Les Fables de Jean de La Fontaine - 7e partie : contre les animaux-machines
Submitted by Anonyme (non vérifié)Jean de La Fontaine a tenté de formuler sa conception de la dignité des animaux, dans un texte en vers placé dans les Fables, sous le couvert d'un discours à Madame de la Sablière.
Celle-ci l'a hébergé de 1673 à 1693, et en plus de saluer sa protectrice, il développe toute la philosophie matérialiste concernant les animaux.
Voici l'extrait concerné, relativement ardu de par sa forme ornementale typique du XVIIe siècle et convenant bien plus aux fables qu'à la littératures d'idées.
Il est capital, dans la mesure où il représente un aboutissement des Fables, largement nié par la critique bourgeoise qui voit en les Fables une simple expression statique, finie, chaque faible se suffisant en soi, étant réduite à un élément isolé.
Il témoigne d'une réflexion clef qui, au-delà d'annoncer les Lumières et leur matérialisme, pose le rapport aux animaux, dans le cadre de la contradiction villes-campagnes, ce qui est à mettre en rapport avec le matérialisme dialectique.
Voici les arguments de Jean de La Fontaine :
Ce fondement posé, ne trouvez pas mauvais
Qu'en ces fables aussi j'entremêle des traits
De certaine philosophie, Subtile, engageante et hardie.On l'appelle nouvelle: en avez-vous ou non
Ouï parler? Ils disent donc
Que la bête est une machine;
Qu'en elle tout se fait sans choix et par ressorts:
Nul sentiment, point d'âme; en elle tout est corps.Telle est la montre qui chemine
A pas toujours égaux, aveugle et sans dessein.
Ouvrez-la, lisez dans son sein:
Mainte roue y tient lieu de tout l'esprit du monde;
La première y meut la seconde;
Une troisième suit: elle sonne à la fin.Au dire de ces gens, la bête est toute telle:
« L'objet la frappe en un endroit;
Ce lieu frappé s'en va tout droit,
Selon nous, au voisin en porter la nouvelle.
Le sens de proche en proche aussitôt la reçoit.
L'impression se fait. » Mais comment se fait-elle?Selon eux, par nécessité,
Sans passion, sans volonté:
L'animal se sent agité
De mouvements que le vulgaire appelle
Tristesse, joie, amour, plaisir, douleur cruelle,
Ou quelque autre de ces états.
Mais ce n'est point cela: ne vous y trompez pas.Qu'est-ce donc? Une montre. Et nous? C'est autre chose.
Voici de la façon que Descartes l'expose;
Descartes, ce mortel dont on eût fait un dieu
Chez les païens, et qui tient le milieu
Entre l'homme et l'esprit; comme entre l'huître et l'homme
Le tient tel de nos gens, franche bête de somme;
Voici, dis-je, comment raisonne cet auteur:Sur tous les animaux, enfants du Créateur,
J'ai le don de penser; et je sais que je pense.Or, vous savez, Iris, de certaine science,
Que, quand la bête penserait,
La bête ne réfléchirait,
Sur l'objet ni sur sa pensée.Descartes va plus loin, et soutient nettement
Qu'elle ne pense nullement.
Vous n'êtes point embarrassée
De le croire; ni moi.Cependant, quand aux bois
Le bruit des cors, celui des voix,
N'a donné nul relâche à la fuyante proie,
Qu'en vain elle a mis ses efforts
A confondre et brouiller la voie,L'animal chargé d'ans, vieux cerf, et de dix cors,
En suppose un plus jeune, et l'oblige, par force,
A présenter aux chiens une nouvelle amorce.
Que de raisonnements pour conserver ses jours!Le retour sur ses pas, les malices, les tours,
Et le change, et cent stratagèmes
Dignes des plus grands chefs, dignes d'un meilleur sort.
