L'occupation du journal Libération le 26 octobre 1977 (1)
Submitted by Anonyme (non vérifié)L'existence de la Fraction Armée Rouge a posé un énorme problème à l'extrême-gauche française. Elle rappelait en effet les thèses qu'elle-même avait formulé ou dont elle était proche au tout début des années 1970, avant finalement de s'insérer dans les institutions.
Les rares secteurs refusant une telle insertion avaient également plongé dans l'anarchisme ou plus exactement le spontanéisme et l'ultra-gauche conseilliste ; pour cette raison, l'idéologie communiste maintenue de la RAF leur semblait quelque chose d'étonnant, de perturbant, voire de franchement dérangeant.
Voici comment André Glucksmann, ayant fait le choix de participer aux institutions, présente la question dans une interview à Libération le 3 novembre 1977. André Glucksmann s'appelle en réalité Joseph André Glucksmann, Joseph en référence à Staline, André en référence à Etkar André, un militant communiste allemand torturé de longues années par les nazis avant d'être tué en 1936.
On notera deux choses importantes pour comprendre les non-dits :
- la thèse de la RAF est caricaturée en toute mauvaise foi en une sorte d'antifascisme d'après l'heure ;
- il est passé sous silence qu'Andreas Baader et d'autres cadres de la RAF sont passés en France et qu'il y a eu une réunion avec des dirigeants de la Gauche Prolétarienne.
« Libération : La thèse de la RAF est justement de dire que le fascisme n'a jamais été liquidé en Allemagne.
Mais la RAF n'a pas été la seule à le dire pour l'Allemagne. Les Maos de la Gauche Prolétarienne ont utilisé à propos de la France les concepts des nouveaux occupants, de nouvelle résistance.
Toi-même Glucksmann, tu as participé à l'élaboration du concept de « nouveau fascisme ». Alors ?
André Glucknmann : Il faut être précis. La thèse commune de de tous les mouvements de contestation c'est que le fascisme n'a été liquidé nulle part.
En témoignent les exploits coloniaux français ou américains, le racisme à l'égard des ouvriers immigrés, les « bavures » policières etc. Dire qu'il y a du fascisme et qu'il faut le combattre, ce n'est pas affirmer avec la RAF que nous vivons dans une société fasciste, sous un État fasciste.
La thèse de la RAF est que nous vivons dans un gigantesque camp de concentration.
La thèse du nouveau fascisme a été d'opposer un fascisme qui vient d'en haut à une démocratie dite nouvelle, de masse qui vient d'en bas.
On ne disait pas : « la France, elle est fasciste ». On disait : « Il y a une lutte entre la démocratie et le fascisme ».
Même lorsque, avec cette exagération catastrophique, on désignait tous les policiers comme occupants, il s'agissait d'une minorité « occupant » la majorité, alors que, pour la RAF, la majorité est prisonnière du système.
Libération : Dans la pratique, n'y avait-il pas une réelle parenté. Nous étions cousins.
André Glucksmann : Oui. Il y a un moment où nous fûmes probablement très près de continuer sur la lancée de Baader.
Rappelle-toi le début 72 : escalade aux portes de Renault jusqu'à la mort d'Overney. Il brandit une barre de fer, Tramoni le tue à distance d'un coup de révolver.
Après la mort de Pierrot, le soir même à la manifestation de Charonne, la question est : « Allons-nous escalader plus loin ? » Il y avait des cocktails. Finalement, les maos ne les emploient pas contre la police.
Suit l'enterrement avec 200.000 Parisiens, l'enlèvement du cadre de Renault, Nogrette. Qu'est-ce qu'on en fait ? Pour la NRP, on le sait, il s’agissait d'un enlèvement symbolique. Il n'était pas question de le tuer.
Peu après, prise d'otages à Munich, aux Jeux Olympiques et tuerie finale. On approuve ou on n'approuve pas Septembre Noir ? Les immigrés arabes avec lesquels on travaillait étaient pour. Finalement, les maos n'approuvent pas. Non sans discussions confuses.
