Jean Racine - Bérénice - Acte III (1670)
Submitted by Anonyme (non vérifié)ACTE TROISIEME
Scène 1
Titus, Antiochus, Arsace
Quoi, Prince, vous partiez? Quelle raison subite
Presse votre départ, ou plutôt votre fuite?
Vouliez-vous me cacher jusques à vos adieux?
Est-ce comme ennemi que vous quittez ces lieux?
Que diront avec moi la cour, Rome, l'empire?
Mais, comme votre ami, que ne puis-je point dire?
De quoi m'accusez-vous? Vous avais-je sans choix
Confondu jusqu'ici dans la foule des rois?
Mon cœur vous fut ouvert tant qu'a vécu mon père:
C'était le seul présent que je pouvais vous faire;
Et lorsque avec mon cœur ma main peut s'épancher,
Vous fuyez mes bienfaits tout prêts à vous chercher?
Pensez-vous qu'oubliant ma fortune passée
Sur ma seule grandeur j'arrête ma pensée,
Et que tous mes amis s'y présentent de loin
Comme autant d'inconnus dont je n'ai plus besoin?
Vous-même, à mes regards qui vouliez vous soustraire,
Prince, plus que jamais vous m'êtes nécessaire.
Moi, Seigneur?
Vous.
Hélas! d'un prince malheureux
Que pouvez-vous, Seigneur, attendre que des vœux?
Je n'ai pas oublié, Prince, que ma victoire
Devait à vos exploits la moitié de sa gloire,
Que Rome vit passer au nombre des vaincus
Plus d'un captif chargé des fers d'Antiochus,
Que dans le Capitole elle voit attachées
Les dépouilles des Juifs par vos mains arrachées.
Je n'attends pas de vous de ces sanglants exploits,
Et je veux seulement emprunter votre voix.
Je sais que Bérénice, à vos soins redevable,
Croit posséder en vous un ami véritable.
Elle ne voit dans Rome et n'écoute que vous;
Vous ne faites qu'un cœur et qu'une âme avec nous.
Au nom d'une amitié si constante et si belle,
Employer le pouvoir que vous avez sur elle:
Voyez-la de ma part.
Moi, paraître à ses yeux?
La reine, pour jamais, a reçu mes adieux.
Prince, il faut que pour moi vous lui parliez encore.
Ah! parlez-lui, Seigneur. La reine vous adore.
Pourquoi vous dérober vous-même en ce moment
Le plaisir de lui faire un aveu si charmant?
Elle l'attend, Seigneur, avec impatience.
Je réponds, en partant, de son obéissance;
Et même elle m'a dit que, prêt à l'épouser,
Vous ne la verrez plus que pour l'y disposer.
Ah! qu'un aveu si doux aurait lieu de me plaire!
Que je serais heureux, si j'avais à le faire!
Mes transports aujourd'hui s'attendaient d'éclater;
Cependant aujourd'hui, Prince, il faut la quitter.
La quitter! Vous, Seigneur?
Telle est ma destinée.
Pour elle et pour Titus il n'est plus d'hyménée;
D'un espoir si charmant je me flattais en vain:
Prince, il faut avec vous qu'elle parte demain.
Qu'entends-je? O ciel!
Plaignez ma grandeur importune:
Maître de l'univers, je règle sa fortune,
Je puis faire les rois, je puis les déposer;
Cependant de mon cœur je ne puis disposer.
Rome, contre les rois de tout temps soulevée,
Dédaigne une beauté dans la pourpre élevée;
L'éclat du diadème et cent rois pour aïeux
Déshonorent ma flamme et blessent tous les yeux.
Mon cœur, libre d'ailleurs, sans craindre les murmures,
Peut brûler à son choix dans des flammes obscures;
Et Rome avec plaisir recevrait de ma main
La moins digne beauté qu'elle cache en son sein.
Jules céda lui-même au torrent qui m'entraîne.
Si le peuple demain ne voit partir la reine,
Demain elle entendra ce peuple furieux
Me venir demander son départ à ses yeux.
Sauvons de cet affront mon nom et sa mémoire
Et puisqu'il faut céder, cédons à notre gloire.
