L'âge gothique - 4ème partie : la question romantique néo-gothique
Submitted by Anonyme (non vérifié)L'art gothique va jouer un rôle très important au 19ème siècle, et cela en raison d'un malentendu et d'une incompréhension franco-allemande.
En effet, au 18ème siècle, le romantisme est né comme idéologie de la bourgeoisie allemande en appelant à la réalité matérielle, aux sens, contre le formalisme et la rigidité géométrique du classicisme français porté par la monarchie absolue.
Ce romantisme, un matérialisme sensualiste, exprimait les velléités d'affirmation de la bourgeoisie allemande ; ses grands représentants sont Goethe, Schiller, Kant, Hegel.
Mais l'invasion napoléonienne a provoqué une panique générale quant à la perte de la nation allemande ; c'est alors la Prusse féodale qui a récupéré la direction de l'unification allemande, soumettant la bourgeoisie.
Or, l'idéologie de la révolution française, avec son prolongement napoléonien, avait repris à son compte l'idéologie de la Rome antique, afin de se construire une idéologie, un drapeau, un objectif, surtout un masque pour cacher sa nature réelle.
Inévitablement, l'Allemagne en formation s'est plongée dans l'histoire face à ces Romains imaginaires et a « retrouvé » les barbares germains qui ont peuplé ce qui deviendra l'Allemagne.
Les conséquences de l'invasion napoléonienne, qui modifiait la réalité européenne pour fournir une situation générale favorable à la révolution française, sont énormes pour l'Allemagne : primauté de la Prusse féodale, impossibilité de la révolution bourgeoise, romantisme transformé en idéalisme aristocrate, « retour » aux Germains... et finalement, évidemment, le national-socialisme comme forme romantique de « retour » aux Germains pour « rattraper » l'absence de révolution bourgeoise et de colonialisme.
Ainsi, la défense du gothique comme art « allemand » est un grand classique ultra-réactionnaire et racialiste en Allemagne, jusqu'à aujourd'hui.
Et la mise en avant de ce passé gothique a servi de modèle aux courants nationalistes en Europe, notamment en Angleterre, mais aussi en France.
Dans le cadre de la restauration suivant la défaite napoléonienne, avec le retour du Roi et de l'Eglise, on assiste à une construction romantique réactionnaire du 19ème siècle, qui présente l'église gothique comme une « image » du divin, une construction représentant le lien à Dieu dans l'espace et le temps.
C'est là une caricature d'interprétation de ce qu'a été l'art roman, mais qui permet la nostalgie, un retour en arrière, tel que l'exprime le plus grand poète romantique, Nerval, dans Fantaisie :
« Il est un air pour qui je donnerais
Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber1,
Un air très vieux, languissant et funèbre,
Qui pour moi seul a des charmes secrets.
Or, chaque fois que je viens à l'entendre,
De deux cents ans mon âme rajeunit :
C'est sous Louis treize ; et je crois voir s'étendre
Un coteau vert, que le couchant jaunit,
Puis un château de brique à coins de pierre,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière,
Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs ;
Puis une dame, à sa haute fenêtre,
Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,
Que, dans une autre existence peut-être,
J'ai déjà vue... - et dont je me souviens ! »
Si ce romantisme avait une dimension sensualiste contradictoire, comme chez l'Allemand Novalis qui regrettait une époque d'unité absolue de l'Europe (fictive) confinant au mysticisme (à la Bernard de Clairvaux), ce n'est pas forcément le cas tout le temps.
L'éloge de l'art gothique est idéologique ; il déplace la quête de sensualité vers le mysticisme chrétien.
C'est très net chez Chateaubriand, qui fantasme littéralement, de manière quasi érotique, dans son Génie du christianisme (1802) :
« Ces voûtes ciselées en feuillages, ces jambages qui appuient sur les murs, et finissent brusquement comme des troncs brisés, la fraîcheur des voûtes, les ténèbres du sanctuaire, les ailes obscures, les passages secrets, les portes abaissées, tout retrace les labyrinthes des bois dans l’église gothique ; tout en fait sentir la religieuse horreur, les mystères et la Divinité. »
Mais il faut bien sûr citer ici Notre-Dame-de-Paris, de Victor Hugo, publié en 1830, grande kitscherie royaliste romantique, très connue jusqu'à aujourd'hui car portée par l'idéologie chrétienne-démocrate, chrétienne-sociale, « catho de gauche ».
Honoré de Balzac présente - fort justement - de cette manière cette œuvre :
« Je viens de lire Notre-Dame – ce n'est pas de M. Victor Hugo auteur de quelques bonnes odes, c'est de M. Hugo auteur d’Hernani – deux belles scènes, trois mots, le tout invraisemblable, deux descriptions, la belle et la bête, et un déluge de mauvais goût – une fable sans possibilité et par-dessus tout un ouvrage ennuyeux, vide, plein de prétention architecturale – voilà où nous mène l'amour-propre excessif. (lettre à Berthoud le 19 mars 1831) »
Le terme de « prétention architecturale » est particulièrement bien choisi : il est en effet typique du romantisme de faire l'éloge de l'architecture gothique, alors qu'elle n'est que le prolongement de l'art roman, dans un amas de propagande chrétienne et de zèle mystique.
Voici ce qu'on lit donc dans le roman Notre-Dame-de-Paris, participant à la vision idéaliste romantique de l'église gothique :
« Il y avait déjà longtemps que le Tourangeau, si intelligent que fût son regard, paraissait ne plus comprendre dom Claude. Il l’interrompit.
– Pasquedieu ! qu’est-ce que c’est donc que vos livres ?
– En voici un, dit l’archidiacre.
