il te fera plus tard, s'il persistait toujours obstinément en son inimitié, je ne t'inviterais pas à rejeter ta colère et à secourir les Argiens, quoiqu'ils en aient absolument besoin. Mais voici qu à présent et sur l'heure, il te donne beaucoup, et il prend pour plus tard d'autres engagements. Pour porter sa prière, voici qu'il a choisi les hommes les plus nobles de l'armée achéenne, et ceux des Argiens qui te sont les plus chers. Ne traite donc pas par le mépris leurs paroles, ni leur démarche. Jusqu'à ce jour, nul n'aurait pu songer à s'indigner de ton ressentiment. C'est ainsi que nous avons appris qu'ont agi pour leur gloire les Héros d'autrefois, lorsqu'une éclatante colère s'emparait de l'un d'eux ; ils se montraient accessibles aux présents et se laissaient fléchir par de bonnes paroles. Je me souviens, tel qu'il se passa, d'un fait ancien et qui n'est pas d'hier. Au milieu de vous tous qui êtes mes amis, je vais le raconter. Les Courètes et les Étoliens ardents dans la mêlée, se battaient autour de la ville de Calydon, et s'égorgeaient les uns les autres. Les Étoliens défendaient l'aimable Calydon, et les Courètes brûlaient de la détruire par la force d'Arès. Cette calamité, Artémis au trône d'or l'avait infligée aux premiers, parce qu'elle était irritée de ce qu'Œnée avait omis de lui offrir des prémices, dans son domaine aux coteaux arrondis. Tous les autres dieux se rassasièrent d'hécatombes, et, seule, la fille du grand Zeus demeura sans offrandes. Soit que ce fût oubli ou négligence, le cœur d'Œnée fit preuve d'un grand aveuglement. Dans sa fureur, la déesse diffuseuse de traits, de race divine, suscita un sanglier solitaire, sauvage, aux blanches défenses, qui prit l' habitude de faire de grands ravages dans le verger d'Œnée. Il déchaussait et jetait par terre, avec leurs racines et la fleur de leurs fruits, nombre de grands arbres. Le fils d'Œnée, Méléagre, le tua, après avoir fait venir de maintes villes des chasseurs et des chiens, car un petit nombre d'hommes n’auraient pas eu raison de cette bête, tant elle était énorme ; elle avait fait monter déjà bien des mortels sur le triste bûcher. Mais Artémis, autour de ce sanglier et à propos de sa hure et de sa peau hirsute, suscita, entre les Courètes et les Étoliens au valeureux courage, un vaste tumulte et un grand cri de guerre. Aussi longtemps que combattit Méléagre aimé d'Arès, aussi longtemps pour les Courètes la situation fut mauvaise, et, en dépit de leur nombre, ils ne pouvaient tenir en avant de leurs murs. Mais, lorsque la colère se fut emparée du cœur de Méléagre, la colère qui gonfle en leur poitrine le cœur de ceux mêmes qui pensent sagement, le héros alors, irrité en son cœur contre sa mère Althée, restait étendu auprès de son épouse, la belle Cléopâtre, issue de la fille d'Événos, Marpessa aux fines chevilles, et d'Idas, le plus fort des hommes qui vécurent de ce temps sur la terre  d’Idas, qui alla jusqu à prendre son arc contre le seigneur Phoebos Apollon, pour une fille aux fines chevilles. A ce moment, dans leur palais, le père de Cléopâtre et sa digne mère la surnommaient Alcyone, parce que sa mère, ayant subi le sort du douloureux Alcyon, criait et gémissait, lorsqu'elle fut enlevée par Phoebos Apollon, le dieu qui au loin écarte les fléaux. Méléagre donc restait couché auprès de Cléopâtre, digérant la bile qui affligeait son cœur ; son courroux provenait des imprécations de sa mère, qui adressait force suppliques aux dieux, dans la douleur du meurtre de ses frères. Souvent aussi, elle frappait de ses mains la terre nourricière, invoquant Hadès et la terrible Perséphone, et leur demandant, tombée sur les genoux, le sein trempé de larmes, la mort de son enfant. Et l'Érinye, qui va et vient dans la brume, l’entendit de l’Érèbe, avec un cœur que rien ne saurait adoucir. Mais bientôt, autour des portes, s'élevèrent le tumulte et le bruit sourd des Courètes qui battaient le rempart. Les Anciens d'Étolie supplièrent alors Méléagre, et lui députèrent les plus saints des prêtres de leurs dieux, pour qu'il sortît et vînt les secourir. Ils lui promettaient une ample récompense. Dans la partie la plus fertile du territoire de l'aimable Calydon, ils l'invitaient à se choisir et à se tailler un très beau domaine de cinquante arpents, moitié en champ de vignes, et moitié, dans la plaine, en simple terre arable. Le vieil Œnée conducteur de chevaux lui adressait force prières ; monté jusqu'au seuil de la chambre au toit haut, il secouait les battants des portes solidement ajustées, et implorait son fils. Ses sœurs et sa digne mère lui adressaient aussi force prières. Mais Méléagre ne s'obstinait que davantage. Ses compagnons les plus dévoués et ceux qui entre tous lui étaient les plus chers, vinrent lui adresser maintes supplications. Mais ils durent renoncer, eux aussi, à fléchir son cœur en sa poitrine, jusqu'à ce que sa chambre fût atteinte par des coups répétés, que les Courètes fussent montés sur les remparts, et eussent mis le feu à la grande cité. A ce moment, Méléagre entendit son épouse à la belle ceinture le supplier en gémissant, et lui exposer tous les malheurs qui surviennent aux hommes dont la cité est prise : les mâles sont tués, le feu réduit la ville en cendres, les enfants sont enlevés par des mains étrangères, ainsi que les femmes aux profondes ceintures. Son cœur s'émut au récit de ces maux. Il se leva, partit et revêtit sa chair de ses armes brillantes. Et ce fut ainsi qu'il écarta des Étoliens le jour fatal, en cédant à son cœur. Envers lui cependant, les Étoliens ne s'acquittèrent point avec des présents abondants et charmants, et Méléagre les avait, malgré tout, préservés du désastre. Toi donc, Achille, ne conçois point en ton âme des sentiments pareils, et qu'un démon ne te tourne pas vers la même attitude, ô mon ami ! Le mal serait trop grand de ne défendre les vaisseaux que quand ils brûleront. Cède donc aux présents, accours ; les Achéens alors t'honoreront comme un dieu. Mais si, repoussant aujourd'hui leurs présents, tu te replonges un jour dans la guerre destructrice, tu n'auras plus tel honneur en partage, même si tu parviens à écarter la guerre. »

 

    Achille aux pieds rapides lui répondit et dit :

 