Ma bouche et mes regards, muets depuis huit jours,
L'auront pu préparer à ce triste discours;
Et même en ce moment, inquiète, empressée,
Elle veut qu'à ses yeux j'explique ma pensée.
D'un amant interdit soulagez le tourment:
Epargnez à mon cœur cet éclaircissement.
Allez, expliquez-lui mon trouble et mon silence.
Surtout, qu'elle me laisse éviter sa présence.
Soyez le seul témoin de ses pleurs et des miens;
Portez-lui mes adieux, et recevez les siens;
Fuyons tous deux, fuyons un spectacle funeste,
Qui de notre constance accablerait le reste.
Si l'espoir de régner et de vivre en mon cœur
Peut de son infortune adoucir la rigueur,
Ah! Prince! jurez-lui que toujours trop fidèle,
Gémissant dans ma cour, et plus exilé qu'elle,
Portant jusqu'au tombeau le nom de son amant,
Mon règne ne sera qu'un long bannissement,
Si le ciel, non content de me l'avoir ravie,
Veut encor m'affliger par une longue vie.
Vous, que l'amitié seule attache sur ses pas,
Prince, dans son malheur ne l'abandonnez pas.
Que l'Orient vous voie arriver à sa suite;
Que ce soit un triomphe, et non pas une fuite;
Qu'une amitié si belle ait d'éternels liens;
Que mon nom soit toujours dans tous vos entretiens.
Pour rendre vos Etats plus voisins l'un de l'autre,
L'Euphrate bornera son empire et le vôtre.
Je sais que le sénat, tout plein de votre nom,
D'une commune voix confirmera ce don.
Je joins la Cilicie à votre Comagène.
Adieu. Ne quittez point ma princesse, ma reine,
Tout ce qui de mon cœur fut l'unique désir,
Tout ce que j'aimerai jusqu'au dernier soupir.
Scène 2
Antiochus, Arsace
Ainsi le ciel s'apprête à vous rendre justice.
Vous partirez, Seigneur, mais avec Bérénice.
Loin de vous la ravir, on va vous la livrer.
Arsace, laisse-moi le temps de respirer.
Ce changement est grand, ma surprise est extrême.
Titus entre mes mains remet tout ce qu'il aime!
Dois-je croire, grands dieux! ce que je viens d'ouïr?
Et quand je le croirais dois-je m'en réjouir?
Mais moi-même, Seigneur, que faut-il que je croie?
Quel obstacle nouveau s'oppose à votre joie?
Me trompiez-vous tantôt au sortir de ces lieux,
Lorsque encor tout ému de vos derniers adieux,
Tremblant d'avoir osé s'expliquer devant elle,
Votre cœur me contait son audace nouvelle?
Vous fuyiez un hymen qui vous faisait trembler.
Cet hymen est rompu: quel soin peut vous troubler?
Suivez les doux transports où l'amour vous invite.
Arsace, je me vois chargé de sa conduite;
Je jouirai longtemps de ses chers entretiens,
Ses yeux mêmes pourront s'accoutumer aux miens,
Et peut-être son cœur fera la différence
Des froideurs de Titus à ma persévérance.
Titus m'accable ici du poids de sa grandeur:
Tout disparaît dans Rome auprès de sa splendeur;
Mais, quoique l'Orient soit plein de sa mémoire,
Bérénice y verra des traces de ma gloire.
N'en doutez point, Seigneur, tout succède à vos vœux,
Ah! que nous nous plaisons à nous tromper tous deux!
Et pourquoi nous tromper?
Quoi! je lui pourrais plaire?
Bérénice à mes vœux ne serait plus contraire?
Bérénice d'un mot flatterait mes douleurs?
Penses-tu seulement que parmi ses malheurs,
Quand l'univers entier négligerait ses charmes,
L'ingrate me permît de lui donner des larmes,
Ou qu'elle s'abaissât jusques à recevoir
Des soins qu'à mon amour elle croirait devoir?
Et qui peut mieux que vous consoler sa disgrâce?
Sa fortune, Seigneur, va prendre une autre face:
Titus la quitte.
