15 Jan 2014

Homère - L'Illiade - Chants XI à XV

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CHANT XI

   L'Aurore, sortant d'auprès de l'admirable Tithon, s'élançait de sa couche pour porter la lumière aux Immortels et aux hommes, lorsque Zeus envoya, vers les rapides vaisseaux des Achéens, l'affligeante Discorde arborant en sa main le signe de la guerre. Elle s'arrêta sur la nef noire et pansue d'Ulysse, qui occupait le centre des vaisseaux, pour se faire de part et d'autre entendre, soit des tentes d'Ajax fils de Télamon, soit de celles d'Achille, car c'étaient ces deux chefs qui avaient, aux deux bouts de la ligne des nefs, tiré leurs vaisseaux bien équilibrés, confiants dans leur courage et dans la force de leurs mains. Là, debout, la déesse cria d'une voix forte, terriblement aiguë, et rit entrer dans le cœur de tous les Achéens, une grande vigueur pour affronter sans relâche la lutte et le combat. Et la guerre aussitôt leur devint plus suave que le retour, sur les vaisseaux creux, vers la terre de la douce patrie.

 

    L'Atride alors cria et ordonna aux Argiens de se ceindre. Lui-même revêtit le bronze étincelant. En premier lieu, il entoura ses jambes de belles cnémides, qu'ajustaient aux chevilles des agrafes d'argent. En second lieu, il revêtit sa poitrine d'une cuirasse que jadis lui donna Cinyras, en souvenir d'hospitalité. Cinyras, en effet, avait appris dans Chypre la grande nouvelle que les Achéens devaient sur leurs vaisseaux faire voile vers Troie, et Cinyras alors, pour lui être agréable, avait donné cette cuirasse au roi. Elle était formée par une série de dix bandes en cyane foncé, de douze en or et de vingt en étain. Des dragons de cyane s'allongeaient vers le cou, trois de chaque côté, pareils aux arcs-en-ciel que le fils de Cronos fixe sur les nuées, présage pour les hommes doués de la parole. Autour de ses épaules, il jeta son épée où brillaient des clous d'or, et qu'enserrait un fourreau d'argent, garni d attaches d'or. Puis il souleva le bouclier qui le couvrait tout entier, bouclier bien ouvré, impétueux et beau. Dix lames de bronze s'y déployaient en cercles ; vingt bossettes en étain brillaient sur sa surface, et, au milieu, s'en trouvait une en cyane foncé. La Gorgone au terrible visage, jetant de farouches regards, s'y étendait en couronne, tandis que l'entouraient la Déroute et la Peur. A ce bouclier tenait un baudrier d'argent, sur lequel s'enroulait un dragon de cyane, dont les trois têtes, orientées en trois sens, sortaient d'un même cou. Sur sa tête, il mit un casque à deux cimiers, à quatre pare-joues, à queue de cheval.

 

    Un terrifiant panache oscillait au sommet. Il prit ensuite deux lances valeureuses, coiffées d'un bronze aigu, et le bronze des pointes rayonnait au loin son éclat jusqu'au ciel. A ce moment, Athéna et Héra firent entendre le fracas du tonnerre, pour honorer le roi de Mycènes où l'or surabonde.

 

    A son cocher, chaque guerrier ensuite recommanda de contenir les chevaux en bon ordre, sur le bord du fossé. Dès lors, marchant à pied, cuirassés de leurs armes, ils se mirent en branle, et une clameur sans fin s'éleva dans l'aurore. Bien avant les conducteurs de chars, ils se rangèrent sur le bord du fossé, et les meneurs de chars s'en vinrent à leur suite à très courte distance. Le Cronide alors suscita parmi eux un inquiétant tumulte, et fit tomber, du haut de l'éther, des gouttes de pluie imprégnées de sang, car il allait précipiter chez Hadès un grand nombre de têtes valeureuses.

 

    De l’autre côté, les Troyens, sur l'exhaussement de la plaine, se rangeaient autour du grand Hector, de l'irréprochable Polydamas, d'Énée honoré comme un dieu par le peuple troyen, des trois fils d'Anténor : Polybe, le divin Agénor, et le jeune Acamas semblable aux Immortels. Hector, aux premiers rangs, portait un bouclier arrondi. De même qu'un astre pernicieux apparaît radieux en sortant des nuages, et replonge ensuite sous les sombres nuées ; de même, Hector apparaissait, tantôt aux premiers, tantôt aux derniers rangs, donnant partout des ordres. Tout couvert de bronze, il brillait comme l'éclair de Zeus porte-égide.

 

    Comme des moissonneurs, allant de face les uns contre les autres, poursuivent, dans le champ d'un fermier opulent, leur rangée de froment ou d'orge, et font tomber des brassées d'épis ; de même, en s élançant les uns contre les autres, les Troyens et les Achéens se massacraient, sans qu'aucun d'eux songeât à la fuite funeste. Le combat s'engageait entre deux fronts égaux et, comme des loups, ils se précipitaient. La Discorde qui fait pousser tant de gémissements, se réjouissait en les considérant, car seule entre tous les dieux, elle se trouvait parmi les combattants. Les autres dieux ne se tenaient pas là ; mais ils restaient assis, tranquilles en leur palais, là où, dans les replis de l’Olympe, de belles demeures avaient été construites pour chacun. Tous incriminaient le fils de Cronos, dieu des sombres nuées, parce qu'il voulait accorder la gloire aux Troyens. Mais le Père n'avait aucun souci des dieux. Retiré à l'écart, loin des autres dieux, il restait assis, dans l'orgueil de sa gloire, considérant la ville des Troyens, les vaisseaux achéens, la fulgurance du bronze, les anéantisseurs et les anéantis.

 

    Tant que dura l'aurore et que s'accrut le jour sacré, aussi longtemps portèrent les traits lancés des deux côtés, et les guerriers en foule s abattirent. Mais à l’heure où le bûcheron prépare ordinairement son repas dans les replis de la montagne, lorsque ses bras se sont rassasiés de couper de grands arbres, que son cœur répugne à la besogne, et que le désir d'une douce nourriture le saisit aux entrailles : à ce moment, les Danaens, par leur propre courage, rompirent les phalanges troyennes, en s'encourageant d'un rang à l'autre, entre compagnons. Agamemnon, le premier, s'élança parmi les ennemis. Il atteignit d'abord Biénor le pasteur des armées, puis son féal Oïlée, bon dresseur de chevaux. Oïlée, ayant sauté du char, fit face à l'agresseur. Mais, au moment où il fonçait droit sur Agamemnon, le fils d'Atrée le piqua au front de sa lance aiguë.

 

 Le rebord du lourd casque de bronze n'arrêta pas la pointe ; elle traversa l'obstacle, perça l'os, et toute la cervelle, à l'intérieur du crâne, s'éclaboussa. Oïlée, en pleine fougue, avait été dompté. Le roi des guerriers Agamemnon laissa là les deux morts étaler l’éclat de leur blanche poitrine, après qu il leur eut enlevé leurs tuniques. Puis, il alla dépouiller aussi Isos et Antiphos, tous deux fils de Priam, l'un bâtard et l'autre légitime, qui tous les deux montaient le même char. Le bâtard tenait les rênes et l'illustre Antiphos à ses côtés combattait. Tous deux, un jour, comme ils paissaient leurs moutons, avaient été pris par Achille sur les flancs de l'Ida, et ligotés avec de souples brins d'osier ; mais le ravisseur, moyennant rançon, les avait libérés. Pour lors, l'Atride Agamemnon aux pouvoirs étendus frappa l'un de sa lance, en pleine poitrine, au-dessus de la mamelle ; puis, de son épée, il atteignit Antiphos auprès de l'oreille, et le jeta bas du char. Il se bâtait de les dépouiller de leurs belles armes, lorsqu'il les reconnut, car il les avait naguère aperçus près des vaisseaux agiles, quand de l’Ida les avait amenés Achille aux pieds rapides. De même qu'un lion facilement met en pièces les jeunes faons d'une biche rapide, lorsqu'il les a saisis avec ses fortes dents, après avoir pénétré dans leur gîte, et leur enlève leur délicate vie ; la biche alors, si proche qu'elle soit, ne peut les secourir, car une frayeur terrible l'envahi, et elle s'élance éperdument à travers les fourrés des forêts et des bois, halète et ruisselle, pressée par l'élan du fauve redoutable ; de même, aucun Troyen ne put préserver du désastre les deux fils de Priam, car tous s'enfuyaient devant les Argiens.

    Puis ce fut au tour de Pisandre et de l'ardent guerrier Hippolochos fils d'Antimaque à l'âme illuminée, d’Antimaque qui, gagné plus que tout autre par l'or d'Alexandre et ses riches présents, s'opposait à ce qu'on rendît Hélène au blond Ménélas. Tel était l'homme auquel le puissant Agamemnon enleva deux fils, montés sur un seul char. Ils essayaient ensemble de contenir leurs rapides chevaux, car les rênes luisantes avaient fui de leurs mains et les deux chevaux s'étaient effarouchés. L'Atride alors, tel un lion, s'élança et vint se dresser devant eux. Or, du haut de leur char, tous deux le suppliaient :

 

    — Prends-nous vivants, fils d'Atrée, et daigne accepter une digne rançon. Nombreux sont les trésors en réserve dans le palais d'Antimaque : de l'airain, de l'or et du fer qui coûte tant de peine. Notre père t'en gratifierait d'une infinie rançon, s'il apprenait que nous sommes vivants sur les nefs achéennes. »

 

    C'est ainsi qu'en pleurant, ils adressaient au roi de pitoyables paroles ; mais ils entendirent une voix impitoyable :

 

    — Si vous êtes les fils d'Antimaque à l'âme illuminée, de celui qui, jadis, dans l'assemblée troyenne, lorsque Ménélas y vint en ambassade en compagnie d'Ulysse égal aux dieux, proposa de l'abattre sur place et de ne pas le laisser revenir auprès des Achéens, vous allez maintenant payer l'ignoble outrage que commit votre père. »

 

    Il dit, et frappant de sa lance Pisandre à la poitrine, il le précipita de son char sur le sol, et le Troyen, tombant à la renverse, s'écrasa sur la terre. Du char alors, Hippolochos bondit pour échapper ; mais sur terre à son tour, il fut dépouillé par Agamemnon, qui lui coupa les mains avec l’épée, lui trancha la tête et l'envoya rouler comme un billot à travers la mêlée. Laissant là leurs cadavres, l'Atride prit son élan vers l'endroit où s'agitaient en tumulte les plus épaisses phalanges ; avec lui se hâtaient d'autres Achéens aux belles cnémides. Les fantassins tuaient les fantassins qui fuyaient sans pouvoir résister, et les cavaliers succombaient sous le bronze des cavaliers. Sous leurs pas, s'élevait de la plaine la poussière que les pieds retentissants des chevaux avaient soulevée. Le puissant Agamemnon ne cessait de poursuivre et de tuer, en exhortant les Argiens. Lorsque le feu destructeur s'abat sur une forêt vierge de toute coupe, et que les vents de tous côtés le portent en le faisant tournoyer, les troncs déracinés s'abattent, renversés par la ruée du feu ; de même, sous l'élan de l'Atride Agamemnon, s'abattaient les têtes des Troyens en déroute. Nombre de chevaux à la fière encolure faisaient avec fracas rouler des chars vides sur les ponts du combat, regrettant leurs cochers sans reproche. Mais ceux-ci gisaient étendus sur la terre, bien plus chers aux vautours qu'à leurs propres épouses.

 

    Quant à Hector, Zeus le déroba aux traits, à la poussière, au carnage, au sang et au tumulte. Mais l'Atride continuait sa poursuite, exhortant hardiment les Danaens. Les Troyens, au milieu de la plaine, se précipitaient au delà du tombeau d'Hos l'antique fils de Dardanos, au delà du figuier sauvage, dans leur désir de rentrer dans la ville. Mais l'Atride continuait sans répit sa poursuite, en poussant de grands cris et en souillant de poussière et de sang ses redoutables mains. Puis, quand ils arrivèrent a la Porte Scée et proche du chêne, ils s arrêtèrent là, et s'attendirent les uns les autres. Certains fuyaient encore au milieu de la plaine, comme des vaches qu'un lion met en fuite, en survenant au plus fort de la nuit ; toutes s'enfuient ; mais, pour l'une d'entre elles, la mort abrupte apparaît, car le lion, après l’avoir saisie avec ses fortes dents, lui rompt d'abord le cou pour lui laper ensuite le sang et les entrailles ; de même, le puissant Atride Agamemnon poursuivait les Troyens en égorgeant constamment le dernier. Les autres s'enfuyaient. Nombre d'entre eux, tête en avant ou sur le dos, tombaient des chars sous les mains de l'Atride, car sa lance donnait avec fureur autour et devant lui. Mais, au moment où ils allaient arriver sous la ville et le mur escarpé, le Père des hommes et des dieux, descendu du ciel, s'asseyait alors sur les sommets de l'Ida riche en sources ; il tenait la foudre entre ses mains. Zeus alors pressa Iris aux ailes d'or de porter un message :

 

    — Va, pars, rapide Iris, et redis ce discours à Hector. Tant qu'il verra Agamemnon pasteur des armées se précipiter dans les rangs des premiers combattants et exterminer des lignes de guerriers, qu'il continue à se replier, tout en incitant le reste de ses troupes à soutenir l'assaut des ennemis dans la rude mêlée. Mais quand, frappé par une lance ou atteint par un trait, Agamemnon sautera sur son char, j'accorderai à ce moment à Hector la force de tuer, jusqu'à ce qu'il arrive aux vaisseaux solidement charpentés, que le soleil se couche, et que survienne la sainte obscurité. »

 

    Ainsi parla-t-il, et la prompte Iris aux pieds de vent ne désobéit pas. Des sommets de l'Ida, elle descendit vers la sainte Ilion. Elle trouva le fils de Priam à l'âme illuminée, le divin Hector, debout sur le char solidement jointe, que traînaient ses chevaux. S'arrêtant près de lui, Iris aux pieds rapides lui dit :

 

    — Hector fils de Priam, égal à Zeus en prudence, Zeus Père m'envoie te rapporter ceci. Tant que tu verras Agamemnon le pasteur des armées, se précipiter dans les rangs des premiers combattants et exterminer des lignes de guerriers, abstiens-toi de combattre et ordonne au reste de tes troupes de soutenir l'assaut des ennemis dans la rude mêlée. Mais quand, frappé par une lance ou atteint par un trait, Agamemnon sautera sur son char, à ce moment il t'accordera la force de tuer, jusqu'à ce que tu arrives aux vaisseaux solidement charpentés, que le soleil se couche, et que survienne la sainte obscurité. »

 

    Ayant ainsi parlé, Iris aux pieds rapides s'en alla. De son char alors, Hector avec ses armes sauta par terre. Brandissant des lances acérées, il se portait partout à travers l'armée, excitant à la lutte ; il réveillait la terrible bataille. Les Troyens dès lors se retournèrent et firent front aux Achéens. De leur côté, les Argiens raffermirent leurs phalanges. Le combat se réorganisa, et les combattants se tinrent face à face. Agamemnon, le premier, s'élança ; il voulait attaquer bien avant tous les autres.

 

    Dites-moi maintenant, Muses qui habitez les demeures de l'Olympe, qui, le premier, soit des Troyens eux-mêmes, soit des illustres alliés, vint au-devant d'Agamemnon ? Ce fut le noble et grand Iphidamas fils d'Anténor, qui fut élevé dans la Thrace fertile, mère des troupeaux. Cissès l'avait élevé, lorsqu'il était tout petit, dans sa demeure, Cissès, le père de sa mère, qui avait engendré Théano aux belles joues. Puis, lorsque Iphidamas eut atteint le temps de la brillante jeunesse, Cissès l'avait retenu près de lui et lui avait donné sa fille en mariage. Après l'avoir épousée, il quitta la chambre nuptiale pour la gloire de combattre contre les Achéens ; douze vaisseaux aux poupes recourbées l'accompagnaient. Mais ces vaisseaux bien équilibrés, il les laissa dans Percote, et c'est à pied qu'il vint dans Ilion. Ce fut donc cet nomme qui, le premier, vint alors au-devant d'Agamemnon l'Atride. Mais quand, marchant l'un contre l'autre, ils furent en présence, l'Atride le manqua, et sa lance dévia sur le côté. Iphidamas, par contre, l'atteignit à la ceinture, au-dessous de la cuirasse, et appuya le coup en comptant sur la vigueur de sa main. Mais il ne perça pas l'éclatant ceinturon, car bien auparavant, au contact de l'argent, comme du plomb la pointe s'émoussa. Agamemnon aux pouvoirs étendus saisit alors cette lance avec sa main, la tira vers lui, furieux comme un lion, et l’arracha des mains d Iphidamas. Puis, de son épée, il le frappa au cou et lui rompit les membres. Ainsi, tombant sur place, Iphidamas s'endormit d'un sommeil de bronze, digne de compassion, loin de la femme qu'il avait désirée, en défenseur de ses concitoyens. Il ne vit pas la reconnaissance de cette jeune épouse, dont l'acquisition lui avait tant coûté. Il avait tout d abord donné cent bœufs pour elle, puis il avait promis mille têtes de bétail, chèvres et moutons, prélevées sur les troupeaux sans nombre qu'il avait en pacage. L'Atride Agamemnon alors le dépouilla, puis revint dans la foule achéenne en portant les belles armes qu'il avait enlevées.

 

    Or, dès que Coon remarquable entre tous les guerriers, fils aîné d'Anténor, eut vu tomber son frère, une violente douleur lui assombrit les yeux. Il se mit de biais, armé de sa lance, sans être aperçu du divin Agamemnon, et le piqua vers le milieu du bras, au-dessous du coude. La pointe de la lance brillante traversa tout droit. Le roi des guerriers Agamemnon eut alors un frisson ; mais, sans pour cela renoncer à la lutte ni à la bataille, il s'élança contre Coon, avec sa pique endurcie par les vents. Coon, porté par son ardeur, tirait alors par les pieds Iphidamas, son frère, issu du même père, et appelait à lui tous les plus vaillants. Tandis qu'à l'abri de son bouclier bombé, il le tirait ainsi au milieu de la roule, Agamemnon le blessa d un coup de lance au bois garni de bronze et lui rompit les membres. Puis, s'étant rapproché, il lui coupa la tête sur le corps d'Iphidamas. Là, les deux fils d'Anténor, après avoir, sous les coups du roi Agamemnon, accompli leur destin, s'enfoncèrent au sein de la maison d'Hadès.

 

    L'Atride cependant allait d'un rang à l'autre, attaquant le reste des troupes ennemies avec la lance, l'épée, ou bien d'énormes pierres, tant qu'un sang encore chaud jaillit de sa blessure. Mais, lorsque la plaie sécha et que le sang s'arrêta de couler, de piquantes douleurs pénétrèrent dans l'âme de l'Atride. De même qu'un trait cuisant tenaille une femme en travail, trait que décochent les Ilithyies, ces filles d'Héra qui font enfanter dans la peine et qui président aux couches douloureuses ; de même, de piquantes douleurs pénétrèrent dans l'âme de l’Atride. Il sauta sur son char et enjoignit au cocher de pousser vers les nefs creuses, car son cœur était dans l'accablement. D'une voix perçante, il fit entendre ces cris aux Danaens :

 

    — Amis, conducteurs et conseillers des Argiens, à vous maintenant d'écarter des vaisseaux traverseurs de la mer la mêlée terrible, puisque Zeus aux conseils avisés ne m'a pas permis de tenir le combat tout au cours de ce jour, contre les Troyens. »

 

     Ainsi parla-t-il, et le cocher, fouettant les chevaux à la belle crinière, les dirigea vers les vaisseaux creux. Les deux coursiers s'envolèrent de bon cœur. Leur poitrail blanchissait d'écume et leurs flancs s'aspergeaient de poussière, tandis qu'ils emportaient loin de la bataille le roi épuisé.

 

    Hector, dès qu'il comprit qu'Agamemnon s'éloignait, exhorta Troyens et Lyciens en criant à voix forte :

 

    — Troyens, Lyciens, et vous Dardaniens qui combattez de près, soyez des hommes, amis, et souvenez-vous de l'impétueuse vaillance. Il s'en est allé, le plus vaillant des guerriers, et Zeus fils de Cronos m'accorde une gloire éclatante. Allons, poussez tout droit sur les valeureux Danaens vos chevaux aux sabots emportés, si vous voulez gagner une gloire encore plus éclatante. »

 

    En parlant ainsi, il excita l'ardeur et le courage dans le cœur de chacun. De même qu un chasseur lance ses chiens aux dents blanches contre un sanglier sauvage ou un lion ; de même, contre les Achéens, Hector fils de Priam, égal d'Arès fléau des mortels, lança les Troyens au valeureux courage. Et lui-même, marchant aux premiers rangs, plein de forts sentiments, fondit dans la mêlée, pareil au souffle violent d'une rafale, qui s'abat sur la mer violette et la met en fureur.

 

    Là, quel fut le premier et quel fut le dernier de ceux que dépouilla Hector fils de Priam, lorsque Zeus lui accorda la gloire ? Asée d'abord, Autonoos et Opitès, Dolops fils de Clytios, Opheltios et Agélas, Esymos, Oros et Hipponoos, ardent combattant. Tels furent les chefs des Danaens qu'il dompta ; puis ce fut une foule de soldats. De même que le Zéphyre met en déroute les nuages que rassemble le Notos argenté, en les cinglant de son épais tourbillon ; les vagues grossies roulent en masse énorme, et sur leurs cimes, l'écume se disperse dans le trait du vent claquant de tous côtés ; de même, les têtes des guerriers s'abattaient dru sous les coups d'Hector.

 

    A ce moment, le désastre serait survenu, d'irréparables malheurs seraient arrivés, et les Achéens se seraient en fuyant jetés sur leurs vaisseaux, si Diomède le fils de Tydée, n'eût été alors exhorté par Ulysse :

 

    — Fils de Tydée, que nous est-il arrivé pour oublier ainsi l'impétueuse vaillance ? Mais allons ! ici, bon ami, reste auprès de moi, car ce serait une bonté, si Hector au casque à panache oscillant parvenait aux vaisseaux. »

 

    Le robuste Diomède lui répondit et dit :

 

    — Oui, certes, je resterai là et je résisterai. Mais court sera notre avantage, puisque Zeus assembleur de nuées aime mieux donner aux Troyens qu'à nous la supériorité. »

 

    Il dit, et il précipita Thymbrée de son char sur la terre, en le frappant de sa lance à la mamelle gauche. Ulysse abattit Molion rival des dieux, serviteur de ce roi. Ils abandonnèrent ensuite ces guerriers, puisqu'ils les avaient mis hors de combat. Tous deux alors, se jetant dans la foule, y portèrent le tumulte. De même que deux sangliers, pleins de forts sentiments, s'abattent sur les chiens qui les chassent ; de même, les deux héros, revenant à la charge, terrassaient les Troyens. Dès cet instant, les Achéens, qui fuyaient devant le divin Hector, respirèrent avec joie.

 

    A ce moment, Ulysse et Diomède surprirent un char et deux guerriers, les meilleurs de leur troupe ; tous deux étaient les fils de Mérops de Percote, de Mérops qui, mieux que personne, connaissait les sciences prophétiques, et qui ne voulait pas que  ses enfants partissent pour la guerre où se détruit la vaillance. Mais ni l’un ni l'autre ne lui avaient obéi, car les Génies ténébreux de la mort les entraînaient. Le fils de Tydée, Diomède illustre par sa lance, leur arracha l'âme et la vie, et les déposséda de leurs armes fameuses. Ulysse dépouilla Hippodamos et Hypéirochos.

 

    A ce moment, le fils de Cronos, regardant du haut de l'Ida, rendit égal le sort de la bataille. Troyens et Achéens, de part et d'autre, allaient se dépouillant. Pour lors, le fils de Tydée blessa Agastrophos, héros fils de Pœon, d'un coup de lance à la hanche. Ses chevaux n'étaient pas à portée, pour lui donner de fuir, et son esprit s'était grandement abusé. Son cocher, en effet, les tenait à l’écart, et lui, à pied, s’élançait dans les rangs des premiers combattants, jusqu’au moment où il perdit la vie.

 

   Hector alors, d’un regard aigu, aperçut à travers les rangs Ulysse et Diomède. Il s'élança sur eux en criant. Les phalanges troyennes en même temps suivirent. A cette vue, Diomède vaillant au cri de guerre frissonna et tout aussitôt dit à Ulysse, qui était près de lui :

 

    — C’est contre nous que roule ce fléau, le formidable Hector. Mais allons ! arrêtons-nous et repoussons-le, en résistant sur place. »

 

    Il dit et, brandissant sa pique à l'ombre longue, il la lança ; elle atteignit Hector au point visé, sur le sommet du casque, et ne le manqua point. Mais le bronze fut dévié par le bronze et n'arriva pas jusqu'à la belle chair, car il fut repoussé par le casque conique à trois épaisseurs, que Phoebos Apollon lui avait donné. Hector, se mettant alors promptement à courir et à gagner du large, se confondit dans la foule. Lorsqu'il s'arrêta, il s'affaissa sur les genoux et, de sa forte main, s'appuya sur la terre ; la sombre nuit enveloppa ses yeux. Mais, tandis que le fils de Tydée se portait à la suite de l'élan de sa pique, s'en allait loin parmi les premiers combattants, jusqu'au point où elle était tombée par terre, Hector reprit baleine. Sautant alors de nouveau sur son char, il s'élança parmi la multitude et détourna de lui le Génie ténébreux. Aussitôt le robuste Diomède bondit avec sa lance et s'écria :

 

    —Tu viens encore, une fois de plus, d'échapper à la mort, bien ! Certes, bien près de toi le malheur a passé. Mais cette fois encore, c'est Phoebos Apollon qui t'a préservé, ce dieu à qui tu dois adresser des prières en allant au-devant du bruit des javelots. Oui, je t'exécuterai en une autre rencontre, si quelqu'un des dieux veut aussi m'assister. Pour l'instant, je vais m'en prendre à d'autres, et attaquer celui que je rencontrerais. »

 

    Il dit, et il se prit à dépouiller de ses armes le fils de Pœon, illustre par sa lance. Mais Alexandre, l’époux d’Hélène aux superbes cheveux, contre le fils de Tydée pasteur des guerriers, banda son arc, en s'appuyant sur la stèle du tertre que la main des hommes avait érigée à Ilos fils de Dardanos, l'antique vieillard vénéré par le peuple. A ce moment, Diomède enlevait au valeureux Agastrophos la chatoyante cuirasse qui couvrait sa poitrine, le bouclier des épaules, et son casque massif. Alexandre alors ramena vers lui les deux bras de son arc, et atteignit Diomède — car le trait ne quitta pas sa main pour un but inutile — à la plante du pied droit, que traversa la flèche pour se ficher en terre. Et Alexandre, riant à cœur joie, bondit de son lieu d'embuscade, et s'écria d'une voix triomphante :

 

    — Tu es touché, et ce n'est pas en vain que mon trait est parti. Que ne t'ai-je atteint au plus bas du ventre pour t'enlever la vie ! A ce prix, les Troyens auraient respiré à l’abri du malheur, eux qui, devant toi, frissonnent comme des chèvres bêlantes en face d'un lion. »

 

    Sans s'effrayer, le robuste Diomède lui répondit :

 

    — Archer, vil insulteur, fier de ton arc en corne, lorgneur de jeunes filles, si tu essayais de me combattre en face, équipé de tes armes, ton arc ne te servirait guère, ni tes flèches fréquentes. Et maintenant, c'est parce que tu m'as égratigné la plante du pied que tu te vantes ainsi ! Je ne m'en inquiète pas plus que si une femme ou un enfant sans raison m'avait frappé. Car c'est un trait émoussé que lance un nomme sans courage et sans force. Tout autre est celui que décoche ma main ; pour peu qu'il touche, c’est un trait aigu qui laisse aussitôt un homme sans vie. Sa femme en a les deux joues déchirées ; ses enfants sont rendus orphelins, tandis que lui-même, rougissant la terre de son sang, tombe en pourriture. Les vautours alors sont auprès de lui plus nombreux que les femmes. »

 

    Ainsi parla-t-il. Ulysse illustre par sa lance s'approcha et se mit devant lui. Diomède alors, s'asseyant derrière son protecteur, retira la flèche rapide de son pied. Une douleur atroce lui traversa la chair. Il sauta sur son char, et enjoignit au cocher de pousser vers les nefs creuses, car son cœur était dans l'accablement. Ulysse illustre par sa lance dès lors se trouva seul. Aucun des Argiens ne restait près de lui, car tous avaient été saisis par la déroute. En s'indignant, il se dit en son cœur au valeureux courage :

 

    — Hélas ! que vais-je avoir à souffrir ! Grand sera le désastre, si je fuis en craignant cette foule ; mais il sera plus effroyable encore, si je suis pris tout seul. Les autres Danaens, le fils de Cronos les a mis en fuite... Mais pourquoi donc mon cœur me tient-il ce langage ? Je sais bien que ce sont les lâches qui se tiennent éloignés de la guerre ; mais celui qui veut prévaloir au combat doit jusqu'au tout vaillamment résister, qu'il soit frappé ou frappe l'adversaire. »

 