    — Phénix, mon bon vieux père, nourrisson de Zeus, je n'ai pas besoin de cet honneur. Je me crois honoré par la destinée qui me vient de Zeus, et qui veut que je reste auprès des vaisseaux creux, tant que le souffle sera dans ma poitrine et que mes chers genoux pourront se soulever. Mais j'ai encore un autre mot à dire : jette-le bien au fond de ton esprit. Ne trouble plus mon cœur en ma poitrine, en te désolant et en cherchant à plaire au héros fils d'Atrée. Tu ne dois pas l'aimer, pour ne pas être haï par moi qui t'aime. Il te sied avec moi d'affliger qui m'afflige. Règne en égal avec moi, et prends en partage la moitié de ma gloire. Ceux-ci porteront leur message ; mais toi, reste ici et couche en un bon lit. Au lever de l'Aurore, nous aviserons s'il nous faut regagner nos foyers, ou bien rester. »

 

    Il dit et, sans parler, il fit des yeux signe à Patrocle d'étendre pour Phénix un lit bien épais, afin que les autres songeassent au plus vite à partir de sa tente. Le fils de Télamon, Ajax rival des dieux, prit alors la parole :

 

    — Descendant de Zeus, fils de Laërte, artificieux Ulysse, partons. Je ne crois pas, en effet, que ce voyage nous fasse obtenir le résultat qu'attendaient nos discours. Mais il faut au plus vite, quoiqu'elle ne soit point bonne, porter aux Danaens la réponse d'Achille, aux Danaens qui doivent à cette heure siéger pour nous attendre. Quant à Achille, il a rendu sauvage la fierté de son cœur. Le malheureux ! il n'a cure de l'amitié de ses bons compagnons, de cette amitié qui nous le faisait honorer, auprès des vaisseaux, par-dessus tous les autres. L'impitoyable ! pour le meurtre d'un père ou la mort d'un enfant, un homme accepte une compensation. Le meurtrier alors demeure en sa patrie, lorsqu il s'est acquitté d'une forte rançon, et l'offensé contient son cœur et son âme virile, lorsqu'il a reçu cette compensation. Mais toi, c'est une rancune implacable et méchante que les dieux ont mise au fond de ta poitrine, et cela pour une seule femme. Or, à cette heure, nous t'en offrons sept, qui sont belles entre toutes, et avec elles beaucoup d autres présents. Fais donc entrer l’indulgence en ton cœur ; respecte ton foyer. Nous sommes sous ton toit les envoyés du peuple danaen, et nous brûlons de rester pour toi, de préférence à tous, aussi nombreux que soient les Achéens, les plus chers de tes proches et de tous tes amis. »

 

     Achille aux pieds rapides lui répondit et dit : 

 

   — Ajax issu de Zeus, fils de Télamon, souverain des guerriers, tout ce que tu viens de dire me paraît être dit selon tes sentiments. Mais mon cœur à moi se gonfle de colère, toutes les fois que je me rappelle la façon misérable dont me traita l'Atride devant les Argiens, comme si j'étais un proscrit sans honneur. Partez donc et allez communiquer mon message, puisque je ne veux point me soucier de la guerre sanglante, avant que le fils de Priam à l'âme illuminée, le divin Hector, ne soit parvenu aux tentes et aux nefs des Myrmidons, en massacrant les Argiens, et n'ait par le feu consumé leurs vaisseaux. Une fois près de mes tentes et de mon vaisseau noir, je crois bien qu'Hector, si ardent qu'il soit, devra songer dès lors à cesser de combattre. »

 

    Ainsi parla-t-il. Les envoyés alors, prenant chacun une coupe à double calice, firent une libation, et s en retournèrent en longeant les vaisseaux. Ulysse était en tête. Quant à Patrocle, il ordonna à ses compagnons ainsi qu'à ses servantes, de préparer au plus vite à Phénix un lit épais. Obéissantes, elles le préparèrent comme il avait commandé, étendant des toisons, des couvertures et la fleur la plus fine du lin. Le vieillard s'y coucha, et attendit la divine Aurore. Pour Achille, il dormit au fond de sa tente solidement plantée. Auprès de lui reposait une femme, qu'il avait amenée de Lesbos, la fille de Phorbas, Diomédée aux belles joues. Patrocle se coucha juste en face. Auprès de lui aussi reposait une femme, Iphis à la belle ceinture, que lui avait donnée le divin Achille, après qu'il eut pris Scyros l'escarpée, citadelle d'Ényée. Quant aux envoyés, lorsqu'ils arrivèrent sous les tentes de l'Atride, les fils des Achéens les reçurent avec des coupes d'or, en se levant chacun de son côté. Tous les questionnaient. Le premier, le roi des guerriers Agamemnon, les interrogea :

 

    — Allons ! dis-moi, Ulysse si prôné, grande gloire achéenne ! Consent-il à écarter des vaisseaux le feu dévastateur, ou bien refuse-t-il ? Et la colère possède-t-elle encore son magnanime cœur ? »

 

     Le divin et endurant Ulysse lui répondit alors :

 

    — Très glorieux Atride, roi des guerriers Agamemnon, loin de vouloir éteindre sa rancune, il est plus plein de fureur que jamais ; il te repousse, toi et tes présents. Il t'invite à songer avec les Argiens au moyen de sauver les navires et l'armée achéenne. Quant à lui, il a menacé, dès que l'Aurore apparaîtra, de tirer à la mer ses vaisseaux solidement charpentés, roulant d'un bord à l'autre. Il a dit aussi qu'il conseillait même aux autres Achéens de reprendre la mer pour retourner chez eux, puisque jamais vous ne verrez la fin d’Ilion l’escarpée. Sur elle, en effet, Zeus au vaste regard a étendu sa main, et les guerriers troyens sont pleins de confiance. Ainsi parla-t-il, et ceux-ci, qui m'ont accompagné, sont aussi là pour te le répéter, Ajax et ces hérauts, tous deux pleins de sagesse. Quant au vieux Phénix, il a couché là-bas sur l'invite d'Achille, afin qu'il puisse le suivre sur ses nefs dans la terre de sa douce patrie, demain, s'il le veut, car il ne prétend pas l'emmener de force.»

 

    Ainsi parla-t-il, et tous restèrent silencieux et cois, frappés de ce discours, car il avait parlé très énergiquement. Longtemps ils restèrent accablés et muets, les fils des Achéens. Diomède vaillant au cri de guerre prit enfin la parole :

 

    — Très glorieux Atride, roi des guerriers Agamemnon, tu n'aurais pas dû prier l'irréprochable Achille, en lui offrant d'innombrables présents. Il est assez orgueilleux par ailleurs, et tu n'as fait qu'accroître beaucoup plus son orgueil. Laissons-le donc, soit qu'il veuille partir ou qu'il veuille rester. Il combattra de nouveau, lorsqu'en sa poitrine son cœur l'y poussera, et qu'un dieu le fera lever. Mais allons ! à ce que je vais vous dire, obéissez tous. Pour l'heure, allez vous reposer, puisque vos cœurs ont été rassasiés de nourriture et de vin, car c'est là qu'on retrouve l'ardeur et la vaillance. Mais, dès qu'apparaîtra la belle Aurore aux doigts de rose, rassemble aussitôt devant les vaisseaux les troupes et les chars, exhorte-les, et combats toi-même dans les rangs des premiers. »

    Ainsi parla-t-il. Tous les rois l'approuvèrent, séduits par le langage qu'avait tenu Diomède, le dompteur de chevaux. Dès lors, après les libations, chacun se rendit sous sa tente. Et là, ils se couchèrent, et se laissèrent gagner par le don du sommeil.

