9 aoû 2017

Le Parti Ouvrier Français – 10e partie : l'effondrement

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L'effondrement du Parti Ouvrier Français était dans sa matrice même : sans base idéologique et culturelle, rien n'était possible. Karl Marx et Friedrich Engels espéraient que le Parti Ouvrier Français soit le début de quelque chose : ses acteurs le voyaient comme une fin en soi.

Or, de par la réalité historique, il fallait bien que le Parti Ouvrier Français aient une stratégie et une tactique. De par les réalités historiques françaises par ailleurs, il fallait se positionner par rapport à la question municipale.

Voici justement le Programme municipal de 1892, qui témoigne de la tenative de combinaison d'une revendication collectiviste générale à des appels à des mesures d'urgence.

Article Premier. —Institution de cantines scolaires on les enfants trouveront à prix réduit ou gratuitement un repas de viande entre la classe du matin et la classe du soir; et, deux fois par an, à l'entrée del'hiver et de l'été, distribution de chaussures et de vêtements.

Art. 2.—Introduction, dans le cahier des charges pour les travaux de la ville, des clauses réduisant à huit heures la journée de travail, garantissant un minimum de salaire déterminé par le Conseil d'accord avec les corporations et interdisant le marchandage aboli par un décret-loi de 1848. — Organisation d'un service d'inspection chargé de veillera l'exécution de ces clauses.

Art. 3.—Bourse du travail confiée à l'administration, des syndicats ouvriers et groupes corporatifs.

Art. 4. — Suppression des taxes d'octroi sur les denrées alimentaires.

Art. 5.—Exemption pour les petits loyers de toute cote mobilière et personnelle, reportée sur les loyers d'un taux supérieur progressivement imposés.—Assainissement et réparation aux frais des propriétaires des logements reconnus insalubres.—Imposition des terrains non bâtis proportionnellement à leur valeur vénale et des locaux non loués proportionnellement à leur valeur locative. 

Art. 6.—Placement par les municipalités et les Bourses du travail ou les syndicats, et retrait des autorisations aux placeurs. . 

Art. 7.—Création de maternités et d'asiles pour les vieillards et les invalides du travail. — Asiles de nuit et distribution de vivres pour les passagers et lès ouvriers à la recherche de travail sans résidence fixé. 

Art. 8 — Organisation d'un service gratuit de médecine et d'un service de pharmacie à prix réduits. 

Art. 9. — Établissements de bains et, de lavoirs publics et gratuits. 

Art. 10.—Création de sanatorium pour l'enfance ouvrière et envoi dans les sanatoriums existants aux frais delà commune. 

Art. 11.—Service de consultations incendiaires gratuites pour les litiges intéressant les ouvriers. 

Art. 12.—Rétribution des fonctions municipales au taux maximum des salaires ouvriers, à l'effet de ne pas exclure de l'administration de la commune une classe entière de citoyens, la plus nombreuse, celle qui n'a que son travail pour vivre. 

Art. 13.—En attendant que soit remaniée dans un sens conforme aux intérêts du travail la juridiction de là prud'hommie, rétribution dès prud'hommes ouvriers à un taux qui leur assure l'indépendance absolue L. vis-à-vis du patronat.

Art. 14- Publication d'un bulletin municipal officiel et affichage des décisions prises par le Conseil. 

Cette acceptation d'une activité tactique pour les élections municipales impliquait de vouloir les gagner. La conciliation entre municipalisme et révolution fut toujours une problématique terrible : les guesdistes étaient eux-mêmes nés dans la lutte de deux lignes avec les possibilistes favorables au municipalisme.

Avec la fragilité théorique et culturelle du Parti Ouvrier Français, il ne manquait alors qu'un appel d'air pour basculer. Cela arriva avec le banquet du 30 mai 1896 qui suivit les élections municipales, où les courants socialistes avaient conquis 46 des 265 municipalités où ils étaient présents, dont Lille et Marseille.

En proche banlieue parisienne, le député de la Seine Alexandre Millerand formula devant les regroupements socialistes, Jules Guesde et Paul Lafargue étant présents, la nécessité de l'unité pour gagner les élections.

L'engouement est total pour les 600 convives, qui consomment des potages Saint-Germain et Tapioca, des hors d’œuvres de radis et de sardines, des truites saumonées sauce crevette, des bouchées victoria, des filets de bœuf à la parisienne accompagné de haricots verts au velouté et de petits pois, des rôtis, des dindonneaux et des poulets au cresson, des salades et des desserts, du vin de Bordeaux et du champagne, du café et du cognac.

On est là dans la corruption la plus complète et le Parti Ouvrier Français capitula.

