L'occupation du journal Libération le 26 octobre 1977 (2)
Submitted by Anonyme (non vérifié)Le choix était simple : il correspondait à une dénonciation par les gens se voulant alternatifs et non communistes, sans être institutionnels (des gens pareils culturellement mais acceptant une neutralité et un certain rapport avec les institutions).
Libération avait notamment récemment titré « RFA - RAF la guerre des monstres » un de ses numéros, mettant les deux dos à dos, ce qui avait provoqué de grands troubles dans la mouvance autonome, conseilliste, rupturiste, spontanéiste.
Du point de vue historique, Libération n'est après tout que le produit de la capitulation de la Gauche Prolétarienne. Mais les choses n'étaient pas vues ainsi par cette mouvance.
Pour elle, Libération est née comme une partie du mouvement, dans une remise en cause du gauchisme, que cette mouvance imagine aller vers quelque chose de nouveau. Rejetant le communisme comme idéologie, elle s'imagine que la capitulation de la Gauche Prolétarienne est en réalité une remise en cause du gauchisme, une remise sur les bons rails.
La mouvance autonome, conseilliste, rupturiste, spontanéiste ne comprend donc pas pourquoi Libération n'entretient pas de bons rapports avec elle, puisqu'il s'agit d'une seule et même identité.
La situation atteint un pic avec la mort des militants de la RAF en Allemagne en 1977, car cette mouvance s'aperçoit alors que Libération ne publie pas leurs communiqués d'appels à manifester, sabotant ce qui apparaît pourtant vital à leurs propres yeux pour cette « identité » alternative censée être commune.
Cela se déroula qui plus est au même moment que l'affaire Klaus Croissant. Ce avocat allemand devait être expulsé en Allemagne ; il avait cherché refuge en France, car il avait été l'avocat de la Fraction Armée Rouge. Expulsé effectivement en novembre 1977, il prit deux ans et demi de prison, ainsi que quatre années d'interdiction de l'activité d'avocat.
Klaus Croissant fut arrêté en France début septembre 1977 et cela provoqua une très grande opposition. 10 000 personnes manifestèrent, les autonomes étant aux premières loges de l'action, ayant eux-même rassemblé 2500 personnes.
De très nombreux incidents eurent lieu, notamment avec le service d'ordre de la LCR ayant attaqué un autonome attaquant une vitrine de l'entreprise allemande BMW. Or, la LCR, aux côtés d'autres organisations, se targuaient d'être plus révolutionnaires justement que ceux non venus à la manifestation, comme Lutte Ouvrière, le Parti Communiste Révolutionnaire (marxiste-léniniste), etc.
Cela apparaissait comme intolérable aux autonomes, à la mouvance autonome, conseilliste, rupturiste, spontanéiste, mais elle n'avait aucun moyen de démasquer ces gens, sauf par Libération, qui apparaît pourtant neutre, distante, apportant un soutien semblant trop vague, simplement informatif, sans contenu. Libération est donc accusée, somme toute, de ne pas jouer le jeu, de profiter non seulement de la réalité de la mouvance autonome, conseilliste, rupturiste, spontanéiste, mais de l'aire « alternative » en général.
Voici le communiqué des occupants du 26 octobre 1977 :
« Libération vit du courant anti-autoritaire mais loin d'être l'instrument de ce courant, il l'utilise à ses propres fins, essaie de le dévier, de le déformer et voudrait bien lui donner un visage à sa convenance.
Cela était plus que visible ces derniers temps, notamment à travers les « élégants crachats » de July, qui put tranquillement au cours d'un même article, trouver Schleyer sympathique et Baader barbare et absurde (cf. Libé du 18 octobre 77, p. 8).
Par ailleurs, Libération suit la pratique du paternalisme et de l'autoritarisme en s'arrogeant le droit de censurer et de rejeter férocement ou avec mépris les nombreux articles et appels qui lui parviennent de divers groupes.
Par là même, il n'est qu'un reflet fidèle des bases de cette société.