CHANT X

  Auprès de leurs vaisseaux, les autres chefs de tous les Achéens dormirent toute la nuit, domptés par le tendre sommeil. Mais le doux sommeil n'avait point saisi le pasteur des guerriers, l'Atride Agamemnon ; trop de soucis divers s'agitaient en son âme. Tout comme il advient lorsque l’époux d’Héra aux superbes cheveux lance l’éclair, soit pour apprêter des torrents de pluie, la grêle, une bourrasque de neige, quand ses flocons ont saupoudré les champs, soit pour faire quelque part apparaître la grande gueule de la guerre amère ; de même, en sa poitrine, Agamemnon gémissait sans relâche, du plus profond du cœur, et ses entrailles tremblaient au dedans de lui-même. En vérité, lorsqu’il jetait les yeux sur la plaine troyenne, il admirait les feux sans nombre qui brûlaient en avant d’Ilion, la voix des flûtes et des syrinx et le tumulte des hommes. Mais, quand il regardait vers les nefs et vers l’armée des Achéens, il s’arrachait de la tête et jusqu'à la racine, pour les vouer au grand Zeus, les cheveux à poignée, et son cœur généreux gémissait lourdement. Or, voici la décision qui parut alors la meilleure à son cœur : se rendre tout d'abord auprès de Nestor fils de Nélée, afin de voir s’il pourrait arriver à former avec lui quelque irréprochable dessein, qui assurerait le salut de tous les Danaens. S’étant alors levé, il revêtit une tunique autour de sa poitrine ; sous ses pieds luisants, il attacha de belles sandales ; puis, jetant autour de lui la fauve dépouille d’un grand lion roussâtre, qui lui tombait jusques aux pieds, il prit une pique.

 

    Une identique angoisse obsédait Ménélas, et le sommeil ne s'était pas non plus posé sur ses paupières. Il craignait que les Argiens n'eussent à souffrir de quelque malheur, eux qui pour lui, sur l'humide étendue, étaient venus vers Troie, en se jetant hardiment dans la guerre. D'une peau de panthère toute tachetée, il couvrit d'abord son large dos ; puis, soulevant son casque de bronze, il le mit sur sa tête, et enfin, de sa main robuste, il saisit une lance. Dès lors, il se mit en route pour faire lever son frère, qui commandait en chef sur tous les Argiens, et que le peuple honorait comme un dieu. Il le trouva occupé, près de la poupe de sa nef, à se couvrir les épaules de ses belles armes ; et, dès son arrivée, il fut le bienvenu. Ménélas alors, vaillant au cri de guerre, lui adressa le premier la parole :

 

    — Pourquoi, frère chéri, t’armes-tu de la sorte ? Vas-tu dépêcher un de tes compagnons pour épier les Troyens ? Mais j'ai terriblement peur que personne ne veuille se charger pour toi de cette mission, d aller tout seul, dans la nuit immortelle, observer des troupes ennemies. Qui s'en chargera sera d'un cœur hardi. »

 

    Le puissant Agamemnon lui répondit et dit :

 

    — Nous avons besoin, toi et moi, ô Ménélas nourrisson de Zeus, d'un avis salutaire qui puisse garantir et sauver du péril les Argiens et leurs nefs, puisque les sentiments de Zeus sont changés, et que son cœur se montre plus sensible aux sacrifices d'Hector. Jamais, en effet, je n'ai vu, ni jamais je n'ai entendu dire qu'un seul homme en un jour, ait provoqué autant de maux effroyables que vient d'en infliger aux fils des Achéens, Hector aimé de Zeus, et cela, tel qu'il est, sans être le fils d'une déesse ou d'un dieu. Les exploits qu'il a faits donneront aux Argiens, je l'affirme, de longs et durables soucis, tant il a contre les Achéens machiné de malheurs. Mais va maintenant. Appelle Ajax et Idoménée, et cours vite en longeant les vaisseaux. Pour moi, je vais aller trouver le divin Nestor et l'engager à se lever, s'il veut se rendre auprès du corps sacré des gardes et leur donner des ordres. C’est à lui surtout qu ils obéiront, puisque son fils les commande, avec Mérion, suivant d'Idoménée, car c'est à ces deux chefs, de préférence à tous, que va notre confiance. »

 

     Ménélas vaillant au cri de guerre lui répondit alors :

 

     — Quelles instructions me donnes-tu donc, et quels sont tes ordres ? Dois-je là-bas demeurer avec eux, attendant que tu viennes, ou faut-il que j'accoure de nouveau près de toi, après leur avoir avec exactitude donné tes instructions ? »

 

     Le roi des guerriers Agamemnon lui répondit alors :

 

    — Reste là-bas, de peur de nous manquer en route, car nombreux sont les chemins qui traversent le camp. Parle à voix forte là où tu passeras ; ordonne qu'on s'éveille ; appelle chaque homme par son nom, en rappelant son père et sa lignée, et glorifie-les tous. Que la fierté n'entre pas en ton cœur, mais donnons-nous nous aussi de la peine, tant est pesant, depuis notre naissance, le fardeau de misères que Zeus nous impose ! »

 

    Ayant ainsi parlé, il congédia son frère, après lui avoir avec exactitude donné ses instructions. Lui-même alors se dirigea vers Nestor le pasteur des armées. Il le trouva près de sa tente et de son vaisseau noir, couché sur un doux lit. Auprès de lui gisaient ses armes aux ornements variés : le bouclier, deux javelots et le casque brillant. Tout près aussi, gisait le ceinturon brodé dont le vieillard se ceignait, quand il s'armait pour la guerre où périssent les hommes et conduisait ses troupes, car il ne cédait pas à la triste vieillesse. S'accotant sur le coude, levant la tête, il adressa la parole à l'Atride et l'interrogea en lui disant ces mots :

 

    — Qui es-tu, toi qui, longeant les vaisseaux, avances tout seul à travers l'armée, dans la nuit obscure, quand tous les autres mortels sont en train de dormir ? Es-tu en quête d'un de tes mulets ou de tes compagnons ? Parle, et sans rien dire n'avance pas vers moi. Que te faut-il ? »

 

    Le roi des guerriers Agamemnon lui répondit alors :

 

    — Nestor fils de Nélée, grande gloire achéenne ! reconnais l'Atride Agamemnon, celui que Zeus, plus que tous les autres, a jeté sans répit dans les peines, pour tout le temps que le souffle sera dans ma poitrine et que mes chers genoux pourront se soulever. Si j'erre ainsi, c'est que le doux sommeil n’est pas venu se poser sur mes yeux, et que m'inquiètent la guerre et les tourments des Achéens. Car pour les Danaens, j'ai des craintes terribles ; mon esprit n'est pas ferme et je suis agité ; le cœur me bondit hors de la poitrine, et mes membres brillants se dérobent sous moi. Mais si tu veux agir, puisque le sommeil ne t'atteint pas non plus, viens, descendons vers les gardes, afin que nous voyions si, harassés de fatigue, vaincus par le sommeil, ils ne sont pas endormis, et n'ont pas dès lors tout à fait oublié de monter la faction. Les troupes ennemies sont campées près d'ici, et nous ne savons pas si, cette nuit même, elles ne songeront pas à nous attaquer. »

