19 déc 2011

Antonio Gramsci : Le conseil d'usine (1920)

Submitted by Anonyme (non vérifié)

Publié dans L'Ordine Nuovo, 11, 4, 5 juin 1920.

 

La révolution prolétarienne n'est pas l'acte arbitraire d'une organisation qui se prétend révolutionnaire ou d'un groupe d'organisations qui se prétendent révolutionnaires. La révolution prolétarienne est un très long processus historique qui se réalise quand apparaissent et se développent certaines forces productrices déterminées (que nous désignons globalement en nous servant du mot « prolétariat»), dans une ambiance historique donnée (que nous synthétisons par les formules : « mode de propriété individuelle, mode de production capitaliste, système de l'usine, mode d'organisation de la société au sein de l'État démocratique-parlementaire»).

 

Au cours d'une phase déterminée de ce processus, il arrive que les forces productives nouvelles ne parviennent plus à se développer et à s'organiser de façon autonome à l'intérieur des schémas reconnus qui servent de cadre à la coexistence humaine.

 

C'est dans cette phase déterminée que se produit l'acte révolutionnaire qui consiste en un effort visant à rompre ces schémas par la violence et à détruire tout l'appareil du pouvoir économique et politique à l'intérieur duquel les forces productives révolutionnaires sont contenues par l'oppression. Il consiste également en un effort appliqué à briser la machine de l'État bourgeois, et à former un type d'État dont les schémas pourront permettre aux forces productives libérées de trouver la forme adaptée à leur développement ultérieur, à leur expansion ultérieure; type d'État dont l'organisation permettra à ces mêmes forces de trouver les appuis et les armes nécessaires et suffisantes pour venir à bout de leurs adversaires.

 

Le processus réel de la révolution prolétarienne ne peut être confondu avec le développement et avec l'action d'organisations révolutionnaires de type volontariste et contractualiste, telles que le parti politique et les syndicats professionnels, qui sont des organisations nées sur le terrain de la démocratie bourgeoise, nées sur le terrain de la liberté politique, en tant qu'affirmation et prolongement de cette même liberté politique.

 

De telles organisations, dans la mesure où elles incarnent une doctrine qui interprète le processus révolutionnaire et prévoit (dans certaines limites de probabilité historique) son développement, dans la mesure où elles sont reconnues par les grandes masses comme étant un de leurs reflets, et un embryon de leur futur appareil gouvernemental, sont à l'heure actuelle, et elles ne cesseront de l'être toujours plus, les agents directs et responsables des futures actions que la classe travailleuse tout entière tentera pour se libérer au cours du processus révolutionnaire.

 

Mais elles n'incarnent cependant pas ce processus, elles ne sont pas un dépassement de l'État bourgeois, elles ne recouvrent pas, et ne peuvent pas recouvrir, tout le pullulement multiforme des forces révolutionnaires que déchaîne le capital dans son avance implacable de machine d'exploitation et d'oppression.

 

Dans la période de suprématie économique et politique de la classe bourgeoise, le déroulement réel du processus révolutionnaire se passe de façon souterraine, dans l'ombre de l'usine et dans l'ombre de la conscience de ces multitudes immenses que le capitalisme assujettit à ses lois; il n'est donc ni contrôlable ni prévisible; il le sera dans l'avenir, lorsque les éléments qui le constituent (sentiments, velléités, habitudes, embryons d'initiatives et de nouvelles mœurs) auront été développés et épurés par l'évolution de la société, par l'importance accrue de la place que la classe ouvrière sera amenée à occuper dans le domaine de la production.

 

Les organisations révolutionnaires (parti politique et syndicat professionnel) sont nées dans le cadre de la liberté politique, dans le cadre de la démocratie bourgeoise, en tant qu'affirmation et prolongement de la liberté et de, la démocratie en général, sur un terrain subsistent les rapports de citoyen à citoyen, alors que le processus révolutionnaire se déroule sur le terrain de la production, à l'intérieur de l'usine les rapports sont des rapports d'oppresseur à opprimé, d'exploiteur à exploité, l'ouvrier est privé de liberté et la démocratie, inexistante. Le processus révolutionnaire s'accomplit l'ouvrier n'est rien et veut devenir tout, le pouvoir du patron est illimité, et se ramène à un pouvoir de vie et de mort sur l'ouvrier, sur la femme de l'ouvrier, sur les enfants de l'ouvrier.