On le déchire après sa mort:
Ce sont tous ses honneurs suprêmes.Quand la perdrix
Voit ses petits
En danger, et n'ayant qu'une plume nouvelle
Qui ne peut fuir encor par les airs le trépas
Elle fait la blessée, et va traînant de l'aile,
Attirant le chasseur et le chien sur ses pas,
Détourne le danger, sauve ainsi sa famille;Et puis, quand le chasseur croit que son chien la pille,
Elle lui dit adieu, prend sa volée, et rit
De l'homme qui, confus, des yeux en vain la suit.Non loin du Nord, il est un monde
Où l'on sait que les habitants
Vivent, ainsi qu'aux premiers temps,
Dans une ignorance profonde:Je parle des humains, car, quant aux animaux,
Ils y construisent des travaux
Qui des torrents grossis arrêtent le ravage,
Et font communiquer l'une et l'autre rivage.L'édifice résiste, et dure en son entier:
Après un lit de bois est un lit de mortier.
Chaque castor agit: commune en est la tâche;
Le vieux y fait marcher le jeune sans relâche;
Maint maître d'oeuvre y court, et tient haut le bâton.La république de Platon
Ne serait rien que l'apprentie
De cette famille amphibie.Ils savent en hiver élever leurs maisons,
Passent les étangs sur des ponts,
Fruit de leur art, savant ouvrage;
Et nos pareils ont beau le voir,
Jusqu'à présent tout leur savoir
Est de passer l'onde à la nage.Que ces castors ne soient qu'un corps vide d'esprit,
Jamais on ne pourra m'obliger à le croire:Mais voici beaucoup plus; écoutez ce récit,
Que je tiens d'un roi plein de gloire.Le défenseur du Nord vous sera mon garant:
Je vais citer un prince aimé de la Victoire;
Son nom seul est un mur à l'empire ottoman.
C'est le roi polonais. jamais un roi ne ment.Il dit donc que, sur sa frontière,
Des animaux entre eux ont guerre de tout temps:
Le sang qui se transmet des pères aux enfants
En renouvelle la matière.Ces animaux, dit-il, sont germains du renard.
Jamais la guerre avec tant d'art
Ne s'est faite parmi les hommes,
Non pas même au siècle où nous sommes.Corps de garde avancé, vedettes, espions,
Embuscades, partis, et mille inventions
D'une pernicieuse et maudite science,
Fille du Styx, et mère des héros,
Exercent de ces animaux
Le bon sens et l'expérience.Pour chanter leurs combats, l'Achéron nous devrait
Rendre Homère. Ah! s'il le rendait,
Et qu'il rendît aussi le rival d'Epicure,
Que dirait ce dernier sur ces exemples-ci?Ce que j'ai déjà dit: qu'aux bêtes la nature
Peut par les seuls ressorts opérer tout ceci;
Que la mémoire est corporelle;
Et que, pour en venir aux exemples divers,
Que j'ai mis en jour dans ces vers,
L'animal n'a besoin que d'elle.L'objet, lorsqu'il revient, va dans son magasin
Chercher, par le même chemin,
L'image auparavant tracée,
Qui sur les mêmes pas revient pareillement,
Sans le secours de la pensée,
Causer un même événement.
Nous agissons tout autrement:La volonté nous détermine,
Non l'objet, ni l'instinct. Je parle, je chemine:
Je sens en moi certain agent,
Tout obéit dans ma machine
A ce principe intelligent.Il est distinct du corps, se conçoit nettement,
Se conçoit mieux que le corps même.
De tous nos mouvements c'est l'arbitre suprême;
Mais comment le corps l'entend-il?
C'est là le point. Je vois l'outil
Obéir à la main: mais la main, qui la guide?
Eh! qui guide les cieux et leur course rapide!Quelque ange est attaché peut-être à ces grands corps.
Un esprit vit en nous, et meut tous nos ressorts;
L'impression se fait: le moyen, je l'ignore;
On ne l'apprend qu'au sein de la Divinité;
Et, s'il faut en parler avec sincérité,
Descartes l'ignorait encore.Nous et lui là-dessus nous sommes tous égaux:
Ce que je sais, Iris, c'est qu'en ces animaux
Dont je viens de citer l'exemple,
Cet esprit n'agit pas; l'homme seul est son temple.
Aussi faut-il donner à l'animal un point,
Que la plante, après tout, n'a point:
Cependant la plante respire.
Mais que répondra-t-on à ce que je vais dire?
Jean de La Fontaine a bien saisi la dignité du réel.