 

    Le Gérénien Nestor conducteur de chevaux lui répondit alors :

 

    — Très glorieux Atride, roi des guerriers Agamemnon ! non, tous les desseins d'Hector, tous ceux que sans doute il projette à cette heure, Zeus aux conseils avisés ne les accomplira pas. Mais je crois qu'il aura à subir des tourments plus nombreux que les nôtres, si Achille détourne de son cœur sa pénible colère. Pour moi, je te suivrai volontiers. Mais éveillons aussi quelques autres guerriers : le fils de Tydée illustre par sa lance, Ulysse, le rapide Ajax, et le fils valeureux de Phylée. Mais il faudrait, tout en allant appeler ceux-ci, que quelqu'un aille aussi convoquer Ajax rival des dieux, et le roi Idoménée, car leurs vaisseaux sont les plus éloignés et ne sont pas tout près. Quant à Ménélas, tout respectable et cher qu'il me soit, je le blâmerai, dusses-tu m'en vouloir, et ne me cacherai point. Peut-il ainsi dormir et te laisser toute la peine à toi seul ? Il devrait à cette heure, auprès de tous les chefs, prendre aussi la peine d aller les supplier, car une into­lérable nécessité nous presse. »

 

    Le roi des guerriers Agamemnon lui répondit alors :

 

   —Vieillard, je t'ai, moi-même, en d'autres circonstances, contraint de l'accuser, car souvent Ménélas s'abandonne et ne veut pas se donner de la peine ; ce n'est point qu'il cède à la paresse ou que son esprit manque d'intelligence, mais c'est sur moi qu'il a les yeux, et il attend que je le pousse. Aujourd’hui pourtant, c'est bien avant moi qu'il s'est éveillé et qu'il est venu se présenter à moi, et c'est moi qui viens de l'envoyer appeler ceux que tu veux requérir. Mais allons ! nous les rencontrerons en avant des portes, au milieu des gardes, car c'est là que je leur ai signifié d'avoir à se grouper. »

 

    Le Gérénien Nestor conducteur de chevaux lui répondit alors :

 

    — S’il en est ainsi, nul ne s indignera et ne désobéira, parmi les Argiens, lorsqu'il exhortera l'un d'eux et le commandera. »

 

     Ayant ainsi parlé, il revêtit une tunique autour de sa poitrine ; sous ses pieds luisants, il attacha de belles sandales. Tout autour de lui, il agrafa un manteau de pourpre, double, ample, fleuri par-dessus d'une laine crépue. Puis il prit une pique vaillante, armée d'un bronze aigu, et partit en longeant les nefs des Achéens aux tuniques de bronze. Ce fut d'abord Ulysse égal à Zeus en prudence, que le Gérénien Nestor conducteur de chevaux éveilla du sommeil en élevant la voix. L'appel aussitôt ; parvint au cœur d'Ulysse. Il sortit de sa tente et leur dit ces paroles :

 

    — Pourquoi errez-vous ainsi tout au long des vaisseaux, seuls à travers le camp, dans la nuit immortelle ? Quelle si grande nécessité vous presse ? »

 

    Le Gérénien Nestor conducteur de chevaux lui répondit alors :

 

    — Descendant de Zeus, fils de Laërte, artificieux Ulysse, ne t'indigne pas, car une grande affliction contraint les Achéens ! Mais suis-nous, afin que nous allions en réveiller un autre, un de ceux auxquels il appartient de décider en délibération si nous devons partir ou bien combattre. »

 

    Ainsi parla-t-il. Retournant sous sa tente, l’ingénieux Ulysse plaça sur ses épaules un bouclier aux ornements divers, et ressortit pour les accompagner. Ils se rendirent auprès de Diomède fils de Tydée. Ils le trouvèrent couché hors de sa tente, à portée de ses armes. Tout autour de lui, ses compagnons dormaient ; ils avaient leurs boucliers sous la tête, et leurs lances, toutes droites, étaient piquées en terre par le bas de la hampe. Le bronze de leurs pointes resplendissait au loin, comme l'éclair de Zeus Père. Le héros dormait donc, étendu sur la peau d un bœuf élevé dans un parc, tandis que sous sa tête un brillant tapis avait été déployé. S'approchant alors, le Gérénien Nestor conducteur de chevaux l'éveilla en le poussant du pied sous le talon ; puis il le pressa, le rudoya en lui disant en face :

 

    — Éveille-toi, fils de Tydée ! Pourquoi, toute la nuit, ronfles-tu de sommeil ? N’entends-tu pas que les Troyens, sur l’exhaussement de la plaine, sont établis tout près de nos vaisseaux, et qu'une faible distance nous en tient séparés ? »

 

    A ces mots, Diomède brusquement se leva du sommeil, et, s'adressant à Nestor, lui dit ces mots ailés :

 

    — Vieillard, tu es infatigable, et ton effort jamais ne se relâche. N'est-il donc point parmi les fils des Achéens, d'autres guerriers plus jeunes qui pourraient, en se portant partout, réveiller chaque chef ? Tu es, vieillard, d'une incroyable ardeur.»

 

    Le Gérénien Nestor conducteur de chevaux lui répondit alors :

 

     — Oui, bon ami, tout ce que tu viens de dire a été dit selon la vérité. J'ai des fils irréprochables ; j'ai aussi à moi de nombreux guerriers, dont l'un d'eux pourrait bien aller mander les chefs. Mais une très grande nécessité contraint les Achéens, car aujourd'hui, pour eux tous, c'est sur le tranchant d'un rasoir que se trouve posé, soit une mort misérable pour les Achéens, soit l'enjeu de la vie. Mais va maintenant, va faire lever le rapide Ajax et le fils de Phylée, puisque tu es plus jeune et que pour moi tu as de la pitié. »

 

    Ainsi parla-t-il. Et Diomède se couvrit les épaules de la dépouille d'un grand lion roussâtre, qui lui tombait jusques aux pieds, puis il saisit sa pique. Le héros se mit alors en route, fit lever et conduisit ensuite ceux qu'il alla quérir. Lorsqu'ils se furent joints aux gardes rassemblés, ils ne trouvèrent pas leurs chefs endormis, mais tous se tenaient à leur poste, en éveil et en armes. Comme des chiens montent autour des troupeaux au dedans d'un enclos, une garde difficile, lorsqu'ils viennent d'entendre un fauve au grand courage descendre des montagnes à travers la forêt ; grand est contre la bête le tumulte des nommes et des chiens, et pour eux tous le sommeil est perdu ; de même, le sommeil invincible était perdu pour les yeux des gardes qui veillaient dans la nuit dangereuse. Le regard sans répit dirigé sur la plaine, ils épiaient le moment où ils entendraient les Troyens survenir. En les voyant, le vieillard se réjouit et les réconforta. Prenant alors la parole, il dit ces mots ailés :