    Or, tandis qu'il agitait ces pensées en son âme et son cœur, les lignes des Troyens couverts de boucliers avancèrent et encerclèrent Ulysse, installant ainsi le mal au milieu d'eux. De même qu'autour d'un sanglier s'élancent des chiens et de florissants adultes ; la bête sort d'un hallier profond, en aiguisant ses crocs blancs en ses mâchoires arquées, et tous alors le cernent et le traquent ; on entend s'élever un crissement de crocs, et les chiens dès lors, devant cet animal, tout terrible qu'il soit, se tiennent en arrêt ; de même, autour d'Ulysse, les Troyens s’élançaient. Ce fut d'abord l’irréprochable Déiopitès qu'Ulysse blessa au sommet de l'épaule, après avoir bondi avec sa lance aiguë. Ce furent ensuite Thoon et Ennomos, qu'il dépouilla. Puis, comme Chersidamas sautait bas de son char, il le frappa, sous son bouclier bombé, d'un coup de lance au nombril. Chersidamas tomba dans la poussière et serra la terre dans le creux de sa main. Ulysse les laissa et, de sa lance, alla férir Charops le fils d'Hypasos et le propre frère du généreux Socos. Pour lui porter secours, Socos se déplaça, mortel égal aux dieux. Il accourut, s'arrêta près d'Ulysse, et lui dit ces paroles :

 

    — Ulysse si prôné, insatiable artisan de ruses et de peines, tu vas aujourd'hui, ou triompher des deux fils d'Hypasos, les tuer tous les deux et les dépouiller de leurs armes, ou perdre la vie sous le coup de ma lance. »

 

    Ayant ainsi parlé, il le blessa à travers son bouclier arrondi. La vigoureuse pique traversa le brillant bouclier, se planta dans la cuirasse richement ouvragée et souleva toute la peau des flancs. Mais Pallas Athéna ne permit pas qu'elle plongeât dans les entrailles du héros. Ulysse sentit que le trait ne lui avait point porté un coup mortel. Il recula, et dit alors ces paroles à Socos :

 

    — Ah ! misérable ! en vérité, une mort abrupte est sur le point de t'atteindre. Certes, tu m'as empêché de combattre plus longtemps les Troyens. Mais, je te le garantis, le meurtre et le Génie ténébreux, ici même, aujourd'hui, t'atteindront. Dompté par ma lance, tu me donneras la gloire ; quant à ton âme, c'est à Hadès aux illustres coursiers que tu la livreras. »

 

    Il dit, et Socos fit demi-tour et se mit à s'enfuir. Comme il s'offrait de dos, Ulysse lui planta sa lance dans la nuque, au milieu des épaules, et la poussa à travers la poitrine. Socos s'abattit avec fracas. Et le divin Ulysse exultant s'écria :

 

    — O Socos, fils d'Hypasos à l'âme illuminée, conducteur de chevaux, la mort qui te survient a devancé ton terme, et tu ne l'as pas évitée. Ah ! Malheureux ! tout mort que tu sois, ton père et ta mère ne pourront pas te purifier les yeux ; mais les oiseaux rapaces te lacéreront, battant des ailes autour de ton cadavre. Pour moi, si la mort me saisit, les divins Achéens me rendront les suprêmes honneurs. »

 

    Tout en parlant ainsi, Ulysse retirait de sa chair et du bouclier bombé la vigoureuse pique du véhément Socos. Le sang jaillit lorsqu'il l'eut arrachée, et son cœur alors tomba dans l'affliction. Mais les Troyens au valeureux courage, dès qu'ils virent le sang d'Ulysse, s'encouragèrent à travers la foule et se portèrent en masse contre lui. Ulysse se prit à reculer et, à grands cris, convia ses compagnons. Trois fois il cria, autant que peut crier la tête d'un guerrier, et trois fois Ménélas aimé d'Arès entendit son cri. Tout aussitôt, il dit à Ajax, qui était près de lui :

 

    — Ajax issu de Zeus, fils de Télamon, souverain des guerriers, le cri d'Ulysse au cœur plein d’endurance est parvenu jusqu'à moi. C'est un cri, comme si les Troyens le forçaient tout seul, après l'avoir coupé du reste des siens dans la rude mêlée. Mais allons à travers la foule, car il faut à tout prix le défendre. J'ai grand peur que, resté seul au milieu des Troyens, il n'ait, malgré sa bravoure, quelque mal à souffrir, et que de grands regrets n'en restent aux Danaens. »

 

    Ayant ainsi parlé, il partit le premier, et Ajax, mortel égal aux dieux, marcha du même pas que lui. lis trouvèrent Ulysse aimé de Zeus. De tous côtés, les Troyens le traquaient, comme sur les montagnes de fauves loups-cerviers forcent un cerf ramé, qu'un nomme blessa en le frappant d'une flèche qui partit de son arc ; l'agilité de ses pieds lui fait en fuyant éviter le chasseur, tant que son sang est chaud et que ses genoux se lèvent. Puis, une fois que le trait rapide l’a dompté, les loups-cerviers, avaleurs de chair crue, sur les montagnes le dévorent, au fond d’un bois ombreux. Mais si, vers ce lieu, un démon conduit un lion, les loups-cerviers en tremblant se dispersent, et le lion se gorge. Ainsi, autour d'Ulysse a l'âme illuminée, aux expédients variés, les Troyens se pressaient nombreux et vaillants. Mais ce héros, avec sa pique, bondissait en tous sens et écartait le jour impitoyable. Ajax accourut près de lui, couvert de son bouclier comme d'un rempart, et se tint à côté. Les Troyens alors, l'un par ici et l'autre par ailleurs, l'éparpillèrent. Et le belliqueux Ménélas fit enfin sortir Ulysse de la foule, le conduisant par la main, jusqu'à ce que le cocher eût amené son char auprès de lui.

 

    Ajax ensuite fondit sur les Troyens et tua Doryclos bâtard de Priam. Puis il blessa Pandocos, Lysandre, Pyrase et Pylartès. De la même façon qu'un fleuve, en pleine crue d'hiver, descend des monts vers la plaine, rendu plus rapide par la pluie de Zeus, entraîne avec lui de nombreux chênes secs et grand nombre de pins, et jette dans la mer une masse de limon ; de même alors, Ajax poursuivait l'ennemi dans la plaine, jetant partout le trouble et taillant en pièces chevaux et guerriers. Hector n'en savait rien encore, car il combattait sur la gauche de toute la bataille, près des bords du Scamandre. Là surtout tombaient les têtes des guerriers, et là s'élevait, autour du grand Hector et du martial Idoménée, une inextinguible clameur. Hector se trouvait au fort de la mêlée, accomplissant d'épouvantables exploits avec sa pique et son art de manier les chevaux ; il anéantissait des phalanges entières de jeunes guerriers. Et pourtant, les divins Achéens ne lui auraient pas encore livré passage, si Alexandre, l’époux d'Hélène aux superbes cheveux, n'avait empêché Machaon pasteur des guerriers de se conduire en héros, en le frappant à l'épaule droite d'une flèche à trois pointes. Les Achéens respirant le courage craignirent alors, le combat tournant à leur désavantage, que les Troyens ne tuassent Machaon. Aussitôt Idoménée dit au divin Nestor :

 

    — Nestor fils de Nélée, grande gloire achéenne, allons ! monte sur ton char. Que Machaon monte aussi près de toi, et vers les vaisseaux, le plus vite possible, dirige tes chevaux aux sabots emportés. Un seul médecin vaut beaucoup d'autres hommes pour extirper les traits et appliquer d'adoucissants remèdes. »

 

    Ainsi parla-t-il, et le Gérénien Nestor conducteur de chevaux ne désobéit point. Aussitôt, il monta sur son char et fit monter près de lui Machaon fils d'Asclépios, l'irréprochable médecin. Nestor alors fouetta ses chevaux, et les deux coursiers s'envolèrent de bon cœur vers les vaisseaux creux, car c'était là que leur cœur était heureux d'aller.

 

   Mais Cébrion, monté près d'Hector, s'aperçut que les Troyens flanchaient, et lui dit ces paroles :

 

    — Hector, nous nous trouvons ici parmi les Danaens, à l'extrémité d'une aile de la bataille aux mille cris affreux. Mais les Troyens sont ailleurs repoussés pêle-mêle, chevaux et combattants. Ajax fils de Télamon est cause de ce trouble. Je l'ai bien reconnu, car il a son large bouclier sur les épaules. Allons ! dirigeons, nous aussi, ce char et ces chevaux là où, plus qu'ailleurs, cochers et fantassins, engagés dans un combat funeste, s'entretuent, et d'où s'élève une inextinguible clameur.»

 

     Ayant ainsi parlé, il fit claquer son fouet et fouetta ses chevaux à la belle crinière, et les coursiers, ayant perçu le coup, emportèrent avec vivacité le char rapide vers les Troyens et vers les Achéens, foulant aux pieds cadavres et boucliers. Le dessous de l'essieu tout entier était souillé de sang, tout comme l'était, par les éclaboussures que projetaient les sabots des chevaux et les jantes des roues, la rampe du char. Hector aspirait à s'enfoncer dans cette masse humaine et à la briser en s'élançant sur elle. Il jeta un désarroi confus parmi les Danaens, et sa lance ne se reposait guère. Il parcourait donc les rangs des ennemis, frappant avec sa lance, son glaive, à coups de grosses pierres. Mais il évita de combattre Ajax fils de Télamon, car Zeus s'irritait s'il s'en prenait à un guerrier plus fort.

 

    Mais Zeus Père, le pilote suprême, fit lever la panique en Ajax. Le héros éperdu s'arrêta, jeta sur le dos son bouclier à sept peaux, se mit à fuir en tremblant, le regard égaré sur la foule, tout pareil à un fauve, se tournant en arrière et ne portant qu'avec peine un genou avant l'autre. Tel un lion roussâtre, que les chiens et les hommes des champs chassent loin de l'étable des bœufs ; veillant toute la nuit, ils ne lui permettent pas de ravir la chair grasse des bœufs ; la bête, avide de chair, charge à fond sur eux, mais n aboutit à rien, car javelots nombreux, partant de mains hardies, et brandons enflammés qui l'effraient en dépit de l’élan de sa course, bondissent devant lui ; à l'aurore, le cœur plein de tristesse, il se retire à l'écart ; tel Ajax, le cœur plein de tristesse, se retirait à l'écart des Troyens, et bien à regret, car il craignait fort pour les nefs achéennes. Comme un âne têtu, passant le long d'un champ, résiste aux enfants, et, malgré que de nombreux bâtons se brisent sur son dos, tond l'épaisse moisson où il a pénétré ; les enfants le frappent à grands coups de gourdin, mais leur violence est faible ; ils le chassent avec peine, mais une fois qu'il s'est gorgé de nourriture ; de même alors, les Troyens fougueux et leurs alliés venus de toutes parts donnaient sans répit la chasse au grand Ajax fils de Télamon, frappant avec leurs piques le milieu du bouclier. Ajax, tantôt se souvenait de l'impétueuse vaillance, revenait sur ses pas et contenait les phalanges des Troyens dompteurs de chevaux, tantôt il leur tournait le dos et se prenait à fuir. Il les empêchait de se porter en masse vers les vaisseaux agiles, car lui-même, debout entre les Troyens et les Achéens, donnait avec fureur. Les javelots partis de mains hardies, tantôt se fichaient sur son grand bouclier, bien que lancés pour entrer plus avant. Beaucoup d'autres aussi, entre les deux armées, se plantaient en terre, avant d'avoir, en dépit de leur avidité à se gorger de chair, effleuré sa chair blanche.

 

     Lorsque Eurypyle brillant fils d'Évémon, s'aperçut qu'Ajax était pressé par une nuée de traits, il vint alors se placer près de lui, lança sa pique reluisante, atteignit le fils de Phausios, Apisaon pasteur des guerriers, d'un coup porté au foie, sous le diaphragme, et sur-le-champ lui rompit les genoux. Eurypyle ensuite s'élança et lui enleva les armes des épaules. Mais, dès qu'Alexandre beau comme un dieu s'aperçut qu'il dépouillait Apisaon de ses armes, aussitôt il tendit son arc contre Eurypyle, et la flèche vint le frapper à la cuisse droite. Le bois du trait se brisa et engourdit la cuisse. Eurypyle alors se retira dans le groupe des siens pour éviter le Génie de la mort. Puis, d une voix perçante, il s'adressa aux Danaens en criant:

 

    — Amis, conducteurs et conseillers des Argiens, arrêtez-vous et faites demi-tour ; écartez d'Ajax, qui est pressé par les traits, le jour impitoyable. Je vous assure qu'il ne sortira pas de cette ruée aux mille cris affreux. Dressez-vous donc en face des Troyens, autour du grand Ajax fils de Télamon. »

 

    Ainsi parla Eurypyle blessé. Les Argiens alors près de lui se rangèrent, le bouclier incliné sur l'épaule et la lance tendue. Ajax en face d eux venait à leur rencontre. Il s'arrêta et ne fit volte-face qu'après avoir rejoint ceux de son groupe. Voilà comment les Achéens combattaient, à la façon d'un feu qui multiplie ses flammes.

 

     Quant à Nestor, les cavales de Nélée loin du combat l'emportaient en se couvrant de sueur ; elles emmenaient aussi Machaon pasteur des guerriers. En le voyant, le divin Achille aux pieds infatigables le reconnut ; car, debout sur la poupe de sa nef pansue, Achille contemplait cette abrupte affliction, cette déplorable déroute. Aussitôt alors, il adressa la parole à son ami Patrocle, en l'appelant du haut de son vaisseau. Patrocle l'entendit et sortit de la tente, tout pareil à Arès, et ce fut pour lui le début du malheur. Le premier, le fils vaillant de Ménœtios prit alors la parole :

 

    — Pourquoi m'appelles-tu, Achille ? Quel besoin as-tu de moi? »

 

    Achille aux pieds rapides lui répondit et dit :

 

    — Divin fils de Ménœtios, cher enfant de mon cœur, je crois que les Achéens vont maintenant être à mes genoux et me supplier. Il leur survient en effet une nécessité qui n est plus tolérable. Allons ! va sur l'heure, Patrocle aimé de Zeus, va demander à Nestor quel est ce guerrier qu'il ramène blessé de la bataille. En vérité, vu de dos, il ressemble très fort à Machaon, le fils d'Asclépios. Mais je n'ai pas vu les yeux de ce héros, car les chevaux, dans leur ardeur à foncer en avant, n'ont fait d'un bond que passer devant moi. »

 

    Ainsi parla-t-il, et Patrocle alors ne désobéit pas à son cher compagnon. Il se mit à courir le long des tentes et des nefs achéennes.

 

    Or, dès que Nestor et Machaon furent arrivés sur le seuil de la tente du fils de Nélée, ils descendirent de leur char sur la terre nourricière, et Eurymédon, serviteur de l'illustre vieillard, détela les chevaux. Les deux héros firent sécher la sueur de leurs tuniques, debout sous la brise, près du rivage de la mer. Puis, entrant sous la tente, ils s'assirent sur des lits de repos. Hécamède aux belles boucles leur préparait un breuvage, Hécamède que le vieillard avait amenée de Ténédos, lorsque Achille eut saccagé cette ville ; elle était fille d'Arsinoos au valeureux courage, et les Achéens l'avaient réservée à Nestor, parce qu'au Conseil il l'emportait sur tous. Devant eux d'abord, Hécamède poussa une belle table, aux pieds d'un bleu sombre, habilement polie. Elle y déposa une corbeille en bronze ; elle y déposa aussi de l’oignon, stimulant pour la soif, du miel encore vert, et, tout à côté, de la farine d’orge sacré. Tout à côté encore, elle déposa une très belle coupe, que le vieillard avait apportée de chez lui, parsemée de clous d'or. Elle avait quatre anses ; deux colombes d'or, sur chacune d'elles, paraissaient y boire, et la coupe était à double calice. Tout autre que lui, lorsqu'elle était pleine, l'aurait péniblement détachée de la table, mais le vieux Nestor la soulevait sans peine. Dans cette coupe donc, Hécamède aux déesses semblable fit un breuvage avec du vin de Pramnos, elle y râpa du fromage de chèvre, en se servant d'une râpe de bronze, puis saupoudra le tout d'une blanche farine. Une fois qu'elle eut préparé ce breuvage, elle les invita à se désaltérer. Lorsqu'ils eurent, en buvant, chassé la soif ardente, ils se divertirent en conversant tous deux. Patrocle à ce moment, mortel égal aux dieux, s'arrêtait sur la porte. A sa vue, l'illustre vieillard se leva de son siège brillant et, prenant Patrocle par la main, le fit entrer et le pria de s'asseoir. Mais Patrocle se récusa et proféra ces mots :

 

    — Ce n'est pas le moment de s'asseoir, vieillard nourrisson de Zeus, et tu ne me persuaderas pas. Redoutable et prompt à la colère est celui qui m a envoyé demander quel est le guerrier que tu viens de ramener blessé. Mais moi-même, je le reconnais, et je vois Machaon pasteur des guerriers ! Et maintenant, pour lui porter la nouvelle, je vais en messager retourner chez Achille. Tu sais, toi, vieillard nourrisson de Zeus, à quel homme terrible j'ai affaire ; il aurait tôt fait d'incriminer même un innocent. »

 

    Le Gérénien Nestor conducteur de chevaux lui répondit alors :

 

    — Pourquoi donc Achille plaint-il à ce point les fils des Achéens que les traits ont atteints ? Ne sait-il rien du deuil combien grand qui s'abat sur l'armée ? Les meilleurs d'entre nous gisent parmi les nefs, frappés de loin ou blessés de près. Il a été frappé le fils de Tydée, le robuste Diomède. Ils ont été blessés, Ulysse illustre par sa lance, ainsi qu Agamemnon. Eurypyle aussi a été frappé par un trait à la cuisse. Quant à cet autre, je viens à l'instant de le ramener du combat, atteint d'une flèche décochée par un arc. Mais Achille, quelle que soit sa bravoure, n'a pour les Danaens ni souci ni pitié. Attend-il donc que les vaisseaux rapides, sur le bord de la mer, soient consumés par le feu destructeur malgré les Argiens, et que nous soyons, l'un à la suite de l'autre, nous-mêmes massacrés ? Ma force, en effet, n'est plus telle qu'elle était autrefois dans mes membres flexibles. Ah ! si j'étais aussi jeune et si ma vigueur était aussi ferme qu'au temps où, entre les Éléens et nous, pour un rapt de bœufs, un conflit s'éleva. Ce fut alors que je tuai Itymonée noble fils d'Hypéirochos, qui habitait l’Elide, en exerçant des représailles. Il défendait ses bœufs, lorsqu'il fut frappé parmi les premiers rangs, par un javelot qui partit de ma main. Il s'abattit, et ses troupes formées de campagnards de tous côtés se débandèrent. Nous ramenâmes de la plaine un butin follement abondant : cinquante manades de bœufs, autant de troupeaux de moutons, autant de groupes de porcs, autant de bandes disséminées de chèvres, et cent cinquante cavales blondes, toutes fécondes, et dont beaucoup avaient leur poulain sous le ventre. Durant toute une nuit, nous poussâmes devant nous ce butin, jusque dans Pylos, ville de Nélée. Nélée se réjouit en son cœur qu'il me fût échu tant de richesses, après être parti si jeune pour la guerre. Les hérauts annoncèrent à voix claire, dès que l'aurore apparut, qu'eussent à se présenter tous ceux auxquels, dans la divine Élide, une dette était due. Une fois rassemblés, les conducteurs des Pyliens firent la répartition. Nombreux étaient, en effet, ceux auxquels les Épéens devaient une dette, si l'on prend garde au petit nombre que nous restions dans Pylos après notre désastre. Car le puissant Héraclès était venu, au cours des années précédentes, nous accabler de maux, et tous nos plus braves avaient été massacrés. Nous étions douze fils issus de l'irréprochable Nélée ; je survécus seul, et tous les autres périrent. Enorgueillis de ce succès, les Épéens aux tuniques de bronze nous insultaient et machinaient contre nous des complots insensés. Le vieux Nélée prit donc pour lui une manade de bœufs et un grand troupeau de moutons, prélevant ainsi trois cents animaux avec leurs gardiens. Une grande dette en effet lui était due dans la divine Élide, pour quatre chevaux vainqueurs venus avec leur char pour disputer les prix. Ils devaient courir pour un trépied. Mais Augias roi des guerriers les retint là-bas, et renvoya le cocher désolé de la perte de ses chevaux. Le vieillard, irrité par les injures et les méfaits qu'il avait subis, s'attribua donc une très large part. Le reste, il le donna au peuple et le fit répartir de telle façon que personne ne pût s'en aller en se plaignant de son iniquité. Tous donc, nous discutions sur chaque cas, et nous offrions des sacrifices aux dieux tout autour de la ville. Mais les Épéens, trois jours après, survinrent tous ensemble en masse débordante, guerriers en grand nombre et chevaux aux sabots emportés. Avec eux, s'étaient armés les deux Molions ; ils étaient jeunes et ne savaient encore rien de l'impétueuse vaillance. Or, il est une ville, Thrycessa qui, sur une hauteur escarpée, se dresse au loin sur les bords de l’Alphée, aux confins du pays sablonneux de Pylos. Les ennemis l'assiégeaient, brûlant de la détruire. Or, quand ils eurent envahi l'étendue de la plaine, Athéna, accourant de l'Olympe, en pleine nuit, vint en messagère nous avertir d'avoir à nous armer. Elle n'eut pas de peine à rassembler des troupes dans Pylos, car on s'y trouvait plein d'ardeur pour combattre. Mais Nélée ne me permit pas de prendre les armes ; il fit cacher mes chevaux, car il disait que j'ignorais encore les travaux de la guerre. Je sus alors pourtant me distinguer parmi nos cavaliers, tout fantassin que j'étais, lorsque Athéna eut déclenché la lutte. Il est un fleuve, le Minyos, qui se jette à la mer, près d'Arène. C'est là que les cavaliers des Pyliens attendaient la divine Aurore, tandis qu'affluaient les corps de fantassins. C'est de là que nous partîmes en masse, revêtus de nos armes, pour atteindre au milieu du jour le cours sacré de l'Alphée. Et là, ayant offert à Zeus tout-puissant de beaux sacrifices, un taureau à l'Alphée, un taureau à Poséidon, et à Athéna aux yeux pers une génisse encore au pâturage, nous prîmes ensuite, par compagnies d'armée, le repas du soir, et nous couchâmes, chacun dans son armure, sur les rives du neuve. Cependant, les Épéens au valeureux courage assiégeaient la ville, brûlant de la détruire. Mais auparavant apparut devant eux la grande œuvre d'Arès. En effet, dès que le soleil brillant se leva sur la terre, nous nous portâmes tous ensemble au combat, en invoquant Zeus et Athéna. Et quand la lutte se fut engagée entre Pyliens et Epéens, je fus moi, le premier, à tuer un guerrier et à m'emparer de ses chevaux aux sabots emportés : c’était le piquier Moulios. Il était gendre d'Augias, car il avait épousé sa fille aînée, la blonde Agamédé, qui connaissait la vertu d'autant de simples que la vaste terre en nourrit. Tandis qu'il avançait, je le frappai de ma lance garnie de bronze. Il s'abattit dans la poussière, et ce fut alors que je bondis sur son char et que je vins me ranger parmi les premiers combattants. Les Epéens au valeureux courage s'enfuirent, les uns par ici, les autres par ailleurs, lorsqu’ils virent qu'était tombé ce conducteur de chars qui excellait à combattre. Alors je m'élançai, pareil à la sombre bourrasque. Je pris cinquante chars, et deux hommes, autour de chacun d'eux, mordirent la poussière, abattus par ma lance. Et certes, j'aurais alors anéanti les enfants d'Actor, les deux Motions ; si leur père aux pouvoirs étendus, le dieu qui ébranle la terre, ne les avait sauvés du combat en les cachant sous une brume épaisse. A ce moment, Zeus octroya aux Pyliens une grande prédominance, car nous poursuivîmes nos ennemis à travers l'allongement de la plaine, massacrant les hommes et recueillant leurs belles armes, jusqu'à ce que nous eûmes amené nos chevaux à Bouprasion, pays riche en froment, au rocher d'Olénia, et au tertre appelé le tertre d'Alésion. Ce fut là qu'Athéna détourna notre armée, et ce fut là qu'ayant tué un dernier ennemi, je le laissai. Les Achéens alors, de Bouprasion, ramenèrent dans Pylos leurs rapides chevaux, et tous rendirent grâces à Zeus entre les dieux, et à Nestor entre les hommes. Voilà ce que j'étais alors parmi les hommes, si jamais un jour je fus quelque chose. Quant à Achille, il sera seul à jouir de sa haute vaillance, et je crois qu'il aura beaucoup à pleurer, lorsque l'armée sera anéantie. Mon bon ami, voici ce qu'à toi-même Ménoetios recommandait le jour où il te fit partir de la Phthie vers Agamemnon. Nous étions, le divin Ulysse et moi, tous deux chez lui, et c'est en son palais que nous entendîmes tout ce qu'il recommandait. Nous étions venus dans les demeures bien habitées du fils de Pelée, recrutant une armée dans l'Achaïe féconde. Là, nous trouvâmes chez lui le héros Ménoetios, et toi avec Achille. Le vieux Pelée conducteur de chevaux brûlait les cuisses grasses d'un bœuf à Zeus lance-foudre, dans l'enclos de sa cour. Il tenait une coupe d'or et versait du vin couleur de feu sur les victimes que le feu consumait. Vous deux, vous vous occupiez des chairs de ce taureau, et nous deux, nous nous arrêtâmes sur le seuil de la porte. Étonné, Achille s'élança, nous fit entrer en nous prenant par la main, nous invita à nous asseoir et nous servit avec bonté les dons d'accueil qu'il est d'usage de présenter aux hôtes. Une fois rassasiés de nourriture et oie breuvage, je commençai mon discours, vous exhortant à nous suivre. Vous y étiez tous deux parfaitement disposés, et vos deux pères vous faisaient maintes recommandations. Le vieux Pelée recommandait à son fils Achille d'exceller partout et de toujours l'emporter sur les autres. Mais à toi, Ménoetios fils d'Actor recommandait ceci : « Mon fils, Achille prévaut par la naissance, mais toi, tu es plus âgé. Sa force est de beaucoup supérieure à la tienne ; il te faut donc lui dire avec bonté des paroles de sagesse, le conseiller et le diriger ; il t'obéira, si c'est pour le bien, sans aucun doute. » Telles étaient les recommandations du vieillard, et toi, tu les oublies ! Cependant, aujourd’hui encore, que ne parles-tu de la sorte à Achille à l'âme illuminée, pour voir si tu seras écouté ? Qui sait si, un dieu aidant, tu n’ébranlerais pas son cœur par tes conseils ? L'encouragement qui vient d'un ami est toujours salutaire. Mais si son âme cherche à reculer quelque arrêt divin, et si sa vénérable mère, de la part de Zeus, lui a transmis quelque oracle, qu'il t'envoie donc en avant, et que le reste de l'armée des Myrmidons te suive en même temps, pour voir si tu seras la lumière du salut pour les Danaens. Qu'il te donne ses belles armes à porter au combat, pour voir si, te prenant pour lui, les Troyens renonceront à se battre, et si les belliqueux fils des Achéens reprendront baleine dans leur épuisement, car la guerre ne leur donne pas le temps de respirer. Sans grande peine, n'étant pas fatigués, vous repousseriez vers la ville, loin des vaisseaux et des tentes, des guerriers fatigués par le cri des combats. »

 

    Ainsi parla-t-il, et il ébranla le cœur de Patrocle au fond de sa poitrine. Il se mit à courir le long des vaisseaux, vers l'Éacide Achille. Mais, lorsque Patrocle, courant le long des nefs du divin Ulysse, parvint à l'endroit où siégeaient le Conseil et le Tribunal, et où, pour les dieux, s'élevaient des autels, il se trouva là en face d'Eurypyle divin fils d'Évémon, qui, blessé d'une flèche à la cuisse, revenait en boitant du combat. La sueur lui ruisselait des épaules, ainsi que de la tête ; de sa blessure douloureuse jaillissait un sang noir, mais son esprit restait inébranlable. En le voyant, le vaillant fils de Ménœtios fut ému de pitié. Il gémit alors et lui adressa ces paroles ailées :

 

     — Ah ! malheureux conducteurs et conseillers des Danaens ! Ainsi donc, vous deviez, loin de vos amis et de la terre de votre patrie, rassasier dans Troie les chiens rapides de votre graisse luisante ! Mais allons ! dis-moi, Eurypyle, héros nourri par Zeus : les Achéens sont-ils en mesure de contenir encore le formidable Hector, ou sont-ils déjà, par sa lance domptés, sur le point de périr ? »

 

    Eurypyle blessé lui répondit alors :

 

    — Il n'est plus désormais, Patrocle issu de Zeus, pour les Achéens de secours à attendre, car sur leurs nefs noires les Troyens vont s'abattre. Tous ceux qui naguère étaient les plus vaillants gisent parmi les nefs, frappés de loin ou blessés de près par les mains des Troyens dont la force ne cesse de s'accroître. Sauve-moi donc en me conduisant jusqu'à mon vaisseau noir ; extrais par incision la flèche de ma cuisse, lave avec une eau tiède le sang noir qui en coule, et, sur la plaie, étends ces doux remèdes, ces excellents remèdes que tu as, dit-on, appris auprès d'Achille, qui les apprit lui-même de Chiron, le plus juste des Centaures. Car, de nos deux médecins, Podalire et Machaon, l'un, je crois, gît blessé sous sa tente, ayant lui-même besoin d'un médecin sans reproche, et l’autre, dans la plaine, résiste au choc acéré des Troyens. »

 

    Le vaillant fils de Ménoetios lui répondit alors :

 

     — Qu'adviendra-t-il de ces événements ? Que ferons-nous, héros Eurypyle ? Je m'en vais rapporter à Achille à l'âme illuminée le message dont me chargea le Gérénien Nestor, bon vent des Achéens. Mais je ne veux pas pour cela t'abandonner en ton accablement. »

 

    Il dit, et le prenant alors sous la poitrine, il porta sous sa tente ce pasteur des armées. En les apercevant, un serviteur étendit des peaux de bœufs par terre. Patrocle y coucha Eurypyle, extirpa en incisant sa cuisse avec un coutelas le trait aigu qui le lancinait, lava d'une eau tiède le sang noir qui sortait ; puis, après avoir broyé avec ses mains une racine amère qui calmait les douleurs, il l'appliqua sur la plaie. La racine mit fin à toutes les douleurs ; la blessure sécha et le sang s'arrêta.

