Jean Racine - Bérénice - Acte I (1670)
Submitted by caviaPERSONNAGES :
TITUS, Empereur de Rome.
BÉRÉNICE, Reine de Palestine.
ANTIOCHUS, Roi de Comagène.
PAULIN, Confident de Titus.
ARSACE, Confident d’Antiochus.
PHÉNICE, Confidente de Bérénice.
RUTILE, Romain.
SUITE DE TITUS.
La scène est à Rome, dans un Cabinet, qui est entre l’Appartement de Titus & celui de Bérénice.
ACTE PREMIER
Scène première
Antiochus, Arsace
Arrêtons un moment. La pompe de ces lieux,
Je le vois bien, Arſace, eſt nouvelle à tes yeux.
Souvent ce cabinet ſuperbe & ſolitaire,
Des ſecrets de Titus eſt le dépoſitaire.
C’eſt ici quelquefois qu’il ſe cache à ſa cour,
Lorſqu’il vient à la reine expliquer ſon amour.
De ſon appartement cette porte eſt prochaine,
Et cette autre conduit dans celui de la reine.
Va chez elle. Dis-lui qu’importun à regret
J’ose lui demander un entretien secret.
Vous, Seigneur, importun ? Vous, cet ami fidèle,
Qu’un soin si généreux intéresse pour elle ?
Vous, cet Antiochus, son amant autrefois ?
Vous, que l’Orient compte entre ses plus grands rois ?
Quoi ? déjà de Titus épouse en espérance,
Ce rang entre elle et vous met-il tant de distance ?
Va, dis-je ; et sans vouloir te charger d’autres soins,
Vois si je puis bientôt lui parler sans témoins.
Scène 2
Antiochus, seul
Eh bien, Antiochus, es-tu toujours le même ?
Pourrai-je, sans trembler, lui dire: "Je vous aime ?"
Mais quoi ? déjà je tremble, et mon cœur agité
Craint autant ce moment que je l’ai souhaité.
Bérénice autrefois m’ôta toute espérance ;
Elle m’imposa même un éternel silence.
Je me suis tu cinq ans ; et, jusques à ce jour,
D’un voile d’amitié j’ai couvert mon amour.
Dois-je croire qu’au rang où Titus la destine
Elle m’écoute mieux que dans la Palestine ?
Il l’épouse. Ai-je donc attendu ce moment,
Pour me venir encor déclarer son amant ?
Quel fruit me reviendra d’un aveu téméraire ?
Ah ! puisqu’il faut partir, partons sans lui déplaire.
Retirons-nous, sortons, et sans nous découvrir,
Allons loin de ses yeux l’oublier, ou mourir.
Hé quoi, souffrir toujours un tourment qu’elle ignore ?
Toujours verser des pleurs qu’il faut que je dévore ?
Quoi, même en la perdant, redouter son courroux ?
Belle reine, et pourquoi vous offenseriez-vous ?
Viens-je vous demander que vous quittiez l’empire ?
Que vous m’aimiez ? Hélas ! je ne viens que vous dire
Qu’après m’être longtemps flatté que mon rival
Trouverait à ses vœux quelque obstacle fatal,
Aujourd’hui qu’il peut tout, que votre hymen s’avance,
Exemple infortuné d’une longue constance,
Après cinq ans d’amour et d’espoir superflus,
Je pars, fidèle encor, quand je n’espère plus.
Au lieu de s’offenser, elle pourra me plaindre.
Quoi qu’il en soit, parlons : c’est assez nous contraindre.
Et que peut craindre, hélas ! un amant sans espoir
Qui peut bien se résoudre à ne la jamais voir ?
Scène 3
Antiochus, Arsace
Arsace, entrerons-nous ?
Seigneur, j’ai vu la reine ;
Mais, pour me faire voir, je n’ai percé qu’à peine
Les flots toujours nouveaux d’un peuple adorateur
Qu’attire sur ses pas sa prochaine grandeur.
Titus, après huit jours d’une retraite austère,
Cesse enfin de pleurer Vespasien son père.
Cet amant se redonne aux soins de son amour,
Et si j’en crois, Seigneur, l’entretien de la cour,
Peut-être avant la nuit l’heureuse Bérénice
Change le nom de reine au nom d’impératrice.
Hélas !
Quoi ? ce discours pourrait-il vous troubler ?
Ainsi donc sans témoins je ne lui puis parler ?
Vous la verrez, Seigneur : Bérénice est instruite
Que vous voulez ici la voir seule et sans suite.
La reine d’un regard a daigné m’avertir
Qu’à votre empressement elle allait consentir,
Et sans doute elle attend le moment favorable
Pour disparaître aux yeux d’une cour qui l’accable.
Il suffit. Cependant n’as-tu rien négligé
Des ordres importants dont je t’avais chargé ?
Seigneur, vous connaissez ma prompte obéissance.
Des vaisseaux dans Ostie armés en diligence,
Prêts à quitter le port de moments en moments,
N’attendent pour partir que vos commandements.
Mais qui renvoyez-vous dans votre Comagène ?
Arsace, il faut partir quand j’aurai vu la reine.
Qui doit partir ?
Moi.
Vous ?
En sortant du palais,
Je sors de Rome, Arsace, et j’en sors pour jamais.
Je suis surpris sans doute, et c’est avec justice.
Quoi ? depuis si longtemps la reine Bérénice
Vous arrache, Seigneur, du sein de vos Etats,
Depuis trois ans dans Rome elle arrête vos pas ;
Et lorsque cette reine, assurant sa conquête,
Vous attend pour témoin de cette illustre fête,
Quand l’amoureux Titus, devenant son époux,
Lui prépare un éclat qui rejaillit sur vous...
Arsace, laisse-la jouir de sa fortune,
Et quitte un entretien dont le cours m’importune.
Je vous entends, Seigneur: ces mêmes dignités
Ont rendu Bérénice ingrate à vos bontés.
L'inimitié succède à l'amitié trahie.
Non, Arsace, jamais je ne l'ai moins haïe.
Quoi donc ? de sa grandeur déjà trop prévenu,
Le nouvel empereur vous a-t-il méconnu ?
Quelque pressentiment de son indifférence
Vous fait-il loin de Rome éviter sa présence ?
Titus n'a point pour moi paru se démentir :
J'aurais tort de me plaindre.
Et pourquoi donc partir ?
Quel caprice vous rend ennemi de vous-même ?
Le ciel met sur le trône un prince qui vous aime,
Un prince qui jadis témoin de vos combats,
Vous vit chercher la gloire et la mort sur ses pas,
Et de qui la valeur, par vos soins secondée,
Mit enfin sous le joug la rebelle Judée.
Il se souvient du jour illustre et douloureux
Qui décida du sort d'un long siège douteux.
Sur leur triple rempart les ennemis tranquilles
Contemplaient sans péril nos assauts inutiles ;
Le bélier impuissant les menaçait en vain.
Vous seul, Seigneur, vous seul, une échelle à la main,
Vous portâtes la mort jusque sur leurs murailles.
Ce jour presque éclaira vos propres funérailles :
Titus vous embrassa mourant entre mes bras,
Et tout le camp vainqueur pleura votre trépas.
Voici le temps, Seigneur, où vous devez attendre
Le fruit de tant de sang qu'ils vous ont vu répandre.
Si pressé du désir de revoir vos Etats,
Vous vous lassez de vivre où vous ne régnez pas,
Faut-il que sans honneur l'Euphrate vous revoie ?
Attendez pour partir que César vous renvoie
Triomphant et chargé des titres souverains
Qu'ajoute encore aux rois l'amitié des Romains.
Rien ne peut-il, Seigneur, changer votre entreprise ?
Vous ne répondez point ?
Que veux-tu que je dise ?
J'attends de Bérénice un moment d'entretien.
Eh bien, Seigneur ?
Son sort décidera du mien.
Comment ?
Sur son hymen j'attends qu'elle s'explique.
Si sa bouche s'accorde avec la voix publique,
S'il est vrai qu'on l'élève au trône des Césars,
Si Titus a parlé, s'il l'épouse, je pars.
Mais qui rend à vos yeux cet hymen si funeste ?
Quand nous serons partis, je te dirai le reste.
Dans quel trouble, Seigneur, jetez-vous mon esprit ?
La reine vient. Adieu. Fais tout ce que j'ai dit.
Scène 4
Bérénice, Antiochus, Phénice
Enfin je me dérobe à la joie importune
De tant d'amis nouveaux que me fait la fortune;
Je fuis de leurs respects l'inutile longueur,
Pour chercher un ami qui me parle du cœur.
Il ne faut point mentir: ma juste impatience
Vous accusait déjà de quelque négligence.
Quoi! cet Antiochus, disais-je, dont les soins
Ont eu tout l’Orient et Rome pour témoins;
Lui que j’ai vu toujours, constant dans mes traverses,
Suivre d’un pas égal mes fortunes diverses;
Aujourd’hui que le ciel semble me présager
Un honneur qu’avec vous je prétends partager,
Ce même Antiochus, se cachant à ma vue,
Me laisse à la merci d’une foule inconnue ?
Il est donc vrai, Madame? et selon ce discours,
L’hymen va succéder à vos longues amours?
Seigneur, je vous veux bien confier mes alarmes.
Ces jours ont vu mes yeux baignés de quelques larmes.
Ce long deuil que Titus imposait à sa cour
Avait même en secret suspendu son amour;
Il n’avait plus pour moi cette ardeur assidue
Lorsqu’il passait les jours, attaché sur ma vue.
Muet, chargé de soins, et les larmes aux yeux,
Il ne me laissait plus que de tristes adieux.
Jugez de ma douleur, moi dont l’ardeur extrême,
Je vous l’ai dit cent fois, n’aime en lui que lui-même,
Moi qui, loin des grandeurs dont il est revêtu,
Aurais choisi son cœur, et cherché sa vertu.
Il a repris pour vous sa tendresse première?
Vous fûtes spectateur de cette nuit dernière,
Lorsque, pour seconder ses soins religieux,
Le sénat a placé son père entre les dieux.
De ce juste devoir sa piété contente
A fait place, Seigneur, au soin de son amante;
Et même en ce moment, sans qu’il m’en ait parlé,
Il est dans le sénat par son ordre assemblé.
Là, de la Palestine il étend la frontière,
Il y joint l’Arabie et la Syrie entière.
Et si de ses amis j’en dois croire la voix,
Si j’en crois ses serments redoublés mille fois,
Il va sur tant d’états couronner Bérénice,
Pour joindre à plus de noms le nom d’impératrice.
Il m’en viendra lui-même assurer en ce lieu.
Et je viens donc vous dire un éternel adieu.
Que dites-vous? Ah! ciel! quel adieu! quel langage!
Prince, vous vous troublez et changez de visage?
Madame, il faut partir.
Quoi? ne puis-je savoir
Quel sujet...
Il fallait partir sans la revoir.
Que craignez-vous? parlez c’est trop longtemps se taire.
Seigneur, de ce départ quel est donc le mystère?
Au moins souvenez-vous que je cède à vos lois,
Et que vous m’écoutez pour la dernière fois.
Si, dans ce haut degré de gloire et de puissance,
Il vous souvient des lieux où vous prîtes naissance,
Madame, il vous souvient que mon cœur en ces lieux
Reçut le premier trait qui partit de vos yeux.
J’aimai. J’obtins l’aveu d’Agrippa votre frère.
Il vous parla de moi. Peut-être sans colère
Alliez-vous de mon cœur recevoir le tribut;
Titus, pour mon malheur, vint, vous vit, et vous plut.
Il parut devant vous dans tout l’éclat d’un homme
Qui porte entre ses mains la vengeance de Rome.
La Judée en pâlit. Le triste Antiochus
Se compta le premier au nombre des vaincus
Bientôt de mon malheur interprète sévère,
Votre bouche à la mienne ordonna de se taire.
Je disputai longtemps, je fis parler mes yeux.
Mes pleurs et mes soupirs vous suivaient en tous lieux.
Enfin votre rigueur emporta la balance :
Vous sûtes m’imposer l’exil ou le silence,
Il fallut le promettre, et même le jurer.
Mais puisqu’en ce moment j’ose me déclarer,
Lorsque vous m’arrachiez cette injuste promesse,
Mon cœur faisait serment de vous aimer sans cesse.
Ah! que me dites-vous?
Je me suis tu cinq ans,
Madame, et vais encor me taire plus longtemps.
De mon heureux rival j’accompagnai les armes;
J’espérai de verser mon sang après mes larmes,
Ou qu’au moins, jusqu’à vous porté par mille exploits,
Mon nom pourrait parler, au défaut de ma voix.
Le ciel sembla promettre une fin à ma peine:
Vous pleurâtes ma mort, hélas! trop peu certaine.
Inutiles périls! Quelle était mon erreur!
La valeur de Titus surpassait ma fureur.
Il faut qu’à sa vertu mon estime réponde.
Quoique attendu, Madame, à l’empire du monde,
Chéri de l’univers, enfin aimé de vous,
Il semblait à lui seul appeler tous les coups ;
Tandis que, sans espoir, haï, lassé de vivre,
Son malheureux rival ne semblait que le suivre.
Je vois que votre cœur m’applaudit en secret,
Je vois que l’on m’écoute avec moins de regret,
Et que trop attentive à ce récit funeste,
En faveur de Titus vous pardonnez le reste.
Enfin, après un siège aussi cruel que lent,
Il dompta les mutins, reste pâle et sanglant
Des flammes, de la faim, des fureurs intestines ?
Et laissa leurs remparts cachés sous leurs ruines,
Rome vous vit, Madame, arriver avec lui.
Dans l’Orient désert quel devint mon ennui!
Je demeurai longtemps errant dans Césarée,
Lieux charmants où mon cœur vous avait adorée.
Je vous redemandais à vos tristes états;
Je cherchais en pleurant les traces de vos pas.
Mais enfin succombant à ma mélancolie,
Mon désespoir tourna mes pas vers l’Italie.
Le sort m’y réservait le dernier de ses coups.
Titus en m’embrassant m’amena devant vous,
Un voile d’amitié vous trompa l’un et l’autre,
Et mon amour devint le confident du vôtre.
Mais toujours quelque espoir flattait mes déplaisirs:
Rome, Vespasien, traversaient vos soupirs;
Après tant de combats Titus cédait peut-être.
Vespasien est mort, et Titus est le maître.
Que ne fuyais-je alors! J’ai voulu quelques jours
De son nouvel empire examiner le cours.
Mon sort est accompli. Votre gloire s’apprête.
Assez d’autres, sans moi, témoins de cette fête,
A vos heureux transports viendront joindre les leurs;
Pour moi, qui ne pourrais y mêler que des pleurs,
D’un inutile amour trop constante victime,
Heureux dans mes malheurs, d’en avoir pu, sans crime,
Conter toute l’histoire aux yeux qui les ont faits,
Je pars plus amoureux que je ne fus jamais.
Seigneur, je n’ai pas cru que, dans une journée
Qui doit avec César unir ma destinée,
Il fût quelque mortel qui pût impunément
Se venir à mes yeux déclarer mon amant.
Mais de mon amitié mon silence est un gage:
J’oublie, en sa faveur, un discours qui m’outrage.
Je n’en ai point troublé le cours injurieux;
Je fais plus: à regret je reçois vos adieux.
Le ciel sait qu’au milieu des honneurs qu’il m’envoie,
Je n’attendais que vous pour témoin de ma joie.
Avec tout l’univers j’honorais vos vertus;
Titus vous chérissait, vous admiriez Titus.
Cent fois je me suis fait une douceur extrême
D’entretenir Titus dans un autre lui-même.
Et c’est ce que je fuis. J’évite, mais trop tard,
Ces cruels entretiens où je n’ai point de part.
Je fuis Titus: je fuis ce nom qui m’inquiète,
Ce nom qu’à tous moments votre bouche répète.
Que vous dirai-je enfin? Je fuis des yeux distraits,
Qui me voyant toujours ne me voyaient jamais.
Adieu. Je vais, le cœur trop plein de votre image,
Attendre, en vous aimant, la mort pour mon partage.
Surtout ne craignez point qu’une aveugle douleur
Remplisse l’univers du bruit de mon malheur :
Madame: le seul bruit d’une mort que j’implore
Vous fera souvenir que je vivais encore.
Adieu.
Scène 5
Bérénice, Phénice
Que je le plains! Tant de fidélité,
Madame, méritait plus de prospérité.
Ne le plaignez-vous pas?
Cette prompte retraite
Me laisse, je l’avoue, une douleur secrète.
Je l’aurais retenu.
Qui? moi? le retenir?
J’en dois perdre plutôt jusques au souvenir.
Tu veux donc que je flatte une ardeur insensée?
Titus n’a point encore expliqué sa pensée.
Rome vous voit, Madame, avec des yeux jaloux;
La rigueur de ses lois m'épouvante pour vous.
L'hymen chez les Romains n'admet qu'une Romaine;
Rome hait tous les rois, et Bérénice est reine.
Le temps n'est plus, Phénice, où je pouvais trembler.
Titus m'aime, il peut tout, il n'a plus qu'à parler:
Il verra le sénat m'apporter ses hommages,
Et le peuple de fleurs couronner ses images.
De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur?
Tes yeux ne sont-ils pas tout pleins de sa grandeur?
Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée,
Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée,
Cette foule de rois, ces consuls, ce sénat,
Qui tous de mon amant empruntaient leur éclat;
Cette pourpre, cet or, que rehaussait sa gloire,
Et ces lauriers encor témoins de sa victoire;
Tous ces yeux qu'on voyait venir de toutes parts
Confondre sur lui seul leurs avides regards;
Ce port majestueux, cette douce présence...
Ciel! avec quel respect et quelle complaisance
Tous les cœurs en secret l'assuraient de leur foi!
Parle: peut-on le voir sans penser comme moi
Qu'en quelque obscurité que le sort l'eût fait naître,
Le monde en le voyant eût reconnu son maître?
Mais, Phénice, où m'emporte un souvenir charmant?
Cependant Rome entière, en ce même moment,
Fait des vœux pour Titus, et par des sacrifices,
De son règne naissant célèbre les prémices.
Que tardons-nous? Allons, pour son empire heureux,
Au ciel qui le protège, offrir aussi nos vœux.
Aussitôt, sans l'attendre, et sans être attendue,
Je reviens le chercher, et dans cette entrevue
Dire tout ce qu'aux cœurs l'un de l'autre contents
Inspirent des transports retenus si longtemps.