 

    — Continuez ainsi, chers enfants, à veiller. Que nul ne succombe au sommeil, de peur que nous ne devenions la joie des ennemis. »

 

    Ayant ainsi parlé, il s'élança à travers le fossé. Les chefs des Argiens, tous ceux qui étaient appelés au Conseil, marchèrent à sa suite. Avec eux marchaient Mérion et le brillant fils de Nestor, que les rois avaient eux-mêmes invités à venir délibérer avec eux. Après avoir franchi le fossé profond, ils s'assirent en lieu pur, là où se voyait, entre les morts tombés, un espace libre. C'était de là, qu'après avoir massacré les Argiens, le formidable Hector s'était retourné, lorsque la nuit l'avait enveloppé. Ce fut là qu'ils s'assirent pour conférer entre eux. Le premier, le Gérénien Nestor conducteur de chevaux prit alors la parole :

 

    — Amis, n'y aurait-il pas un homme, assez confiant en son cœur audacieux, pour aller au milieu des Troyens magnanimes, et voir s'il ne pourrait pas se saisir par hasard d'un guerrier ennemi qui serait à l'écart, ou bien peut-être recueillir aussi, parmi les Troyens, quelque propos à même de nous faire savoir les projets qu'ils méditent : s'ils sont portés à rester ici, près de nos nefs et bien loin de chez eux, ou s'ils ont décidé de se retirer, de regagner leur ville, maintenant qu'ils ont dompté les Achéens. De tout cela, il s'informerait et reviendrait parmi nous sain et sauf. Grande serait, parmi tous les hommes, sa gloire sous le ciel. Il obtiendra aussi de précieuses largesses, car chacun des chefs qui commandent les nefs lui fera don d'une brebis noire, féconde, allaitant un agneau — il n'y a pas de bien qui vaille celui-là — et il aura toujours sa place à nos repas, ainsi qu à nos banquets. »

 

    Ainsi parla-t-il, et tous restèrent silencieux et cois. Diomède vaillant au cri de guerre prit enfin la parole :

 

    — Nestor, mon cœur et mon âme virile me poussent à m'enfoncer dans le camp des ennemis, de ces Troyens qui se trouvent tout près. Mais si quelque autre homme voulait m'accompagner, mon ardeur serait plus chaude et plus hardie. Lorsque deux hommes vont ensemble, il arrive aussi que l'un pense pour l'autre à ce qu'il est bon de faire. L'homme seul, même s'il réfléchit, a la pensée trop courte et l'invention trop grêle. »

 

    Ainsi parla-t-il, et beaucoup d'entre eux voulaient suivre Diomède. Ils le voulaient les deux Ajax serviteurs d'Arès, Mérion le voulait, et le fils de Nestor le voulait avec force. Le blond Ménélas illustre par sa lance le voulait également, et l'endurant Ulysse voulait aussi s'enfoncer dans la foule troyenne, car son cœur restait au fond de sa poitrine toujours prêt à oser. Le roi des guerriers Agamemnon dit alors :

 

    — Fils de Tydée, Diomède cher à mon cœur, tu choisiras pour ton compagnon celui que tu voudras, le plus brave de ceux qui se présentent, puisque nombreux sont ceux qui brûlent de te suivre. Mais que la courtoisie n'engage point ton âme à laisser le plus brave et à choisir le plus faible, en cédant au respect, en regardant à la race, même s'il s'agit d'un roi plus grand qu'un autre. »

 

    Ainsi parla-t-il, car il avait craint pour le blond Ménélas. Diomède alors, vaillant au cri de guerre, leur adressa de nouveau la parole :

 

   — Si vous m'ordonnez de choisir moi-même mon compagnon, comment dès lors pourrais-je oublier le divin Ulysse, dont le cœur et l'âme courageuse excellent à supporter toutes sortes de peines, et que chérit Pallas Athéna. Avec lui pour suivant, nous reviendrions tous deux, même du feu brûlant, car nul ne sait aviser mieux que lui. »

 

    Le divin et endurant Ulysse lui répondit alors :

 

    — Fils de Tydée, ne me loue pas trop et ne me cherche pas noise, car tout ce que tu leur dis, les Argiens le savent. Mais allons ! car la nuit s'achève, l'aurore approche et les astres déclinent. Plus des deux tiers de la nuit sont passés, et le troisième est seul à nous rester. »

 

    Ayant ainsi parlé, ils se couvrirent de redoutables armes. L'ardent guerrier Thrasymède donna au fils de Tydée un glaive à deux tranchants — Diomède avait laissé le sien près de sa nef — et un bouclier. Il lui mit sur la tête un casque en cuir de taureau sans cimier, sans panache, un de ceux qu'on nomme « bas de forme», et qui protègent la tête des guerriers à fleur d'âge. Mérion donna à Ulysse un arc, un carquois, une épée ; il lui mit sur la tête un casque fait en cuir ; l'intérieur en était solidement tendu par des courroies nombreuses ; à l'extérieur, de blanches dents de sangliers aux crocs éclatants, ça et là s'incrustaient en grand nombre, habilement et bellement rangées ; le milieu était garni de feutre. Ce casque, Autolycos l'avait jadis enlevé, dans Éléon, à Amyntor fils d'Orménos, lorsqu'il força sa maison bien fermée. Autolycos le donna, dans Scandie, au Cythérien Amphidamas. Amphidamas, en gage d'hospitalité, l'offrit à Molos, et Molos le fit porter par Mérion, son fils. Il couvrit enfin la tête d'Ulysse et la munit sur tous les côtés.

 

    Lorsque les deux héros se furent couverts de redoutables armes, ils se mirent en marche, laissant là tous les chefs. Sur leur droite, et tout près du chemin, Pallas Athéna envoya un héron. Ils ne le virent pas de leurs yeux dans la nuit ténébreuse, mais ils perçurent son cri retentissant. Ulysse, que mit en joie l'envoi de cet oiseau, pria ainsi la divine Athéna :

 

    — Écoute-moi, fille de Zeus porte-égide, toi qui toujours et dans toutes mes peines consens à m'assister, et qui n'ignores rien de toutes mes démarches ! Aujourd'hui surtout, Athéna, aime-moi de nouveau, et donne-nous de revenir pleins de gloire aux vaisseaux, après avoir accompli un haut fait qui puisse jeter les Troyens dans l'alarme. »

 

    Diomède alors, vaillant au cri de guerre, en second lieu pria :

 

    — Écoute-moi, en ce jour, moi aussi, fille de Zeus, Indomptable ! Accompagne-moi, comme dans Thèbes tu accompagnas mon père, le divin Tydée, lorsqu'il s'y rendit, avant les Achéens, en tant que messager. Il avait quitté, près de l'Asopos, les Achéens aux tuniques de bronze, et il portait là-bas, aux Cadméens, une parole apaisante. Mais à son retour, il concerta avec toi, ô divine déesse, de terrifiants exploits, lorsqu'on ta bienveillance tu accourus l'assister. De la même façon, consens en ce jour à m'assister aussi, et préserve-moi. Je t'immolerai en retour une génisse d'un an, au large entre œil, une bête indomptée, et qu'aucun nomme encore n'a mise sous le joug ; je te l'immolerai après avoir doré le pourtour de ses cornes. »

 

    Ils dirent, et Pallas Athéna entendit leur prière. Dès lors, après avoir imploré la fille du grand Zeus, ils se mirent à marcher comme deux lions dans la nuit ténébreuse, à travers le carnage, à travers les cadavres, et au milieu des armes et du sang noir.