CHANT XII

  Tandis que le vaillant fils de Ménoetios soignait sous la tente Eurypyle blessé, Argiens et Troyens combattaient en corps. Mais le fossé des Danaens n'allait plus longtemps retenir l'ennemi, ni le vaste mur qu'ils avaient en surplomb bâti pour les vaisseaux, et autour duquel ils avaient fait avancer le fossé, lis n'avaient pas offert aux dieux d’illustres Hécatombes, pour que ce mur protégeât les rapides vaisseaux et l'immense butin qu'il tenait enfermé. Les dieux immortels n'avaient pas donné leur assentiment à son élévation, et il ne devait pas rester très longtemps debout. Tant que vécut Hector, tant que dura la colère d'Achille et que la ville du roi Priam ne fut pas renversée, le grand mur des Achéens subsista. Mais lorsque les plus vaillants d'entre les Troyens eurent succombé, qu'un grand nombre d'Argiens furent, les uns domptés et les autres épargnés, que la ville de Priam fut renversée au bout de dix années, et que les Argiens sur leurs nefs furent partis vers leur douce patrie, c'est alors que Poséidon et Apollon songèrent à détruire ce mur, en dirigeant contre lui la violence de tous les fleuves qui, des montagnes de l'Ida, coulent vers la mer : le Rhésos, Theptapore, le Carèse et le Rhodios, le Granique, l'Ésépos, le divin Scamandre et le Simoïs, sur les bords desquels étaient tombés dans la poussière tant de boucliers de cuir, tant de casques et tant de guerriers, race de demi-dieux. De tous ces fleuves, Phoebos Apollon tourna les embouchures vers le même côté et, neuf jours durant, contre le mur projeta leur courant. Zeus, en même temps, faisait pleuvoir sans interruption, afin que le rempart fût plus rapidement emporté vers la mer. Poséidon lui-même, le dieu qui ébranle la terre, trident en main menait l'attaque ; il envoya dans les flots toutes les fondations en poutres et en pierres qu'avaient à grand peine établies les Argiens. Il nivela tout ce qui était sur les bords de l’Hellespont au cours impétueux. Le mur anéanti, il recouvrit de sables le vaste rivage ; puis il fit rentrer les fleuves dans le lit où chacun d'eux roulait auparavant le beau cours de ses eaux.

 

    Voilà ce que, plus tard, Poséidon et Apollon devaient exécuter. Mais alors, la bataille et le cri du combat flambaient autour de ce mur bien construit, et les bois du rempart résonnaient sous les coups. Domptés par le fouet de Zeus, les Argiens, acculés auprès des vaisseaux creux, s'y tenaient attachés, redoutant Hector, impétueux artisan de déroute, car ce héros, comme auparavant, combattait pareil à la tempête. De même qu'au milieu des chiens et des chasseurs, un sanglier ou un lion se retourne dans la fureur de sa force ; les chasseurs se rangent comme un mur, font face à l'animal et lancent de leurs mains des javelots continus ; mais son cœur audacieux n'a ni crainte ni pensée de recul, et c'est sa vaillance qui occasionne sa perte ; souvent il se retourne, essayant de forcer les lignes des chasseurs, et partout où il fonce, les lignes des chasseurs sont obligées de céder ; de même, Hector se portait à travers la foule, priait ses compagnons et les pressait de franchir le fossé. Mais les chevaux aux pieds rapides n'osaient pas. Ils hennissaient à grand bruit, en se cabrant au sommet du rebord, car le large fossé les tenait effrayés. Il n'était pas facile en effet de le sauter sans recul, ni de le traverser, car des talus abrupts s'y dressaient tout au long et de chaque côté, et les bords en étaient garnis de pieux pointus, que les fils des Achéens y avaient plantés, serrés et hauts, pour se défendre contre les ennemis. Un cheval traînant un char aux belles roues, ne se serait point là facilement engagé ; mais les fantassins songeaient à essayer s'ils pourraient le franchir. A ce moment, Polydamas, s'approchant de l'audacieux Hector, lui dit alors :

 

    — Hector, et vous autres, chefs des Troyens et des alliés, c’est folie pure que de vouloir pousser nos rapides chevaux en travers du fossé. Le franchir est extrêmement difficile, car il est muni de pieux pointus, et tout contre eux se dresse le mur des Achéens. Il n'est pas possible que les chars y descendent et puissent y combattre ; c'est une impasse où je crois que nous serions mis à mal. Certes, si Zeus altitonnant projette des malheurs contre les Achéens et sans merci se décide à les anéantir ; s'il veut par ailleurs secourir les Troyens, je voudrais bien, moi aussi, que cela se fît sans retard et que ces Achéens, sans gloire et loin d'Argos, puissent ici périr ! Mais s'ils se reprennent, s'ils passent à l’offensive en partant des vaisseaux, et que nous tombions en ce profond fossé, je ne crois pas dès lors qu'il puisse rester même un messager pour revenir en ville, dès l'instant que les Achéens se seront retournés. Mais allons l’obéissons tous à ce que je vais dire. Que nos serviteurs retiennent les chevaux sur le bord du fossé, et nous, marchant à pied, revêtus de nos armes, suivons tous Hector en masse compacte. Les Achéens ne résisteront pas, s'il est vrai que soit atteint pour eux le terme de la ruine. »

 

    Ainsi parla Polydamas, et cet avis salutaire fut agréé par Hector. Aussitôt, de son char il sauta tout armé sur la terre. Les autres Troyens ne restèrent pas non plus répartis sur leurs chars, mais tous en descendirent à l'exemple du divin Hector. Chacun invita son cocher à retenir les chevaux en bon ordre sur le bord du fossé. Puis, ayant pris leur distance, s'étant groupés et ordonnés en cinq corps, ils suivirent leurs chefs. Les uns marchaient sous la conduite d'Hector et de l'irréprochable Polydamas ; c'étaient les plus nombreux et les plus vaillants, ceux qui brûlaient le plus de renverser le mur et de combattre auprès des vaisseaux creux. Cébrion les suivait comme troisième chef, car Hector avait laissé la garde de son char à un autre guerrier moins brave que Cébrion. Ceux du second corps étaient conduits par Pâris, Alcathoos et Agénor. Ceux du troisième, par Hélénos et Déiphobe semblable à un dieu, tous deux fils de Priam ; un troisième chef les accompagnait, le héros Asios, Asios fils d'Hyrtacos que, d'Arisbé, de grands chevaux à la robe de feu avaient amené des bords du Selléis. Ceux du quatrième corps étaient commandés par le fils illustre d'Anchise, Énée ; avec lui se trouvaient les deux fils d'Anténor, Archéloque et Acamas, tous deux fort experts en tout genre de combat. Sarpédon conduisait les très illustres alliés ; il s'était adjoint Glaucos et le belliqueux Astéropée, car ces deux guerriers lui semblaient être incontestablement les plus braves de tous, après lui tout au moins, car pour lui, c'était même sur tous qu'il savait prévaloir. Les Troyens alors, lorsqu'ils se furent serrés les uns contre les autres sous leurs boucliers de cuir solidement façonnés, s'avancèrent pleins d'ardeur, tout droit contre les Danaens, et ils se disaient que l'ennemi ne résisterait pas, mais qu'il succomberait parmi ses nefs noires. Or donc, tous les autres Troyens et les alliés venus de loin obéirent au conseil de l'irréprochable Polydamas. Mais le fils d'Hyrtacos, Asios entraîneur de guerriers, ne voulut pas laisser là son char et son cocher ; avec eux, il s'approcha des vaisseaux agiles, l'insensé ! Il ne devait point dès lors, échappant aux Génies pernicieux de la mort, fier de son char et de ses chevaux, revenir des vaisseaux vers Ilion battue par les vents. Car auparavant, un destin maudit l'enveloppa, par l'entremise de la pique d'Idoménée fils admirable de Deucalion. Asios, en effet, s'élança vers la gauche des nefs, par où les Achéens revenaient de la plaine avec chevaux et chars. C'est là qu'il poussa ses chevaux et son char. Il ne trouva pas fermés les battants de la porte, ni le grand verrou tiré, car des soldats les tenaient ouverts pour recevoir et sauver ceux des leurs qui fuiraient du combat vers les nefs. Ce fut donc là qu'Asios, porté par son ardeur, dirigea ses chevaux. Ses hommes le suivaient, jetant des cris aigus, car ils se disaient, les insensés ! que les Achéens ne résisteraient pas, mais qu'ils succomberaient parmi les nefs noires. Ils trouvèrent aux portes deux très vaillants guerriers, fils au grand courage de bons piquiers Lapithes : l'un, fils de Pirithoos, le vigoureux Polypoetès ; l'autre, Léontée, rival d'Arès fléau des mortels. Tous deux donc se dressaient devant la haute porte, comme des chênes à la cime élevée qui, sur les monts, résistent chaque jour au vent et à la pluie, fixés par leurs fortes racines largement étendues ; de même, confiants dans leurs bras ainsi que dans leurs forces, ils attendaient tous deux la venue du grand Asios, et ne s'enfuyaient pas. Les Troyens cependant, leurs boucliers de cuir sec relevés sur la tête, se dirigeaient tout droit vers le mur bien construit, en poussant le grand cri du com­bat, groupés autour du roi Asios, d'Iaménos et d'Oreste, d'Adamas fils d Asios, de Thoon et d’Oenomaos. Quant aux deux Lapithes, tant qu'ils s'étaient tenus à l'intérieur du mur, ils avaient exhorté les Achéens aux belles cnémides à se défendre autour de leurs vaisseaux. Mais quand ils virent les Troyens se ruer sur le mur, et les Danaens se débander et crier, tous deux alors, bondissant hors des portes, combattirent devant elles, pareils à deux sangliers farouches qui, sur les monts, attendent la foule tumultueuse des chasseurs et des chiens qui approchent ; fonçant alors de biais, ils fracassent le bois qui se trouve autour d'eux, en le dévastant jusques à la racine, et l'on entend monter un crissement de crocs, jusqu'à ce qu'un chasseur leur ait ôté la vie en les frappant. De la même façon, le bronze étincelant crissait sur la poitrine des deux héros qui recevaient en face les coups des ennemis, car ils combattaient avec acharnement, comptant sur les guerriers qui étaient sur le mur, et sur leurs propres forces.

 

    Ces guerriers en effet, du haut du rempart solidement bâti, lançaient des pierres pour se défendre eux-mêmes et protéger les tentes et les nefs au rapide trajet. Les pierres s’abattaient sur le sol, ainsi que des flocons de neige qu'un vent violent, après avoir ébranlé de ténébreux nuages, fait tomber dru sur la terre nourricière. Ainsi, de leurs mains, pleuvaient les projectiles, tant de celles des Achéens que de celles des Troyens. De part et d’autre, les casques et les boucliers bombés rendaient un bruit sec, en étant heurtés par d'énormes pierres. A ce moment, gémit et se frappa les cuisses, Asios fils d'Hyrtacos ; en son désespoir, il prononça ces mots :

 

    — Zeus Père ! ainsi donc, toi aussi, tu n’étais que le plus avéré des menteurs. Je me disais, en effet, que les héros achéens ne tiendraient pas contre notre ardeur et nos mains invincibles. Mais voici que, pareils à des guêpes au corsage mobile, ou bien à des abeilles qui ont fait leur demeure sur le talus escarpé d'un chemin et qui, loin d'abandonner leur creuse habitation, résistent aux hommes qui les attaquent et combattent pour leur progéniture ; ces combattants, comme elles, ne veulent pas, tout en n'étant que deux, se retirer des portes avant de tuer ou d'être massacrés. »

 

    Ainsi parla-t-il ; mais l'âme de Zeus, en discourant ainsi, il ne la fléchit point, car c'était à Hector que le cœur de Zeus voulait donner la gloire. Les uns cependant combattaient à une porte, et les autres, à une autre. Mais il m'est difficile de raconter, comme un dieu, tous ces engagements. Partout en effet, autour du mur de pierre, s'élevait le feu que les dieux font flamber. Les Argiens, malgré leur affliction, se voyaient contraints de lutter pour leurs nefs. Tous les dieux s'attristaient dans le fond de leur cœur, tous ceux du moins qui stimulaient les Danaens au combat.

 

    Les Lapithes engagèrent alors la lutte et le carnage. A ce moment, le fils de Pirithoos, le fort Polypœtès, d'un coup de lance atteignit Damasos, à travers le casque aux pare-joues de bronze. Le casque de bronze ne résista pas, et la pointe de bronze traversa, brisa l'os, et toute la cervelle à l'intérieur du crâne s'éclaboussa. Damasos, en pleine fougue, avait été dompté. Polypœtès ensuite dépouilla Pylon et Orménos. Quant au fils d'Antimaque, Hippomachos, ce fut Léontée rejeton d'Arès qui le frappa de sa lance, en l'atteignant auprès du ceinturon. Puis, ayant du fourreau tiré son glaive aigu, il bondit dans la foule et frappa d'abord Antiphatès d'un coup porté de près, et ce guerrier, à la renverse, s'écrasa sur le sol. Puis ce furent Ménon, Iaménos et Oreste qu'il étendit les uns après les autres, sur la terre nourricière.

 

    Or, tandis que les Lapithes dépossédaient ces morts de leurs armes brillantes, les jeunes guerriers qui suivaient Polydamas et Hector — c'étaient les plus nombreux ainsi que les plus braves, ceux qui brûlaient le plus de forcer le mur et d’incendier les nefs — hésitaient encore en s arrêtant sur le bord du fossé. Car un oiseau, comme ils brûlaient de le franchir, un aigle de haut vol, était venu sur eux traverser par la gauche, et entourer l'armée ; il tenait en ses serres un monstrueux serpent rouge, respirant encore et se débattant. Le reptile n'avait pas oublié son ardeur combative. Se repliant en arrière, en effet, il mordit à la poitrine, auprès du cou, l'oiseau qui le tenait, et l'aigle alors, vaincu par la douleur, le rejeta loin de lui sur la terre, et le laissa s'abattre au milieu de la foule. Quant à l'oiseau, poussant des cris aigus, il s envola dans le souffle du vent. Les Troyens frémirent en regardant étendu parmi eux ce serpent bigarré, prodige de Zeus porte-égide. Polydamas, s'approchant de l'audacieux Hector, lui dit alors :

 

    — Hector, c'est presque toujours que tu me reprends dans les assemblées, lorsque j'émets d'excellents avis, car tu prétends qu il ne convient pas qu un nomme du peuple parle autrement que toi, soit au Conseil, soit à la guerre, mais qu'il faut toujours renforcer ta puissance. Toutefois, je vais encore aujourd'hui parler de la façon qui me paraît la meilleure. N'allons pas combattre les Danaens auprès de leurs vaisseaux. Car voici, je crois, ce qui doit arriver, si c'est vraiment pour les Troyens qui brûlent de franchir le fossé que cet oiseau, cet aigle de haut vol, est venu traverser par la gauche et entourer l’armée, en portant en ses serres un monstrueux serpent rouge qui respirait encore. Mais il l'a lâché avant que d'arriver à sa chère demeure, et n'a point réussi à le porter pour l'offrir à ses propres petits. De même pour nous ; si nous parvenons, au prix d'un grand effort, à forcer les portes et le mur achéens et à faire ainsi céder les Achéens, ce n'est pas en bon ordre que nous reviendrons d auprès de leurs vaisseaux par le même chemin. Nous y laisserons grand nombre de Troyens, que les Achéens, en défendant leurs nefs, auront tués par le bronze. Voilà ce que présagerait un devin qui connaîtrait clairement en son cœur le sens des prodiges, et qui aurait la confiance des troupes. »

 

    Tout en le toisant d'un regard de travers, Hector au casque à panache oscillant lui répondit alors :

 

    — Polydamas, ce que tu dis là n'est pas encore pour me plaire. Tu dois avoir à proposer pourtant des suggestions meilleures. Mais si vraiment tu parles ici sérieusement, c'est qu alors les dieux mêmes t'ont fait perdre l'esprit, toi qui veux que j'oublie les décisions que Zeus au bruit retentissant m'a signifiées lui-même et confirmées par un signe de tête. Toi, c'est à des oiseaux aux larges ailes que tu m'ordonnes d'obéir ; je ne veux en avoir ni cure ni souci. Qu'ils aillent à droite, vers l'aurore et le soleil, ou bien à gauche, vers l'occident brumeux ! Nous donc, obéissons aux décisions du grand Zeus, qui règne sur tous les mortels et tous les Immortels. Un seul présage est efficace : défendre sa patrie. Pourquoi d'ailleurs redoutes-tu la guerre et le massacre ? Même si nous autres nous devions tous être tués autour des vaisseaux argiens, tu n'as pas, toi, à craindre d'y périr, car ton cœur n'est pas endurant au carnage, ni porté à l'attaque. Toutefois, si tu te tiens éloigné du massacre, ou si, par tes mots mensongers, tu détournes quelqu'un de prendre part au combat, tu seras sur-le-champ par ma lance frappé, et tu perdras la vie. »

 

    Ayant ainsi parlé, il prit la tête des troupes, et les Troyens le suivirent au milieu d'une clameur prodigieuse. Zeus lance-foudre fit alors lever des cimes de l'Ida une bourrasque de vent qui porta la poussière tout droit sur les vaisseaux. Il découragea l'esprit des Achéens et accorda la gloire aux Troyens et à Hector. Les Troyens, dès lors, rassurés par les prodiges de Zeus et confiants en leurs forces, essayaient de briser le grand mur achéen. Ils retiraient du rempart les poutres en saillie, faisaient crouler les parapets, et ébranlaient avec des leviers les piliers boutants, qu'en avant du rempart les Achéens avaient enfoncés dans la terre pour étayer le mur ; ils les tiraient à eux, espérant ainsi renverser le rempart. Les Danaens cependant ne laissaient pas encore s'ouvrir aucun passage. De leurs boucliers de cuir, ils renforçaient alors les parapets, et frappaient de là les ennemis qui s'avançaient sous le mur. Les deux Ajax se portaient partout sur le rempart, pour exhorter les Achéens et stimuler leur ardeur. Ils adressaient à l'un des paroles flatteuses, mais admonestaient par de rudes paroles cet autre qu'ils voyaient se démettre et cesser de combattre :

 

    — Amis, pour celui qui est, parmi les Argiens, d'un courage éminent, pour celui qui est d'un courage moyen, et pour celui qui n'est que d'un faible courage — car les bommes ne sont pas tous à la guerre d'une égale valeur — il y a pour tous du travail aujourd'hui. Vous-mêmes, vous le reconnaissez. Que personne donc ne retourne en arrière et ne gagne les nefs, en entendant le cri menaçant d'un Troyen. Mais jetez-vous en avant ; encouragez-vous les uns et les autres, afin de voir si Zeus Olympien au foudroyant éclair vous donnera de repousser l'outrage et de refouler l'ennemi vers la ville. »

 

    C'est ainsi que les deux Ajax excitaient en criant les Argiens au combat. De part et d'autre, de même que les flocons de neige tombent serrés en un jour d'hiver, lorsque Zeus aux conseils avisés se met à neiger, faisant aux yeux des bommes briller ces autres traits, qui sont aussi les siens ; après avoir endormi les vents, sans interruption il fait tomber la neige, jusqu'à ce qu'elle ait recouvert les sommets des grands monts, les hauts promontoires, les plaines fourragères et les travaux plantureux des humains ; elle tombe aussi sur les havres et sur les falaises de la mer blanchissante, mais elle est repoussée par le flot qui déferle, tandis que par ailleurs tout en reste couvert, lorsque s'appesantit la neige de Zeus ; de même, de part et d'autre, sous leurs coups réciproques, les pierres volaient serrées, les unes sur les rangs des Troyens, et les autres, lancées par les Troyens, sur les rangs achéens, et sur tout le rempart leur fracas s’élevait.

 

    Mais jamais les Troyens, ni le brillant Hector, n auraient alors brisé les portes du mur ni leur longue barre, si Zeus aux conseils avisés n'avait suscité contre les Argiens son fils Sarpédon, comme un lion sur des bœufs aux cornes recourbées. Aussitôt, il maintint devant lui son bouclier arrondi, son beau bouclier de bronze étiré au marteau ; le forgeron qui l'avait martelé, avait ensuite garni son intérieur de plusieurs peaux de bœufs qu il avait cousues avec des rivets d'or qui se continuaient tout autour de son orbe. Il maintint donc son bouclier devant lui et, brandissant deux lances, Sarpédon partit, tel un lion nourri sur les montagnes, longtemps privé de chair, et qu'un cœur intrépide, pour essayer d'enlever un mouton, pousse à pénétrer jusque dans une étable étroitement fermée. Même s'il trouve là, avec leurs chiens et leurs lances, les bergers qui veillent autour de leur troupeau, il ne se résigne pas, sans avoir rien tenté, à être chassé de la bergerie ; dès lors, ou il bondit sur sa proie et l'emporte, ou bien il est lui-même au premier choc, frappé par un trait parti d'une main prompte. De la même façon, le cœur de Sarpédon rival des dieux le poussait alors à bondir sur le mur et à briser les parapets. Aussitôt donc, il dit à Glaucos fils d'Hippolochos :

 

    — Glaucos, pourquoi donc sommes-nous tous les deux les premiers à être honorés par les places d’honneur, les viandes et les coupes remplies, dans la Lycie ? Pourquoi sommes-nous considérés par tous comme des dieux et pourquoi, sur les bords du Xanthe, possédons-nous un grand domaine, un beau domaine aussi riche en vergers qu'en terres de labour, fertiles en froment ? Il faut donc aujourd’hui que nous nous tenions aux premiers rangs des Lyciens, et que nous nous jetions dans la mêlée brûlante, afin que chacun des Lyciens à la forte cuirasse puisse parler ainsi : « Ils ne sont pas sans gloire les chefs de la Lycie, les rois qui nous gouvernent ; ils mangent des moutons gras et boivent des vins de choix à la douceur de miel, mais leur vaillance est insigne, puis­qu'ils combattent en tête des Lyciens .» Ah ! mon bon ami ! si nous devions, en effet, en échappant à cette guerre, rester toujours exempts de vieillesse et de mort, je n'irais pas moi-même combattre aux premiers rangs, et toi, je ne t'enverrais point dans le combat où la valeur s'illustre. Mais à présent, puisque les Génies de la mort de toute façon par milliers nous menacent, et qu'il n'est pas possible à l’homme de les fuir et de les éviter, allons, et obérerions à donner de la gloire à autrui, ou bien à ce qu'un autre puisse nous en donner. »

 

    Ainsi parla-t-il, et Glaucos ne se déroba, ni ne désobéit. Tous deux alors, allant droit devant eux, entraînèrent le grand peuple lycien. En les apercevant, le fils de Pétéos, Ménesthée, frissonna, car c'était sur le secteur de rempart occupé par lui qu'ils se dirigeaient en portant le malheur. Parcourant du regard le mur des Achéens, Ménesthée cherchait à découvrir quelque chef qui pût écarter de ses troupes cette calamité. Il aperçut les deux Ajax debout, insatiables de guerre, et, près d'eux, Teucer qui venait d'arriver de sa tente. Mais il ne put crier assez fort pour se faire entendre, tant le tumulte était grand, et tant s'élevait jusqu'au ciel le fracas des coups portés sur les boucliers, sur les casques à crinière et aussi sur les portes. Toutes en effet avaient été fermées, et les Troyens arrêtés devant elles cherchaient, en les brisant, à en forcer l'entrée. Aussitôt alors, il envoya vers Ajax le héraut Thoôtès :

 

    —Va, divin Thoôtès, cours appeler Ajax, les deux Ajax plutôt, car ce serait là le meilleur de tout, puisque bientôt ici va survenir un abrupt désastre, tant sur nous chargent à fond les chefs des Lyciens, eux qui, comme toujours, se montrent si violents dans les rudes mêlées. Mais si, là-bas aussi, lutte et bataille se sont levées pour eux, que du moins vienne seul le fils de Télamon, le vigoureux Ajax, et que Teucer, l'habile archer, le suive. »

 

    Ainsi parla-t-il, et le héraut, après l'avoir écouté, ne désobéit pas. Il se mit a courir le long du mur des Achéens aux tuniques de bronze. Venu près des Ajax, il s'arrêta et leur dit aussitôt :

 

    — Ajax, chefs des Achéens aux tuniques de bronze, le crier fils de Pétéos nourrisson de Zeus, vous exhorte à vous rendre là-bas, afin d affronter un moment les peines du combat, tous deux de préférence, car ce serait là le meilleur de tout, puisque bientôt là-bas va survenir un abrupt désastre, tant sur nous chargent à fond les chefs des Lyciens, eux qui, comme toujours, se montrent si violents dans les rudes mêlées. Mais si, là où vous êtes, lutte et bataille se sont levées, que du moins vienne seul le fils de Télamon, le vigoureux Ajax, et que Teucer, l'habile archer, le suive. »

 

    Ainsi parla-t-il, et le grand Ajax fils de Télamon ne désobéit pas. Aussitôt, au fils d Oïlée, il adressa ces paroles ailées :

 

    — Ajax, restez tous deux ici, toi et le courageux Lycomède, pour entraîner les Danaens à combattre avec force. Pour moi, je vais aller là-bas affronter la bataille. Je reviendrai bien vite, aussi­tôt après leur avoir prêté un appui salutaire. »

 

    Ayant ainsi parlé, Ajax fils de Télamon s'éloigna, et Teucer, son frère, issu du même père, avec lui s'en alla. Pandion les suivait, en portant l'arc recourbé de Teucer. Lorsque, marchant à l'intérieur du mur, ils furent arrivés sur le secteur de rempart qu'occupait Ménesthée au valeureux courage, ce fut auprès de soldats harcelés qu'ils arrivèrent. Les vaillants conducteurs et conseillers des Lyciens, comme un noir tourbillon, escaladaient les parapets. Ajax et Teucer se précipitèrent pour les attaquer de face, et le cri de guerre aussitôt se leva. Le premier, Ajax fils de Télamon abattit un homme, l'ami de Sarpédon, le magnanime Épiclès, en le frappant d'une pierre anguleuse et énorme, qui se trouvait à l'intérieur du mur, tout en haut et près d'un parapet. Un homme, tels que sont les mortels d'aujourd'hui, n'aurait pas pu sans peine, même dans la force de l'âge, de ses mains la porter. Ajax la souleva et la jeta d'en haut, fracassa le casque à quatre bossettes, et broya du coup tous les os de la tête. Épiclès alors, comme un plongeur, tomba du haut du mur, et la vie abandonna ses os. Teucer frappa d'un trait Glaucos, le vigoureux enfant d'Hippolochos, au moment où il s'élançait à l'assaut du rempart ; il l'atteignit à l'endroit où il vit que son bras était nu, et il mit fin à sa fougue offensive. Glaucos alors sauta du mur en se dissimulant, de peur qu un Achéen ne le voie blessé et n aille en tirer gloire. Sarpédon s'affligea du départ de Glaucos, dès qu'il le remarqua, sans pourtant oublier son ardeur offensive. Il atteignit de sa lance le fils de Thestor, Alcmaon, le piqua, puis remonta sa pique. Alcmaon suivit la lance et retomba sur la tête ; autour de lui craquèrent ses armes de bronze étincelant. Sarpédon alors, de ses mains robustes, saisit et tira un coin de parapet, et le parapet tout entier suivit. Le haut du mur était découronné et ouvrait une brèche à foule de guerriers.