Exit la gauche prolétarienne. Si on avait escaladé après la mort d'Overney, soit assassiné Nogrette, soit approuvé Munich, la GP aurait continué – mais dans le sens de la Fraction Armée Rouge. »
Ce que ne dit pas André Glucksmann et ce dont ne parle pas non plus le journaliste de Libération, c'est de la mort de Jean-Antoine Tramoni, l'agent de sécurité de l'usine Renault qui a tué Pierre Overney en 1972.
Jugé coupable, il fit quatre de prisons, mais trouva la mort le 23 mars 1977, lors d'une opération de vengeance menée par les NAPAP, Noyaux armés pour l'autonomie populaire.
Cette organisation faisait partie de toute une mouvance mêlant post-maoïstes (les « veuves maos »), spontanéistes, partisans de l'autonomie italienne, autonomes favorables à la lutte armée, anarchistes radicalisés.
Cette aire principalement parisienne passait par la faculté de Vincennes, le local anarchiste de la rue des Vignoles avec l'Organisation Communiste libertaire d'un côté, l'Assemblée des Groupes Autonomes se réunissant à la faculté de Jussieu.
Les spontanéistes étaient organisés autour de la revue Marge, les partisans de l'autonomie italienne autour de la revue Camarades ; à cela s'ajoute notamment le groupe Poing noir en rupture avec la Fédération Anarchiste.
L'Organisation Communiste Libertaire (OCL) affirmait l'autonomie ouvrière et jouait un rôle important dans la tentative de structurer un mouvement très diffus et ayant une tendance très forte à basculer dans la célébration de la criminalité.
Dans Front libertaire, l'organe de l'OCL, on lit comme éditorial la position suivante suite à la mort des prisonniers de la Fraction Armée Rouge en 1977 :
« A. Baader., G Ensslin, J.K. Raspe ont été froidement assassinés hier matin, dans la prison forteresse de Suttgart-Stammheim.
Dans cet appel, nous ne disserterons pas sur la justesse ou non de la ligne et des pratiques de la RAF, ni sur la vérité de leur mort comme ont pu le faire les dirigeants trotskystes ou maoïstes auxquels les mass médias ont largement accordé leur support.
Ce qui est clair, c'est que les militants de la RAF assassinés hier sont des militants révolutionnaires ; ils ont été victimes de l’État le plus policier de l'Europe occidentale et que leur assassinat entre en plein dans la politique de répression, d'occultation et de marginalisation que tentent de mener dans toute l'Europe, dans le cadre d'un compromis historique à l'échelle continentale, tous les partis du pouvoir ; qu'ils l'aient ou aspirent à l'avoir, qu'ils soient de gauche ou de droite ou qu'ils se rendent complices de cette logique comme la plupart des groupes de l'extrême-gauche officielle.
De Bologne à Barcelone, de Kalkar à Malville, de Francfort à Paris, nous faisons partie d'un même mouvement qui, s'il ne veut pas disparaître, doit avoir le courage de s'exprimer et de s'affronter directement à l’État.
C'est pourquoi nous ne pouvons nous taire après cet assassinat.
Organisation Communiste Libertaire
région parisienne
le 18.10.1977 »
L'affirmation mouvementiste de l'OCL correspondait tout à fait au dénominateur commun de l'aire autonome, spontanéiste, conseilliste, rupturiste apparu dans les décombres de l'échec de la Gauche Prolétarienne.
Une réunion fut alors effectuée le 23 octobre 1977 dans le local de la rue des Vignoles, qui appartient historiquement à des réfugiés de la CNT espagnole, et où l'OCL avait ses locaux également. Il fut décidé d'occuper les locaux du quotidien Libération le 26 octobre 1977, un communiqué étant tiré sur place à 30 000 exemplaires.