 

    Hector, de son côté, ne laissa pas dormir les courageux Troyens. Il convoqua en un même conseil tous les plus braves, tous ceux qui étaient les guides des Troyens et leurs conseillers. Une fois rassemblés, Hector leur exposa un plan d'une trame serrée :

 

    — Qui de vous me promettrait, en échange d'une grande récompense, d'accomplir la mission que je vais proposer ? Le prix en vaut la peine. En effet, je donnerai un char et deux chevaux à la fière encolure, les plus beaux de ceux qui se trouvent auprès des agiles vaisseaux des Achéens, à celui qui oserait, en se couvrant de gloire, aller tout proche de leurs vaisseaux au rapide trajet, et reconnaître si leurs nefs agiles sont gardées comme avant, ou si, déjà, domptés par nos mains, les Achéens songent entre eux à la retraite, et renoncent à se garder la nuit, excédés de fatigue terrible. »

 

    Ainsi parla-t-il, et tous restèrent silencieux et cois. Or, il était chez les Troyens un certain Dolon fils d'Eumédès, le héraut divin, riche en or et en bronze. Il était laid d'aspect, mais rapide à la course. C'était le frère unique de cinq sœurs. S'adressant alors aux Troyens et à Hector, il leur dit ces paroles :

 

    — Hector, mon cœur et mon âme virile me poussent à me rendre tout proche des vaisseaux au rapide trajet, et à m'y renseigner. Mais allons ! lève pour moi ton sceptre, et jure-moi de me donner les chevaux et le char au bronze ciselé qui portent l'irréprochable fils de Pelée. Je ne serai pas pour toi un espion inutile, ni en deçà de ton attente. Car j'irai toujours au travers de l'armée, jusqu'à ce que j'arrive au vaisseau d'Agamemnon, là où les chefs doivent décider en délibération s'il faut fuir ou combattre. »

 

    Ainsi parla-t-il. Hector prit son sceptre en ses mains et fit alors à Dolon ce serment :

 

   — Que Zeus lui-même, l'époux tonnant d'Héra, dès maintenant le sache ! Aucun autre Troyen ne montera sur les chevaux promis ; mais c'est toi, je l'affirme, qui à jamais pourras t'en glorifier ! »

 

    Ainsi parla-t-il, confirmant sa promesse par un serment qui devait être vain ; puis il pressa le départ de Dolon. Aussitôt, l'espion jeta sur ses épaules un arc recourbé, se couvrit au dehors d'une peau de loup grisâtre, et mit sur sa tête un casque en peau de fouine. Il prit ensuite un javelot pointu et marcha vers les nefs en s'éloignant du camp. Mais il ne devait pas revenir des vaisseaux ni rapporter son message à Hector. Lors donc qu'il eut laissé derrière lui la foule des chevaux et des hommes, il s'engagea sur la route, poussé par son ardeur. Ulysse issu de Zeus comprit qu'il avançait, et dit à Diomède :

 

    — Cet homme-là, Diomède, vient du camp, et je ne sais s'il veut épier nos vaisseaux ou dépouiller le cadavre d'un mort. Laissons-le d'abord s'avancer un peu plus dans la plaine. Alors, bondissant sur lui, nous le saisirons brusquement. S'il nous devance à la course, pousse-le constamment vers les nefs, loin de son camp, en t'élançant sur lui avec ta lance, de peur qu'il ne cherche à fuir vers la ville. »

 

    Ayant ainsi parlé, ils se couchèrent au milieu des cadavres, en dehors de la route. Dolon, imprudent, eut vite fait de les dépasser. Mais, quand il fut à une distance de la longueur d'un sillon de mulets — car les mulets l'emportent sur les bœufs quand il s'agit de tirer, en profonde jachère, une charrue solidement ajustée — les deux héros se mirent à courir après lui. Dolon s'arrêta, au bruit qu'il entendit. Il espérait en son cœur que des compagnons, sortis du camp troyen, venaient le rappeler, et qu'Hector ordonnait qu'il revînt sur ses pas. Mais quand Ulysse et Diomède ne furent plus à distance que d'une portée de javelot, ou même moins, il reconnut alors des ennemis, et se mit à mouvoir ses alertes genoux pour essayer de fuir. A sa poursuite aussitôt les deux héros s'élancèrent. De même que deux chiens aux dents aiguës, dressés à la coasse, pressent une biche ou un lièvre, sans arrêt et sans trêve, dans un terrain toisé, tandis que la bête détale en criant ; de même, le fils de Tydée et Ulysse saccageur de cités, en le coupant des siens, poursuivaient Dolon sans arrêt et sans trêve. Mais, au moment où, fuyant vers les vaisseaux, il était sur le point de se mêler aux gardes, Athéna fit entrer dans le fils de Tydée une ardeur plus vivace, afin qu'aucun des Achéens aux tuniques de bronze ne pût se vanter de l'avoir prévenu en atteignant Dolon, et que Diomède ne vînt pas en second. Bondissant alors avec sa lance, le robuste Diomède s'écria :

 

    — Arrête, ou ma lance te frappe ! car, je te l'assure, tu ne pourras pas longtemps éviter de ma main une mort abrupte. »

 

    Il dit et il lança sa pique ; mais il fit exprès de manquer le guerrier. Passant au-dessus de son épaule droite, la pointe de la pique aiguisée se planta dans la terre. Dolon s'arrêta, saisi d'effroi et tremblant de terreur ; ses dents claquaient dans sa bouche, tout verdi par la peur. Les deux héros essoufflés l'atteignirent et par les bras l'agrippèrent. Fondant alors en larmes, Dolon leur dit :

 

    — Prenez-moi vivant et je me rachèterai. Car j'ai chez moi du bronze, de l'or et du fer qui coûte tant de peine. Mon père vous en gratifierait d'une immense rançon, s'il apprenait que je suis vivant près des nefs achéennes. »

 

    L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

     — Prends courage et que la mort ne soit plus présente à ton esprit ! Mais allons ! dis-moi ceci, et explique-toi en toute sincérité : à quelle fin te dirigeais-tu ainsi vers nos vaisseaux, loin de ton camp, seul à travers la nuit ténébreuse, alors que dorment tous les autres mortels ? Viens-tu dépouiller le cadavre d'un mort ? Est-ce Hector qui t'a envoyé épier ce qui se passe auprès des nefs creuses, ou bien est-ce ton cœur qui seul t'a poussé ? »