 

    Ajax et Teucer attaquèrent en même temps Sarpédon. L'un atteignit d'une flèche le baudrier qui brillait autour de sa poitrine et retenait le bouclier qui couvrait l'homme entier. Mais Zeus écarta de son fils les Génies de la mort, pour qu'il ne fût pas tué près des poupes des nefs. Ajax bondit et piqua le bouclier ; la lance cependant ne le traversa point, mais elle arrêta net l'élan de Sarpédon. Celui-ci donc se dégagea un peu du parapet, sans néanmoins se retirer tout à fait, car son cœur espérait conquérir de la gloire. Se retournant alors, il exhorta ces rivaux des dieux qu'étaient les Lyciens :

 

    — Lyciens, pourquoi vous relâcher ainsi de l'impétueuse vaillance ? Il m'est difficile, malgré toute ma force, après avoir tout seul fait brèche dans le mur, de vous ouvrir un chemin vers les nefs. Attaquez avec moi ; à plusieurs, la tactique est plus aisée. »

 

    Ainsi parla-t-il. Et les Lyciens, appréhendant les objurgations de leur roi, chargèrent avec plus de vigueur autour de leur  maître et de leur conseiller. Les Argiens, d'autre part, raffermissaient leurs phalanges en deçà du mur. Rude apparut alors la tâche aux deux partis. Les valeureux Lyciens, en effet, ne pouvaient pas, après avoir fait brèche dans le mur des Danaens, s'ouvrir un chemin vers les nefs, et les piquiers danaens ne pouvaient pas de ce mur, une fois qu'ils s'en furent tout d'abord approchés, repousser les Lyciens. Mais, de même que pour des bornes, deux hommes, mesures en mains, se querellent dans une terre à délimiter et, sur un étroit espace, se disputent pour établir ! égalité des lots ; de même, le seul parapet séparait les deux camps. Par-dessus cet obstacle, ils se lacéraient réciproquement, autour de leurs poitrines, leurs ronds boucliers de cuir et leurs écus légers. Nombreux étaient ceux que blessait en leur chair le bronze sans pitié, soit qu un des combattants, en se retournant, se découvrît le dos, soit qu'ils fussent atteints, et c'était le grand nombre, à travers le bouclier. De toutes parts, murs et parapets ruisselaient du sang des soldats des deux camps, troyens et achéens. Cependant, même en luttant ainsi, les Troyens ne parvenaient pas à mettre les Achéens en fuite. Mais les uns et les autres se maintenaient, comme la balance qu'une travailleuse pleine de probité soulève, en égalisant sur les deux plateaux le poids et la laine qu'elle veut y peser, afin de porter ensuite à ses enfants un misérable salaire. De la même façon, le combat et la guerre s'équilibraient pour eux, avant que Zeus donnât une gloire plus éclatante au fils de Priam, à Hector, qui le premier sauta sur le mur achéen. D'une voix pénétrante, il se fit entendre des Troyens en criant :

 

    — Élancez-vous, Troyens dompteurs de chevaux ! Forcez le  mur des Achéens, et lancez sur leurs nefs le feu que les dieux font flamber ! »

 

    Ainsi parla-t-il, en les encourageant ; et les oreilles de tous l’entendirent. Tout droit vers le mur, en masse ils se portèrent. Puis ils grimpèrent sur les saillies des poutres, tenant en main leurs lances aiguisées. Hector portait une énorme pierre, qu'il avait enlevée comme elle se dressait en avant des portes, large à la base et pointue au sommet. Cette pierre, deux des nommes les plus forts de l'armée, tels que sont les mortels d'aujourd'hui, n'auraient pas pu sans peine la charger du sol sur un char. Mais Hector la maniait facilement tout seul, car le fils de Cronos aux pensées tortueuses la lui rendit légère. Comme un berger porte facilement, en la tenant en une seule main, la toison d'un bélier, sans que la charge lui pèse ; de même, Hector portait l'énorme pierre qu'il avait enlevée, droit contre les panneaux qui protégeaient étroitement la porte solidement ajustée, haute et à deux battants. Deux barres superposées la fermaient en dedans, et une seule clavette les retenait ensemble. Hector en avançant vint s'arrêter tout près ; puis, campé sur le sol et les jambes écartées pour que le projectile ne manquât pas de force, il frappa le milieu de la porte. Il brisa les deux gonds ; la pierre, de tout son poids, s'abattit au dedans, et la porte fit éclater à l'entour un grand mugissement. Les barres donc ne résistèrent pas, et les battants sautèrent chacun de son côté, sous le jet de la pierre. A ce moment, le brillant Hector bondit à l'intérieur, portant sur son visage l'effroi de la nuit prompte. Il brillait de l'éclat du bronze terrifiant qui lui couvrait le corps ; ses mains tenaient deux lances. Personne, hormis les dieux, n'aurait pu l'arrêter en s’opposant à lui, quand il franchit la porte en bondissant ; ses yeux flambaient du feu. S'étant alors retourné vers la foule, il pressa les Troyens d'escalader le rempart ; ils obéirent à son exhortation. Aussitôt, les uns escaladèrent le mur, et les autres s'écoulèrent par la porte même qui s'y trouvait ménagée. Les Danaens s'enfuirent parmi les nefs creuses, et un tumulte incessant s'éleva.

CHANT XIII

  Zeus, lorsqu'il eut approché des vaisseaux les Troyens et Hector, les y laissa éprouver sans relâche la peine et l'infortune. Il détourna ses yeux étincelants, pour contempler au loin la terre des Thraces qui galopent à cheval, celle des Mysiens qui combattent de près, des brillants Hippémolges qui se nourrissent de lait, et des Abies, les plus justes des hommes. Sur la Troade, il ne tourna plus du tout ses yeux étincelants, car aucun Immortel, pensait-il en son cœur, ne viendrait encore secourir les Troyens ou les Danaens. Mais le dieu puissant qui ébranle la terre n'exerçait point sa vigilance en aveugle, car, contemplant la guerre et le combat, il était assis haut, sur la plus haute cime de Samos boisée, de Samos de Thrace. De là, en effet, se découvrait tout l'Ida, se découvraient la ville de Priam et les nefs achéennes. C'est donc là qu'il était, au sortir de la mer, venu s'asseoir ; il prenait en pitié les Achéens domptés par les Troyens, et s'indignait violemment contre Zeus.

 

    Aussitôt, il descendit de la rude montagne ; impétueux était le pas de son avance, et les hautes montagnes et la forêt tremblèrent sous les pieds immortels de Poséidon en marche. Trois fois il fit une enjambée ; à la quatrième, il atteignait son but : Èges. Là, pour lui, de glorieuses demeures, dans les profondeurs de l'eau calme, avaient été construites, étincelantes d'or, toujours impérissables. Étant là parvenu, il équipa sous le char ses deux coursiers aux pieds de bronze, au vol rapide, la nuque ornée d'une crinière d'or. D'or aussi, il se vêtit lui-même tout autour de sa chair, prit un fouet d'or habilement façonné, monta sur le char et s'élança sur les flots. A son passage, les monstres marins, sortis de leurs retraites, sautaient de tout côté, car tous alors reconnaissaient leur roi. La mer se laissait traverser avec joie ; le char volait d'un trait si rapide que l'essieu de bronze, même par-dessous, ne se mouillait pas, et les chevaux l'emportaient d'un élan magnifique vers les nefs achéennes.

 

    Il est une vaste grotte, dans les profondeurs de la profonde eau calme, entre Ténédos et la rocheuse Imbros ; c'est là que Poséidon qui ébranle la terre arrêta ses chevaux, les dételant du char. Devant eux, il jeta l'ambrosiaque pâture qui sert à les nourrir ; autour de leurs pieds, il jeta des entraves d'or, infrangibles, indéliables, afin que là, sans bouger, ils attendissent le retour de   leur maître. Quant à lui, il s'en alla vers l'armée achéenne.

 

    Les Troyens en masse, semblables à la flamme ou bien à la tempête, suivaient Hector, le fils de Priam, emportés par une ardeur sans mesure, frémissant et hurlant. Ils espéraient s'emparer des vaisseaux achéens, et massacrer sur place tous les braves. Mais Poséidon, le dieu qui soutient et ébranle la terre, excitait les Argiens, lui qui, sortant du sein profond de l'eau salée, avait pris de Calchas, et la taille et la voix indomptable. Aux deux Ajax, pleins d'ardeur par eux-mêmes, il s'adressa d abord :

 

    — Ajax, vous sauverez tous deux l'armée des Achéens, si vous songez à la vaillance, et non à la fuite glacée. Ailleurs, je ne crains pas les redoutables mains des Troyens qui viennent, en masse, de franchir le grand mur, car les Achéens aux belles cnémides les retiendront tous ; mais ici, je crains terriblement que vous n'ayez quelque mal à souffrir, car ici, c'est cet enragé semblable à la flamme qui commande l'attaque, cet Hector qui se vante d'être le fils de Zeus très puissant. Puisse un des dieux vous mettre à tous deux dans le cœur de résister vaillamment et d'exhorter les autres combattants ! Alors, malgré l'élan de sa fougue, et même si l'Olympien lui-même l'animait, vous le repousseriez loin des vaisseaux au rapide trajet.»

 

   Il dit, et le dieu qui soutient et ébranle la terre, les toucha tous les deux de son sceptre, et les remplit d'une puissante ardeur. Il rendit leurs membres légers, leurs pieds et leurs mains. Puis, il prit son essor, tel un épervier aux ailes rapides qui, s'élevant du sommet à pic d'une roche escarpée, se précipite à travers la plaine

 

    — Ajax, c'est l'un des dieux habitant l'Olympe, qui nous invite ainsi, sous les traits du devin, à lutter tous les deux auprès des vaisseaux. Non, ce n'est point Calchas, l'augure qui fait connaître les volontés des dieux. Sans peine aucune, j'ai reconnu par derrière, alors qu'il s'en allait, la divine allure de ses pieds, de ses jambes, et les dieux se laissent aisément reconnaître. Aussi, mon cœur se sent-il au fond de ma poitrine plus ardent pour combattre et pour mener la guerre ; mes pieds en bas et mes mains en haut frémissent d'impatience.»

 

    Ajax fils de Télamon lui répondit et dit :

 

   — A cette heure aussi, autour de ma lance, mes mains irrésistibles frémissent d'impatience ; mon ardeur s'est levée, et mes deux pieds m'emportent. Je n'aspire plus, même seul, qu'à mener le combat contre Hector fils de Priam, Hector que possède une ardeur sans mesure. »

 

    Tels étaient les propos qu'ils échangeaient entre eux, dans l'ardeur offensive que le dieu leur avait jetée au fond du cœur. Or, pendant ce temps-là, le Soutien de la terre soulevait tes Argiens qui étaient à l'arrière, et qui, près des vaisseaux agiles, rafraîchissaient leur cœur. Leurs membres étaient brisés par un terrible effort, et la détresse envahissait leur âme, à la vue des Troyens qui venaient de franchir en masse le grand mur. En les voyant, des larmes coulaient sous leurs sourcils, car ils ne se flattaient plus d'échapper au désastre. Mais le dieu qui ébranle la terre, en parcourant leurs rangs, facilement ranima leurs robustes  phalanges. Il vint d'abord exhorter Teucros et Léitos, le héros Pénéléos, Thoas et Déipyre, Mérion et Antiloque vaillants au cri de guerre. Pour les stimuler, il leur adressa ces paroles ailées :

 

    — Honte à vous, jeunes guerriers d'Argos ! En vous j'ai foi, si vous combattez, pour sauver nos vaisseaux. Mais si vous vous relâchez du terrible combat, voici déjà qu'apparaît le jour où vous serez domptés par les Troyens. Ah ! c'est un grand prodige que je vois de mes yeux, un prodige effrayant, que je croyais ne jamais devoir arriver : les Troyens parvenus auprès de nos vaisseaux ! Jusqu'ici, ces Troyens ressemblaient à des biches effarées qui servent, en forêt, de pâture aux chacals, aux léopards et aux loups, biches nées pour errer au hasard, vivre sans vaillance et sans joie pour l'ardeur offensive. De même, les Troyens. jusqu'ici tout au moins, n'osaient pas résister de front, même un court instant, à l'ardeur et aux mains des Achéens. Et maintenant, voici qu'ils combattent loin de la ville et près des vaisseaux creux, encouragés par la déloyauté d'un chef, par l'inertie des troupes qui, en dispute avec lui, refusent de combattre pour la défense des nefs au rapide trajet, et se laissent massacrer auprès d'elles. Toutefois, même s'il est avéré que le héros fils d'Atrée, Agamemnon aux pouvoirs étendus, ait commis une faute indiscutable en outrageant le fils aux pieds rapides de Pelée, il ne nous est pas permis d'abandonner la guerre. Guérissons-nous donc de ce mal au plus vite ; le cœur des braves est facile à guérir. Vous ne pouvez plus, sans honte, vous relâcher de l'impétueuse vaillance, vous tous qui êtes les plus vaillants de l'armée. Pour moi, je n'irais pas molester un guerrier que je verrais, parce que c'est un lâche, se relâcher du combat. Mais contre vous, c'est d'un cœur violent que je suis indigné. Vils amollis ! vous allez bientôt, par votre inertie, aggraver nos tourments. Que chacun de vous donc se rappelle en son cœur l'honneur et le reproche. C'est une grande lutte qui vient de s'engager, et le robuste Hector vaillant au cri de guerre a porté la bataille auprès de nos vaisseaux ; il a brisé la porte et sa longue barre.»

 

    Par ces exhortations le Soutien de la terre fit aussitôt lever les Achéens. Alors, autour des deux Ajax, ils dressèrent de robustes phalanges. Ni Arès, en les suivant de près, ni Athéna, la déesse qui pousse les armées au combat, n'y auraient rien trouvé à critiquer. En effet, l'élite des braves attendait les Troyens et le divin Hector, la lance serrée contre la lance, et le bouclier affermi contre le bouclier ; l'écu s'appuyait sur l'écu, le casque sur le casque, et l'homme sur l'homme. Les casques à crinière de ceux qui se penchaient, se touchaient par leurs brillants cimiers, tant ils étaient serrés les uns contre les autres. Les lances ondulaient, agitées par des mains intrépides, et les guerriers, qui brûlaient de combattre, songeaient à foncer droit.

 

    Les Troyens en masse chargèrent les premiers. Hector les précédait, aussi ardent à se jeter sur les rangs opposés qu'un bloc dévastateur détaché d'un rocher ; un torrent d'hiver l'a précipité du haut d'une corniche, en brisant, après de fortes pluies, les liens d'attache de ce bloc effronté ; tombant de haut, il vole à hauts rebonds, et fait sous lui retentir la forêt ; sa course irrésistible se poursuit sans arrêt, jusqu'à ce qu'il parvienne au niveau de la plaine ; alors seulement il cesse de rouler, quel que soit son élan ; de même, Hector menaçait un moment, sans rencontrer d'obstacle, d'aller jusqu'à la mer à travers les tentes et les nefs achéennes, en massacrant. Mais, lorsqu'il tomba sur les phalanges compactes, il s'arrêta, violemment accroché. Les fils des Achéens, en le frappant de face avec leurs glaives et leurs piques à deux pointes, loin d'eux le repoussèrent. Reculant alors, il se sentit ébranlé. Aussitôt, d'une voix pénétrante, aux Troyens il cria :

 

    — Troyens, Lyciens et Dardaniens qui combattez de près, résistez ! Les Achéens ne m'arrêteront pas longtemps, bien qu'ils se soient dressés comme un rempart. Mais ils vont, je crois, se replier sous ma lance, si c'est vraiment le plus grand des dieux, l'époux tonnant d'Héra, qui m'a poussé. »

 

    En parlant ainsi, il excita l'ardeur et le courage dans le cœur de chacun. Avec les Troyens, le fils de Priam, plein de fiers sentiments, Déiphobe avançait. Devant lui, il tendait son bouclier arrondi, marchait à pas légers, et progressait couvert de ce bouclier. Mérion le visa de sa lance brillante, et, sans le manquer, l'atteignit sur son bouclier de cuir arrondi. Il ne le traversa pas, car auparavant la longue lance se brisa dans sa douille, et Déiphobe lui-même, craignant en son cœur la lance de Mérion à l'âme illuminée, s'était paré en se tenant en retrait de son bouclier de cuir. Le héros alors se retira dans le groupe des siens, furieusement dépité d'avoir à la fois manqué la victoire et rompu sa lance. Il se mit à longer les tentes et les nefs achéennes, pour aller chercher la longue javeline qu'il avait laissée sous le toit de sa tente.

 

    Les autres combattaient, et une clameur inextinguible s'élevait. Le premier, Teucer fils de Télamon abattit un guerrier, le piquier Imbrios, fils de Mentor aux nombreux chevaux. Il habitait Pédéon, avant que vinssent les fils des Achéens, et il avait pour femme une bâtarde de Priam, Médésicasté.

 

   Puis, quand arrivèrent les vaisseaux danaens roulant d'un bord à l'autre, il vint dans Ilion, et se distingua parmi les Troyens. Il habitait chez Priam. et celui-ci l'honorait autant que ses enfants. C'est lui que le fils de Télamon perça sous l'oreille avec sa longue lance ; il retira sa pique, et Imbrios s'abattit comme un frêne qui, sur la cime d un mont qu on aperçoit de loin, coupé par le bronze, fait toucher terre à son frôle feuillage ; il tomba de la même façon, et ses armes de bronze étincelant autour de lui grincèrent. Teucer alors se précipita, brûlant de le dépouiller de ses armes. Mais Hector le visa, comme il se précipitait, de sa lance brillante. Teucer la vit venir, et évita cette pique de bronze, et ce fut Amphimaque, fils de Ctéatos descendant d'Actor, retournant au combat, que la lance atteignit à travers la poitrine. Il s'abattit avec fracas, et ses armes sur lui s'entre-choquèrent. Hector, à son tour, se précipita pour arracher de la tête du magnanime Amphimaque, le casque qui s'ajustait à ses tempes. Ajax alors, de sa lance brillante, visa Hector, comme il se précipitait ; mais nulle part sa chair n'apparaissait, car de partout un bronze terrifiant le couvrait. Il entama la bosse du bouclier, et repoussa Hector avec grande vigueur. Le fils de Priam se replia en arrière des deux morts, que les Achéens aussitôt retirèrent. Stichios et le divin Ménestbée, princes des Athéniens, emportèrent Amphimaque dans les rangs achéens. Pour Imbrios, les deux Ajax, brûlant d'impétueuse vaillance, tels deux lions qui, ayant arraché une chèvre aux dents aiguës des chiens, l'emportent à travers les broussailles touffues en la soulevant avec leurs mâchoires bien au-dessus du sol ; de la même façon, les deux Ajax casqués soulevaient Imbrios pour lui ôter ses armes. Quant à sa tête, le fils d Oïlée la sépara du cou délicat et, dans sa fureur de la mort d'Amphimaque, l'envoya comme une balle tournoyer sur la foule ; elle vint, aux pieds mêmes d'Hector, tomber dans la poussière.

 

    A ce moment, Poséidon, fortement irrité en son cœur de ce que son petit-fils eût succombé dans la mêlée terrible, se mit à longer les tentes et les nefs achéennes, pour exciter les Danaens, et préparer des deuils aux Troyens. Idoménée illustre par sa lance le rencontra en revenant de chez un compagnon, qui venait récemment de quitter le combat, atteint au mollet par le bronze aigu. Ses compagnons l'avaient emporté, et Idoménée, après avoir donné ses ordres aux médecins, retournait sous sa tente, car il brûlait encore d'affronter la bataille. Le dieu puissant qui ébranle la terre lui adressa la parole, ayant emprunté la voix de Thoas fils d'Andrémon, de Thoas qui, dans tout Fleuron et dans Calydon l'escarpée, régnait sur les Étoliens, et que son peuple honorait comme un dieu :

 

    — Idoménée conseiller des Crétois, où sont passées les menaces dont les fils des Achéens menaçaient les Troyens ? »

 

    Idoménée conducteur des Crétois lui répondit alors :

 

    — Thoas, aucun nomme n'est aujourd'hui coupable, autant que je puis en juger. Tous, en effet, nous savons combattre; la crainte sans courage ne retient personne, et personne, cédant à ses hésitations, ne se dérobe au malheur de la guerre. Mais il doit être agréable sans doute au fils très puissant de Cronos, que les Achéens périssent ici, sans renom, loin d'Argos. Toutefois, Thoas, puisque tu as toujours tenu ferme à l'attaque, et que tu as coutume d'exhorter ceux que tu vois fléchir, ne cesse pas aujourd'hui de le faire, et sache encourager chacun des combattants.»

 

    Poséidon qui ébranle la terre lui répondit alors :

 

    — Idoménée, puisse-t-il ne jamais revenir de Troade, mais devenir ici le jouet des chiens, tout homme qui, en ce jour, se relâchera volontairement de combattre! Allons ! va chercher tes armes et reviens ici. Mais il faut nous hâter ensemble de voir si, quoique n'étant que deux, nous pourrons être de quelque utilité. La force s'affirme par l'union des hommes, même des plus faibles ; mais nous deux, même contre des braves, nous saurions nous battre. »

 

    Ayant ainsi parlé, le dieu s'en alla de nouveau dans la peine des hommes. Idoménée, lorsqu'il arriva dans sa tente solidement dressée, se revêtit le corps de ses belles armes, prit deux javelines, et se mit à marcher, pareil à l'éclair que le fils de Cronos saisit de sa main et brandit du haut de l'Olympe éclatant, pour manifester un présage aux mortels ; éblouissantes en sont les fulgurances ; de la même façon, le bronze resplendissait autour de la poitrine du héros qui courait. Mérion, son brave compagnon, le rencontra pas très loin de sa tente ; il venait y chercher une lance de bronze. Le puissant Idoménée lui dit :

 

    — Mérion fils de Molos, coureur aux pieds prompts, ô toi le plus cher de mes compagnons, pourquoi viens-tu, quittant la guerre et le carnage ? Serais-tu blessé, et la pointe d'un trait te torture-t­elle ? Ou bien, est-ce pour un message que tu viens près de moi ? Quant à moi, mon désir n est pas de rester sous ma tente, mais de combattre.»

 

    Le prudent Mérion lui répondit alors :

 

    — Idoménée conseiller des Crétois aux tuniques de bronze, je vais voir s'il reste sous ta tente une pique à emporter, car nous avons brisé celle que j avais naguère, en frappant le bouclier de l'insolent Déiphobe.»

 

    Idoménée conducteur des Crétois lui répondit alors :

 

    — Des piques, si tu en veux, tu en trouveras une et même vingt, dressées sous ma tente, contre la cloison toute éblouissante qui fait face à l'entrée. Ce sont des piques troyennes qui ont été arrachées à ceux que j'ai tués, car je n'entends point combattre en restant à distance des guerriers ennemis. Aussi, avec ces lances, ai-je encore des boucliers bombés, des casques et des cuirasses au rutilant éclat. »

 

    Le prudent Mérion lui répondit alors :

 

    — J'ai aussi, dans ma tente et dans mon vaisseau noir  maintes dépouilles des Troyens ; mais elles sont trop loin pour que j'aille les prendre. Car je prétends, moi aussi, n'avoir jamais oublié la vaillance, et c'est aux premiers rangs, dans le combat où la valeur s illustre, que je me tiens, sitôt que la bataille vient à se disputer. Tout autre, sans doute, des Achéens aux tuniques de bronze, peut ne m'avoir point aperçu lutter ; mais toi, je pense, tu m'as vu de tes yeux. »

 

    Idoménée conducteur des Crétois lui répondit alors :

 

    — Je connais ta valeur; qu'as-tu besoin de t'expliquer ainsi ? Si maintenant, en effet, auprès de nos vaisseaux, nous tous qui sommes les plus braves, nous étions choisis pour une embuscade — car c'est là surtout qu'apparaît la valeur des guerriers, et c'est là que le lâche et le brave se montrent ; la peau du lâche y change constamment de couleur ; ses esprits, pour qu'il reste immobile à son poste, ne sont pas assez maîtrisés en son âme, mais il remue et s'assied sur un talon après l'autre ; son cœur à grands coups palpite en sa poitrine à la pensée du Génie de la mort, et il en arrive à claquer des dents ; mais la peau du brave ne change pas de couleur ; il ne se trouble guère, lorsqu'il s'est une fois posté pour l'embuscade contre les ennemis, et il souhaite au plus vite d'en venir aux mains dans la mêlée terrible — nul en cette occasion n'oserait blâmer ton ardeur et tes mains. Car si tu étais, en pleine bataille, frappé de loin ou blessé de près, ce n'est point par derrière que le trait te tomberait sur la nuque, ou bien sur le dos, mais c'est sur la poitrine ou en plein ventre qu'il te rencontrerait, lorsque tu te jettes en avant, en compagnie des premiers combattants. Mais allons ! ne babillons plus ainsi, comme des enfants, en restant sur place, de peur qu'on ne nous blâme avec trop de raison. Toi donc, va dans ma tente, et choisis-toi une pique robuste. »

 

    Ainsi parla-t-il ; et Mérion comparable au rapide Arès se bâta d'aller chercher sous la tente une lance de bronze ; puis, ne songeant qu'à se battre, il marcha derrière Idoménée. Tout comme Arès fléau des mortels marche au combat suivi du Désarroi, son fils chéri, puissant, hardi, qui met en déroute le guerrier même à l'âme courageuse ; tous deux partent de Thrace, après s'être armés contre les Éphyres ou contre les Phlégyens au valeureux courage, et, sans dès lors écouter les vœux des deux partis, donnent la gloire à l'un ; de même, Mérion et Idoménée, conducteurs des guerriers, se rendaient au combat, cuirassés de bronze étincelant. Mérion fut le premier à adresser la parole à Idoménée :

 

    — Fils de Deucalion, par où veux-tu plonger dans la mêlée ? Est-ce par la droite de toute l'armée, à travers le centre, ou plutôt par la gauche, car je pense que les Achéens aux têtes chevelues n'ont nulle part autant besoin de combattants ?»

 

    Idoménée conducteur des Crétois lui répondit alors :

 

    — Au centre des vaisseaux, il y a d'autres guerriers pour assurer la défense : les deux Ajax et Teucer qui est le meilleur archer des Achéens et bon soldat aussi au corps de la mêlée. Ils suffiront, malgré sa fougue en la bataille, à repousser Hector, le fils de Priam, même s'il est très fort. Rude sera pour lui, si frénétique qu'il soit dans le combat, de triompher de leur fougue et de leurs mains redoutables, et de porter le feu sur les vaisseaux, à moins que le fils de Cronos ne jette lui-même une torche enflammée sur les nefs rapides. Le grand Ajax fils de Télamon ne céderait devant aucun homme, devant aucun des mortels qui mangent le grain broyé de Déméter, et que le bronze et de grosses pierres parviennent à briser. Il ne reculerait même pas devant Achille briseur d nommes, dans un combat sur place ; mais à la course, il n'est pas possible de lutter contre Achille. Ainsi donc, dirigeons-nous tous deux vers la gauche de l'armée, afin que nous sachions au plus vite si nous donnerons de la gloire à quelqu'un, ou si c'est un autre qui nous en donnera. »

 

    Ainsi parla-t-il ; et Mérion, comparable au rapide Arès, marcha le premier, jusqu'à ce qu'ils eussent rejoint l'armée, par le côté qu'Idoménée lui avait désigné. Mais les Troyens, dès qu'ils virent Idoménée, dont la vaillance est pareille à la flamme, Idoménée et son serviteur, revêtus de leurs armes ornées, s'encouragèrent à travers la foule et s'avancèrent tous contre lui. La lutte générale se concentra dès lors près des poupes des nefs. De même que, sous les vents qui sifflent, les tempêtes se précipitent, au temps où la poussière est la plus épaisse sur les routes; ces vents alors soulèvent au même endroit un nuage énorme de poussière ; de même, le combat pour eux au même point s'engagea. Ils brûlaient en leur cœur de s'égorger les uns les autres au sein de la mêlée, avec le bronze aigu. La bataille qui consume les hommes se hérissa des longs javelots, des javelots entailleurs de chair, qu'ils tenaient en leurs mains, et les yeux étaient éblouis par l'éclat du bronze qui jaillissait des casques brillants, des cuirasses nouvellement fourbies et des boucliers luisants de ceux qui arrivaient en bloc au même point. Il eût été de cœur bien hardi, celui qui alors se fût réjoui en voyant tant de peines et qui n'en eût pas été centriste.

 

    Les deux puissants fils de Cronos, chacun selon son sentiment, préparaient aux héros des souffrances affreuses. Zeus voulait la victoire des Troyens et d'Hector, afin de glorifier Achille aux pieds rapides ; mais il n'entendait pas que l'armée achéenne fût complètement perdue devant Ilion : il désirait seulement glorifier Thétis et son fils au cœur fort. Mais Poséidon excitait les Argiens et se mêlait à eux, après avoir secrètement émergé de la mer écumante ; car il était affligé de les voir domptés par les Troyens, et son courroux contre Zeus était rude. Certes, tous deux étaient de même race et de même lignée ; mais Zeus était né le premier et savait plus de choses. Aussi Poséidon évitait-il de leur porter ouvertement secours, et ce n'était toujours qu'en secret qu'il venait exciter les Achéens dans l'armée, sous les traits d'un mortel. Tous deux donc, ayant noué bout à bout la puissante discorde et le combat indécis, tiraient pour chacun des partis le nœud infrangible et indissoluble qui rompit les genoux à nombre de guerriers.

 

    A ce moment, Idoménée, quoique à demi chenu, encouragea les Danaens, bondit sur les Troyens et les mit en déroute. Car il tua Othryonée qui, de Cabèse, était venu dans Troie, où, récemment, la gloire de la guerre l'avait amené. Il avait demandé à Priam la plus belle de ses filles, Cassandre, sans rien offrir en dot ; mais il avait promis de venir à bout d'une grande entreprise : chasser malgré eux de Troade les fils des Achéens. Le vieux Priam lui avait promis et certifié d'un signe de sa tête qu'il la lui donnerait ; aussi se battait-il en escomptant cette promesse. Mais Idoménée le visa de sa lance brillante et l'atteignit comme il marchait à hautes enjambées. La cuirasse de bronze qu'il portait n'arrêta pas la pique ; elle se planta au milieu du ventre.

 

    Othryonée s abattit avec fracas, et Idoménée, exultant, s écria :

 

    — Othryonée, c'est entre tous les hommes que je te félicite, si tu peux réellement t'acquitter de tout ce que tu as promis à Priam issu de Dardanos. Priam, lui, t'a promis sa fille. En vérité, nous pourrions, nous aussi, te faire même promesse, et la tenir ; nous te donnerions pour épouse, en 1'amenant d'Argos, la plus belle des filles de l'Atride, si tu détruisais avec nous la ville forte et bien peuplée d'Ilion. Allons ! suis-nous, afin que nous puissions, sur nos vaisseaux traverseras de la mer, nous accorder sur ce mariage, car nous ne sommes pas des beaux-pères exigeants.»

 

    Ayant ainsi parlé, le héros Idoménée le tira par un pied dans la rade mêlée. Mais Asios survint pour le venger ; il était à pied, devant son char, et les deux chevaux lui soufflaient dans le dos, tandis que le cocher les retenait sans trêve. Son cœur brûlait d'atteindre Idoménée. Mais celui-ci le prévint, le frappa de sa lance à la gorge, sous le menton, poussa le bronze et le fit traverser. Asios tomba, comme tombe un chêne, un peuplier blanc, ou un pin bien venu, que des charpentiers, avec des haches aiguisées de neuf, ont coupé sur les monts pour en faire la quille d'une nef. De la même façon, devant ses chevaux et son char, il gisait allongé, grinçant des dents et raclant la sanglante poussière. A ce moment, son cocher perdit le sens qu'il possédait jusqu'alors, et n'osa pas, pour se soustraire aux mains des ennemis, faire tourner ses chevaux. L'ardent guerrier Antiloque le perça de sa lance, et l'atteignit au milieu du corps. La cuirasse de bronze qu'il portait n'arrêta pas la pique ; elle se planta au milieu du ventre ; et le cocher, pantelant, tomba de son char solidement façonné. Quant aux chevaux, le fils de Nestor au valeureux courage, Antiloque, les poussa, loin des Troyens, vers les Achéens aux belles cnémides.