 

Quand pouvons-nous dire que le processus historique de la révolution ouvrière, ce processus immanent dans la coexistence humaine du régime capitaliste, qui porte en lui-même ses lois et qui découle nécessairement de la confluence d'une multiplicité d'actions, incontrôlables parce que résultant d'une situation qui n'est pas voulue par l'ouvrier et n'est pas prévisible par l'ouvrier, quand pouvons-nous donc dire que ce processus historique de la révolution ouvrière affleure à la lumière, devient contrôlable et prévisible?

 

Nous pouvons le dire lorsque toute la classe ouvrière est devenue révolutionnaire, non plus dans la mesure où elle se refuse de façon générale à participer aux institutions gouvernementales de la classe bourgeoise, non plus dans la mesure où elle représente une opposition sur le plan de la démocratie, mais dans la mesure où toute la classe ouvrière telle qu'elle se regroupe au sein d'une usine, entame une action qui devra nécessairement déboucher sur la fondation d'un État ouvrier, qui conduira nécessairement à structurer la société humaine dans une forme absolument originale, dans une forme universelle, qui englobera toute l'Internationale ouvrière et, partant, toute l'humanité.

 

Et si nous disons que la période actuelle est révolutionnaire, c'est précisément parce que nous constatons que la classe ouvrière de toutes les nations - certes, avec les erreurs, les tâtonnements, et les hésitations propres à une classe opprimée qui manque d'expérience et tente une entreprise entièrement originale - tend à tirer de son sein des institutions d'un type nouveau, des institutions basées sur la représentation, bâties dans le cadre d'un schéma industriel.

 

Nous disons que la période actuelle est révolutionnaire parce que la classe ouvrière tend de toutes ses forces et de toute sa volonté à fonder son État. Voilà pourquoi nous disons que la naissance des Conseils ouvriers d'usines représente un grandiose événement historique, qu'elle représente le commencement d'une ère nouvelle dans l'histoire du genre humain; c'est grâce à elle que le processus révolutionnaire a affleuré à la lumière et est -entré dans la phase où il peut être contrôlé et prévu.

 

Pendant la phase libérale du processus historique de la classe bourgeoise et de la domination de la classe bourgeoise sur la société, la cellule élémentaire de l'État était le propriétaire, qui, dans l'usine, soumet à son profit la classe ouvrière.

 

Pendant la phase libérale, le propriétaire était aussi un entrepreneur; c'était aussi un industriel : le pouvoir industriel, la source du pouvoir industriel, se trouvait dans l'usine, et l'ouvrier ne parvenait pas à libérer sa conscience de la persuasion qu'on ne pouvait se passer du patron, dont la personne s'identifiait avec celle de l'industriel, avec celle du gérant qui était responsable de la production, et, partant, responsable du salaire, du pain, des habits, du toit de l'ouvrier.

 

Pendant la phase impérialiste du processus historique de la classe bourgeoise, le pouvoir industriel de chaque usine se détache de l'usine et se centralise en un trust, en un monopole, en une banque, ou dans la bureaucratie d'État.

 

Le pouvoir industriel devient irresponsable, et, partant, plus autocratique, plus impitoyable, plus arbitraire. Mais alors, libéré de la sujétion du « chef», libéré de l'esprit servile et hiérarchique, poussé aussi par les nouvelles conditions générales que la nouvelle phase historique impose à la société, l'ouvrier réalise d'inappréciables progrès dans le domaine de l'autonomie et de l'initiative.

 

Dans l'usine, la classe ouvrière devient un « instrument de production» déterminé, au sein d'un ensemble de structures déterminé, chaque ouvrier se trouve faire « fortuitement» partie de ce corps constitué; fortuitement quant au rôle de sa volonté, mais non fortuitement quant à sa fonction dans le travail, car il représente une nécessité bien définie du processus de travail et de production, et ce n'est que pour cela qu'il a été embauché, ce n'est que pour cela qu'il peut gagner son pain; il est un engrenage de la machine-division-du-travail, un engrenage de la classe ouvrière qui s'est constituée en instrument de production.

