L'âge gothique - 2ème partie : Bernard de Clairvaux, la vierge Marie, la cathédrale gothique comme imprimante culturelle-idéologique
Submitted by Anonyme (non vérifié)L'aristocratie a donc produit sa culture propre, avec la chanson de geste et l'amour courtois, prétextes à des célébrations dans les châteaux qui commencent à être construits dans toute l'Europe, bastion d'aristocrates locaux appréciant un « art de vivre » bien plus élevé que la survie barbare des débuts de la féodalité.
Mais il restait à l’Église à faire de même. Sa situation était néanmoins plus complexe, puisqu'elle jouait le rôle moteur dans la canalisation des masses dans les institutions. L’Église devait se développer et s'affirmer, mais sans rompre les liens avec les masses, gage de son existence relativement indépendante par rapport à l'aristocratie (qui l'a, à la base, elle-même produite avec l'âge roman).
Les « châteaux » de l’Église se devaient d'avoir une nature bien particulière, puisqu'il s'agissait de forteresses non pas militaires, mais culturelles-idéologiques. C'est de là que naissent les cathédrales et l'art gothique.
La figure-clef du processus est ici Bernard de Fontaine, abbé de Clairvaux (1090 ou 1091 – 1153). C'est lui qui va développer le culte de Marie et donner à l'art gothique sa teneur idéologique.
Le culte de Marie apparaît en effet véritablement durant l'âge gothique et va prendre des proportions toujours plus grandes, au point que, même en ce début de 21ème siècle, ce culte représente une tendance en quête d'une hégémonie au sein de l'Eglise catholique, présentant Marie non seulement comme « Mediatrix » (médiatrice), mais même comme Mediatrix de toutes les grâces, véritable « porte » entre notre monde et Dieu.
La raison pour cela est que le culte de Marie permet de remplacer toutes les fantaisies populaires encore présentes à l'art roman (et présentes nécessairement puisqu'elles permettaient d'intégrer les masses à l'Eglise).
C'est justement Bernard de Clairvaux qui va être le théoricien de ce culte, comme par ailleurs du rapport « mystique » à Jésus. La « lactation de Saint Bernard » raconte même que Bernard de Clairvaux aurait reçu le lait maternel depuis le sein d'une statue de la Vierge, dans l'Église Saint-Vorles de Châtillon sur Seine...
Bernard de Clairvaux théorise, en effet, la rupture avec l'origine aristocrate du clergé. Au faste d'antan, il oppose l'ascétisme et la rigueur, avec un repli sur soi-même, en se « tournant » vers Dieu et non plus vers le monde.
Il prône le mysticisme, combattant les partisans de la « connaissance », dont le théologien Abélard qui doit affronter sa dure répression.
Les églises doivent abandonner les représentations liées à la réalité, pour ne plus se tourner que vers Dieu. C'est-à-dire que le clergé devient un personnel totalement indépendant de l'aristocratie, actif dans un registre très particulier.
Cela ne veut nullement dire que l’Église nie ses prérogatives dans le monde matériel, bien au contraire. Le choix de se tourner vers Dieu fait que son statut devient encore plus grand. Bernard de Clairvaux va être le grand théoricien du principe des croisades et de la guerre sainte contre les « païens ».
C'est cela qui fait que l'art gothique produit des cathédrales. L'art gothique est en fait, déjà et surtout, un art urbain. L'église nouvelle est un bâtiment d'importance, de la plus haute importance, au cœur de la ville qui est le produit du développement culturel et civilisationnel.
La « paix » a permis le commerce, les échanges ; la ville naît de cela, et l’Église s'installe comme garant de l'ordre social.
Il y a ici une rupture avec l'ancienne tradition chrétienne et dont est issu l'art roman, où les bâtiments religieux appartiennent aux campagnes, disposant eux-mêmes de terres agricoles, etc. Le processus va continuer, pourtant, Bernard de Clairvaux aura dans sa vie fondé 72 monastères (dont 35 en France).