Hélas! de ce grand changement
Il ne me reviendra que le nouveau tourment
D'apprendre par ses pleurs à quel point elle l'aime.
Je la verrai gémir, je la plaindrai moi-même;
Pour fruit de tant d'amour, j'aurai le triste emploi
De recueillir des pleurs qui ne sont pas pour moi.
Quoi? ne vous plairez-vous qu'à vous gêner sans cesse?
Jamais dans un grand cœur vit-on plus de faiblesse?
Ouvrez les yeux, Seigneur, et songeons entre nous
Par combien de raisons Bérénice est à vous.
Puisque aujourd'hui Titus ne prétend plus lui plaire,
Songez que votre hymen lui devient nécessaire.
Nécessaire?
A ses pleurs accordez quelques jours,
De ses premiers sanglots laissez passer le cours;
Tout parlera pour vous, le dépit, la vengeance,
L'absence de Titus, le temps, votre présence,
Trois sceptres que son bras ne peut seul soutenir,
Vos deux Etats voisins qui cherchent à s'unir:
L'intérêt, la raison, l'amitié, tout vous lie.
Oui, je respire, Arsace, et tu me rends la vie:
J'accepte avec plaisir un présage si doux.
Que tardons-nous? Faisons ce qu'on attend de nous.
Entrons chez Bérénice; et puisqu'on nous l'ordonne,
Allons lui déclarer que Titus l'abandonne...
Mais plutôt demeurons. Que faisais-je? Est-ce à moi,
Arsace, à me charger de ce cruel emploi?
Soit vertu, soit amour, mon cœur s'en effarouche.
L'aimable Bérénice entendrait de ma bouche
Qu'on l'abandonne? Ah, Reine! et qui l'aurait pensé
Que ce mot dût jamais vous être prononcé!
La haine sur Titus tombera tout entière,
Seigneur: si vous parlez, ce n'est qu'à sa prière.
Non, ne la voyons point. Respectons sa douleur;
Assez d'autres viendront lui conter son malheur.
Et ne la crois-tu pas assez infortunée
D'apprendre à quel mépris Titus l'a condamnée,
Sans lui donner encor le déplaisir fatal
D'apprendre ce mépris par son propre rival?
Encore un coup, fuyons; et par cette nouvelle,
N'allons point nous charger d'une haine immortelle.
Ah! la voici, Seigneur; prenez votre parti.
O ciel!
Scène 3
Bérénice, Antiochus, Arsace, Phénice
Hé quoi, Seigneur? vous n'êtes point parti?
Madame, je vois bien que vous êtes déçue,
Et que c'était César que cherchait votre vue.
Mais n'accusez que lui, si malgré mes adieux
De ma présence encor j'importune vos yeux.
Peut-être en ce moment je serais dans Ostie,
S'il ne m'eût de sa cour défendu la sortie.
Il vous cherche vous seul. Il nous évite tous.
Il ne m'a retenu que pour parler de vous.
De moi, Prince?
Oui, Madame.
Et qu'a-t-il pu vous dire?
Mille autres mieux que moi pourront vous en instruire.
Quoi, Seigneur?...
Suspendez votre ressentiment.
D'autres, loin de se taire en ce même moment,
Triompheraient peut-être, et pleins de confiance,
Céderaient avec joie à votre impatience.
Mais moi, toujours tremblant, moi, vous le savez bien,
A qui votre repos est plus cher que le mien,
Pour ne le point troubler, j'aime mieux vous déplaire,
Et crains votre douleur plus que votre colère.
Avant la fin du jour vous me justifierez.
Adieu, Madame.
O ciel! quel discours! Demeurez,
Prince, c'est trop cacher mon trouble à votre vue:
Vous voyez devant vous une reine éperdue,
Qui, la mort dans le sein, vous demande deux mots.
Vous craignez, dites-vous, de troubler mon repos,
Et vos refus cruels, loin d'épargner ma peine,
Excitent ma douleur, ma colère, ma haine.
Seigneur, si mon repos vous est si précieux,
Si moi-même jamais je fus chère à vos yeux,
Eclaircissez le trouble où vous voyez mon âme:
Que vous a dit Titus?
