27 avr 2018

Les peintres-photographes naturalistes - 5e partie: Émile Friant

Submitted by Anonyme (non vérifié)

Pour comprendre la peinture d’Émile Friant (1863-1932), qui lui aussi s'appuyait sur la photographie, il suffit de porter son regard sur Idylle sur la passerelle, une œuvre de 1888. Nous sommes à Nancy, au-dessus de la rivière appelée la Meurthe.

L'arrière-plan est flou, de logique impressionniste, nuisant fondamentalement au réalisme. Même le couple est atteint par cette faiblesse, à ceci près que la pose naturelle, franche, sincère des amoureux fait basculer la situation dans le typique.

Il y a ici quelque chose d'admirable, d'entier, où les amoureux sont eux-mêmes. La sensibilité est vigoureuse, le ton sentimental.

On a précisément la même démarche pour l'Autoportrait en gris clair de 1887. Il y a beaucoup d'intensité, de dignité, de force dans l'attitude du peintre. Le regard, porté comme sur un miroir, est sans vanité.

On devine que les deux tableaux sont dans un style photographique, avec une focalisation sur une partie particulière de l'image et le peintre vise à faire ressortir un aspect bien précis, une fragilité sans vanité.

Il va de soi qu'une telle démarche se rompt dans ses fondamentaux dès qu'il y a mouvement. Ici, dans Les Canotiers de la Meurthe, de 1888, la scène est plaisante, vivante, mais on n'échappe pas à ce travers français de théâtraliser les moments concrets.

Cette dérive, issue de la vigueur du théâtre au 17e siècle, de sa force de représentation de caractères bien déterminés, donne de la vie au tableau, mais empêche ici un capacité à synthétiser le moment, à en saisir l'ensemble des aspects.

Chaque personnage est, finalement, individualisé.

Ce défaut est particulièrement net dans La Douleur de 1898, ainsi que dans La discussion politique de 1889, ainsi que La petite barque [cliquer pour agrandir] de 1895.

Il y a de la qualité, le principe du mouvement indique une voie particulièrement intéressante, mais la réduction à des figures individuelles et le jeu sur l'atmosphère font qu'on s'éloigne du réalisme, pour aller dans la direction d'un naturalisme s'effaçant devant l'impressionnisme.

Cela se lit bien dans Le repas frugal. Le caractère populaire de l’œuvre – par sa pauvreté, sa dignité – est évident, le caractère typique est indéniable, et pourtant tout est affaibli, amoindri, par un manque d'incisivité dans l'affirmation clairement réaliste.

Il manque un saut au réalisme.


La Toussaint [cliquer pour agrandir] de 1888, qui a immédiatement été reconnu officiellement par les institutions françaises, témoigne de ce même défaut, ce même contournement des problèmes, avec ici d'ailleurs une image forcée, ouvertement pro-religieuse en jouant sur la commisération, etc. L'oeuvre, Prix du Salon de 1889 en tant « récompense donnée par le Ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts », est ratée ; elle reflète un mauvais virage, tournant le dos au réalisme.


Avec Chagrin d’enfant, de 1898, on repart par contre dans la bonne direction. La scène est un peu forcé, de type naturaliste, mais on lit le moment comme étant vraiment concret, ce qui est réaliste.

Le tableau La lutte [cliquer pour agrandir] de 1889 est une sorte de compromis entre les différences tendances – à l'impressionnisme, au naturalisme, au réalisme – mais c'est alors le cadrage, photographique, qui nuit à l'esprit de synthèse.

La Jeune Nancéienne dans un paysage de neige [cliquer pour agrandir] révèle finalement encore le défaut d'Emile Friant : la volonté de saisir la sensibilité, comme séparé de l'ensemble, tout en étant relié. Il n'y a pas de dialectique.


Cela n'est par contre pas vrai pour Ombres portées [cliquer pour agrandir], de 1891. Émile Friant s'en sort encore avec la théâtralisation, mais il le fait de manière magistrale. Au réalisme de ce tableau s'ajoute de la vie, de la complicité, comme dans le couple d'Idylle sur la passerelle.

Il y a ici un style photographique indéniable, qui a puissamment aidé le peintre à la réalisation de cette œuvre magistrale.

Les buveurs [cliquer pour agrandir] possède également beaucoup de force. Il y a une qualité très forte ici dans la représentation, de par le typique, la dignité du réel, tant des deux hommes que du chien. S'il y a encore ce côté photographique qui nuit à l'arrière-plan – comme si l'amoindrissement de celui-ci permettait de ne pas avoir à saisir les inter-relations dialectiques, ce qui est une erreur – il y a une dimension réaliste incontournable.

Voici enfin une photographie Émile Friant dans son atelier. Il peint Les Canotiers de la Meurthe, et on reconnaît juste derrière lui La Jeune Nancéienne dans un paysage de neige, ainsi que plus à gauche l'Autoportrait en gris clair, ou tout au moins des versions de ces oeuvres.