Friedrich Engels, dans une lettre à Jules Guesde du 14 avril 1893, avait conseillé la ligne contraire ; il s'agissait de 

« faire pénétrer au Palais Bourbon une petite colonne compacte qui établisse une fois pour toutes, et sans qu’on puisse s’y méprendre, le caractère du socialisme français, de telle sorte que les éléments épars soient mis dans la nécessité de se rallier autour de lui. »

Au lieu de cela, on a une unité sans principes. Une présentation des congrès du Parti Ouvrier Français par Paul Lafargue témoigne de l'évolution insidieuse de celui-ci vers la passivité :

1876 (2-10 octobre). Congrès de Paris, où fut, pour la première fois, adopté le principe des candidatures ouvrières ;

1878 (28 janvier-8 février). Congrès de Lyon, où un petit noyau de délégués dépose une proposition tendant à l'appropriation collective du sol et des instruments de travail ;

1879 (20-31 octobre). Congrès de Marseille, où la minorité de Lyon, devenue majorité, établit les principes constitutifs du Parti ouvrier ;

1880 (16-22 novembre). Congrès du Havre, qui formule le programme du Parti avec ses considérants ;

1881 (30 octobre-6 novembre). Congrès de Reims, qui maintient le programme intact contre les premières tentatives d’embourgeoisement du Parti ;

1882 (26 septembre-1er octobre). Congrès de Roanne, où le programme de Marseille est complété et rédigé dans sa forme définitive ;

1884 (29 mars-7 avril). Congrès de Roubaix qui, d’accord avec la Democratic Federation d'Angleterre, représentée par les citoyens Belfort-Bax et Quelch, inaugure le plan d’une campagne pour l’établissement d’une législation internationale ouvrière sur la base de la journée de huit heures ;

1890 (11-12 octobre). Congrès de Lille qui, en même temps qu’il donne au Parti sa constitution intérieure définitive, fait un devoir à chaque militant d’entrer dans la Chambre syndicale de sa corporation ;

1891 (26-28 novembre). Congrès de Lyon, où est adopté le Programme municipal avec lequel le Parti s’est installé en maître dans les Hôtels-de-Ville de grandes cités comme Lille, Roubaix, Marseille, Cette, Roanne, Montluçon, etc. ;

1892 (24-28 septembre). Congrès de Marseille, qui élabore le Programme agricole, renfermant les revendications essentielles de la démocratie paysanne : travailleurs des champs, petits propriétaires, fermiers et métayers, appelés ainsi à s’organiser contre la féodalité terrienne ;

1893 (7-9 octobre). Congrès de Paris, qui constitue à la Chambre des députés la fraction parlementaire du Parti, avec mandat de s'entendre et d'agir en commun avec les autres élus socialistes du Parlement ;

1894 (14-16 septembre). Congrès de Nantes qui complète le Programme agricole en le faisant précéder de ses considérants ;

1895 (8-11 sept.). Congrès de Romilly, et,

1896 (21-24 juillet). Congrès de Lille, où est rédigé, avec le concours du syndicat des marins, le Programme maritime, comprenant les revendications des gens de mer, pêcheurs et marins de commerce.

1897 (10-13 juillet). Congrès d e Paris, qui résout, au point de vue socialiste, la question des syndicats et des coopératives ;

1898 (17-20 septembre). Congrès de Montluçon qui, par des résolutions motivées, classe définitivement parmi les pires formes de la réaction, malgré leurs apparences démagogiques, les mouvements antisémites et nationalistes ;

1899 (13-17 août). Congrès d'Epernay, où est préparée la collaboration du Parti à l’union des forces socialistes ;

Au Congrès général des organisations socialistes françaises (Paris 3-8 décembre 1899), où les délégués du Parti ouvrier représentaient sensiblement près de la moitié des mandats, les résolutions adoptées, interdisant à un socialiste d’entrer dans un ministère bourgeois et mettant sous le contrôle d’un organisme central les journaux, les élus et les candidats qui se réclament du socialisme, n'étaient, pour le fond et pour la forme, que les résolutions mêmes votées par le Parti dans son Congrès d'Epernay.

Le constat dressé à la fin par Paul Lafargue est totalement erroné. Le Parti Ouvrier Français s'effondra justement aux élections de 1902 par rapport à 1898, perdant un tiers de ses députés, alors qu'il a mené la fronde contre la participation d'Alexandre Millerand au Gouvernement Waldeck-Rousseau.

Il fusionna la même année avec le Parti Socialiste Révolutionnaire issu des blanquistes du Comité Révolutionnaire Central travaillant désormais conjointement avec l'Alliance Communiste Révolutionnaire. Le Parti Socialiste de France qui en découla fusionna trois ans plus tard avec le Parti Socialiste Français de Jean Jaurès, afin de former la Section Française de l'Internationale Ouvrière (SFIO).

Le Parti Ouvrier Français avait échoué à marquer son époque, à former une social-démocratie authentique en France. Les socialistes français unifiés étaient désormais désorientés idéologiquement, fragmentés sur le plan des idées et des conceptions, à la merci des opportunistes donnant le ton.

La bourgeoisie, quant à elle, disposait de sa Belle Époque.