 

    Dolon lui répondit alors, tremblant de tous ses membres :

 

    — Par d'insidieux artifices, Hector m'a égaré l'esprit. Il a promis de me donner les chevaux aux sabots emportés du fils éclatant de Pelée, ainsi que son char au bronze ciselé, et c'est lui qui m'a poussé à partir à travers la nuit soudaine et sombre, à m'approcher des ennemis et à m'informer si leurs nefs agiles sont gardées comme avant ; ou si, déjà, domptés par nos mains, les Achéens songent entre eux à la retraite et renoncent à se garder la nuit, excédés de fatigue terrible. »

 

    L'ingénieux Ulysse sourit alors et dit :

 

    — Certes, c'étaient des dons fameux que désirait ton cœur : les chevaux du descendant d'Éaque à l'âme illuminée ! Sais-tu qu'ils sont, par des hommes mortels, malaisés à soumettre et à diriger, si ce n'est par Achille, que mit au monde une mère immortelle ? Mais allons ! dis-moi ceci, et explique-toi en toute sincérité : Où donc à présent, en venant ici, as-tu laissé Hector le pasteur des armées ? Où se trouve le dépôt de ses armes guerrières ? Où sont ses chevaux ? Comment sont disposés, chez les autres Troyens, les postes de garde et les coins d'embuscade ? Quels sont les desseins qu'ils projettent entre eux ? Sont-ils portés à rester ici, près de nos nefs et bien loin de chez eux, ou sont-ils décidés à se retirer, à regagner leur ville, maintenant qu'ils ont dompté les Achéens ? »

 

   Dolon fils d'Eumédès lui répondit alors :

 

    — Je vais donc moi-même, et très exactement, t'expliquer tout cela. Hector, avec tous ceux qui sont de son Conseil, délibère et décide près du tombeau du divin Ilos, en retrait du tumulte. Quant aux postes de garde au sujet desquels tu m'interroges, héros, il n'y en a aucun qui ait été désigné pour protéger et pour garder le camp. Tous ceux des Troyens, dont le feu luit encore au foyer, ont charge de veiller ; ceux-là restent en veille et mutuellement s'exhortent à prendre garde. Quant aux alliés venus de différents pays, ils dorment, car ils laissent aux Troyens le soin de se garder, eux qui n'ont près d'eux ni femmes ni enfants. »

 

    L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

    — Mais comment dorment-ils à cette heure ? Sont-ils mêlés aux Troyens dompteurs de chevaux, ou sont-ils à l’écart ? Dis-le-moi clairement, afin que je le sache. »

 

    Dolon fils d'Eumédès lui répondit alors :   

 

    — Je vais donc moi-même, et très exactement, t’expliquer tout cela. Du côté de la mer, sont les Cariens et les Péoniens à l'arc recourbé, les Lélèges, les Caucônes et les divins Pélasges. Du côté de Thymbra, le sort a placé les Lyciens et les Mysiens altiers, les Phrygiens dompteurs de chevaux et les Méoniens qui combattent sur char. Mais pourquoi me demandez-vous tous ces détails ? Si vous brûlez de vous enfoncer dans la foule des Troyens, voici les Thraces récemment arrivés ; ils sont à l'écart et les derniers de tous. Rhésos, leur roi, fils d'Éionée, se trouve parmi eux. Il a les plus beaux et les plus grands chevaux que j'aie jamais vus ; plus blancs que neige, ils ont à la course l'agilité des vents. Son char est bellement orné d'or et d'argent. Il est venu avec des armes d'or, des armes prodigieuses qui sont merveilles à voir, et qui méritent plutôt d'être portées par des dieux immortels que par des nommes mortels. Et maintenant, rapprochez-moi de vos nefs au rapide trajet, ou bien liez-moi et laissez-moi ici, impitoyablement attaché, jusqu à ce que vous soyez de retour, et que vous ayez contrôlé par vous-mêmes si j’ai, oui ou non, parlé devant vous selon la vérité. »

 

    Le robuste Diomède, en le toisant d'un regard de travers, lui répondit et dit :

 

    — Ne te mets pas en l'esprit, Dolon, de pouvoir m'échapper, bien que tu nous aies parfaitement renseignés, après être ainsi tombé entre nos mains. Si nous te libérons et te laissons présentement partir, tu reviendras ensuite vers les vaisseaux rapides des Achéens, soit pour nous espionner, soit pour nous attaquer. Mais si ma main te dompte et t'enlève la vie, tu ne seras plus désormais un fléau pour les Argiens. »

 

    Il dit, et Dolon se disposait à lui toucher le menton de sa main charnue et à le supplier. Mais Diomède bondit avec son glaive, le frappa au milieu de la nuque, et lui trancha les deux muscles du cou. Dolon parlait encore, lorsque son chef roula dans la poussière. Les deux héros alors enlevèrent de sa tête le casque en peau de fouine, prirent la peau de loup, son arc flexible et sa longue lance. Avec la main qui tenait ces dépouilles, le divin Ulysse les tendit vers le ciel en l’honneur d'Athéna, déesse du butin, et fit cette prière :

 

    — Réjouis-toi, déesse, de ce que je te voue ! Car c'est vers toi, la première, entre tous les Immortels qui habitent l'Olympe, que nous enverrons le cri de nos prières. Mais conduis nous en revanche vers les chevaux des Thraces et vers leurs campements. »

 

    Ayant ainsi parlé, il souleva ces dépouilles bien au-dessus de lui et les déposa sur un tamaris. Il y plaça aussi un signe bien visible, en attachant ensemble des roseaux et des rameaux touffus de tamaris, de peur que l'arbre ne leur échappât, lorsqu'ils reviendraient dans le cours de la sombre et de la soudaine nuit. Tous deux alors se portèrent plus avant, à travers les armes et parmi le sang noir. Et bientôt, dans leur marche, ils arrivèrent au corps des guerriers thraces. Ceux-ci dormaient, accablés de fatigue. Leurs belles armes étaient par terre étendues auprès d'eux, en très bel ordre et rangées sur trois rangs. Près de chaque soldat se trouvaient deux chevaux. Rhésos dormait au milieu d'eux et, près de lui, ses rapides chevaux étaient attachés par des courroies à la rampe du char. Ulysse, l'apercevant le premier, le signala à Diomède :

 

   — Voilà l'homme, Diomède, et voilà les chevaux dont nous parla Dolon que nous avons tué. Mais allons ! montre ton ardente vigueur ; il ne faut pas que tu restes inutile, sans rien faire de tes armes. Détache les chevaux ou charge-toi de tuer les guerriers, et je m'occuperai moi-même des chevaux. »

 

    Ainsi parla-t-il, et Athéna aux yeux pers souffla l'ardeur dans l'âme de Diomède. Il massacrait tout autour de lui ; le gémissement de ceux que perçait son épée s élevait effroyable, et la terre se rougissait de sang. Comme un lion survenant au milieu d'un troupeau sans berger, de chèvres ou de brebis, se précipite en ne songeant qu'au carnage ; de même, le fils de Tydée s'avançait contre les gens de Thrace, jusqu'à ce qu'il en eût exterminé douze.

