La peinture des ambulants russes - 10e partie : l'importance de Vladimir Stassov
Submitted by Anonyme (non vérifié)A la suite des ambulants développant leur réalisme, il exista un autre courant rejetant l'académisme, qu'on peut qualifier de « moderniste ». Porté par Serge de Diaghilev (1872-1929), célèbre pour ses « ballets russes » parisiens, et Alexandre Benois (1870-1960), le modernisme avait comme organe de presse Mir iskousstva (Le monde de l'art) et défendait l'ouverture culturelle aux pays où le capitalisme s'était élancé et l'acceptation des nouvelles formes.
La menace que cela faisait peser sur les ambulants fut parfaitement compris par Vladimir Stassov (1824-1906). Critique d'art ayant joué un rôle très important pour les ambulants, devenant en quelque sorte leur porte-parole en théorisant leur démarche, il mena une fervente bataille contre les modernistes, contre leur démarche consistant, pour reprendre ses formules, en du « trash décadent » et « une orgie de débauche ».
Vladimir Stassov voulait à la fois sortir du conservatisme féodal, de l'arriération et de l'isolement culturel, mais en même temps cela ne devait pas, selon lui, passer par l'acquisition des principes développés ailleurs qu'en Russie. On a ici une démarche de rejet tant du conservatisme que du cosmopolitisme, qu'on retrouvera précisément dans le réalisme socialiste.
A la bourgeoisie « moderniste » reprenant les concepts directement depuis les pays capitalistes, Vladimir Stassov opposait les principes de démocratie, d'art comme production du peuple. Vladimir Stassov défendait la conception nationale bourgeoise démocratique, contre le conservatisme féodal et le décadentisme bourgeois. Il était un partisan de ce qu'on appelle le « folklore », dans toute sa richesse en tant que production du peuple.
Cette position n'est évidemment compréhensible que par le matérialisme dialectique ; les commentateurs bourgeois n'ont jamais compris Vladimir Stassov, qui serait passé d'une position libérale à un chauvinisme conservateur. Il y a en réalité une profonde continuité, consistant en la défense d'un art national, présentant la réalité du peuple, puisant dans sa tradition.
Il est d'ailleurs significatif qu'il écrivait dans les pages dédiés à l'art de la Gazette des nouvelles et du marché boursier, journal des entrepreneurs russes, publié depuis Saint-Pétersbourg. Vladimir Stassov représentait bien la bourgeoisie, mais dans sa dimension réellement démocratique face au féodalisme.
Vladimir Stassov n'a d'ailleurs pas que défendu les ambulants, faisant connaître de très nombreux d'entre eux, comme fit connaître, comme Perov, Chichkine, Vasnetsov ; il a été le conseiller du groupe des cinq, cercle de compositeurs partisans de se fonder sur les traditions populaires, et auquel ont appartenu Mili Balakirev (1837-1910), Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908), Alexandre Borodine (1833-1887), Modeste Moussorgski (1839-1881) et César Cui (1835-1918).
Vladimir Stassov les mit en valeur et les accompagna, les poussant à se professionnaliser, eux qui étaient bien plus jeunes : en 1862, il avait 38 ans, alors que Balakirev avait 25 ans, Cui 27 ans, Moussorgski 23 ans, Rimsky-Korsakov 18 ans, Borodine 28 ans.
A l'inverse, Piotr Tchaïkovski, qui était la grande figure musicale alors, n'était considéré par Vladimir Stassov que comme un « compositeur hautement talentueux », à qui il manquait cependant la « sincérité de la créativité » ; il lui reprochait de ne pas être lié aux éléments nationaux et de tendre à ne pas coller à la production historique : « De la tête aux pieds il fut cosmopolite et éclectique ».
Lui-même avait fondé de son côté une École libre de musique, qui en 1863 avait déjà inscrit 700 étudiants. On a ici une dimension culturelle absolument profonde ; on a ici l'esprit matérialiste qui défend la conception de l'art comme étant issu du peuple et forcément d'expression réaliste. Aux yeux de Vladimir Stassov :
« L'essence de l'art n'est pas le talent seul. Il y a quelque chose qu'on ne peut pas oublier, qui ne peuvent remplacer ni le talent, ni la maîtrise, pas non plus la virtuosité. Il y a quelque chose sans quoi tout est mort et sans valeur. C'est le sentiment sain et direct, l'idée, une appréciation de la vie. »
Vladimir Stassov a été une machine intellectuelle et culturelle au service de cette perspective ; il n'a cessé de batailler, avec de multiples écrits, des articles comme des monographies sur des artistes, mais fournissant également aux artistes des thèmes, de la documentation historique.