A Libération comme dans tous les journaux, comme dans la société actuelle, l'exercice de la pensée et de la parole est considéré et reste l'apanage d'une élite minoritaire qui entend maintenir ses privilèges coûte que coûte.
NOUS SOMMES CONTRE ÇA
En réponse à cette situation, 200 personnes avaient décidé de passer dans Libé des textes exprimant des opinions qui ont toujours été systématiquement censurées dans Libé.
Face à ce mouvement, la seule réaction de July et sa clique a été d'abord le chantage, puis le sabordage de Libé.
La décision du mouvement a donc été l'occupation de Libé. Cette occupation est la première action d'un mouvement qui s'est constitué ces derniers jours suite à l'assassinat de Baader et qui se reconnaît dans le mouvement italien, les révoltes de Soweto et de Berlin-Est.
Libération préférant se saborder plutôt que d'apporter son soutien à Klaus Croissant (mais l'a-t-il jamais soutenu ?), nous appelons donc à une manifestation au palais de justice, lundi 24 à 13 h 30.
Assemblée parisienne des groupes autonomes »
Les gens travaillent à Libération étaient divisés en deux groupes ; certains étaient effectivement proches de la perspective mise en avant par les occupants. D'ailleurs, certains étaient même présents à l'assemblée décidant de l'occupation.
Libération savait très bien qu'elle allait être occupée, il y avait eu des discussions déjà en amont ; la Police l'avait également prévenu et envoyé plusieurs cars rue de Lorraine, mais Libération avait demandé de supprimer le dispositif.
Elle savait que la confrontation était inévitable, un passage nécessaire. Car la direction et une large de partie de Libération considéraient que toute la question révolutionnaire en général était du passé.
Aussi, dans le communiqué de Libération du 26 octobre 1977, c'est l'incompréhension, la gêne et le mépris qui prédominent.
« Libération est occupé depuis dimanche matin, 11 heures, par 150 personnes qui empêchent sa parution normale lundi matin.
Lecteurs de Libération, mécontents de la manière dont le journal a rendu compte de l'ensemble des événements depuis plus d'un mois, ils prétendent que leurs points de vue ont été censurés par l'équipe.
Alors que certains se proposaient tout simplement de chasser l'actuelle équipe du journal afin de réaliser un numéro conforme à leurs opinions, d'autres exigeaient de Libération qu'il leur cède quatre pages.
Considérant qu'il s'agissait d'une minorité de lecteurs, fidèles à notre conception qui régit ce journal depuis sa création, nous leur avons proposé une page libre pour s'y exprimer. Cette proposition a été refusée, l'équipe de Libération a décidé de ne pas travailler sous le contrôle de quelque commissaire politique que ce soit, et donc de ne pas paraître.
Ce viol de Libération menace son existence sur trois plans :
— Politique d'abord. Il est regrettable que des lecteurs qui ont reproché à Libération sa tiédeur, entravent par leur action sa parution le jour même où l'avocat Klaus Croissant risque d'être extradé.
Libération se proposait en particulier de publier le dossier juridique de l'affaire qui prouve s'il en était besoin, le caractère exclusivement politique d'une éventuelle décision d'extradition.
— Financièrement, cela va de soi. Libération n'a pas d'autres ressources que ses ventes au numéro. Toute interruption de parution prend dès lors un caractère dramatique.
— Dans son principe enfin. Libération se refuse à toute solution de force. Nous avons proposé à cette minorité de s'exprimer. Cela a été refusé.
L'utilité de Libération est fondée sur son indépendance vis-à-vis de quelque pression que ce soit, sur la base d'une pluralité d'expressions. Ceux qui ne reconnaissent pas ce principe nient en fin de compte ce qui fait la vie profonde de ce journal.
En cherchant à nous imposer une ligne, ces lecteurs mettent le journal en péril. Libération ne travaille pas sous la contrainte. L'ensemble de nos lecteurs tranchera. »
Suite à l'occupation, il y eut un vote à Libération et par 30 voix contre 22, c'est la non-parution du journal exigée par la direction qui l'emporta.