 

    Déiphobe alors, affligé pour Asios, s'approcha tout près d'Idoménée, et le visa de sa lance brillante.

 

     Mais Idoménée, la voyant venir, évita la pique de bronze. Il se cacha sous le bouclier arrondi qu'il portait, bouclier dont l'aire était garnie de peaux de bœufs et de bronze éclatant, et munie de deux barres. Sous ce bouclier donc, il se ramassa tout entier, et la lance de bronze vola sur sa surface ; le bouclier retentit d'un bruit sec, lorsqu'il fut éraflé par la pique. Ce ne fut pourtant pas un coup inutile que porta sa puissante main, car la pique atteignit Hypsénor, le fils d Hippasos pasteur des guerriers, au foie, sous le diaphragme, et sur-le-champ lui rompit les genoux. Déiphobe, exultant à l'excès, cria d'une voix forte:

 

    — Non, certes, Asios n'est point étendu sans vengeance, car j'affirme qu'en se rendant chez le puissant Hadès aux passages bien clos, il se réjouira dans le fond de son cœur, puisque je lui ai donné un accompagnateur.»

 

    Ainsi parla-t-il. De ce triomphe, les Argiens s'attristèrent ; Antiloque surtout, à l'âme illuminée, en eut le cœur ému. Mais, malgré son affliction, il se garda de négliger son ami. Il vint en courant tourner autour de lui et, de son bouclier, le couvrir de partout. Deux de ses plus fidèles compagnons, Mécistée fils d'Echios et le divin Alastor, s'étant glissés sous lui, l'emportèrent auprès des vaisseaux creux, en poussant tous les deux de lourds gémissements.

 

    Idoménée cependant ne se départissait point de sa fougueuse ardeur. Il aspirait toujours, soit à couvrir quelque Troyen d'une nuit ténébreuse, soit à tomber lui-même avec fracas, en écartant des Argiens le désastre. A ce moment survint le cher fils d'Ésyétès nourrisson de Zeus, le héros Alcathoos. Il était gendre d'Anchise, car il avait épousé l'aînée de ses filles, Hippodamie, que son père et sa digne mère chérissaient de tout cœur au sein de leur palais ; elle surpassait en effet toutes celles de son âge par sa beauté, ses travaux et ses bons sentiments, et c'est pour cela que l'avait épousée, dans la vaste Troade, le guerrier le plus brave. Mais ce guerrier, Poséidon, par la main d'Idoménée, en ce jour le dompta. Il fascina ses yeux brillants et entrava ses membres glorieux, de telle sorte que ce héros ne put, ni fuir en arrière, ni esquiver le coup. Mais, comme il se tenait immobile, à la façon d'une colonne ou d'un arbre à la haute feuillée, le héros Idoménée le frappa de sa lance en pleine poitrine ; il brisa la tunique de bronze qui avait jusqu'alors écarté le trépas de sa chair. A ce moment, déchirée par la lance, elle éclata d'un éclatement sec. Alcathoos avec fracas s'abattit; la lance lui restait enfoncée dans le cœur, dont les palpitations faisaient trembler le talon de la hampe, jusqu'au moment où le formidable Arès en relâcha la fougue. Idoménée, exultant à l'excès, cria d'une voix forte :

 

    — Déiphobe, nous nous trouvons satisfaits par trois tués contre un seul, puisque c'est là ce dont tu te glorifies. Insensé ! viens donc aussi toi-même te placer devant moi, et tu verras quel est en personne le descendant de Zeus, qui est ici venu. Car c'est Zeus qui d'abord engendra Minos, le gardien de la Crète. Minos engendra un fils irréprochable, Deucalion, et Deucalion m'engendra pour être le roi, dans la vaste Crète, de nombreux guerriers. Et voici qu'aujourd'hui mes vaisseaux m ont porté ici pour ton malheur, pour celui de ton père et des autres Troyens.»

 

    Ainsi parla-t-il ; et Déiphobe, hésitant, se demanda s'il reviendrait en arrière pour se choisir parmi les Troyens au valeureux courage quelque compagnon, ou s'il allait se mesurer tout seul contre Idoménée. Tout bien pesé, il lui parut préférable d'aller chercher Énée. Il le trouva se tenant immobile à l'arrière de l'armée. Énée, en effet, persistait en son irritation contre le divin Priam, parce que ce roi, malgré sa bravoure entre tous les guerriers, ne l'honorait pas. S'arrêtant près de lui, il lui dit alors ces paroles ailées :

 

    — Énée conseiller des Troyens, c'est maintenant qu'il te faut à tout prix venger ton beau-frère, si tu es soucieux de ta parenté. Suis-moi donc ; vengeons Alcathoos, qui autrefois, étant ton beau-frère, dans son palais te nourrit, quand tu étais petit. Idoménée illustre par sa lance l'a tué.»

 

    Ainsi parla-t-il, et le cœur d'Énée s'émut en sa poitrine. Le héros marcha contre Idoménée, plein du désir ardent de la bataille. Mais Idoménée ne fut point pris de peur, comme un enfant malingre. Il attendit donc, tel un sanglier qui, confiant en sa force, attend sur les montagnes, dans un site écarté, le vaste tumulte des chasseurs qui avancent ; son dos se hérisse, ses yeux brillent de feu, et il en vient à aiguiser ses défenses, brûlant de se défendre contre les chiens et les hommes ; tel, Idoménée illustre par sa lance attendait, sans reculer d'un pas, l'assaut d'Énée prompt au combat. Il héla ses compagnons, les yeux fixés sur Ascalaphe, Apharée, Déipyre, Mérion et Antiloque, tous soutiens d'attaque. Pour les exhorter, il leur adressa ces paroles ailées :

 

    — Par ici, amis ! à moi qui suis seul, venez porter secours. J'ai tout à craindre d'Énée qui s'avance à pieds prompts et vers moi se dirige, et qui, dans le combat, se montre très fort pour massacrer les hommes. Il a de plus la fleur de la jeunesse, et c'est là la plus grande des forces. Si nous étions, en effet, du même âge, étant donné mon cœur, c'est aussitôt qu'il remporterait une grande victoire, ou que moi-même je la remporterais. »

 

    Ainsi parla-t-il ; et tous alors, ayant même courage au fond de leur poitrine, près de lui se placèrent, le bouclier incliné sur l'épaule. Énée, de son côté, pressa ses compagnons, les yeux fixés sur Déiphobe, Pâris et le divin Agénor, qui étaient avec lui les conducteurs des Troyens. Leur troupe le suivit comme suivent un bélier, les moutons qui vont boire, au sortir de l'herbage ; le berger alors se réjouit en son cœur ; de même, le cœur d Énée se réjouit au fond de sa poitrine, lorsqu'il vit que son peuple de guerriers le suivait.

 

     Or, autour d'Alcathoos, corps contre corps, les combattants se ruaient avec leurs longues piques. Le bronze, sur leurs poitrines, renvoyait l'écho terrifiant des coups qu'ils se portaient au cours de la mêlée. Deux héros, plus belliqueux que les autres, Énée et Idoménée, égaux d'Arès, aspiraient à se percer la peau d'un bronze sans pitié. Énée, le premier, visa Idoménée ; mais celui-ci, en la voyant venir, évita la pique de bronze, et la lance d'Énée alla par la pointe s'enfoncer dans la terre en vibrant, car elle s'était inutilement élancée de sa robuste main. Idoménée alors frappa Œnomaos au milieu du ventre ; il fracassa le creux de la cuirasse, et le bronze puisa dans les entrailles. Œnomaos tomba dans la poussière et serra la terre dans le creux de sa main. Idoménée retira du cadavre sa lance à l'ombre longue, mais il ne put pas dégager des épaules les autres belles armes, car il était harcelé par les traits. Ses genoux d'ailleurs manquaient de fermeté, lorsqu'il prenait son élan, soit pour bondir après son javelot, soit pour se dérober. Aussi, dans un combat sur place, il repoussait encore le jour impitoyable ; mais ses pieds ne le portaient plus assez vite pour s'esquiver du combat. Comme il s'en revenait au pas, Déiphobe le visa avec sa lance brillante, car il lui gardait une vieille et persistante rancune. Mais, cette fois encore, il le manqua, et ce fut Ascalaphe fils d'Enyalios, qu'il frappa de sa lance. La lourde pique lui traversa l'épaule, et Ascalaphe tomba dans la poussière et serra la terre dans le creux de sa main. Toutefois, le redoutable Arès à la voix formidable ignorait encore que son fils était tombé dans la rude mêlée. Mais il était assis, retenu par les arrêts de Zeus, au sommet de l'Olympe, sous des nuages d'or, là où se tenaient écartés de la guerre les autres dieux immortels.

 

    A ce moment, autour d'Ascalaphe, corps contre corps, les combattants se ruaient. Déiphobe arracha d'Ascalaphe le casque étincelant. Mais Mérion, comparable au rapide Arès, bondit et l'atteignit au bras d'un coup de lance. Le casque à panache retentit sur la terre en lui tombant des mains. Mérion de nouveau bondit comme un vautour, arracha sa lourde pique du haut du bras du blessé et se retira dans le groupe des siens. Quant à Déiphobe, Politès, son frère, l'étreignit des deux mains par le milieu du corps, le transporta hors de la bataille au tumulte maudit, jusqu'à ce qu'il parvînt auprès des prompts chevaux qui l'attendaient en arrière de la mêlée et du champ de bataille, avec leur cocher et leur char ouvragé. Ils emportèrent alors vers la ville Déiphobe accablé, gémissant lourdement, et le sang de sa fraîche blessure s'écoulait par le bout de sa main.

 

    Partout ailleurs s'étendait la bataille, et une clameur inextinguible s'élevait. A ce moment, Énée, fondant sur Apharée fils de Calétor, qui se tournait contre lui, l'atteignit à la gorge de sa lance acérée. La tête s'inclina sous le coup ; le bouclier et le casque sur le guerrier tombèrent, et la mort briseuse d'âme se répandit autour de lui. Antiloque, ayant guetté Thoon, tondit sur lui comme il s'offrait de dos, le blessa et lui trancha la veine qui remonte d'un bout à l'autre du dos et aboutit au cou. Ce fut cette veine qu'il trancha tout entière, et Thoon, à la renverse, tomba dans la poussière, tendant les mains à ses chers compagnons. Antiloque alors se précipita et lui enleva les armes des épaules, en jetant les yeux de tous côtés. Mais les Troyens qui l'entouraient de toutes parts, frappaient son large et scintillant bouclier, sans arriver à ce que le bronze sans pitié puisse, sous ce couvert, égratigner la tendre peau d'Antiloque. Poséidon qui ébranle la terre protégeait en effet le fils de Nestor, même au milieu d'une grêle de traits. Jamais Antiloque n'était sans adversaires, mais il savait se retourner contre eux. Jamais sa lance ne restait immobile, mais sans répit il la brandissait et la faisait tournoyer avec force, le cœur tout disposé, soit à percer de loin, soit à foncer de près sur l'ennemi choisi.

 

    Mais, tandis qu'il visait ainsi dans la mêlée, Antiloque ne passa pas inaperçu d'Adamas, le fils d'Asios. Fonçant de près sur lui, Adamas entama avec le bronze aigu le milieu du bouclier. Mais Poséidon aux cheveux d'un bleu sombre rendit impuissante la pointe de la lance, jaloux qu'il était de la vie d'Antiloque. La moitié demeura fixée, comme un piquet que le feu a durci, dans le bouclier d'Antiloque ; l'autre moitié gisait à terre. Adamas se retira dans le groupe des siens, pour éviter le Génie de la mort. Mais Mérion se mit à le poursuivre pendant qu'il s'en allait, et le frappa de sa lance entre les parties honteuses et le nombril, à l'endroit où surtout Arès est douloureux aux malheureux mortels.

 

    C'est là qu'il enfonça sa pique, et Adamas, terrassé sous le coup, se débattait autour de cette lance, tel un taureau que des bouviers, sur les montagnes, ont attaché de force avec des liens serrés, et qu ils emmènent malgré sa résistance. Le blessé, de même, se débattit un moment, pas bien longtemps, jusqu'à ce que, venant auprès de lui, le héros Mérion eût enlevé la lance de la chair d'Adamas. L'obscurité alors enveloppa ses yeux.

 

    Hélénos, avec sa longue épée thrace, frappa de près Déipyre à la tempe, et fit sauter son casque ; projeté au loin, le casque tomba par terre et fut ramassé par un des Achéens comme il roulait aux pieds des combattants. Et la nuit ténébreuse enveloppa les yeux de Déipyre. Alors, l'Atride Ménélas vaillant au cri de guerre fut saisi de douleur. Il se dirigea, proférant des menaces, contre Hélénos, héros et roi, en balançant son javelot aigu; Hélénos tirait en haut la poignée de son arc, et les deux guerriers aspiraient en même temps, l'un à darder sa pique acérée, l'autre à décocher la flèche de son arc. Pour lors, le fils de Priam, d'un trait à la poitrine, atteignit Ménélas sur le plastron de la cuirasse. Mais la flèche amère s'envola par côté. De la même façon que sur une aire immense, les fèves à peau brune ou les pois chiches s'élancent hors de la large pelle sous le vent qui souffle et l'effort du vanneur ; de même, de la cuirasse du glorieux Ménélas, rebondit à l'écart et au loin s'envola la flèche amère. L'Atride Ménélas vaillant au cri de guerre atteignit quant à lui, la main qui tenait l'arc soigneusement poli, et la lance de bronze, à travers la main, s'enfonça droit dans l'arc. Hélénos se retira dans le groupe des siens pour éviter le Génie de la mort, laissant pendre sa main, et traînant le javelot de frêne. Le magnanime Agénor le retira de la main du blessé ; puis il banda cette main avec la laine bien tordue d'une fronde, que portait pour son maître le serviteur d'Agénor pasteur des guerriers.

 

    Pisandre marcha droit contre le glorieux Ménélas ; mais un funeste destin le conduisait au terme de la mort, et à être, par toi, ô Ménélas, dompté au sein de la mêlée terrible ! Lorsque, marchant l'un contre l'autre, ils furent en présence, l'Atride manqua son coup, et sa lance dévia. Pisandre entama le bouclier

 

    — C'est ainsi, sans doute, que vous quitterez les vaisseaux des Danaens aux rapides chevaux, Troyens arrogants, insatiables de l'affreux cri de guerre. Vous vous êtes couverts de tous les opprobres et de toutes les bontés, en me faisant affront, chiennes néfastes ! vous qui n'avez en l'âme aucune crainte de la dure colère de Zeus altitonnant, de Zeus hospitalier, qui un jour détruira votre ville escarpée, vous qui, sans motif, êtes partis en gagnant le large avec ma jeune femme et ses nombreux trésors, après avoir été chez elle bien reçus. Et voici qu'aujourd'hui vous brûlez encore de jeter sur nos vaisseaux traverseurs de la mer le feu dévastateur, et d'exterminer les héros achéens. Mais vous devrez bien, en dépit de votre emportement, vous arrêter quelque part de combattre. Zeus Père ! on dit que tu l'emportes en sagesse sur tous, hommes et dieux. Et cependant, c'est de toi que viennent tous ces maux, tant tu tiens à plaire à ces hommes excessifs, à ces Troyens, dont l'ardeur est toujours insensée et qui sont incapables de se rassasier des mêlées de la guerre aux communes épreuves. On se rassasie de tout, du sommeil, de l'amour, de douces mélodies et de danse parfaite, toutes choses dont on souhaite pourtant, encore plus que celui de la guerre, de chasser le désir. Mais les Troyens sont insatiables de guerre. »

 

     Ayant ainsi parlé, l'irréprochable Ménélas dépouilla le corps de ses armes sanglantes, les remit à ses chers compagnons, et s'en alla lui-même se mêler derechef aux premiers combattants. A ce moment, se jeta sur lui le fils du roi Pylaeménès, Harpalion, qui avait, à Troie, suivi son cher père pour prendre part à la guerre, et qui ne devait jamais plus revenir dans la terre de sa patrie. Alors donc, de tout près, il entama de sa lance le milieu du bouclier de l'Atride, sans arriver à pousser le bronze d'outre en outre. Harpalion se retira dans le groupe des siens, pour éviter le Génie de la mort ; il jetait partout les yeux de tous côtés, de peur qu'avec le bronze un ennemi ne vînt à atteindre sa peau. Mérion alors, comme il se retirait, lui décocha un trait armé de bronze ; il l'atteignit à la fesse droite. La flèche, passant tout droit sous l'os, traversa la vessie. Harpalion sur place s'affaissa, exhala son âme entre les mains de ses chers compagnons, et resta, comme un ver, étendu sur la terre. Un sang noir coulait de sa blessure et détrempait la terre. Autour de lui s'empressèrent les Paphlagoniens au valeureux courage ; ils le chargèrent sur un char et le ramenèrent, pénétrés d'affliction, dans la sainte Ilion. Avec eux marchait son père, en répandant des larmes ; aucune compensation ne devait lui venir de la mort de son fils.

 

    Pâris fut, en son cœur, fort irrité du trépas d'Harpalion, car il était son hôte entre tant de Paphlagoniens. Dans son irritation, il décocha une flèche armée de bronze. Or, il y avait un certain Euchénor, fils du devin Polyidos, opulent et noble, qui habitait un palais à Corinthe, et qui connaissait bien son funeste destin, lorsqu'il était monté sur un vaisseau. Souvent, en effet, le noble vieillard Polyidos lui avait répété qu'il périrait d'un mal terrible en sa propre demeure, ou qu'il serait, près des nefs achéennes, dompté par les Troyens. Aussi cherchait-il à éviter à la fois, pour ne point avoir en son âme à endurer des maux, le redoutable blâme des Achéens et l'exécrable maladie. Ce fut cet homme que Pâris frappa sous la mâchoire et l'oreille. La vie tout aussitôt abandonna ses membres, et l'exécrable obscurité le saisit.

 

    Ainsi combattaient-ils, à la façon d'un feu qui multiplie ses flammes. Cependant, Hector aimé de Zeus n'était pas informé et ignorait que ses troupes, à gauche des vaisseaux, par les Argiens se trouvaient massacrées. Et bientôt même, les Achéens allaient obtenir la victoire, tant le dieu qui soutient et ébranle la terre excitait les Argiens et les aidait lui-même de sa force. Mais Hector persistait dans la voie qu'il s'était ouverte, lorsqu'il s'était tout d'abord élancé sur la porte et le mur, après avoir brisé les rangs épais des Danaens armés de boucliers. Là se trouvaient les nefs d'Ajax et de Protésilas, tirées sur le rivage de la mer écumante, et le mur devant elles était construit très bas. Là surtout étaient ardents à la bataille, hommes et chevaux. Là, Béotiens, Ioniens aux tuniques traînantes, Locriens, Phthiens et fameux Épéens avaient grand peine à contenir le héros qui allait fondre sur les vaisseaux, et ils n'arrivaient pas à éloigner d'eux le divin Hector, pareil à la flamme. L'élite des Athéniens avait été choisie pour être au premier rang ; à ceux-ci commandait Ménesthée fils de Pétéos, que suivaient Phidas, Stichios et le brave Bias. Aux Épéens commandaient Mégès fils de Phylée, Amphion et Drakios. A la tête des Phthiens étaient Médon et le fougueux Podarcès. L'un, Médon, était un bâtard du divin Oïlée et le frère d'Ajax ; mais il habitait à Phylaque, loin de la terre de sa patrie, pour avoir tué un homme, le frère de sa marâtre Ériopis, la femme d'Oïlée. L'autre, Podarcès, était le fils d'Iphiclos issu de Phylacos. Tous deux, revêtus de leurs armes, à la tête des Phthiens au valeureux courage, combattaient pour la défense des nefs, avec les Béotiens. Quant à Ajax, le rapide fils d'Oïlée, il ne s'écartait jamais d Ajax fils de Télamon, même d'un pas. Mais, de la même façon que, dans une jachère, deux bœufs couleur de vin tirent à courage égal la charrue compacte ; une sueur abondante ruisselle autour des bases de leurs cornes ; seul, le joug bien poli les tient écartés l'un de l'autre, tandis qu'ils suivent la ligne du sillon, et que la charrue fend la profondeur de la terre labourable ; de même, les deux Ajax, marchant côte à côte, se tenaient tout près l'un de l'autre. Le fils de Télamon était suivi par une foule de vaillants combattants, qui recevaient son bouclier, lorsque fatigues et sueurs atteignaient ses genoux. Mais les Locriens ne suivaient pas le fils au grand courage d'Oïlée, car leur cœur ne résistait pas dans la mêlée sur place. Ils n'avaient point, en effet, de casques garnis de bronze ni d'épaisses crinières ; ils n'avaient point de boucliers arrondis ni de lances de frêne, mais c'était à leurs arcs et à leurs frondes en laine bien tordue de brebis, qu ils s'étaient confiés pour venir dans Ilion accompagner Ajax, et c'était par les coups répétés qui partaient de ces armes, qu'ils enfonçaient les phalanges troyennes. Alors donc, tandis que les uns, revêtus d'armures artistement ouvrées, combattaient à l'avant les Troyens et Hector cuirassé de bronze, les autres, à l'arrière, frappaient sans être vus. Et les Troyens oubliaient leur ardeur offensive, car les flèches jetaient la confusion parmi eux.

 

    A ce moment, les Troyens, loin des vaisseaux et des tentes, se seraient piteusement retirés vers Ilion battue par les vents, si Polydamas, s'arrêtant près de lui, n'avait dit à l'intrépide Hector :

 

    — Hector, il n'y a pas moyen de te faire suivre un avertissement ! Parce qu'un dieu t'a donné de l'emporter dans les œuvres de guerre, tu veux aussi dans le conseil en savoir plus que les autres. Mais tu ne peux pourtant pas te charger seul de tout prendre à la fois. A l'un, en effet, un dieu a concédé les actions belliqueuses ; à l'autre, la danse, et à un autre, la cithare et le chant. A cet autre enfin, Zeus au vaste regard a mis dans la poitrine une sagesse utile dont bien des hommes profitent ; il en sauve beaucoup, et lui-même entre tous en reconnaît l'effet. Je vais donc te dire ce que je crois le meilleur. De tous côtés, en effet, autour de toi flambe une couronne de guerre. Des Troyens magnanimes qui ont franchi le mur, les uns avec leurs armes s'en tiennent éloignés ; les autres, moins nombreux contre de plus nombreux, combattent dispersés à travers les vaisseaux. Retire-toi donc, et convoque ici tous les plus braves. Nous pourrons alors envisager tous les partis à prendre, soit que nous devions tomber sur les vaisseaux garnis de bonnes rames, si un dieu consent à nous en donner la force, soit que nous devions nous éloigner des nefs, tandis que nous sommes encore sains et saufs. Pour moi, je crains, en effet, que les Achéens ne nous fassent payer notre dette d'hier, puisqu'un homme insatiable de guerre reste et attend auprès de leurs vaisseaux, un homme qui, je présume, ne se tiendra pas à jamais éloigné du combat.»

 

    Ainsi parla Polydamas, et cet avis salutaire fut agréé par Hector. Aussitôt, de son char il sauta tout armé sur la terre, et, prenant la parole, il dit ces mots ailés :

 

    — Polydamas, charge-toi de retenir ici tous les plus braves. J'irai là-bas moi-même faire face à la bataille, et je reviendrai aussitôt que mes ordres auront été exactement donnés.»

 

    Il dit et, se précipitant avec des cris aigus, semblable à un sommet tourmenté par la neige, il vola à travers les Troyens et les rangs des alliés. Or, vers le fils de Panthoos, Polydamas ami de la vaillance, tous accoururent, lorsqu'ils entendirent la voix d'Hector. Ce héros alors, errant en tout sens à travers les rangs des premiers combattants, cherchait où trouver Déiphobe, le roi vigoureux qu'était Hélénos, l'Asiade Adamas, et Asios, le fils d'Hyrtacos. Mais il ne les trouva point indemnes ni intacts. Les uns, auprès des poupes des nefs achéennes, gisaient, ayant perdu leurs âmes sous les mains des Argiens ; les autres s'étaient retirés à l'abri des remparts, frappés de loin ou blessés de près. Mais il trouva bientôt, à l'aile gauche du combat plein de larmes, le divin Alexandre, l'époux d'Hélène aux superbes cheveux, qui encourageait ses compagnons et les excitait à combattre. S'arrêtant près de lui, il l'interpella par ces mots outrageants :

 

    — Maudit Pâris ! bellâtre, coureur, suborneur, où sont donc, dis-moi, Déiphobe, le roi vigoureux qu'était Hélénos, l'Asiade Adamas, et Asios, le fils d'Hyrtacos ? Où donc, dis-moi, se trouve  Othryonée ? C'est aujourd'hui que, depuis son faîte, Ilion l'escarpée est ruinée tout entière. Et c'est aujourd'hui que ta perte abrupte se trouve assurée.»

 

    Alexandre beau comme un dieu lui répondit alors :

 

    — Hector, ton ardeur te porte à inculper un innocent. Si j'ai pu par hasard m'esquiver du combat, c'est à d'autres moments bien plutôt qu'aujourd'hui, puisque ma mère ne m'a pas tout à fait engendré sans vaillance. Depuis l'instant, en effet, où tu as, près des nefs et pour nos compagnons, éveillé le combat, depuis lors, restant ici, nous sommes sans répit en contact avec les Danaens. Mais ils ont été tués, les compagnons dont tu viens t'enquérir. Deux seulement, Déiphobe et le roi vigoureux qu était Hélénos, ont pu quitter les rangs, blessés tous deux au bras par de longs javelots. Le fils de Cronos les a préservés de la mort. Maintenant donc, conduis-nous où te poussent ton cœur et ton courage. Nous te suivrons pleins d'ardeur, et je te réponds, dans la mesure de nos forces, que la vaillance ne nous manquera pas, car il n'est pas possible, quelque élan que l'on prenne, que l'on puisse combattre au delà de ses forces.»

 

    En parlant ainsi, le héros sut fléchir les sentiments de son frère. Ils se mirent tous les deux à marcher au plus fort du combat et de la mêlée, entourés de Cébrion et de l'irréprochable Polydamas, de Phalcès, d'Orthaïos et de Polyphétès rival des dieux, de Palmys, d'Ascagne et de Morys fils d'Hippotion, qui étaient à leur tour venus en relève de la fertile Ascanie, le matin précédent. Zeus alors les poussa au combat. Et ils allaient, pareils aux vents brutaux d'une tourmente qui, poussée par le tonnerre de Zeus Père, déferle sur la plaine et vient, au milieu d'un fracas formidable, s'amalgamer avec les eaux marines ; maints flots bouillonnants s'élèvent sur la mer au sourd déferlement, flots incurvés et crêtes, venant les uns à la suite des autres. De la même façon, les Troyens, rangés les uns à la suite des autres, resplendissants de bronze, suivaient leurs chefs. Hector fils de Priam, les conduisait, semblable à Arès fléau des mortels. Devant lui, il tenait son bouclier arrondi, fait de peaux assemblées et recouvertes d'une forte lame de bronze. Autour de ses tempes s'agitait un casque étincelant. De partout sur le front des phalanges, il essayait, avançant pas à pas couvert de son bouclier, de les sonder et de voir si elles ne céderaient point. Mais il ne troublait pas, au fond de leur poitrine, le cœur des Achéens. Et Ajax, en venant à grands pas, fut le premier à le provoquer :

 

   — Malheureux ! viens plus près. Pourquoi veux-tu ainsi effrayer les Argiens ? Nous ne sommes pas sans expérience de guerre, et c'est le fouet impitoyable de Zeus qui nous a domptés, nous Achéens. Ton cœur sans doute espère saccager nos vaisseaux ; mais nous avons, nous aussi, des bras pour les défendre. Et votre ville si peuplée pourrait bien, la première, être prise et mise à sac par nos mains. Pour toi, j'affirme que le moment est proche où, contraint de fuir, tu prieras Zeus Père et les autres dieux immortels de rendre plus rapides que des éperviers, les chevaux à la belle crinière qui t'emporteront vers la ville, en soulevant la poussière de la plaine.»

 

    Comme il parlait ainsi, un oiseau sur sa droite vola, un aigle de haut vol. L'armée des Achéens, par ce présage enhardie, poussa des cris de joie. Et le brillant Hector lui répondit alors :

 

   — Ajax, imposteur et bravache, qu'as-tu dit ? Que ne suis-je à tout jamais l'enfant de Zeus porte-égide, que n'ai-je été enfanté par la vénérable Héra, et que ne puis-je être honoré comme sont honorés Athéna et Apollon, d'une façon aussi sûre que ce jour d'aujourd'hui doit immanquablement apporter le malheur à tous les Argiens ! Et toi-même, tu seras tué parmi eux, si tu as le courage d'attendre ma longue lance, qui mordra ta peau blanche comme un lis. Pour lors, de tes chairs ainsi que de ta graisse, tu rassasieras les chiens et les vautours de Troie, une fois tombé près des nefs achéennes.»

 

    Ayant ainsi parlé, il prit la tête des siens. Ils le suivirent en jetant des clameurs prodigieuses, et l'armée, derrière eux, poussait aussi des cris. De leur côté, les Argiens poussèrent de grands cris. Bien loin d'oublier leur vaillance, ils attendaient le choc des Troyens les plus braves. Et la clameur des deux peuples monta jusqu'à l'éther, jusqu'aux rayons de Zeus.