De la même manière, en l'honneur des artistes disparus, Vladimir Stassov organisa des concerts, de expositions, la construction de monuments. C'est lui qui fit en sorte qu'Ilya Répine puisse peindre le compositeur Modeste Moussorgski (1839-1881), juste avant sa mort.
Vladimir Stassov se considérait comme ayant compris la portée historique des artistes et il notait que, même s'il pouvait faire des erreurs, le fait est qu'apparemment personne à part lui ne racontait la vie des artistes, leurs œuvres, leurs significations historiques. Il constate ainsi :
« Je me rappelle que dans ma vie il y a eu cent tentatives faites par l'un ou l'autre pour me faire cesser d'écrire sur un tel ou un tel qui était important pour moi. On me disait : c'est trop prématuré, tu devrais attendre, alors que d'autres argumentaient : ce n'est pas à toi mais à quelqu'un d'autre d'écrire.
Mais je n'ai jamais accepté cela et je pense que j'avais raison quand j'écrivais. Je me souviens comment [le grand critique d'art et mécène historique] Tretiakov m'a réprimandé pour avoir écrit une biographie de Kramskoï après sa mort… Mais depuis 1887 douze années complètes ont passé… et personne, vraiment personne n'a écrit une seule ligne sur Kramskoï, pas une mot ou une lettre !! »
Vladimir Stassov considérait que l'art allait de pair avec la civilisation, avec la démocratie, avec la réalité ; les artistes, s'ils étaient authentiques, étaient forcément liés à cela, sans quoi ce n'était plus des artistes. Vladimir Stassov fit notamment cet appel :
« Laissons les artistes seuls depuis le départ. Ne les altérons pas dans leurs sentiments ou leurs pensées, et chacun d'entre eux sera inévitablement national. C'est le plus naturel et le plus simple. Chacun est né avec cela. Ne dérangeons pas une fleur ou un arbre, ne les faisons pas pencher dans une quelconque direction particulière et ils se tourneront d'eux-mêmes vers le soleil – d'où vient leur vie. »
Il est intéressant de voir le point de vue de Vladimir Stassov lorsqu'il critiqua le sculpteur Mark Antokolski (1843-1902), issu d'une famille juive pauvre. Vladimir Stassov avait célébré ses premières œuvres, mais dénonça son opportunisme :
« Je regrette de voir qu'il ne peut plus, jamais plus, y avoir d'accord entre nous !!! Selon moi, tu as changé de voie et la raison pour cela, ce sont les pays étrangers… Tu as cessé d'être le porte-parole des masses plongées dans l'ignorance, des plèbes, de la démocratie… et des individus de la « vie quotidienne ». Maintenant tu es derrière les « aristocrates » de l'humanité (le Christ, Socrate, Spinoza, Moïse, etc.).
Maintenant, tu n'as plus besoin que de grands noms « historiques » ! Comme si toute l'histoire s'incarnait en eux ! Complètement faux ! Le tailleur juif, L'Inquisition [intervenant contre des Juifs célébrant clandestinement la Pâques] et Controverse sur le Talmud ne sont pas moins historiques, mais, probablement, pour moi, en tout cas, même davantage. »
Cela n'empêche pas Vladimir Stassov de continuer à écrire sur ce sculpteur, d'insister pour qu'après sa mort il soit enterré à Saint-Pétersbourg, d'organiser ses funérailles, d'écrire sa nécrologie, d'organiser une conférence commémorative, de publier sa correspondance et ses articles.
Par la suite chef du département d'Art de la Bibliothèque de Saint-Pétersbourg, Vladimir Stassov sera également particulièrement proche du peintre ambulant Ilya Répine, qu'il contribua grandement à faire connaître et qui réalisa plusieurs portraits de lui (et qui illustrent l'article, cliquer pour agrandir). Ilya Répine respecta Vladimir Stassov de la manière la plus absolue, la plus complète, faisant toujours référence à son rôle. Pourtant, Vladimir Stassov fit également des critiques à Ilya Répine, pour sa tendance à s'institutionnaliser et à perdre le lien avec la dignité du réel.