Mais l’Église ne va pas que dans les campagnes : elle entend tout diriger. Bernard de Clairvaux va faire passer ses conceptions ultra-conservatrices d'un clergé puritain et agressif par l'intermédiaire de sa prise de contrôle de l'ordre des Cisterciens.
Cet ordre va littéralement prendre le contrôle du catholicisme, pesant sur le choix des papes (Innocent II, Eugène III... puis Benoît XII lui-même cistercien), faisant reconnaître l'ordre du Temple et prônant une chevalerie chrétienne, fournissant de très nombreux évêques, prêchant les croisades et organisant la liquidation physique de l'hérésie cathare.
L'âge gothique est ainsi celui de l'affirmation de l’Église, après la première étape romane. Et c'est une dynamique d’État. L’Église n'est plus réorganisée et poussée par l’État, comme auparavant ; désormais, elle est une composante de l’État lui-même, avec une autonomie relative.
Cela signifie donc la fin de l'auto-suffisance possible du clergé ; ce dernier appartient désormais à l’État, dont il est d'ailleurs constitutif, tout en pesant sur lui comme il le peut.
L'art gothique est donc un art d’État. Il est décidé par l’État, car il s'agit de vastes constructions, coûtant cher et demandant une bonne organisation. Et il est utilisé par l’État, puisque le clergé est une composante essentielle de l’État.
On peut noter ici justement que les grands travaux s'élancent véritablement d'un coup. Les travaux commencent à Chartres en 1194, à Bourges en 1195, à Soissons en 1198, à Rennes en 1210, à Amiens en 1220 (après l'incendie de 1218), à Beauvais en 1225.
Un art d’État a une fonction culturelle-idéologique. Cette fonction est le rassemblement des masses dans un lieu, afin de les éduquer et des les orienter. Les églises répondent à cette fonction.
Pour cette raison, l'art gothique a principalement produit des cathédrales, des bâtiments urbains visant au rassemblement, imposant de par leur taille afin de représenter le pouvoir.
De cette réalité vient deux conséquences pratiques : tout d'abord, le nombre très important de soutien des grands murs, par le fameux arc-boutant.
Il faut noter ici que contrairement à ce que pensera le romantisme idéaliste, ces arc-boutants ont surtout une fonction pratique – porter les murs- et non pas vraiment une fonction esthétique-idéologique (le romantisme sera particulièrement lyrique sur cette dimension).
Les cathédrales de l'âge gothique ne sont pas en effet sur des places, à part, mais bien dans les villes, intégrés aux rues ; elles ne sont pas à part avec une esthétique visible de loin.
Le second aspect découle du premier. L'utilisation des arc-boutants permet de porter le poids de la voûte sur certains points précis et non plus tout le mur. On peut donc accorder certains espaces du mur à des fenêtres.
Les fenêtres sont essentielles : il n'est pas possible de rassembler une masse de gens, pour éventuellement lire des textes religieux, sans lumière. Et ces fenêtres sont alors directement utilisées comme images religieuses, pour éduquer les masses ne sachant pas lire pour leur majorité, pour les impressionner, pour les imprimer culturellement.
Ce qu'on voit sur les cathédrales, aux entrées, va dans le même sens : les sculptures ne sont plus décorations, mais éléments architecturaux à part entière, pour planter le décor.
Les tympans de l'âge gothique ne représentent plus la religion dans sa dimension populaire, avec le jugement dernier sur un mode terrifiant ou encore la Jérusalem céleste. Ce sont les rois et les saints qui prennent le dessus, avec la Vierge Marie jouant un rôle décisif dans le dispositif.
Jésus a une dimension non plus mystique-historique, dans l'esprit originel du christianisme, mais simplement mystique-religieuse ; Jésus récupère tout, il absorbe la réalité matérielle.
Telle est la nature réactionnaire de l'art gothique, sa nature obscure ; c'en est fini de la fantaisie populaire.