CHANT XIV

  Nestor, bien qu'occupé à boire, ne laissa pas pourtant d'entendre la  clameur. S'adressant au fils d'Asclépios, il dit alors ces paroles ailées :

 

     — Réfléchis, divin Machaon, à la façon dont tout cela finira. Il s'amplifie, auprès des vaisseaux, le cri de nos adultes vigoureux. Pour toi, reste pour l'heure assis, et bois du vin couleur de feu, en attendant qu'Hécamède aux belles boucles ait fait chauffer un bain et lavé le sang de ta sanglante blessure. Pour moi, je serai bien vite renseigné, en allant faire un tour d'observation.»

 

     Ayant ainsi parlé, il prit le bouclier bien façonné de son propre fils, de Thrasymède, le dompteur de chevaux, bouclier au bronze étincelant, qui reposait sous sa tente, car Thrasymède avait le bouclier de son père. Il prit une lance vaillante, armée de bronze aigu ; et, s'arrêtant au sortir de sa tente, il vit aussitôt un révoltant spectacle. Il vit des troupes dont les unes étaient en débandade et dont les autres, par les Troyens à l'ardeur excessive, se trouvaient talonnées, et le rempart des Achéens était abattu. De la même façon que s'assombrit la vaste mer, lorsque les flots sont muets et qu'elle pressent les routes soudaines des vents sonores ; calme encore, elle ne se roule ni d'un côté ni de l'autre, jusqu'à ce qu'un souffle déterminé descende de Zeus ; de même, le vieillard, partagé en son cœur entre deux impulsions, se demandait s'il allait se précipiter dans la foule des Danaens aux rapides chevaux, ou se diriger vers le pasteur des guerriers, l'Atride Agamemnon. Tout bien pesé, il lui parut préférable d'aller trouver l'Atride. Cependant, les combattants s'entre-tuaient dans la lutte, et le bronze intraitable craquait autour des corps de ceux que les épées et les piques à deux pointes parvenaient à percer.

 

    Nestor rencontra les rois nourrissons de Zeus, comme ils revenaient d'auprès de leurs vaisseaux. C'étaient tous ceux qu'avait blessés le bronze : le fils de Tydée, Ulysse et l'Atride Agamemnon. Fort loin de la bataille, leurs vaisseaux en effet avaient été tirés sur le rivage de la mer écumante, car les premières nefs qui étaient arrivées, jusque sur la plaine avaient été tirées ; et c'est contre leurs poupes que le mur ensuite avait été construit. Mais le rivage, tout vaste qu'il était, n'avait pu contenir toutes les nefs, et les guerriers se trouvaient à l'étroit. Aussi, les avait-on tirées sur plusieurs lignes, en remplissant toute l'énorme bouche du rivage compris entre deux promontoires. Ainsi donc, dans leur désir de voir la guerre et sa clameur, les rois, appuyés sur leur lance, avançaient ensemble, l'âme affligée au fond de leur poitrine. Le vieux Nestor les rencontra, et sa vue terrifia, au fond de leur poitrine, le cœur des Achéens. Prenant alors la parole, le puissant Agamemnon lui dit :

 

    — Nestor fils de Nélée, grande gloire achéenne, pourquoi, quittant la guerre où périssent les nommes, te trouves-tu ici ? Je crains que l'écrasant Hector ne réalise sa parole, lorsqu'un jour il menaça, comme il parlait aux Troyens, de ne pas revenir des vaisseaux vers Ilion, avant d'avoir brûlé nos vaisseaux par le feu, et de nous avoir nous-mêmes massacrés. Telles étaient ses paroles, et voici que tout aujourd'hui s'accomplit. Ah ! d'autres Achéens aux belles cnémides, comme Achille, amassent donc contre moi, de la bile en leur cœur, et se refusent à combattre devant les poupes des nefs ! »

 

    Le Gérénien Nestor conducteur de chevaux lui répondit alors :

 

    — En vérité, tout est déjà sur le point d'être accompli, et Zeus altitonnant lui-même ne pourrait pas le charpenter autrement. Il s'est écroulé, en effet, le mur sur lequel nous comptions qu'il serait une indestructible défense pour nos nefs et nous-mêmes. Et nos soldats, près des vaisseaux agiles, soutiennent une lutte acharnée, incessante. Quelle que soit l'attention que tu portes, tu ne saurais reconnaître de quel côté les Achéens dispersés sont poursuivis, tant ils sont massacrés pêle-mêle, et tant leur clameur s'élève jusqu'au ciel. Pour nous, réfléchissons à la façon dont tout cela finira, si la réflexion peut encore quelque chose. Quant au combat, je ne conseille pas de nous y plonger, car il n'est pas possible à un blessé de combattre.»

 

    Le roi des guerriers Agamemnon lui répondit alors :

 

    — Nestor, puisque le combat sévit auprès des poupes des vaisseaux et que le mur édifié ne nous a pas servi, ni le fossé pour lequel les Danaens eurent tant de maux à supporter, eux qui espéraient en leur cœur qu'il serait une indestructible défense pour nos nefs et nous-mêmes, c'est sans doute qu'il plaît à Zeus très puissant que, sans renom, loin d'Argos, périssent ici les Achéens. Je pressentais ses intentions, lorsque sa bienveillance aux Danaens se montrait secourable. Mais je sais maintenant qu'il glorifie les Troyens à l'égal des dieux bienheureux, et qu'il a enchaîné notre ardeur et nos mains. Mais allons ! obéissons tous à ce que je vais dire. Tous les vaisseaux qui ont été tirés le plus près de la mer, traînons-les, et tirons-les tous dans la mer divine. Mouillons-les en pleine eau sur leurs ancres de pierre, jusqu'à ce que vienne la nuit immortelle. Et, si elle fait suspendre le combat aux Troyens, nous poumons alors tirer toutes nos nefs. Car il n'y a pas de honte à fuir le malheur, même durant la nuit. Mieux vaut échapper au malheur en fuyant, que d'en être atteint.»

 

    L'ingénieux Ulysse, en le toisant d'un regard de travers, lui répondit alors :

 

— Atride, quelle parole a fui la barrière de tes dents ? Misérable ! c'est une autre armée, une armée sans honneur que tu devrais conduire, et non régner sur nous, à qui Zeus a donné, de la jeunesse à la vieillesse, d'enquenouiller de pénibles combats, jusqu'à ce que chacun de nous périsse. Ainsi donc, tu veux abandonner la ville aux larges rues des Troyens, pour laquelle nous avons eu à déplorer tant de maux ? Tais-toi, de peur qu'un autre des Achéens n'entende ces paroles, que n'oserait jamais faire passer par sa bouche un homme qui saurait parler juste en son cœur, qui serait porte-sceptre, et auquel obéiraient autant de troupes que celles que tu régis parmi les Argiens. Or, actuellement, c'est sans réserve que je réprouve les sentiments qui t'ont fait parler, toi qui nous invites, en plein engagement et en pleine mêlée, à tirer à la mer nos vaisseaux solidement charpentés, afin que les vœux des Troyens, déjà trop triomphants, soient encore mieux satisfaits, et que sur nous la ruine abrupte s'abatte. Les Achéens, en effet, ne soutiendront plus la guerre, si leurs vaisseaux sont tirés à la mer ; mais ils jetteront les yeux de tous côtés, et se déroberont à l'ardeur du combat. Et dès lors, entraîneur de guerriers, ton avis nous perdra.»

 

    Le roi des guerriers Agamemnon lui répondit alors :

 

    — Ulysse, c'est assez violemment que tu m'atteins au cœur par tes rudes reproches. Mais je n'oblige pas les fils des Achéens à tirer malgré eux à la mer leurs vaisseaux solidement charpentés. Puisse donc, jeune ou vieux, se trouver quelqu'un pour vous donner à cette heure un avis préférable ; il m'en verrait heureux ! »

 

    Diomède alors, vaillant au cri de guerre, leur dit à son tour :

 

    — Il est tout près, cet homme ; nous n'aurons pas à le chercher longtemps, si vous voulez m'écouter, et si chacun de vous ne voit pas sans aigreur que je suis, du fait de ma naissance, le plus jeune de tous. C'est d'un noble père, que je me vante moi aussi d'être issu, de Tydée, que dans Thèbes la terre amoncelée a déjà recouvert. Porthée, en effet, engendra trois irréprochables enfants ; ils habitaient Fleuron et Calydon l'escarpée : Agrios, Mêlas et le troisième, le père de mon père, était Œnée conducteur de chevaux. Par son courage, il prévalait sur les autres. Il resta dans son pays natal. Mais mon père s'établit dans Argos, après avoir erré. Ainsi, sans doute, Zeus et les autres dieux en avaient décidé. Il épousa l'une des filles d'Adraste, et habita une demeure abondant en ressources de vie. Il possédait de nombreuses terres porteuses de froment ; de vastes rangées d'arbres à fruits entouraient sa maison ; de nombreux troupeaux lui appartenaient, et il brillait par la lance entre tous les Achéens. Tout cela, vous devez l'entendre, puisque c'est la vérité. Aussi, vous ne sauriez, en affirmant que je suis sorti d'une race vile et sans vaillance, mépriser le conseil que je vais publiquement et franchement vous donner. Allons ! marchons au combat, bien que nous soyons blessés ; c'est une nécessité. Une fois sur les lieux, tenons-nous, hors de la portée des traits, à l'écart du carnage, de peur que l'un de nous n'attrape blessure sur blessure. Mais nous exciterons, par nos exhortations, les autres combattants, ceux qui jusqu'ici, cédant à l'attrait de leur cœur, se tiennent à l'écart, et ne combattent point.»

 

    Ainsi parla-t-il, et les rois alors volontiers 1'écoutèrent et lui obéirent. Ils se mirent en marche, et le roi des guerriers, Agamemnon, s'avançait à leur tête.

 

    Or, il n'exerçait point sa vigilance en aveugle, l'illustre dieu qui ébranle la terre. Mais il alla vers eux sous les traits d'un vieillard. Saisissant la main droite de l'Atride Agamemnon, il prit la parole et dit ces mots ailés :

 

    — Atride, c'est maintenant que le cœur pernicieux d'Achille se réjouit au fond de sa poitrine, en voyant le carnage et la déroute des Achéens, car il n'a en lui aucun sentiment, même pas le moindre. Qu'il périsse donc, et qu'un dieu l'aveugle ! Toutefois, les dieux bienheureux ne sont en aucune façon irrités contre toi. Mais les conducteurs et les conseillers des Troyens vont encore soulever la poussière dans la vaste plaine, et c'est toi qui les verras à ton tour s'enfuir vers leur ville, loin des vaisseaux et des tentes.»

 

    Ayant ainsi parlé, il poussa un grand cri, en s'élançant dans la plaine. Aussi fort que crient dans la bataille neuf ou dix mille soldats engagés dans la discorde d'Arès, aussi forte sortit de sa poitrine la voix du dieu puissant qui ébranle la terre. Elle jeta, chez les Achéens, une grande vigueur dans le cœur de chacun, pour supporter sans relâche la guerre et le combat.

 

    Cependant, Héra au trône d'or, d'un saillant de l'Olympe où elle était debout, regardait de ses yeux. Aussitôt elle reconnut, s'essoufflant dans le combat où la valeur s'illustre, son frère et beau-frère, et son cœur alors se réjouit. Mais elle vit aussi Zeus qui se tenait assis sur la plus haute cime de l'Ida riche en sources, et Zeus remplit alors son cœur d'appréhension. Elle s'inquiéta dès lors, la vénérable Héra aux grands yeux de génisse, de la façon dont elle pourrait abuser l'esprit de Zeus porte-égide. Or, voici la décision qui parut la meilleure à son cœur : se rendre sur l'Ida, après s'être elle-même bien parée, essayer si Zeus désirerait par amour dormir contre sa chair, et verser alors, sur ses paupières et son âme avisée, un tiède et tranquille sommeil.

 

    Elle se dirigea donc vers la chambre à coucher qu'Héphaestos, son cher fils, lui avait édifiée. Il en avait solidement ajusté les portes aux montants par un verrou secret, qu'aucun autre dieu n'aurait pu retirer.

Elle y entra donc, et en ferma les portes éclatantes. Tout d'abord, avec de l'ambroisie, elle purifia de toutes les souillures sa désirable chair, et s'oignit ensuite de l'huile grasse, ambrosiaque et suave, dont le parfum n'était fait que pour elle. Pour peu qu'on l'agitât dans le palais au seuil de bronze de Zeus, son odeur se répandait partout, sur terre et dans le ciel. Après en avoir oint sa belle chair, elle peigna ses cheveux et tressa de sa main les boucles lumineuses, superbes et divines, qui tombaient de sa tête immortelle. Elle se vêtit ensuite de la robe divine qu'Athéna s'était appliquée à lustrer, et qu'elle avait ornée de mille broderies. Héra, avec des broches d'or, sur sa poitrine l'agrafa, et se ceignit d'une ceinture à cent franges. Puis elle passa dans ses lobes soigneusement percés, des boucles d'oreille à trois chatons, de la grosseur des mûres ; une grâce infinie resplendissait sur elle. Par-dessus sa tête, la divine déesse se recouvrit d'un beau voile, d'un voile tout neuf qui, comme un soleil, éclatait de blancheur. Sous ses pieds luisants, elle attacha de belles sandales. Enfin, lorsque autour de sa chair elle se fut ornée de toute cette parure, elle sortit de sa chambre. Appelant alors Aphrodite et la prenant à part des autres dieux, elle lui dit ces paroles :

 

    — Voudras-tu m'accorder, chère enfant, ce que je vais demander, ou bien le refuseras-tu, le cœur irrité de ce que moi, je viens en aide aux Achéens, et toi, aux Troyens ? »

 

    La fille de Zeus, Aphrodite, lui répondit alors :

 

    — Héra, vénérable déesse, fille du grand Cronos, exprime ton désir. Mon cœur m'incite à l'accomplir, si je puis l'accomplir et s'il peut être accomplie.

 

    Astucieusement, la vénérable Héra lui répondit alors :

 

    — Donne-moi maintenant l'amour et le désir avec lesquels tu domptes à la fois tous les Immortels et tous les hommes mortels. Car je veux aller, aux confins de la terre nourricière, visiter l'Océan, le père des dieux, et Téthys, leur mère, qui, dans leurs demeures, m'ont si bien nourrie et choyée, lorsqu'ils me reçurent des mains de Rhéa, au moment où Zeus au vaste regard emprisonna Cronos au-dessous de la terre et de la mer sans récolte. Je veux aller les visiter et mettre fin à leurs interminables querelles. Voici déjà longtemps qu'ils s'abstiennent en effet l'un et l'autre d'avoir le même lit et de s'unir d'amour, parce que la colère est tombée dans leur cœur. Si mes paroles pouvaient persuader leurs âmes, et les amener tous les deux à s'unir d'amour dans le même lit, je serais à jamais appelée par eux chère et vénérée.»

 

    Aphrodite amie des sourires lui répondit alors :

 

    — Il n'est pas possible, et il ne sied point de rejeter ta demande, car c'est dans les bras de Zeus, le plus grand des dieux, que tu reposes. »

 

    Elle dit et, de sa poitrine, elle détacha le bandeau brodé, aux dessins variés, où tous les charmes se trouvaient figurés. Là se tenait l'amour ; là, le désir ; là l'intime invite qui captive l'esprit de ceux-là même qui ont une sagesse affermie. Aphrodite le remit entre les mains d'Héra, et, prenant la parole, lui dit en la nommant

 

    — Prends donc, et place dans le pli de ta robe ce bandeau brodé, aux dessins variés, où tous les charmes se trouvent figurés. Et je t'assure que tu ne reviendras pas sans avoir réussi dans le dessein que ton âme projette. »

 

    Ainsi parla-t-elle, et la vénérable Héra aux grands yeux de génisse se prit à sourire, et ce fut ensuite en souriant qu'elle plaça le bandeau dans le pli de sa robe.

 

    La fille de Zeus, Aphrodite, vers sa demeure alors se dirigea. Mais Héra quitta d'un tond le sommet de l'Olympe, descendit en Piérie et sur l'aimable Émathie, pour de là s'élancer sur les monts enneigés des Thraces qui vivent à cheval, au-dessus de leurs plus hauts sommets. Ses pieds ne touchaient pas la terre. De l'Athos, elle descendit sur la mer bouillonnante, et arriva dans Lemnos, ville du divin Thoas. Là, rencontrant le Sommeil, le frère de la Mort, elle lui prit la main, lui adressa la parole et dit en le nommant :

 

    — Sommeil, roi de tous les dieux et roi de tous les hommes, si jamais un jour tu écoutas mes paroles, obéis-moi donc encore aujourd'hui, et je t'en saurai un gré de tous les jours. Endors sous leurs sourcils les yeux brillants de Zeus, dès que je serai dans l'amour couchée auprès de lui. Je te donnerai comme don un beau trône d'or, toujours incorruptible. Héphaestos, mon fils boiteux, s'appliquera à te le fabriquer, en adaptant à sa base un tabouret sur lequel tes pieds luisants pourront se poser, quand tu seras à table. »

 

    Le Sommeil invincible lui répondit et dit :

 

    — Héra, vénérable déesse, fille du grand Cronos, si c'était un autre des dieux éternels, je pourrais bien aisément l'endormir, fût-ce même le cours du fleuve Océan, qui se trouve être le père de toutes choses. Mais, près de Zeus fils de Cronos, je ne saurais approcher et je ne pourrais l'endormir, si lui-même ne m'y invite point. Une autre fois déjà, obéir à tes ordres m a servi de leçon. C'était le jour où le fils de Zeus, Héraclès à l'ardeur excessive, naviguait en revenant d'Ilion, après avoir saccagé la ville des Troyens. J'endormis alors l'esprit de Zeus porte-égide, en épanchant sur lui toute ma force invincible. Mais toi, contre ce héros, tu méditas alors des malheurs en ton cœur. Tu lanças sur la mer les souffles des vents terribles, et tu l'emportas vers Cos bien située, loin de tous ses amis. A son réveil, Zeus alors s'irrita, malmenant les dieux à travers son palais, et c'était, entre tous, moi surtout qu'il cherchait. Il m'aurait fait à jamais disparaître, en me jetant du Haut de l'éther dans la mer, si la Nuit qui dompte les nommes et les dieux, ne m'eût sauvé. Vers elle, je vins en suppliant, et Zeus se calma, tout irrité qu'il fût, car il craignait de se livrer à des actes qui déplairaient à la prompte Nuit. Et maintenant, voici encore que tu m'incites à faire cette autre chose impossible! »

 

    La vénérable Héra aux grands yeux de génisse lui répondit alors :

 

    — Sommeil, pourquoi songer en ton âme à ces choses ? Crois-tu que Zeus au vaste regard secoure les Troyens avec le même zèle qu'il mit à s'irriter contre son fils Héraclès ? Va donc ! et je te donnerai l'une des plus jeunes Charites, pour que tu l'épouses et qu'elle soit appelée ta compagne : Pasithéa, que chaque jour et sans cesse tu désires obtenir.»

 

    Ainsi parla-t-elle, et le Sommeil, plein de joie, lui répondit et dit :

 

    — En bien ! jure-moi par l'onde inviolable du Styx. Touche d'une main la terre nourricière et, de l'autre, la mer éblouissante, afin que tous les dieux d'en-bas qui entourent Cronos nous servent de témoins, et jure-moi ainsi que tu me donneras l'une des plus jeunes Charites, Pasithéa, que chaque jour je brûle d'obtenir.»

 

    Ainsi parla-t-il, et Héra, la déesse aux bras blancs, ne désobéit pas. Elle jura, comme il le demandait, invoquant tous les dieux qui sont sous le Tartare, et qu'on nomme Titans. Puis, lorsqu'elle eut juré et scellé son serment, ils partirent tous les deux, quittèrent les villes de Lemnos et d'Imtros et, enveloppés de brume, poursuivirent leur chemin avec rapidité. Ils arrivèrent sur l'Ida riche en sources, mère des têtes fauves, à Lectos, où ils quittèrent incontinent la mer. Ils s'engagèrent alors sur la terre ferme, et la cime des Lois s'agitait sous leurs pieds. A cet endroit, le Sommeil s'arrêta, avant de porter son regard sur les deux yeux de Zeus. Il monta sur un très haut sapin qui, ayant alors poussé en dépassant tous ceux qui se dressaient sur l'Ida, à travers les airs montait jusqu'à l'éther. Il s'assit là, entouré par les branches épaisses du sapin, semblable à l'oiseau sifflant que, sur les montagnes, les dieux appellent «chalcis», et les hommes «cymindis». Quant à Héra, elle gravit avec rapidité le sommet du Gargare, sur le haut mont Ida. Zeus assembleur de nuées l'aperçut. Il la vit, et l'amour aussitôt envahit ses sens avisés, comme au jour où, pour la première fois, ils s'unissaient d'amour, gagnant leur lit en échappant aux regards de leurs parents chéris. S'arrêtant devant elle, il dit en la nommant :

 

     — Héra, où donc te rends-tu, portée par ton ardeur, pour t'en venir jusqu'ici de l'Olympe ? Et te voici sans chevaux et sans char où tu puisses monter. »

 

     Astucieusement, la vénérable Héra lui répondit alors :

 

    — Je vais, aux confins de la terre nourricière, visiter l'Océan, le père des dieux, et Téthys leur mère, qui, dans leurs demeures, m'ont si bien nourrie et choyée. Je veux aller les visiter et mettre fin à leurs interminables querelles. Voici déjà longtemps qu'ils s'abstiennent en effet l'un et l'autre d'avoir le même lit et de s'unir d'amour, parce que la colère est tombée dans leur cœur. Quant aux chevaux qui me porteront sur le sec et l'humide, ils se tiennent au pied de l'Ida riche en sources. Mais à cette heure, c'est à cause de toi que je viens ici du haut de l'Olympe, de crainte que tu ne t'irrites ensuite contre moi, si je m'en allais sans rien te dire dans la demeure de l'Océan au courant profond.»

 

    Zeus assembleur de nuées lui répondit et dit :

 

    — Héra, tu peux là-bas te rendre un peu plus tard. Mais viens, réjouissons-nous dans l'amour, et couchons-nous tous les deux. Car jamais le désir d'une déesse ou d'une femme, partout épanché au fond de ma poitrine, n'a encore à ce point dompté mon cœur, ni quand je fus épris de la femme d'Ixion, qui enfanta Pirithoos, égal aux dieux pour suggérer des conseils ; ni lorsque ce fut de la fille d'Acrisios, de Danaé aux fines chevilles, qui enfanta Persée, le plus fameux des nommes ; ni lorsque ce fut de la fille de Phénix au vaste renom, qui me donna pour fils Minos et Rhadamanthe rival des dieux ; ni lorsque ce fut de Sémélé et d'Alcmène, dans Thèbes ; Alcmène engendra l'intrépide Héraclès, et Sémélé enfanta Dionysos, joie pour les mortels ; ni lorsque je fus épris de Déméter, la reine aux belles boucles ; ni lorsque ce fut de la très glorieuse Latone ; ni lorsque enfin je fus d'abord épris de toi. Non, jamais je n'eus, comme à cette heure, autant d'amour pour toi, et jamais un désir aussi doux ne m'a saisi. »

 

    Astucieusement, la vénérable Héra lui répondit alors :

 

    — Terrible Cronide, quelle parole as-tu dite ! Si maintenant tu brûles de te coucher dans l'amour sur les sommets de l'Ida, où tout ici se trouve à découvert, qu'arriverait-il, si l'un des dieux éternels nous voyait endormis, et à tous les dieux allait le raconter ? Pour moi, je n'oserais plus, au sortir de ce lit, me rendre en ton palais ; ce serait une honte. Mais si c'est là ce que tu veux et ce qui plaît à ton cœur, tu as une chambre à coucher, qu'Héphœstos, ton cher fils, a édifiée pour toi ; il en a solidement ajusté les portes aux montants. Allons nous y coucher, puisque le lit t'attire.»

 

    Zeus assembleur de nuées lui répondit et dit :

 

     —  Héra, ni des dieux ni des hommes ne crains pas d'être vue, tant sera protecteur le nuage d'or dont je te couvrirai. Le soleil même, dont la lumière pour tout percer est la plus pénétrante, ne saurait nous apercevoir.»

 

    Il dit, et le fils de Cronos prit en ses bras son épouse. Sous eux, la terre divine poussa un gazon nouvellement fleuri, parsemé de lotos frais comme la rosée, de safran, de jacinthe, couche épaisse et molle qui les soulevait au-dessus du sol. C'est là qu'ils se couchèrent, et se couvrirent d'un beau nuage d'or, d'où tombaient des gouttes radieuses de rosée.

 

    Ainsi, tranquillement dormait, sur le sommet du Gargare, le Père dompté par le sommeil et l'amour, et il tenait son épouse en ses bras. Le Sommeil invincible se mit alors à courir vers les nefs achéennes, pour annoncer la nouvelle au dieu qui soutient et ébranle la terre. S'arrêtant près de lui, il lui adressa ces paroles ailées :

 

    — Maintenant, Poséidon, propice aux Danaens, hâte-toi de les secourir ; donne-leur la gloire, au moins pour quelque temps, pendant que Zeus est encore endormi. Car je l'ai enveloppé d'un lourd et doux sommeil, et Héra l'a séduit pour que l'amour le fasse coucher entre ses bras.»

 

    Ayant ainsi parlé, le Sommeil s'en alla vers les glorieuses tribus des hommes ; mais il avait rendu Poséidon plus ardent que jamais à secourir les Danaens. Aussitôt donc, s'élançant à grands pas parmi les premiers rangs, le dieu les exhorta  :

 

    — Argiens, allons-nous encore abandonner la victoire à Hector, le fils de Priam, pour qu'il prenne nos nefs et enlève la gloire ? Il le dit cependant et s'en vante, parce qu'Achille reste près de ses nefs creuses, le cœur plein de colère. Mais nous n'aurons pas trop grand regret de lui, si nous qui sommes là, nous nous excitons à nous secourir les uns les autres. Mais allons l'obéissons tous à ce que je vais dire. Revêtus des meilleurs et des plus grands boucliers qui soient dans l'armée, nos têtes couvertes de casques étincelants, nos mains armées des piques les plus longues, marchons ! Moi, je vous guiderai, et j'affirme qu'Hector, le fils de Priam, ne résistera plus, en dépit de son ardeur extrême. Que tout homme qui est valeureux combattant et qui a sur l'épaule un petit bouclier, le donne à un soldat moins brave, et qu'il se revête d'un plus grand bouclier.»

 

    Ainsi parla-t-il, et les Argiens volontiers l'écoutèrent et lui obéirent. Les rois eux-mêmes, bien que blessés, s'occupèrent de les équiper : le fils de Tydée, Ulysse et l'Atride Agamemnon. Parcourant tous les rangs, ils faisaient échanger les armes d'Ares. Le fort se vêtait d'armes fortes, et donnait au faible les armes les plus faibles. Lorsqu'ils eurent entouré et revêtu leur corps de bronze éblouissant, ils se mirent en route. Poséidon qui ébranle la terre marchait à leur tête ; il tenait dans sa main charnue un glaive terrible, à pointe effilée, pareil à 1'éclair. De ce glaive, il n'est pas permis, dans l'atroce mêlée, de se rapprocher, car la crainte en écarte les hommes.

 

    De l'autre côté, le brillant Hector équipait les Troyens. Alors, la plus affreuse des rivalités belliqueuses s'étendit entre Poséidon aux cheveux d'un bleu sombre et le brillant Hector, l'un soutenant les Troyens, l'autre les Argiens. La mer vint battre auprès des tentes et des nefs argiennes, et les armées se heurtèrent en jetant une clameur immense. Le flot de la mer ne retentit pas aussi fort contre le rivage, quand du large le pousse le souffle harassant de Borée ; le feu qui flambe dans les gorges 

 

    Ce fut contre Ajax, que le brillant Hector lança sa pique le premier, car Ajax venait de se tourner directement vers lui. Il ne manqua pas de l'atteindre à l'endroit où, sur sa poitrine, étaient tendus les deux baudriers, celui du bouclier et celui du glaive orné de clous d'argent ; ces deux baudriers protégèrent sa délicate chair. Hector, irrité de ce qu'un trait rapide se fût en vain échappé de sa main, se retira dans le groupe des siens, pour éviter le Génie de la mort. Mais, comme il se repliait, le grand Ajax fils de Télamon l'atteignit d'un coup de ces nombreuses pierres qui, servant d'étais aux rapides vaisseaux, roulaient aux pieds des combattants ; il en souleva une et en frappa Hector à la poitrine, au-dessus du pourtour du bouclier, tout près du cou. Le choc emporta Hector comme une toupie, et le fit tournoyer en tout sens. De même que, sous un coup porté par Zeus Père, un chêne s'abat jusqu'à la racine ; une effrayante odeur de soufre se dégage, et le courage abandonne celui qui de près assiste à cette chute, car redoutable est le tonnerre du grand Zeus ; de même, la fougue d'Hector, dans la poussière et par terre, s'abattit aussitôt. La pique s'échappa de sa main ; le bouclier et le casque sur le guerrier tombèrent, et son armure scintillante de bronze autour de lui grinça. A grands cris alors, les fils des Achéens accoururent dans l'espoir de le tirer à eux, et ils lançaient de nombreux javelots. Mais nul ne pouvait frapper de loin ni blesser de près le pasteur des guerriers, car déjà les plus braves entouraient Hector : Polydamas, Énée et le divin Agénor, Sarpédon conducteur des Lyciens et l'irréprochable Glaucos. Et nul parmi les autres n'était indifférent, mais ils tenaient devant lui leurs boucliers circulaires. Ses compagnons alors, le soulevant en leurs bras, l'enlevèrent aux peines de la lutte, jusqu'à ce qu'il parvînt auprès des prompts chevaux qui l'attendaient en arrière de la mêlée et du camp de bataille, avec leur cocher et leur char ouvragé. Ils emportèrent vers la ville le blessé qui lourdement gémissait.