Au nom des dieux, Madame...
Quoi! vous craignez si peu de me désobéir?
Je n'ai qu'à vous parler pour me faire haïr.
Je veux que vous parliez.
Dieux! quelle violence!
Madame, encore un coup, vous louerez mon silence.
Prince, dès ce moment contentez mes souhaits,
Ou soyez de ma haine assuré pour jamais.
Madame, après cela, je ne puis plus me taire.
Eh bien, vous le voulez, il faut vous satisfaire.
Mais ne vous flattez point: je vais vous annoncer
Peut-être des malheurs où vous n'osez penser.
Je connais votre cœur: vous devez vous attendre
Que je le vais frapper par l'endroit le plus tendre.
Titus m'a commandé...
Quoi?
De vous déclarer
Qu'à jamais l'un de l'autre il faut vous séparer.
Nous séparer? Qui? Moi? Titus de Bérénice?
Il faut que devant vous je lui rende justice:
Tout ce que dans un cœur sensible et généreux
L'amour au désespoir peut rassembler d'affreux,
Je l'ai vu dans le sien. Il pleure; il vous adore;
Mais enfin que lui sert de vous aimer encore?
Une reine est suspecte à l'empire romain.
Il faut vous séparer, et vous partez demain.
Nous séparer! Hélas, Phénice!
Eh bien, Madame?
Il faut ici montrer la grandeur de votre âme.
Ce coup sans doute est rude; il doit vous étonner.
Après tant de serments, Titus m'abandonner!
Titus qui me jurait... Non, je ne le puis croire:
Il ne me quitte point, il y va de sa gloire.
Contre son innocence on veut me prévenir.
Ce piège n'est tendu que pour nous désunir.
Titus m'aime, Titus ne veut point que je meure.
Allons le voir: je veux lui parler tout à l'heure,
Allons.
Quoi? vous pourriez ici me regarder...
Vous le souhaitez trop pour me persuader.
Non, je ne vous crois point. Mais quoi qu'il en puisse être,
Pour jamais à mes yeux gardez-vous de paraître.
(A Phénice.)
Ne m'abandonne pas dans l'état où je suis.
Hélas! pour me tromper je fais ce que je puis.
Scène 4
Antiochus, Arsace
Ne me trompé-je point? L'ai-je bien entendue?
Que je me garde, moi, de paraître à sa vue?
Je m'en garderai bien. Et ne partais-je pas,
Si Titus malgré moi n'eût arrêté mes pas?
Sans doute il faut partir. Continuons, Arsace.
Elle croit m'affliger, sa haine me fait grâce.
Tu me voyais tantôt inquiet, égaré:
Je partais amoureux, jaloux, désespéré,
Et maintenant, Arsace, après cette défense,
Je partirai peut-être avec indifférence.
Moins que jamais, Seigneur, il faut vous éloigner.
Moi, je demeurerai pour me voir dédaigner?
Des froideurs de Titus je serai responsable?
Je me verrai puni parce qu'il est coupable?
Avec quelle injustice et quelle indignité
Elle doute à mes yeux de ma sincérité!
Titus l'aime, dit-elle, et moi je l'ai trahie.
L'ingrate! m'accuser de cette perfidie!
Et dans quel temps encor? dans le moment fatal
Que j'étale à ses yeux les pleurs de mon rival,
Que pour la consoler je le faisais paraître
Amoureux et constant, plus qu'il ne l'est peut-être.
Et de quel soin, Seigneur, vous allez-vous troubler?
Laissez à ce torrent le temps de s'écouler;
Dans huit jours, dans un mois, n'importe, il faut qu'il passe.
Demeurez seulement.
Non, je la quitte, Arsace.
Je sens qu'à sa douleur je pourrais compatir:
Ma gloire, mon repos, tout m'excite à partir.
Allons, et de si loin évitons la cruelle,
Que de longtemps, Arsace, on ne nous parle d'elle.
Toutefois il nous reste encore assez de jour:
Je vais dans mon palais attendre ton retour.
Va voir si sa douleur ne l'a point trop saisie,
Cours; et partons du moins assurés de sa vie.