 

Si l'ouvrier acquiert une conscience claire de sa « nécessité déterminée» et s'il en fait la base d'un appareil représentatif de type étatiste (c'est-à-dire qui ne soit pas volontaire, contractualiste, basé sur l'acquisition d'une carte d'adhérent, mais au contraire absolu, structuré, indissociable d'une réalité qu'il faut admettre si l'on veut que soient assurés le pain, le toit, les vêtements, la production industrielle), si l'ouvrier, donc, si la classe ouvrière fait cela, elle fait une chose grandiose, elle entame une histoire nouvelle, elle ouvre l'ère des États ouvriers, dont la convergence créera la société communiste, le monde organisé sur la base et selon le modèle de la grande usine industrielle; l'Internationale communiste, dans laquelle chaque peuple, chaque partie de l'humanité, prend forme dans la mesure où elle représente essentiellement telle ou telle production, et non plus dans la mesure où elle est organisée, sous forme d'État, à l'intérieur de telles ou telles frontières.

 

Dans la mesure où elle construit un tel appareil représentatif, ce qu'accomplit la classe ouvrière c'est, en réalité, l'expropriation de la principale machine, du plus important des instruments de production : la classe ouvrière elle-même, qui s'est retrouvée, qui a pris conscience de son unité organique, et qui, unitairement, s'oppose au capitalisme.

 

La classe ouvrière affirme ainsi que le pouvoir industriel, que la source du pouvoir industriel, doit revenir à l'usine; elle considère l'usine comme étant, dans une nouvelle perspective ouvrière, la forme où la classe ouvrière se coule en un corps organique déterminé, la cellule d'un nouvel État : l'État ouvrier, et la base d'un nouveau système représentatif : le système des Conseils.

 

L'État ouvrier, puisqu'il prend naissance en fonction d'une configuration productive, crée déjà les conditions de son propre développement, de sa disparition en tant qu'État, de son incorporation organique dans un système mondial : l'Internationale communiste.

 

 

De même qu'aujourd'hui, dans le Conseil d'une grande usine, chaque équipe de travail (chaque corps de métier) s'amalgame, du point de vue prolétarien, avec les autres équipes de chaque atelier, chaque moment de la production se fond, du point de vue prolétarien, avec les autres moments, pour mettre en valeur le processus producteur : ainsi, dans le monde, le charbon anglais s'unit au pétrole russe, le blé de Sibérie au soufre de Sicile, le riz de la région de Vercelli au bois de la Styrie... au sein d'un organisme unique, soumis à une administration internationale qui régit la richesse du globe au nom de l'entière humanité.

 

C'est dans ce sens que le Conseil ouvrier d'usine est la première cellule d'un processus historique qui doit culminer dans lInternationale communiste, non plus en tant qu'organisation politique du prolétariat révolutionnaire, mais en tant que réorganisation de l'économie mondiale, réorganisation de toute la communauté humaine, nationale et mondiale.

 

Chacune des actions révolutionnaires actuelles a une valeur, existe historiquement, dans la mesure elle adhère parfaitement à ce processus, dans la mesure elle représente, dans sa conception et dans sa réalisation, un acte qui libère ce processus des superstructures bourgeoises qui le lient et l'entravent.

 

Les rapports qui doivent s'établir entre le parti politique et le Conseil d'usine, entre le syndicat et le Conseil d'usine, découlent déjà implicitement du principe suivant : le parti et le syndicat ne doivent se poser ni en tuteurs ni en superstructures déjà constituées de cette nouvelle institution, dans laquelle le processus historique de la révolution prend une forme historique contrôlable; ils doivent se considérer comme des agents conscients qui libéreront cette institution de toutes les forces contraignantes que concentre l'État bourgeois; ils doivent se proposer d'organiser les conditions extérieures et générales (c'est-à-dire politiques) dans lesquelles le processus de la révolution pourra être le plus rapide, dans lesquelles les forces productives libérées pourront trouver leur plus grande expansion.

Publié sur notre ancien média: 
Mots clés: 
Rubriques: