13 mai 2013

L'âge gothique - 3ème partie : un art pré-national

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L'art gothique naît comme idéologie catholique étatique.

Ainsi, en plus du caractère chrétien agressif de la chanson de geste et chrétien mystique de l'amour courtois (avec les motifs de la rose, de la vierge Marie, etc.), il y a donc des interpénétrations ouvertes entre aristocratie et religion : Louis IX est devenu « Saint Louis », afin de l'intégrer à l'histoire religieuse elle-même, alors que Philippe le Bel a expulsé la population juive et écrasé l'ordre du Temple (les « templiers ») qui faisait de l'ombre au pape.

Les rois de France, lors de leur intronisation, étaient également oints d'un baume contenue dans une « sainte ampoule » conservée à Reims, contenant prétendument une huile apportée par une colombe le jour du baptême de Clovis par l'évêque Remi.

Profitant ainsi de son indépendance relative, et donc de manière strictement parallèle à l'établissement de la culture aristocrate de la chanson de geste et de l'amour courtois, le clergé approfondit son élan intellectuel et culturel.

Il ne se contente pas de développer une démarche « intimiste » donnant aux religieux une autonomie culturelle-idéologique complète par rapport aux aristocrates, ni même de prôner le culte de la Vierge Marie pour capter les masses par le mysticisme. Il développe une théologie.

La théologie est nécessaire en raison des progrès culturels et intellectuels. La formation d'un clergé cultivé ne s'est pas produit sans contradictions, le principal aspect de cette contradiction étant la formation d'intellectuels assumant des thèses pré-matérialistes, à la suite des écrits d'Averroès.

Cela va conduire à la formation d'un averroïsme latin, avec comme premier résultat la condamnation en 1277 de 219 thèses « averroïstes » par Etienne Tempier, archevêque et chancelier de l'Université de Paris. Et l'affrontement avec l'averroïsme va ensuite se prolonger jusqu'aux Lumières, au 18ème siècle.

C'est pour cette raison que le clergé va faire passer la théologie chrétienne à un autre niveau, grâce à Saint Thomas d'Aquin, qui s'appuie pour cela sur une relecture d'Aristote, afin de contrer Averroès, le grand commentateur d'Aristote (voir Avicenne et Averroès : la réaction chrétienne par Thomas d'Aquin).

Pour cette raison, la grande thèse classique bourgeoise comme quoi l'art gothique est issu de la scolastique – l'éducation religieuse et ses méthodes – est erronée. Dans son œuvre « Architecture gothique et pensée scolastique » publiée en 1951, Erwin Panofsky considère que l'art gothique est né autour de Paris, strictement parallèlement à la scolastique dont Paris était un grand centre.

Panofsky se trompe cependant, car s'il y avait eu une identité entre art gothique et scolastique, alors l’Église n'aurait pas assumé Thomas d'Aquin, qui remettait en cause la tradition de la scolastique jusque-là. L'identité qu'il y a est celle de l'art gothique avec les enseignements de Bernard de Clairvaux, par l'intermédiaire de l'ordre des Cisterciens.

Et en fait, ces enseignements de Bernard de Clairvaux, la scolastique, l'art gothique, la modernisation par Thomas d'Aquin, tout cela relève (avec la chanson de geste, l'amour courtois...) d'un seul et même mouvement, que l'on peut appeler âge gothique.

La difficulté est en fait la suivante : le mouvement est une première étape culturelle-idéologique dans la naissance des nations.

Pour cette raison, tant l'Angleterre que la France ou l'Allemagne considèrent aujourd'hui que l'art gothique est finalement et surtout une particularité nationale qui leur est propre. C'est de là que viennent les complications dans la compréhension historique de l'art gothique.

En pratique, l'art roman généré par le premier Etat « moderne » européen constitué par Charlemagne aboutit à différentes constructions culturelles-idéologiques suite à différentes divisions.

Chacune de ces divisions prolonge l'art roman, qui bascule dans l'art gothique, avec des caractéristiques pré-nationales, dues à l'importance de l'artisanat local et de son style, d'un embryon de bourgeoisie, d'une royauté s'affirmant avec des velléités de conquêtes, d'une population doublant entre le 10ème et le 13ème siècle.

L'art gothique est, ainsi, l'art pré-national de l’État royal appuyé par le clergé. Les différences entre l'art gothique dans ses versions allemande, française et anglaise saute aux yeux.

Le personnage clef, historiquement et en France, est ici bien connu : il s'agir de Suger de Saint-Denis (1080 ou 1081 – 1151). Suger va organiser la rénovation et l'agrandissement de l'abbaye de Saint-Denis.

Mais il va être aussi en quelque sorte le « premier ministre » du roi Louis VI, puis régent, et Louis VII qui suivra le qualifiera de « père de la patrie ». Suger a même théorisé le principe du roi comme « primus inter pares », « premier entre ses pairs », afin de construire la figure du Roi comme relevant directement de l'ordre divin.

C'est cet élan qui va produire l'art gothique comme idéologie pré-nationale. La basilique Saint-Denis formée par Suger va être un élément clef concernant la France et la royauté.

Il va se produire ici un phénomène particulier et propre à l'époque : la confusion au sujet de plusieurs personnes.

A l'époque, on confondait trois personnes :

– Denys l’Aréopagite, un personnage mentionné dans l'acte des apôtres, dans le nouveau testament : « À ces mots de résurrection des morts, les uns se moquaient, les autres disaient : « Nous t'entendrons là-dessus une autre fois. » C'est ainsi que Paul se retira du milieu d'eux. Quelques hommes cependant s'attachèrent à lui et embrassèrent la foi. Denys l'Aréopagite fut du nombre. Il y eut aussi une femme nommée Damaris, et d'autres avec eux. »

– l'auteur mystique chrétien, sans doute du 6ème siècle, dont les écrits ont été attribués à Denys l’Aréopagite, à la fois de manière erronée et par souci de donner un contenu « philosophique » à la religion dès son origine. Cet auteur mystique est désormais appelé « Pseudo-Denys l'Aréopagite », pseudo puisque ce n'est pas le vrai.

– Denis de Paris, le premier évêque de Paris, martyr décapité marchant ensuite en portant sa tête avant de s'effondrer six kilomètres plus loin, la basilique Saint-Denis étant construit alors à cet endroit.

La thèse d'Erwin Panofsky est que Suger va organiser la rénovation de la basilique consacré à Saint Denis en se fondant sur les principes mystique du Pseudo Denys (censé être Denis) ; les propos de Suger sont censés reflétés une « orgie de métaphysique néo-platonicienne de la lumière. »

Il est vrai que Suger écrit :

« Le nouveau chevet étant réuni au narthex,
L'église étincelle, éclairée en son vaisseau médian,
Car lumineux est ce qui joint en clarté deux sources de lumière.
L'œuvre fameux resplendit de cette clarté nouvelle.
L'agrandissement fut réalisé de nos jours.
C'est moi Suger qui ait dirigé les travaux.
 »

On retrouve également ces mots sur ce que Suger a fait graver sur les portes racontant la passion du Christ :

« Qui que tu sois, si tu veux exalter l'honneur des portes,
N'admire ni l'or ni la dépense, mais le travail de l'œuvre.
L'œuvre noble brille, mais l'œuvre qui brille dans sa noblesse
Devrait illuminer les esprits, afin qu'ils aillent, à travers les vraies lumières,
Vers la vraie lumière, où le Christ est la vraie porte.
Ce que la vraie lumière est à l'intérieur, la porte dorée le détermine ainsi,
L'esprit engourdi s'élève vers le vrai à travers les choses matérielles,
Et plongé d'abord dans l'abîme, à la vue de la lumière, il resurgit.
 »

Cependant, cela n'a rien d'original pour le christianisme, qui n'est rien d'autre, sur le plan idéologique, que du néo-platonisme (principalement Plotin) ayant intégré la morale stoïcienne (c'est-à-dire le post aristotélisme finissant et décadent).

Suger n'apporte donc rien de nouveau au sens strict, en faisant référence au « Pseudo-Denys l'Aréopagite ». Ce qui se passe, c'est la naissance d'un style « français » parallèlement au progrès technique et à la nouvelle asisse étatique du catholicisme.