 

    Mais, lorsqu'ils eurent atteint le gué du fleuve au beau cours, du Xanthe aux eaux tourbillonnantes, que Zeus immortel engendra, là, du char sur la terre ils descendirent Hector et l'aspergèrent d'eau. Il reprit le souffle, leva les yeux, et, s'affaissant alors sur les genoux, il vomit un sang noir. Puis, tombant à la renverse, il s'abattit de nouveau sur la terre, et la sombre nuit enveloppa ses yeux. Le trait continuait à terrasser son cœur.

 

    Les Argiens, dès qu'ils virent Hector se retirer du combat, fondirent sur les Troyens avec plus de vigueur, et se rappelèrent leur ardeur offensive. A ce moment, le tout premier de tous, le rapide Ajax fils d'Oïlée, brandissant une pique acérée, blessa Satnios fils d'Énops, qu'une nymphe, naïade irréprochable, avait enfanté à Énops, lorsqu'il gardait ses bœufs aux bords du Satnios. Ce fut donc lui que le fils d'Oïlée, illustre par sa lance, en s'approchant de près, blessa au flanc. Satnios tomba à la renverse, et, autour de lui, Troyens et Danaens engagèrent une rude mêlée. Vers lui, brandissant une pique, Polydamas, le fils de Pantnoos, en défenseur accourut ; et il atteignit à l'épaule droite Prothoénor fils d'Aréilycos. La lourde pique traversa l'épaule, et le blessé, tombant dans la poussière, serra la terre dans le creux de sa main. Polydamas alors, exultant à l'excès, cria d'une voix forte :

 

    — Je ne crois pas, cette fois, que le magnanime fils de Pantnoos ait de sa main robuste fait vainement bondir un javelot. Mais quelque Argien a dû le recevoir en sa peau, et c'est, je crois, appuyé sur lui comme sur un bâton, qu'il descendra dans la maison d'Hadès.»

 

    Ainsi parla-t-il, et les Argiens s'affligèrent de cette vantardise. Le fils de Télamon surtout, Ajax à l'âme illuminée, en eut le cœur ému, car Prothoénor était tombé tout près de lui. Sans retard alors, comme le héros s'éloignait, Ajax lança son brillant javelot. Mais Polydamas, se jetant par côté, évita le Génie ténébreux, et ce fut Archéloque, le fils d'Anténor, qui reçut le coup. Les dieux avaient, en effet, décidé de sa perte. Ajax l'atteignit à la jointure de la tête et du cou, à la dernière vertèbre, et lui trancha les deux tendons. Sa tête, sa bouche et ses narines s'abattirent sur le sol lorsqu'il vint à tomber, longtemps avant ses jambes et ses genoux. Ajax alors, s'adressant à l'irréprochable Polydamas, à son tour s'écria:    

 

    — Réfléchis, Polydamas, et parle-moi en toute sincérité. Ce guerrier n'était-il pas digne d'être tué en revanche de Prothoénor ? Il ne me paraît ni lâche, ni issu de lâches. Si ce n'est point le frère d'Anténor dompteur de chevaux, c'est sans doute son fils, car il me semble par le sang lui tenir de très près.»

 

    Il parla donc en le connaissant bien, et la douleur s'empara de l'âme des Troyens. A ce moment, Acamas, qui tournait tout autour de son frère, de sa lance blessa le Béotien Promachos, car Promachos tirait déjà par les pieds Archéloque. Acamas alors, exultant à l'excès, cria d une voix forte :

 

    — Argiens affolés par les traits, insatiables de prodiguer des menaces, la peine et les pleurs ne seront pas pour nous seuls ; mais un jour, vous aussi, vous serez tués de même. Voyez comme il dort votre Promachos dompté par ma lance, afin que le prix d'expiation de mon frère ne restât pas longtemps sans être payé ! Voilà pourquoi tout homme doit souhaiter de laisser au sein de son foyer un parent qui puisse le venger du malheur.»

 

    Ainsi parla-t-il, et les Argiens s'affligèrent de cette vantardise. Pénéléos surtout, à l'âme illuminée, en eut le cœur ému. Il s'élança sur Acamas. Mais celui-ci n'attendit pas le choc du roi Pénéléos. Pénéléos alors blessa Ilionée, fils de Phorbas riche en troupeaux, qu'Hermès chérissait entre tous les Troyens, et que ce dieu avait comblé de biens. La mère d'Ilionée n'avait enfanté à Phorbas que cet unique enfant. Pénéléos le blessa au-dessous du sourcil, aux racines de l'œil, et fit sauter la prunelle. La lance traversa l'œil et sortit par la nuque. Ilionée s'affaissa, et tendit les deux mains. Pénéléos alors, tirant son glaive aigu, frappa en plein milieu du cou, et fit tomber à terre la tête avec le casque ; la lourde pique restait fixée dans l'œil. Comme une tête de pavot, il souleva cette tête, la montra aux Troyens et leur cria d'une voix triomphante :

 

    — Allez, Troyens, dire de ma part au père et à la mère de l'admirable Ilionée, de se lamenter au fond de leur palais. Au surplus, l'épouse de Promachos fils d'Alégénor n'aura pas davantage la joie de voir son mari de retour, lorsque avec nos vaisseaux, nous, les fils des Achéens, nous reviendrons de Troie. »

 

    Ainsi parla-t-il, et un tremblement envahit les membres de tous les guerriers, et chacun chercha des yeux par où il pourrait échapper à la mort abrupte.

 

    Dites-moi maintenant, Muses qui habitez les demeures de l'Olympe, quel fut celui des Achéens qui, le premier, enleva des dépouilles sanglantes, lorsque l'illustre dieu qui ébranle la terre eut à leur avantage fait pencher le combat ? Le fils de Télamon, Ajax, le premier, blessa Hyrtios fils de Gyrtios, conducteur des Mysiens au robuste courage. Antiloque dépouilla Phalcès et Merméros ; Mérion tua Morys et Hippotion ; Teucer abattit Prothoon et Périphétès ; l'Atride frappa au flanc Hypérénor pasteur des guerriers. Le bronze puisa dans ses entrailles, et les déchira. Son âme, par la blessure ouverte, aussitôt échappa, et l'obscurité s'étendit sur ses yeux. Mais la plupart des Troyens furent surpris par Ajax, fils rapide d'Oïlée, car nul ne l'égalait pour donner la poursuite aux guerriers apeurés, lorsque Zeus avait suscité la déroute.

CHANT XV

  Lorsque les Troyens eurent franchi dans leur fuite les pieux et le fossé, et que grand nombre d entre eux eurent été domptés par les mains des Danaens, ils s'arrêtèrent auprès de leurs chars et s'immobilisèrent, blêmes de peur et en pleine déroute. Zeus alors, sur les sommets de l'Ida, auprès d'Héra au trône d'or, s'éveilla. Et, se dressant d'un bond, il vit les Troyens et les Achéens. Les Troyens étaient dispersés, et les Argiens, au milieu desquels s'apercevait le roi Poséidon, les bousculaient par derrière. Il vit Hector étendu dans la plaine; autour de lui, ses compagnons se tenaient immobiles. Une douloureuse suffocation l'avait pris : le cœur lui défaillait ; il vomissait du sang, car ce n était pas le plus frêle des Achéens qui l'avait frappé. En le voyant, le Père des hommes et des dieux le prit en pitié. D'un air terrible, il jeta sur Héra un regard de travers, et lui dit ces paroles :

 

   — Ainsi donc, intraitable Héra, c'est ta ruse pernicieuse qui a mis hors de combat le divin Hector, et qui a jeté ses troupes en déroute. Je ne sais si tu ne seras point la première à jouir en retour de la ruse affreuse que tu viens de tramer, et si je ne dois pas te fustiger à grands coups. Ne te souviens-tu pas du jour où tu fus suspendue dans les airs ? J'avais à tes pieds attaché deux enclumes, et, autour de tes mains, j'avais jeté une chaîne d'or infrangible. Tu restais suspendue dans l'air et les nuages. Les dieux s'en indignaient sur l'Olympe élancé, mais ils ne pouvaient rien, quoique près de toi, pour te délivrer. Et celui que je prenais à essayer de le faire, je le saisissais et le lançais loin du seuil, afin qu'il arrivât épuisé sur la terre. Mais, en dépit de tout, persistait en mon cœur la douleur incessante que j'éprouvais à propos du divin Héraclès. Après avoir, d'accord avec le vent Borée, persuadé les tempêtes, tu l'avais, méditant de sinistres projets, lancé sur la mer sans récolte et emporté ensuite vers Cos bien située. Mais moi, je le tirai de là, et de nouveau le ramenai dans Argos nourricière de chevaux, non sans qu'il ait subi de nombreuses épreuves. Je veux encore te rappeler ces faits, pour que tu en finisses avec tes tromperies, jusqu'à ce que tu voies à quoi te serviront cet amour et ce lit qui t'ont fait venir de chez les dieux, pour me leurrer en t'unissant à moi.»

 

     Ainsi parla-t-il,  et la vénérable Héra aux grands yeux :

 

     — Que la Terre et que le vaste Ciel qui se déploie sur elle, que l'onde épanchée du Styx — ce qui est pour les dieux Bien-Heureux le plus grand serment et le plus terrible — que ta tête sacrée et que notre lit conjugal, par lequel je ne saurais pour ma part jamais jurer en vain, le sachent maintenant ! Non, ce n'est pas à mon instigation que Poséidon qui ébranle la terre accable les Troyens et Hector, et porte secours aux Danaens. Mais c'est son cœur sans doute qui l'excite et le pousse ; les voyant accablés auprès de leurs vaisseaux, il a dû prendre pitié des Achéens. D'ailleurs, pour ce qui est de moi, me voici prête à lui conseiller également de se porter, dieu des sombres nuées, partout où tu l'ordonneras.»

 

    Ainsi parla-t-elle, et le Père des dieux et des hommes sourit. Il répondit alors et dit ces mots ailés :

 

    — Si désormais, vénérable Héra aux grands yeux de génisse, tu voulais siéger avec les dieux immortels en étant avec moi de même sentiment, Poséidon alors, même s'il formait un vœu tout différent, aurait tôt fait de changer d'intention suivant ton cœur et le mien. Eh bien ! si c'est en vérité et sans détour que tu parles, va maintenant chez les tribus des dieux, et invite Iris et Apollon illustre par son arc à venir ici, afin qu'Iris se rende dans l'armée des Achéens aux tuniques de bronze, et dise au roi Poséidon de cesser de combattre et de regagner sa demeure. Que Phoebos Apollon excite Hector au combat ; qu'il lui insuffle une fougue nouvelle, et lui fasse oublier les douleurs qui accablent présentement ses sens. Quant aux Achéens, qu'il les contraigne à tourner le dos, en suscitant chez eux une fuite sans vaillance, et qu'ils viennent en fuyant s'abattre sur les nefs garnies de bonnes rames du Péléide Achille. Ce dernier alors fera lever son compagnon Patrocle, que le brillant Hector, devant Ilion, tuera de sa lance, après que Patrocle aura tué lui-même maints vigoureux adultes, et parmi eux mon fils, le divin Sarpédon. Irrité de la mort de Patrocle, le divin Achille tuera Hector. Mais à partir de ce moment-là, je préparerai un retour offensif qui, partant des nefs, se poursuivra sans trêve et sans arrêt, jusqu'à ce que, grâce aux conseils d'Athéna, les Achéens se soient emparés d'Ilion l'escarpée. Jusque-là, je n'arrête pas ma colère et je ne permets pas qu'aucun autre Immortel aille d'ici prêter secours aux Danaens, avant que le vœu du fils de Pelée ne soit accompli, ainsi que d'abord je le lui ai promis, puis confirmé d'un signe de ma tête, le jour où la déesse Thétis toucha mes genoux, en me suppliant d'honorer Achille saccageur de cités. »

 

    Ainsi parla-t-il, et Héra, la déesse aux bras blancs, ne désobéit pas. Elle quitta les cimes de l'Ida pour l'Olympe élancé. De la même façon que s'élance la pensée d un homme qui, ayant visité maintes terres, se dit en son âme assagie : « Je pourrais être ici ; je pourrais être là ! » et songe à bien des choses ; de même, non moins rapide fut en son vol ardent la vénérable Héra. Elle arriva sur l'Olympe escarpé, et se rendit auprès des dieux immortels, qui étaient assemblés dans le palais de Zeus. En l'apercevant, tous se levèrent, et l'accueillirent en lui offrant des coupes. Héra laissa les autres, mais accepta la coupe de Thémis aux belles joues, car, la première, elle était en courant venue à sa rencontre. Prenant alors la parole, elle dit ces mots ailés : 

 

      — Héra, que viens-tu faire ? Tu me parais troublée. Il t'a sans doute effrayée, le fils de Cronos, qui est ton époux Héra, la déesse aux bras blancs, lui répondit alors :

 

    — Ne m'interroge pas, déesse Thémis, à ce propos. Tu sais aussi toi-même combien son âme est excessive et brutale. Mais donne aux dieux qui sont en ce palais le signal du banquet également partagé, et tu entendras, avec tous les Immortels, quels funestes méfaits Zeus vient d'annoncer. Et j'affirme que les cœurs de tous, criez les mortels comme aussi chez les dieux, ne vont pas être également heureux, même si l'un d'entre eux en est encore à cette heure à se livrer gaiement au plaisir de la table. »

 

    Ayant ainsi parlé, l'auguste Héra s'assit, et les dieux s'indignèrent dans le palais de Zeus. Héra pourtant sourit du bout des lèvres, mais son front, au-dessus des sourcils d'un bleu sombre, ne se dérida point. Dans son irritation, elle dit alors à tous:

 

    — Insensés ! nous qui sans réfléchir nous emportons contre Zeus, et qui songeons encore, en l'approchant de plus près, à l'apaiser par la parole ou la force. Mais lui, assis à l'écart, ne s'en inquiète ni ne s'en préoccupe, car il prétend l'emporter sans conteste en force et en puissance sur tous les dieux immortels. Ainsi donc, résignez-vous au mal qu'il envoie à chacun de vous. Dès aujourd'hui, en effet, je crains bien qu'Arès ne soit mis à l'épreuve, car son fils est mort dans le combat, Ascalaphe, l'homme qu'il aimait le plus, et que dit être sien le formidable Arès.»

 

    Ainsi parla-t-elle, et Arès alors, du plat de ses mains, frappa sur ses cuisses robustes, et dit en gémissant : 

 

    — Ne m'en veuillez pas, vous qui habitez les demeures de l'Olympe, de venger le meurtre de mon fils, en me rendant auprès des vaisseaux achéens, même si ma destinée est de rester, frappé par la foudre de Zeus, couché parmi les morts, dans la poussière et le sang. »

 

    Ayant ainsi parlé, il enjoignit à la Terreur et à la Fuite d'atteler ses chevaux, et lui-même endossa ses armes éclatantes. A ce moment, plus violents et plus effroyables encore seraient devenus la colère et le courroux de Zeus contre les Immortels, si Athéna, craignant pour tous les dieux, ne se fût élancée à travers le vestibule, et n'eût quitté le trône où elle était assise. De la tête d'Arès, elle enleva le casque, et le bouclier de ses épaules. Elle plaça debout, après l'avoir arrachée d'une main vigoureuse, la pique de bronze; puis elle prit à partie l'impétueux Arès en lui disant ces mots :

 

    — Fou furieux ! insensé ! tu n'as plus de raison. C'est donc en vain que tu as des oreilles pour entendre, et tu as perdu l'esprit et le respect. N'entends-tu pas ce que dit Héra, la déesse aux bras blancs, qui arrive à l'instant d'auprès de Zeus Olympien ? Veux-tu donc toi-même, après avoir rempli la coupe des malheurs, revenir sur l'Olympe malgré ton déplaisir et contraint par la force, et engendrer ensuite pour tous les autres dieux une grande infortune ? Aussitôt, en effet, Zeus laissera les Troyens à l'ardeur excessive et les Achéens, et viendra nous bouleverser dans l'Olympe, s'emparant de l'un à la suite de l'autre, du coupable comme de l'innocent. Voilà pourquoi je t'ordonne à cette heure et une fois de plus, d'abandonner la colère que tu ressens à cause de ton brave fils, car plus d'un, supérieur à lui par la force et le bras, a déjà succombé, ou succombera dans la suite. Il est bien difficile de sauver la race et la descendance de tous les hommes.»

 

    Ayant ainsi parlé, elle fit asseoir sur son trône l'impétueux Arès. Héra cependant convia hors du palais Apollon et Iris, qui est la messagère des dieux immortels. Prenant alors la parole, elle dit ces mots ailés :

 

    — Zeus vous ordonne à tous deux d'aller sur l'Ida le plus vite possible. Une fois que vous serez arrivés et que vous aurez vu le visage de Zeus, exécutez ce qu'il demandera et vous commandera.»

 

    Ayant ainsi parlé, la vénérable Héra revint au palais, et s'assit sur son trône. Iris et Apollon prirent d'un bond leur essor. Ils arrivèrent sur l'Ida riche en sources, mère des bêtes fauves, et trouvèrent le Cronide au vaste regard assis au sommet du Gargare ; autour de lui, un nuage odorant se cintrait en couronne. Parvenus devant Zeus assembleur de nuées, ils s'arrêtèrent. En les apercevant, le fils de Cronos ne conçut en son cœur aucune irritation, car ils avaient sans retard obéi aux paroles de son épouse chérie. Et ce fut à Iris, qu'il adressa d'abord ces paroles ailées :

 

    —Va, pars, rapide Iris, annoncer les ordres que voici au roi Poséidon, et ne sois pas messagère infidèle. Ordonne-lui de cesser le combat et la guerre, et de se diriger vers les tribus des dieux, ou dans la mer divine. S'il n'obéit point à mes ordres, et s'il veut n'en tenir aucun compte, qu'il réfléchisse alors en son âme et son cœur qu'il n'osera pas, tout vigoureux qu'il soit, attendre mon attaque, puisque j'affirme que je suis en force très supérieur à lui, et que la naissance me fit son aîné. Mais son cœur n'a aucun scrupule à s'avouer mon égal, moi que redoutent tous les autres dieux. »

 

   Ainsi parla-t-il, et la rapide Iris aux pieds de vent ne désobéit pas. Elle descendit des cimes de l'Ida vers Ilion la sainte. De même que la neige ou la grêle glacée volent du sein des nues sous la poussée de Borée, né du ciel éthéré ; de même, non moins rapide fut en son vol ardent l'impétueuse Iris. S'arrêtant près de l'illustre dieu qui ébranle la terre, elle lui dit :

 

    — Voici le message qu'à toi, Soutien de la terre aux cheveux d'un bleu sombre, je viens apporter de la part de Zeus porte-égide. Il t'ordonne de cesser le combat et la guerre, et de te diriger vers les tribus des dieux, ou dans la mer divine. Si tu n'obéis pas à ses ordres, et si tu veux n'en tenir aucun compte, il menace lui-même de s'en venir ici t'attaquer face a face. Il te recommande d'éviter ses mains, car il affirme qu'il est en force très supérieur à toi, et que la naissance le fit ton aîné. Mais ton cœur n'a aucun scrupule de s'avouer son égal, lui que redoutent tous les autres dieux. »

 

   Violemment irrité, l'illustre dieu qui ébranle la terre lui répondit :

 

    — Ah ! certes, tout puissant qu'il soit, Zeus a prononcé une parole excessive, s'il prétend par la force me retenir malgré moi, moi qui suis en dignité son égal. Nous sommes, en effet, trois frères issus de Cronos et engendrés par Rhéa : Zeus, moi, et le troisième est Hadès qui règne sur les morts. Le Tout a été partagé en trois, et chacun de nous reçut sa dignité. Moi donc, quand nous tirâmes au sort, j'obtins en partage la mer écumante pour toujours l'habiter. Hadès obtint l'obscurité brumeuse, et Zeus eut en partage le ciel qui s'élève dans l'air et les nuages. La terre est encore commune entre nous trois, comme l'Olympe élancé. Voilà pourquoi je ne vivrai point selon le gré de Zeus. Qu'il reste donc tranquille, malgré sa puissance, dans son troisième lot, et qu il n'essaie pas de vouloir à tout prix, comme si j'étais un lâche, m'effrayer de ses mains. Ce sont les filles et les fils que lui-même engendra, qu'il ferait mieux de blâmer par des mots effrayants ; ils obéiraient, au besoin par la force, à ses incitations. »

 

    La rapide Iris aux pieds de vent lui répondit alors :

 

    — Est-ce donc là, Soutien de la terre aux cheveux d'un bleu sombre, le langage indécent et outré que je dois porter à Zeus ? Ou bien veux-tu y changer quelque chose ? Les bons esprits peuvent changer de sentiments, et, tu le sais, les Érinyes sont toujours au service des aînés. »

 

    Poséidon qui ébranle la terre lui répondit alors :

 

    — Déesse Iris, ce que tu dis est tout à fait conforme à ce qu'il faut que tu dises. Et c'est heureux, lorsqu'un messager sait, dans les termes prescrits, rapporter son message. Mais une vive douleur gagne mon cœur et mon âme, lorsque Zeus décide, par des mots pleins de fiel, de me prendre à partie, moi qui ai reçu un lot égal au sien, et qui suis marqué par le même destin. Aujourd'hui toutefois, en dépit de mon irritation, je céderai. Mais j'ai encore autre chose à te dire, et c'est du fond du cœur que part cette menace. Si, malgré moi et malgré Athéna meneuse de butin, malgré Héra, Hermès et le roi Héphaestos, il épargne Ilion l'escarpée, refuse de la détruire et de donner aux Argiens une supériorité manifeste, qu'il sache ceci : qu'entre nous deux une inguérissable rancune restera. »

 

    Ayant ainsi parlé, Poséidon qui ébranle la terre quitta l'armée achéenne, et s'en alla se plonger dans la mer, au grand regret des héros achéens. Pour lors, ce fut à Apollon que Zeus assembleur de nuées adressa la parole :

 

    —Va maintenant, cher Phoebos, auprès d'Hector cuirassé de bronze. Car le dieu qui soutient et ébranle la terre s'en est allé déjà dans la mer divine, pour éviter notre abrupte colère. Sans cela, en effet, même les autres dieux, les dieux d'en-bas qui entourent Cronos, se seraient violemment aperçus d'un combat. Mais il est bien préférable, et pour lui et pour moi, qu'il ait auparavant, en dépit de son indignation, cédé devant mes bras, car ce n'est pas sans sueur que la lutte se serait terminée. Pour toi, prends en tes mains l'égide ornée de franges, et secoue-la vivement pour mettre en déroute les héros achéens. Ne laisse pas à un autre, Apollon dont le trait porte loin, le soin de s'occuper du brillant Hector. Éveille en lui une grande fureur, jusqu'à ce que les Achéens en fuite parviennent aux vaisseaux et sur l'Hellespont. A partir de là, je songerai moi-même à ce que je dois faire ou dire, pour que les Achéens puissent aussi respirer en leur peine. »

 

    Ainsi parla-t-il, et Apollon ne fut pas indocile à son père. Il descendit des cimes de l'Ida, semblable à l'épervier rapide, tueur de colombes, qui est le plus prompt des êtres ailés. Il trouva le fils de Priam à l'âme illuminée, le divin Hector, assis et non plus étendu ; il venait de rassembler son cœur, et il reconnaissait les compagnons dont il était entouré. L'essoufflement et la sueur avaient cessé, depuis que l'esprit de Zeus porte-égide l'avait ranimé. S'arrêtant près de lui, Apollon qui au loin écarte les fléaux lui dit alors :

 

    — Hector fils de Priam, pourquoi donc, à l'écart des autres combattants, restes-tu assis en pleine défaillance ? Serait-ce par hasard quelque chagrin qui t'assaille ? »

 

   D'une voix épuisée, Hector au casque à panache oscillant lui répondit alors :

 

    — Qui donc es-tu, ô le meilleur des dieux, qui m'interroges en face ? N'as-tu pas appris, qu auprès des poupes des vaisseaux achéens, alors que je tuais ses compagnons, Ajax vaillant au cri de guerre m'a frappé d'une pierre à la poitrine et m'a dépossédé de mon impétueuse vaillance ? Et je me disais que j'allais aujourd'hui voir les morts et la maison d'Hadès, car j'exhalais mon cœur. »

 

    Apollon, le roi qui au loin écarte les fléaux, lui répondit alors :

 

    — Prends courage à présent ! Car il est puissant le défenseur que le fils de Cronos, pour t'assister et te secourir, t'envoie du mont Ida : c'est Phœbos Apollon au glaive d'or, et ce dieu, c'est moi-même, qui t'ai jusqu'ici protégé, et qui, en même temps que toi, ai su défendre aussi ta ville escarpée. Mais allons ! ordonne à présent à tes nombreux cavaliers de pousser vers les nefs creuses leurs rapides chevaux. Et moi, marchant en avant, pour les chevaux j'aplanirai la route en toute sa longueur, et je forcerai les héros achéens à tourner le dos. »

 

    Ayant ainsi parlé, Apollon insuffla une énergique ardeur au pasteur des armées. De même qu'un cheval gardé dans l'écurie, gavé d'orge à sa crèche, rompt soudain son licol, se précipite en piaffant dans la plaine, habitué qu'il est à se baigner dans le fleuve au beau cours ; il triomphe, porte la tête haut, et sa crinière voltige autour de ses épaules; cédant à sa force éclatante, ses jarrets l'emportent tout d'un trait vers les lieux coutumiers où paissent les chevaux ; de même, Hector dirigeait avec alacrité ses pieds et ses genoux, pour aller stimuler les conducteurs de chars, lorsqu'il eut entendu la voix du dieu. Comme des chiens et des campagnards donnent la chasse à un cerf ramé ou à une chèvre sauvage, qu'ont mis en sûreté une roche escarpée et une forêt touffue ; leur destin n'était pas de l'atteindre ; mais aux cris des chasseurs, voici qu'un lion à superbe crinière apparaît sur la route ; aussitôt, quelle que soit leur ardeur, tous prennent la fuite. Les Danaens, de même, ne cessèrent pas de poursuivre en masse l'ennemi, piquant de leurs épées et de leurs lances à deux pointes. Mais, lorsqu'ils virent Hector parcourir les rangs des combattants, ils furent saisis d'effroi, et le courage de tous s'abattit à leurs pieds. A ce moment leur parla le fils d'Andrémon, Thoas, qui était le plus brave de tous les Étoliens, et qui, habile au javelot, était en outre excellent au combat de pied ferme. Dans l'assemblée aussi, lorsque les jeunes rivalisaient d'éloquence, peu d'Achéens se trouvaient à même de l'emporter sur lui. Plein de bons sentiments, il leur parla et dit :

 

    — Hélas ! je vois ici de mes yeux un étonnant prodige. Voici donc qu'Hector est de nouveau debout, ayant échappé aux Génies de la mort. Chacun de nous pourtant gardait au fond du cœur le vif espoir qu'il avait succombé sous les mains d'Ajax fils de Télamon. Mais quelque dieu aura tiré d'affaire, et sauvé derechef cet Hector qui déjà a rompu les genoux à tant de Danaens ; et je crains bien qu'il ne soit à cette heure prêt à recommencer. Car ce n'est pas sans l'appui de Zeus au bruit retentissant, qu'il se tient ainsi, debout et plein d'ardeur, au premier rang. Mais allons ! obéissons tous à ce que je vais dire. Ordonnons à la foule des soldats de retourner vers les nefs ; quant à nous, qui nous flattons d'être les meilleurs de l'armée, tenons ferme, et essayons d'abord de l'affronter et de le contenir en élevant nos piques. Je présume qu'Hector, en dépit de sa fougue, redoutera dans le fond de son cœur de se plonger dans la foule des Danaens. »

 

     Ainsi parla-t-il, et les Achéens volontiers l'écoutèrent et lui obéirent. Or donc, ceux qui entouraient Ajax et le roi Idoménée, Teucer, Mérion et Mégès comparable à Arès, organisèrent la mêlée, en appelant les plus braves à faire face à Hector ainsi qu'aux Troyens. Derrière eux, la foule des soldats se retirait vers les nefs achéennes. Les Troyens en masse attaquèrent les premiers, précédés d'Hector qui marchait à grands pas. Devant lui, Phoebos Apollon avançait, les épaules couvertes d'un nuage ; il portait l'égide impétueuse, effrayante, aux bords garnis de barbes, égide prestigieuse, que le forgeur Héphaestos avait donnée à Zeus pour la porter et mettre les hommes en déroute. C'était donc en tenant cette égide en ses mains, qu'Apollon marchait à la tête des troupes. Les Argiens massés supportèrent le choc. Une clameur aiguë des deux côtés s'éleva et les flèches bondirent de la corde des arcs. Nombre de javelots partaient de mains hardies. Les uns s'enfonçaient dans la chair des vigoureux adultes, prompts aux œuvres d'Arès. Beaucoup d'autres aussi, entre les deux armées, se plantaient en terre avant d'avoir, en dépit de leur avidité à se gaver de chair, effleuré la chair blanche. Tant que Phoebos Apollon tint l'égide immobile en ses mains, de part et d'autre les traits aussi longtemps portèrent, et les guerriers tombaient. Mais quand, regardant en face les Danaens aux rapides chevaux, il l'eut secouée et que lui-même eut très fort poussé un cri terrible, leur cœur en leur poitrine subit alors un charme, et ils oublièrent l'impétueuse vaillance. Comme une troupe de bœufs, ou un grand troupeau de brebis, que viennent, au plus fort de la nuit, troubler deux bêtes fauves, en survenant soudain quand le berger est absent, ainsi s'enfuirent les Achéens devenus défaillants. Apollon, en effet, les mit en pleine déroute, et il accorda la gloire aux Troyens ainsi qu'à Hector.