 

    De son côté, l'ingénieux Ulysse, chaque fois que le fils de Tydée avait frappé de près l'un d'eux de son épée, Ulysse le prenait par les pieds et le tirait en arrière, afin, pensait-il en son âme, que les chevaux à la belle crinière passent facilement et ne s'effarent point dans le fond de leur cœur de marcher sur des morts, car ils n'y étaient pas encore accoutumés. Mais quand le fils de Tydée fut arrivé jusqu'auprès de Rhésos, ce roi fut le treizième auquel il enleva la vie douce comme le miel. Rhésos à ce moment haletait, car un songe funeste : le petit-fils d'Œnée, s'était en cette nuit arrêté sur sa tête, par l'artifice d'Athéna. Pendant ce temps, l'endurant Ulysse dégageait les chevaux aux sabots emportés, les attachait ensemble avec des courroies, et les poussait hors de la foule en les frappant avec son arc, car il n'avait pas pensé à prendre dans ses mains l'éclatant fouet du char si brillamment orné. Ulysse enfin siffla pour prévenir le divin Diomède. Mais le fils de Tydée restait sur place et songeait à tenter quelque hardi coup d'audace : enlever le char où se trouvaient les armes ciselées, le tirer par le timon, ou le soulever en l'air et l'emporter ; ou bien encore, arracher la vie à de plus nombreux Thraces. Il agitait ces projets en son cœur, jusqu'au moment où, s'arrêtant près de lui, Athéna vint dire au divin Diomède :

 

    — Souviens-toi du retour, fils du magnanime Tydée ; gagne tes vaisseaux creux, de peur que ce ne soit la fuite qui t'y ramène, et crains qu'un autre dieu n'éveille les Troyens. »

 

    Ainsi parla-t-elle, et Diomède comprit la voix de la déesse. Prestement alors, il monta sur les chevaux. Ulysse les frappa de son arc, et ils volèrent vers les rapides vaisseaux des Achéens.

 

    Mais Apollon, dieu dont l'arc est d'argent, ne tenait pas en aveugle son poste d'observation. Dès qu'il vit Athéna prendre contact avec le fils de Tydée, irrité contre elle, il s'enfonça dans la foule nombreuse des Troyens et réveilla le conseiller des Thraces, Hippocoon, noble cousin de Rhésos. Aussitôt que, brusquement arraché au sommeil, Hippocoon s'aperçut que la place où se tenaient les rapides chevaux était déserte, et que des guerriers pantelaient au milieu d'un horrible carnage, il se mit à gémir et à appeler par son nom son compagnon chéri. Une clameur et un tumulte indicibles s'élevèrent alors parmi les Troyens qui accouraient en foule, lis contemplaient les funestes exploits qu'avaient accomplis les preux qui s'en allaient auprès des nefs creuses.

 

    Pour eux, une fois parvenus à l'endroit où ils avaient occis l'espion d'Hector, Ulysse aimé de Zeus arrêta les rapides chevaux. Le fils de Tydée, sautant alors à terre, remit aux mains d'Ulysse les dépouilles sanglantes. Puis, remontant sur les chevaux, il les fouetta, et les deux coursiers s'envolèrent de bon cœur vers les vaisseaux creux, car c'était là que leur cœur était heureux d'aller. Nestor, le premier, entendit leur galop et cria :

 

    — Amis, conducteurs et conseillers des Argiens, vais-je me tromper ou dire la vérité ? Mon cœur en tout cas m'ordonne de parler. Un galop de chevaux aux pieds prompts a frappé mes oreilles. Ah ! si c'était Ulysse et le robuste Diomède qui, de chez les Troyens, arrivaient ainsi en poussant des chevaux aux sabots emportés ! Mais au fond de mon âme, j'ai une crainte terrible que les plus braves de tous les Argiens n'aient eu à souffrir de quelque malheur, par suite du tumulte que mènent les Troyens. »

 

    Il n'avait pas encore achevé de parler que les héros eux-mêmes arrivèrent. Ils mirent pied à terre, et leurs amis, au comble de la joie, les accueillirent avec des  mains tendues et de douces paroles.

  Le Gérénien Nestor conducteur de chevaux fut le premier à les interroger :

 

    — Allons ! dis-moi, Ulysse si prôné, grande gloire achéenne, comment prîtes-vous ces chevaux ? Est-ce en vous enfonçant dans la foule des Troyens ? Est-ce un dieu rencontré qui vous les a donnés ? Ils sont terriblement semblables aux rayons du soleil. Je vais constamment me mêler aux Troyens, et je ne reste pas, je l'assure, à flâner près des nefs, quoique guerrier bien vieux ; mais je n'ai jamais vu ni encore remarqué des chevaux pareils. J'imagine donc que c'est un dieu venu au-devant de vous qui vous les a donnés, car Zeus assembleur de nuées, vous chérit tous les deux, aussi bien que la fille de Zeus porte-égide, Athéna aux yeux pers. »

 

    L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

    — Nestor fils de Nélée, grande gloire achéenne, un dieu, s'il le voulait, donnerait facilement des chevaux supérieurs à ceux-ci, car les dieux sont beaucoup plus puissants. Mais ces coursiers, qui te font m'interroger, sont des chevaux nouvellement arrivés : ils viennent de Thrace. Le brave Diomède a tué leur conducteur et, près de lui, douze des siens qui tous étaient des preux. Quant au treizième que nous avons tué, c'était un espion que nous avions surpris près des vaisseaux et qui, par Hector et par d'autres magnifiques Troyens, avait été dépêché pour épier notre camp. »

 

    Ayant ainsi parlé, il fit franchir le fossé à ses chevaux aux sabots emportés, en éclatant de joie. Avec lui marchèrent en jubilant les autres Achéens. Lorsqu'ils eurent atteint la tente bien-construite du fils de Tydée, ils attachèrent avec des courroies bien taillées les chevaux à la crèche, où déjà les coursiers aux pieds prompts de Diomède se tenaient et mangeaient du froment à la douceur de miel. A la poupe de son vaisseau, Ulysse installa les dépouilles sanglantes de Dolon, en attendant que fût prêt un sacrifice à la divine Athéna. Entrant alors dans la mer, ils s' y lavèrent de la sueur abondante qui leur coulait sur les jambes, sur le dos et les cuisses. Puis, lorsque le flot de la mer eut nettoyé leur peau de sa sueur abondante, et que leur cœur se fut rafraîchi, ils entrèrent tous les deux en des cuves d'un superbe poli et prirent un bain. Une fois baignés et oints d'onctueuse huile d'olive, ils s'assirent pour prendre leur repas, et, puisant alors dans un cratère empli, ils firent à Athéna une libation de vin à la douceur de miel.