Et ouvrant la fenêtre de la cellule, il désigna du doigt l’immense église de Notre-Dame, qui, découpant sur un ciel étoilé la silhouette noire de ses deux tours, de ses côtes de pierre et de sa croupe monstrueuse, semblait un énorme sphinx à deux têtes assis au milieu de la ville.
L’archidiacre considéra quelque temps en silence le gigantesque édifice, puis étendant avec un soupir sa main droite vers le livre imprimé qui était ouvert sur sa table et sa main gauche vers Notre-Dame, et promenant un triste regard du livre à l’église :
– Hélas ! dit-il, ceci tuera cela.
(…)
C’était pressentiment que la pensée humaine en changeant de forme allait changer de mode d’expression, que l’idée capitale de chaque génération ne s’écrirait plus avec la même matière et de la même façon, que le livre de pierre, si solide et si durable, allait faire place au livre de papier, plus solide et plus durable encore. Sous ce rapport, la vague formule de l’archidiacre avait un second sens ; elle signifiait qu’un art allait détrôner un autre art. Elle voulait dire : L’imprimerie tuera l’architecture.
En effet, depuis l’origine des choses jusqu’au quinzième siècle de l’ère chrétienne inclusivement, l’architecture est le grand livre de l’humanité, l’expression principale de l’homme à ses divers états de développement soit comme force, soit comme intelligence.
(…)
Enfin on fit des livres.
Les traditions avaient enfanté des symboles, sous lesquels elles disparaissaient comme le tronc de l’arbre sous son feuillage ; tous ces symboles, auxquels l’humanité avait foi, allaient croissant, se multipliant, se croisant, se compliquant de plus en plus ; les premiers monuments ne suffisaient plus à les contenir ; ils en étaient débordés de toutes parts ; à peine ces monuments exprimaient-ils encore la tradition primitive, comme eux simple, nue et gisante sur le sol.
Le symbole avait besoin de s’épanouir dans l’édifice. L’architecture alors se développa avec la pensée humaine ; elle devint géante à mille têtes et à mille bras, et fixa sous une forme éternelle, visible, palpable, tout ce symbolisme flottant. »
On remarque évidemment la tradition de Hugo à se positionner comme véritable sucesseur prophétique de la religion, en tant que « poète ». C'est là sa principale caractéristique et sa principale dénaturation du romantisme authentique.
On est là dans le fantasme d'une pureté perdue. Le philosophe allemand réactionnaire Schopenhauer exprime exactement cela lorsqu'il imagine en 1851 un passé idéalisé :
« La cathédrale de Mayence, si enveloppée par les maisons qui l’entourent ou qui s’appuient contre elle, qu’on ne peut la voir en entier de nulle part, est pour moi le symbole de toutes les grandeurs et de toutes les beautés du monde, qui ne devraient exister que pour elles-mêmes, mais qui sont maltraitées par le besoin, s’imposant de tous côtés, de s’arc-bouter contre elles, ce qui les masque et qui les gâche.
Ce n’est pas là un fait étonnant dans ce monde de la nécessité, à laquelle tous doivent sacrifier, qui attire violemment tout à soi pour en forger ses outils, sans en excepter celui qui n’avait pu être créé que pendant son absence momentanée : le beau, et la vérité cherchée pour elle-même.
(Parerga et paralipomena) »
Les délires de Panofsky exactement cent années plus tard expriment la même chose :
« Quand – en dehors de l’amour de la beauté de la Maison de Dieu – la beauté des pierres aux multiples couleurs m’arrache aux soucis extérieurs et qu’une honorable méditation me conduit à réfléchir, en transposant ce qui est matériel à ce qui est immatériel, sur la diversité des vertus sacrées, je crois me voir, en quelque sorte, dans une étrange région de l’univers qui n’existe ni tout à fait dans la boue de la terre ni dans la pureté du ciel et je crois pouvoir, par la grâce de Dieu, être transporté de ce monde inférieur à ce monde supérieur d’une manière anagogique. »
On est là dans une véritable idéologie néo-gothique, qui en France connaîtra un grand succès avec l'architecte Eugène Emmanuel Viollet-le-Duc (1814-1879).
Celui-ci va procéder à de nombreuses « restaurations », qui sont en fait parfois des reconstructions sur un mode néo-gothique, l'une des plus connues de ces œuvres anti-historiques étant le Château de Pierrefonds, ou bien des restaurations adaptations, comme à Notre-Dame à Paris.
Viollet-le-Duc a sévi également aux cathédrales de Saint-Denis, d'Amiens, de Reims, de Clermont-Ferrand... la liste est impressionnante et témoigne de l'importance du néo-gothique pour la relance du christianisme au 19ème siècle, à en croire que le catholicisme va basculer dans un pur néo-gothique où le culte de la Vierge est prépondérant.
C'est une preuve éclatante que le communisme va porter en lui un nouvel humanisme, exigeant comme Molière des bâtiments
« Assaisonné du sel de nos grâces antiques,
Et non du fade goût des ornements gothiques :
Ces monstres odieux des siècles ignorants,
Que de la barbarie ont produits les torrents »
Ces lignes étaient écrites pour la Gloire du Val-de-Grâce, bâtiment qui témoigne de l'idéologie de l'âge baroque. Mais inévitablement on reconnaît une simple vérité : l'âge gothique est faible.
Sur le plan technique, celui du style, il y a déjà des particularités pré-nationales ou nationales, faisant qu'on reconnaît aisément les cathédrales anglaise, allemande ou française. Mais le contenu est celui de l'Eglise qui prétend être ce qu'elle n'est pas ; toute sa vanité s'y démontre.