 

   A ce moment, la mêlée se rompit, et chaque guerrier défit un guerrier. Pour lors, Hector tua Stichios et Arcésilas : l'un conducteur des Béotiens aux tuniques de bronze ; l'autre, fidèle compagnon de Ménestnée au valeureux courage. Énée dépouilla Médon et lasos. Médon était un bâtard du divin Oïlée, et le frère d'Ajax. Mais il habitait à Phylaque, loin de la terre de sa patrie, pour avoir tué un bomme, le frère de sa marâtre Ériopis, la femme d'Oïlée. Quant à lasos, il commandait les Athéniens, et il passait pour le fils de Sphélos issu de Boucolos. Polydamas maîtrisa Mécistée ; et Politès, Échios, au premier rang de la mêlée. Le divin Agénor maîtrisa Clonios. Pâris, sur les premières lignes, atteignit par derrière et au bas de l'épaule le fuyard Déioque, et il poussa le bronze d'outre en outre.

 

    Or, tandis que les Troyens dépouillaient les morts de leurs armures, les Achéens se jetaient dans le fossé profond et sur les palissades, fuyaient en tout sens, et se voyaient réduits à repasser la muraille. Hector alors exhorta les Troyens en poussant de grands cris :

 

    — Fondez sur les vaisseaux, et laissez là ces sanglantes dépouilles. Celui que je verrai ailleurs qu'auprès des nefs, c'est sur-le-champ que je suis résolu à lui donner la mort ; et, même une fois mort, ses frères et ses sœurs n'obtiendront pas son corps pour le feu du bûcher, mais les chiens le traîneront en avant de nos murs. »

 

    Ayant ainsi parlé, du haut de son épaule il fouetta ses chevaux, allant d'un rang à l'autre exhorter les Troyens. Tous alors, en criant avec lui, firent au milieu d'une clameur prodigieuse avancer les chevaux qui tiraient sur leurs chars. Devant eux, Phœbos Apollon, abattant de ses pieds et sans aucun effort les retords de la fosse profonde, en jeta les déblais au milieu. Il ouvrit un passage, une chaussée longue et large, d'une mesure aussi vaste qu'une portée de pique, lorsqu'un nomme la lance pour éprouver sa force. C'est par là qu'ils se déversèrent en ordre de combat ; devant eux Apollon tenait toujours la très précieuse égide. Il abattit ensuite, et sans le moindre effort, le mur des Achéens, comme un enfant, sur le bord de la mer, abat le sable, lorsque après en avoir fait des tas pour son ébattement, il les renverse ensuite avec ses pieds et ses mains, tout en s'amusant. Ainsi donc, ce fut toi, Phœbos archer, qui renversas le résultat de tant de peines, de tant de fatigues qu'eurent les Achéens, et qui fis parmi eux se lever la panique !

 

    Et ce fut ainsi qu'auprès de leurs vaisseaux, les Achéens se replièrent, et s'arrêtèrent. S'exhortant alors les uns les autres, tendant les mains vers tous les dieux, chacun leur adressait de ferventes prières. Mais c'était surtout le Gérénien Nestor, bon vent des Achéens, qui priait en élevant les mains vers le ciel étoile :

 

    — Zeus Père ! si jamais dans la terre fertile en blé d'Argos, brûlant les cuisses grasses d'un bœuf ou d'un mouton, l'un d'entre nous te supplia de nous y ramener, et si toi, tu nous le promis et nous le certifias d'un signe de ta tête, souviens-toi de ce pacte ! Écarte, Olympien, le jour impitoyable, et ne laisse pas ainsi les Argiens succomber sous les coups des Troyens. »

 

    Ainsi pria-t-il. Et Zeus aux conseils avisés à grand fracas  tonna, lorsqu'il eut entendu les supplications du vieux fils de Nélée. Les Troyens, dès qu'ils eurent reconnu le tonnerre de Zeus porte-égide, fondirent sur les Argiens avec plus de vigueur, et se souvinrent de l'ardeur offensive. De même qu'une énorme vague, sortie de la mer aux larges passages, s'abat par-dessus les parois d'un navire, lorsque l'éveille la force du vent, car c'est elle surtout qui fait gonfler les flots ; de même, les Troyens, en jetant de grands cris, s'élancèrent par la brèche du mur et, poussant leurs chevaux, portèrent avec leurs piques à deux pointes le combat près des poupes. Les Troyens combattaient du haut de leurs chars ; mais les Achéens, du haut des vaisseaux noirs où ils étaient montés, se défendaient avec de longues gaffes qui se trouvaient sur leurs nefs, gaffes d'abordage, emmanchées bout à bout, garnies de bronze au bec.

 

    Tant qu'Achéens et Troyens combattaient pour le mur, loin des nefs agiles, Patrocle aussi longtemps resta assis sous la tente du vaillant Eurypyle ; il le charmait par ses propos, et versait sur sa triste blessure des remèdes qui en adoucissaient les sombres douleurs. Mais, lorsqu'il eut compris que les Troyens se ruaient sur le mur et que les cris venaient des Danaens en déroute, il gémit alors, du plat de ses mains frappa sur ses deux cuisses, et proféra ces mots d'une voix lamentable :

 

    — Eurypyle, je ne puis plus ici rester auprès de toi, quel qu'en soit ton désir, car un grand combat vient de s'engager. Qu'un de tes serviteurs vienne donc te soigner. Pour moi, je vais courir vers Achille et l'exhorter à combattre. Qui sait, si avec le secours d'une divinité, je n'ébranlerai point son cœur par mes exhortations. L exhortation d un ami est parfois salutaire. »

 

    Ainsi parla-t-il, et ses pieds l'emportèrent. Cependant, les Achéens supportaient d'un pied ferme le choc des Troyens ; mais ils ne pouvaient pas, quoiqu'il fût moins nombreux, écarter l'ennemi des vaisseaux, et les Troyens non plus ne pouvaient pas rompre les phalanges danaènnes, et pénétrer au milieu des tentes et des nefs. Mais, de même qu'un cordeau, entre les mains d'un adroit charpentier qui connaît bien tout son art, grâce aux leçons d'Athéna, met à la ligne la poutre destinée à construire un navire ; pour eux, de même, le combat et la guerre étaient tendus sur une ligne égale, et chacun combattait autour de chaque nef.

 

    Hector avança contre le glorieux Ajax. Tous deux peinaient pour le même vaisseau, mais ils ne pouvaient, ni l'un repousser l'autre et incendier la flotte avec le feu, ni l'autre écarter l'adversaire que conduisait une divinité. A ce moment, le brillant Ajax, d'un coup de lance en pleine poitrine, frappa Calétor fils de Clytios, qui portait le feu sur un vaisseau. Avec fracas le Troyen s'abattit, et la torche lui échappa des mains. Hector, dès qu'il vit son cousin tombé dans la poussière devant le vaisseau noir, à grands cris excita Troyens et Lyciens :

 

    — Troyens, Lyciens et Dardaniens qui combattez de près, gardez-vous d'abandonner déjà le combat qui se livre en ce lieu resserré. Sauvez le fils de Clytios, afin que les Achéens ne dépouillent point de ses armes celui qui tomba dans le parc des nefs.»

 

    Ayant ainsi parlé, il lança contre Ajax son brillant javelot. Il le manqua, mais atteignit Lycophron, fils de Mastor et serviteur d'Ajax. Bien que né à Cythère, il habitait chez son  maître, pour avoir tué un nomme dans la très sainte Cythère. Hector l'atteignit à la tête, au-dessus de l'oreille, avec le bronze aigu, comme il se tenait debout auprès d'Ajax. A la renverse, roulant dans la poussière, il tomba de la poupe du vaisseau sur le sol, et ses membres alors se rompirent. Ajax frissonna et dit à son frère :

 

    — Mon bon Teucer, il nous a été tué notre cher compagnon, le fils de Mastor, qui de CytHère était venu chez nous, et qu'en notre palais nous honorions à l'égal de nos parents chéris. Le magnanime Hector nous l'a tué. Où sont donc tes flèches promptes à porter la mort, et l'arc que te donna Phoebos Apollon ? »

 

    Ainsi parla-t-il, et Teucer entendit. Il courut alors se placer près de lui, tenant en main l'arc aux deux bouts ramenés en arrière, et le carquois plein de flèches. Très vite il décocha des traits sur les Troyens. Il atteignit Clitos, fils admirable de Pisénor et compagnon de Polydamas, le généreux fils de Panthoos. Clitos tenait les rênes dans ses mains. Il avait du mal à guider ses chevaux, car il les dirigeait, pour alléger Hector et les Troyens, à l'endroit où s'agitaient en tumulte les plus nombreuses phalanges. Mais tout à coup, sur lui fondit un mal dont aucun de ceux qui le désiraient le plus ne put le préserver, car ce fut au cou qu'un trait chargé d'angoisse vint le frapper par derrière. Il tomba de son char, et les chevaux dévièrent, faisant avec fracas retentir un char vide. Le roi Polydamas s'en aperçut bien vite, et vint le premier au-devant des chevaux. Il les confia à Astynoos fils de Protiaon, en le priant instamment de les tenir toujours à sa portée sans le perdre de vue. Quant à lui, il retourna de nouveau se mêler à ceux des premiers rangs.Teucer prenait une autre flèche destinée à Hector tout cuirassé de bronze, et il eût mis fin au combat près des nefs achéennes, si, l'atteignant au moment où il se signalait, il lui eût alors arraché la vie. Mais le danger n'échappa point au sage esprit de Zeus qui veillait sur Hector ; il ravit cette gloire à Teucer fils de Télamon. Car il brisa, sur l'arc irréprochable, la corde bien tordue, comme Teucer la tendait contre Hector. La flèche, alourdie par le bronze, s'égara de son but, et l'arc alors lui échappa des mains. Teucer frissonna et dit à son frère :

 

   — Hélas ! c'est un dieu qui coupe à la racine nos moyens de combat. Il a fait tomber l'arc de ma main, et éclater la corde nouvellement tressée, que j'y avais attachée ce matin, afin qu'elle supportât de faire bondir un grand nombre de traits. »

 

    Le grand Ajax fils de Télamon lui répondit alors :

 

    — Mon bon ami, laisse donc en repos ton arc et tes nuées de flèches, puisqu'un dieu, jaloux des Danaens, te les a bousculés. Mais, armant tes mains d'une longue pique, et tes épaules d'un bouclier, attaque les Troyens, et stimule les autres combattants. Que ce ne soit pas sans peine, quoiqu'ils nous aient domptés, que les Troyens puissent s'emparer de nos nefs solidement charpentées. Mais souvenons-nous de l'ardeur offensive.»

 

    Ainsi parla-t-il, et Teucer déposa de nouveau son arc sous sa tente. Sur ses épaules, il mit ensuite un bouclier formé de quatre peaux ; sur sa tête robuste, il posa un casque à queue de cheval, d'un excellent travail ; un terrifiant panache oscillait à la cime. Il se munit d'une pique vaillante, armée d'un bronze aigu, se mit à marcher et vint d'un pas rapide se placer près d'Ajax. Quant à Hector, lorsqu'il vit que les traits de Teucer étaient inoffensifs, il excita Troyens et Lyciens à grands cris :

 

    — Troyens, Lyciens et Dardaniens qui combattez de près, soyez des hommes, amis, et souvenez-vous de l'impétueuse vaillance, parmi les vaisseaux creux. Car j'ai vu de mes yeux que les traits d'un valeureux archer avaient été par Zeus rendus inoffensifs. Il est facile aux hommes de reconnaître la puissance de Zeus, soit qu'il accorde aux uns la gloire la plus haute, soit qu'il affai­blisse les autres, en se refusant à les secourir. Et c'est ainsi qu'il affaiblit à cette heure l'ardeur des Argiens, et qu'à nous il devient secourable. Combattez donc en masse auprès de leurs vaisseaux. Celui d'entre vous qui, blessé de près ou frappé de loin, attirera sur lui la mort et le destin, qu'il consente à mourir ! Ce n'est pas ignominieusement qu'il sera mort en défendant sa patrie. Son épouse et ses enfants après lui seront sauvés ; sa maison et son héritage demeureront intacts, si jamais sur leurs nefs les Achéens retournent dans la terre de leur douce patrie. »

 

    En parlant ainsi, il excita l'ardeur et le courage dans le cœur de chacun. De son côté, Ajax exhorta aussi ses compagnons :

 

    — Honte à vous, Argiens ! Nous en sommes maintenant réduits, soit à périr, soit à gagner de survivre et d'écarter le malheur des vaisseaux. Espérez-vous donc, si Hector au casque à panache oscillant vient à prendre vos nefs, pouvoir aller à pied, chacun dans votre patrie ? N'entendez-vous pas comme il excite son armée tout entière, cet Hector qui brûle d'incendier nos vaisseaux ? Ce n'est certes point pour un chœur de danse qu'il l'a conviée, mais pour combattre. Pour nous, il n'est pas de meilleure décision à prendre ou à penser, que de mêler sur-le-champ nos mains et notre ardeur. Mieux vaut en un instant ou périr ou survivre, que de nous laisser auprès de nos vaisseaux, au milieu d'un terrible carnage, comme nous le faisons, consumer à la longue par des guerriers qui ne nous valent pas.

 

    En parlant ainsi, il excita l'ardeur et le courage dans le cœur de chacun. A ce moment, Hector maîtrisa Schédios fils de Périmédès, chef des Phocidiens. Ajax maîtrisa Laodamas, conduc­teur de fantassins, fils admirable d'Anténor. Polydamas dépouilla Otos de Cyllène, compagnon du fils de Phylée et chef des Épéens au valeureux courage. A cette vue, Mégès fondit sur lui ; mais Polydamas en avant s'inclina, et Mégès le manqua, car Apollon ne permit pas que le fils de Panthioos fût dompté dans les rangs des premiers combattants. Mais ce fut Croïsmos qui en pleine poitrine fut blessé par la lance. Il s'abattit avec fracas, et Mégès lui ôta les armes des épaules. A ce moment, le fils de Lampos, l'adroit piquier Dolops, s'élança contre lui, Dolops, que Lampos issu de Laomédon engendra pour être le plus brave des fils et le plus expert en fougueuse vaillance. Il s'approcha d un bond et entama de sa lance le milieu du bouclier du fils de Phylée. Mais l'épaisse cuirasse aux plastrons ajustés dont il était vêtu, le protégea. Cette cuirasse, Phylée l'avait un jour apportée d'Ephyre, des bords du Selléis. Son hôte, le roi des guerriers Euphétès, la lui avait donnée pour la porter à la guerre et se garantir des coups de l'ennemi. Ce fut elle encore qui, en cette occurrence, écarta la mort de la chair de son fils. Mégès alors, d'un coup de pique aiguë, frappa son adversaire sur la calotte du casque garni de bronze, à épaisse crinière. Il en brisa le panache fait en crins de cheval, et le panache tomba tout entier sur le sol, parmi la poussière, dans tout l'éclat d'une pourpre récente. Tandis que Mégès contre Dolops soutenait le combat et conservait encore l'espoir de la victoire, le belliqueux Ménélas accourut à son aide. Sans que Dolops s'en fût aperçu, il vint avec sa lance se poster de côté, et le frapper par derrière à l'épaule. La pointe avide traversa la poitrine et sortit par devant. Dolops alors tomba tête en avant. Ses deux adversaires se précipitèrent pour retirer des épaules ses armes de bronze. Mais Hector fit un pressant appel à toute sa parenté. Il s'en prit d'abord au fils d'Hikétaon, au valeureux Mélanippe. Celui-ci faisait paître, à Percote, des bœufs tourne-pieds, tant que les ennemis étaient encore au loin. Mais, lorsque furent venus les vaisseaux danaens roulant d'un bord à l'autre, il revint dans Ilion. Il se distinguait parmi les Troyens, et habitait auprès de Priam qui l'honorait autant que ses enfants. Hector donc s'en prit d'abord à lui, et dit en le nommant :

 

     — Est-ce ainsi, Mélanippe, que nous allons céder ? Et ton cœur ne se retourne-t-il pas à la pensée que ton cousin est mort? Ne vois-tu pas à quel point ils s'empressent autour des armes de Dolops ? Allons ! suis-moi. Il n'est plus loisible de combattre à distance contre les Argiens ; il faut désormais, ou que nous les tuions, ou que nous les laissions détruire depuis le faîte Ilion ! escarpée, et en massacrer tous les citoyens. »

 

    Ayant ainsi parlé, il marcha le premier. Et Mélanippe, mortel égal aux dieux, le suivit sur ses pas. Le grand Ajax fils de Télamon voulut aussi exhorter les Argiens:

 

   — Amis, soyez des hommes, et placez l'honneur au fond de votre cœur ! Estimez-vous les uns les autres dans les rudes mêlées. Quand les guerriers s'estiment, il y a plus de sauvés que de tués. Mais, des rangs des fuyards, aucune gloire ne s'élève, ni aucune assistance. »

 

     Ainsi parla-t-il ; et déjà ses soldats brûlaient de se défendre ; ils jetèrent ces paroles dans le fond de leur cœur, et d'un rempart de bronze garnirent les vaisseaux. Mais Zeus contre eux éveilla les Troyens. Ménélas alors, vaillant au cri de guerre, excita Antiloque :

 

    — Antiloque, aucun autre parmi les Achéens n'est plus jeune que toi, ni plus prompt à la course, ni comme toi courageux à l'attaque. Tâche donc de bondir sur quelque Troyen, et de le frapper.»

 

    Ayant ainsi parlé, Ménélas de nouveau s'éloigna, mais il avait excité Antiloque. Celui-ci alors bondit en avant des premières lignes, et darda son brillant javelot en jetant les yeux tout autour de lui. Les Troyens reculèrent, en voyant ce guerrier darder sa javeline. Mais il ne lança pas un trait inefficace, car il frappa à la poitrine, auprès de la mamelle, le fougueux Mélanippe fils d'Hikétaon, qui venait au combat. Il s'abattit avec fracas, et l'obscurité s'étendit sur ses yeux. Antiloque bondit, comme un chien qui se rue sur un faon blessé ; un chasseur l'atteignit au sortir de son gîte, et le frappa d'un trait qui lui rompit les membres. Ainsi sur toi, Mélanippe, Antiloque ardent au combat s'élança pour arracher tes armes ! Mais il n'échappa pas au divin Hector, qui vint en courant à travers le carnage s'affronter avec lui. Antiloque ne l'attendit pas, tout prompt guerrier qu'il fût ; mais il s'enfuit de peur, pareil au fauve qui, venant d accomplir un méfait, de tuer un chien ou un bouvier près des bœufs, détale avant que la foule des hommes ne se soit attroupée. Ainsi s'enfuit le fils de Nestor tandis que les Troyens et Hector, au milieu d'une clameur prodigieuse, déversaient une grêle de traits chargés d'angoisse. Mais Antiloque s'arrêta et se retourna, lorsqu'il eut rejoint le groupe des siens.

 

    Les Troyens alors pareils à des lions dévorateurs de chair crue, s'élancèrent sur les nefs, lis accomplissaient les décisions de Zeus qui ne cessait pas d'éveiller en eux une grande ardeur, engour­dissant le cœur des Argiens et leur étant la gloire, alors qu'il excitait la vaillance des autres. C'était au fils de Priam, à Hector en effet, que son cœur voulait tendre la gloire, afin qu'il jetât sur les nefs aux pointes recourbées la divine violence du feu infatigable, et qu'il accomplît sans réserve la funeste supplique de Thétis. Car Zeus aux conseils avisés attendait que ses yeux puissent voir l'éclat de la flamme d'un navire en feu. Il devait dès lors, contre les Troyens, faire opérer un retour offensif qui partirait des nefs, et tendre enfin la gloire aux Danaens. C'est dans cette pensée, qu'il excitait contre les vaisseaux Hector fils de Priam, qui se trouvait déjà plein d'ardeur par lui-même, car il était aussi transporté de fureur que l'est Arès quand il brandit sa pique, ou que le feu destructeur lorsqu'il fait rage, sur les montagnes, dans les fourrés d'une forêt profonde. L'écume lui venait à la bouche ; ses yeux brillaient sous des sourcils farouches, et autour de ses tempes, le casque d'Hector engagé dans la lutte s'agitait d'effrayante façon. Car Zeus lui-même, du haut de l'éther, était son protecteur, Zeus qui, parmi tant de guerriers, accordait à lui seul et l'honneur et la gloire, car sa vie devait être de courte durée, et déjà Pallas Athéna faisait lever le jour où la violence du fils de Pelée devait lui être fatale. Hector voulait donc rompre les lignes des guerriers, et il portait son effort au point où il voyait que la foule était la plus compacte et les armes les plus vaillantes. Mais il ne pouvait malgré tout et quelle que fût sa fougue, parvenir à les rompre, car les Achéens résistaient, serrés comme un rempart, à la façon a un roc inaccessible, énorme, qui, dressé sur les bords de la mer écumante, tient tête aux brusques assauts des vents sonores et aux flots grossis que la mer vient éructer contre lui. De la même façon, les Danaens résistaient de pied ferme aux Troyens, et ne s'enfuyaient pas. A ce moment, Hector, de toutes parts étincelant de feu, se rua dans la foule. Il y tomba, comme tombe sur une nef agile une lame impétueuse, nourrie par le vent qui descend des nuages ; la nef tout entière disparaît sous l'écume ; le souffle affreux du vent mugit dans la voilure, et les marins apeurés tremblent au fond de leur âme, car ils ont de bien peu échappé à la mort. De la même manière, était déchiré au fond de leur poitrine le cœur des Achéens. Mais Hector, de même qu'un dangereux lion arrive sur des vaches qui paissent, innombrables, dans le bas-fond herbeux d'une vaste plaine humide ; avec elles est un pâtre qui ne sait pas encore avec adresse combattre contre un fauve et préserver du meurtre une génisse aux cornes recourbées ; il va toujours en tête ou en queue du troupeau ; mais le lion, bondissant au milieu, dévore une vache, et toutes les autres s'enfuient épouvantées. De même, tous les Achéens furent alors prodigieusement mis en fuite par Hector et par Zeus Père. Mais Hector ne parvint à tuer que le seul Mycénien, Périphétès, le cher fils de Coprée, qui se rendait jadis près du fort Héraclès pour porter les messages du roi Eurysthée. Fils meilleur que le père indigne qui l'avait engendré, Périphétès l'emportait sur lui, soit à la course, soit au combat, par toutes sortes de qualités, et il comptait par son intelligence parmi les premiers des Mycéniens. Ce fut lui qui offrit alors à Hector une gloire éminente. Car, comme il se retournait, Périphétès buta contre le bord du bouclier qu'il portait et qui, rempart contre les traits, lui descendait jusqu'aux pieds. Empêtré dans ce bouclier, il tomba sur le dos, et son casque, autour de ses tempes, retentit d'effrayante façon au moment de sa chute. Mais, d'un regard aigu, Hector s'en aperçut. II vint en courant se placer près de lui, lui planta sa lance en pleine poitrine, et le tua tout près de ses chers compagnons. Et ceux-ci, quelque peine qu ils eussent à cause de leur ami, ne purent le secourir, car ils craignaient eux-mêmes considérablement le divin Hector. Ils se replièrent et mirent devant eux une ligne de vaisseaux, et les vaisseaux d'avant, les premiers de ceux qui avaient été tirés, leur servaient de défense. Mais les Troyens s'y déversèrent. Les Argiens alors se virent dans la nécessité de se retirer de la première ligne formée par les vaisseaux, et là, près de leurs tentes, ils s'arrêtèrent, groupés en rangs serrés, sans se disperser à travers le camp. La honte et la crainte les retenaient en effet, et ils ne cessaient point de s'exhorter entre eux. Nestor surtout, le Gérénien Nestor, bon vent des Achéens, priait et suppliait chaque homme au nom de ses parents :

 

    — Amis, soyez des hommes, et mettez au fond de votre cœur le respect que vous devez à d'autres. Souvenez-vous chacun de vos enfants et de vos épouses, de vos biens et de vos parents, aussi bien celui dont les parents vivent que celui dont les parents sont morts. Au nom de tous ici, puisqu'ils ne sont pas là, c'est moi qui vous supplie de tenir vaillamment ; ne tournez pas le dos et gardez-vous de fuir.»

 

   En parlant ainsi, il excita l'ardeur et le courage dans le cœur de chacun. A ce moment, Athéna écarta de leurs yeux le prodigieux brouillard d'obscurité. Des deux côtés, la lumière se fit éclatante pour eux, soit du côté des nefs, soit de celui de la guerre aux communes épreuves. Ils virent ainsi Hector vaillant au cri de guerre avec ses compagnons, tant ceux qui restaient en arrière et ne se battaient pas, que ceux qui, près des nefs agiles, combattaient le combat.

 

 Cependant, il ne plaisait plus au cœur du magnanime Ajax, de rester à l'endroit où s'étaient repliés les autres fils des Achéens. Mais il allait de l'un à l'autre tillac des navires, marchant à grands pas, et manœuvrant l'énorme gaffe d'abordage emmanchée bout à bout au moyen de viroles, et d'une longueur de vingt-deux coudées, qu'il avait en mains. Tel un cavalier sachant bien monter sur des chevaux de selle, groupe quatre coursiers choisis parmi bien d'autres, les lance dans la plaine et vers la grande ville, les poussant sur la route par où passe le peuple ; hommes et femmes le regardent en foule ; mais lui, toujours solide et sûr, bondit et passe d'un cheval à l'autre dans le vol de la course. De la même façon, Ajax, en marchant à grands pas, parcourait le tillac de maints vaisseaux agiles. Sa voix montait jusqu'à l'éther et, sans répit, avec des cris terribles, il exhortait les Danaens à défendre les vaisseaux et les tentes. Hector ne restait pas non plus dans la foule des Troyens aux cuirasses serrées. Mais, comme un aigle de feu fond sur une troupe d oiseaux ailés qui picorent sur les rives d un fleuve, oies, grues, ou cygnes au long col ; de même, Hector s'élança tout droit sur une nef à la proue d'un lieu sombre. Zeus, de sa forte main, le poussait par derrière, et excitait ses troupes en même temps que lui. De nouveau, un âpre combat eut lieu près des vaisseaux. Tu aurais dit des guerriers sans fatigue et sans peur de fléchir, se rencontrant face à face au combat, tant ils allaient aux prises avec élan. Or, telle était la pensée des guerriers en contact. Les Achéens se disaient qu'ils ne sauraient échapper au malheur, mais qu ils périraient. Quant aux Troyens, chacun dans sa poitrine nourrissait en son cœur l'espoir de mettre en feu les nefs et de massacrer les héros achéens. Voilà ce qu'ils pensaient, en se dressant les uns contre les autres. Hector alors atteignit de sa main la poupe du vaisseau traversera de la mer, du prompt et beau navire qui avait porté Protésilas à Troie, et qui ne devait pas le ramener dans la terre de sa patrie. Autour de ce vaisseau, Achéens et Troyens se massacraient sur place. Ils n'attendaient plus, de part et d'autre, l'élan des flèches ou des piques ; mais, les uns près des autres, ayant même courage, ils se battaient avec des haches affûtées, des cognées, de grandes épées et des piques à deux pointes. Nombre de beaux glaives, munis de baudrier noir, pourvus de poignée, tombaient à terre, les uns des mains, les autres des épaules des hommes qui luttaient ; la terre noire ruisselait de sang. Hector, lorsqu'il eut saisi la nef par la proue, ne la lâcha plus ; et, tout en serrant l'aplustre entre ses mains, aux Troyens il cria :

 

    — Apportez le feu, et poussez tous en masse le cri de bataille. C'est aujourd'hui que Zeus nous donne le jour qui compense les autres, le jour où nous pourrons nous emparer des nefs qui, venues ici contre le gré des dieux, nous ont, par la faiblesse des vieillards du Conseil, occasionné tant de maux. Ce sont eux qui, lorsque je voulais combattre auprès des poupes des vaisseaux, m'arrêtaient moi-même et retenaient l'armée. Mais si alors Zeus au vaste regard faussait nos sentiments, c'est lui-même aujourd'hui qui nous excite et nous pousse. »

 

    Ainsi parla-t-il. Et les Troyens, avec plus de vigueur, sur les Argiens s'élancèrent. Mais Ajax ne résistait plus, car il cédait à la force des traits. Pensant alors qu'il allait mourir, il recula un peu, vers un banc de sept pieds, et quitta le tillac du solide vaisseau. Là, il resta debout et se tint aux aguets ; toujours armé de sa pique, il écartait sans répit les Troyens des vaisseaux, repoussant quiconque voulait y porter le feu infatigable. Et sans répit aussi, poussant des cris terribles, il exhortait les Danaens :

 

    — Amis, héros danaens, serviteurs d'Arès, soyez des hommes, amis, et souvenez-vous de l'impétueuse vaillance. Croyez-vous donc avoir des renforts en arrière, ou un mur plus puissant qui garantirait vos guerriers du désastre ? Il n'y a pas près de nous une ville bien munie de remparts, dans laquelle nous pourrions nous défendre, en ayant une armée assurant la revanche. Mais nous voici, dans la plaine des Troyens aux cuirasses serrées, acculés à la mer, loin de la terre de notre patrie. La clarté du salut est entre nos mains ; elle n'est pas dans la mollesse au combat.»

 

    Il dit, et, bouillant d'ardeur, il piquait droit de sa pique acérée. Tout Troyen qui, pour complaire à Hector qui l'y encourageait, se portait avec le feu ardent contre les nefs creuses, Ajax le blessait en le recevant avec sa longue pique. Douze Troyens, sur place, furent ainsi blessés par-devant les vaisseaux.