Port-Royal et le jansénisme - 8e partie : la cinquième des «Provinciales»
Submitted by Anonyme (non vérifié)Le jansénisme est donc un espace, qui permet de réaliser une offensive anti-jésuite dans la mesure où sa dynamique en est totalement indépendante. Et ce qui est frappant, c'est qu'en apparence, les lettres de Blaise Pascal que sont les « Provinciales » ne dépassent pas une critique absolue des jésuites. C'est le cas de la cinquième lettre, qui semble n'être qu'une critique morale.
On verra par la suite que l'ampleur de la critique possède un véritable fond, de type mystique et fondamentaliste. Au départ des lettres cependant, on est toutefois dans une opération de communication moraliste, sur un ton moqueur.
Dans sa cinquième lettre, Blaise Pascal commence encore par une expression particulièrement agressive à l'encontre des jésuites. Voici le début, avec tout ce qu'il a de provocateur :
« De Paris, ce 20 mars 1656.
Monsieur,
Voici ce que je vous ai promis : voici les premiers traits de la morale des bons Pères Jésuites, de ces hommes éminents en doctrine et en sagesse qui sont tous conduits par la sagesse divine, qui est plus assurée que toute la Philosophie.
Vous pensez peut-être que je raille : je le dis sérieusement, ou plutôt ce sont eux-mêmes qui le disent dans leur livre intitulé : Imago primi saeculi. Je ne fais que copier leurs paroles, aussi bien que dans la suite de cet éloge : C’est une société d’hommes, ou plutôt d’anges, qui a été prédite par Isaïe en ces paroles : Allez, anges prompts et légers.
La prophétie n’en est-elle pas claire ?
Ce sont des esprits d’aigles ; c’est une troupe de phénix, un auteur ayant montré depuis peu qu’il y en a plusieurs. Ils ont changé la face de la Chrétienté. Il le faut croire puisqu’ils le disent. »
Une fois cela dit, Blaise Pascal passe aux choses sérieuses. S'il critique la prétention des jésuites, ce n'est toutefois pas gratuitement : il s'agit de critiquer leur démarche qui consiste à étudier des « cas ».
C'est ce qu'on appelle la « casuistique » et les jésuites s'entraînaient à comprendre tous les « cas de conscience ». De par leur domination complète de l'éducation dans les pays catholiques, dans les collèges et les universités, les jésuites propageaient cette manière d'aborder les choses. Entre 1564 et 1663 parurent pas moins de 600 traités de casuistique, comme documentation de base pour cette pratique.
Blaise Pascal attaque cela, en dénonçant le fait que les jésuites moduleraient leurs exigences selon les gens, s'adaptant toujours aux situations.
On voit ici que ce qui se présente comme le « jansénisme » est une attaque à ce qui est considérée comme un relâchement, du laxisme.
Voici ce que dit Blaise Pascal :
« Sachez donc que leur objet n’est pas de corrompre les mœurs : ce n’est pas leur dessein. Mais ils n’ont pas aussi pour unique but celui de les réformer : ce serait une mauvaise politique.
Voici quelle est leur pensée. Ils ont assez bonne opinion d’eux-mêmes pour croire qu’il est utile et comme nécessaire au bien de la religion que leur crédit s’étende partout, et qu’ils gouvernent toutes les consciences.
Et parce que les maximes évangéliques et sévères sont propres pour gouverner quelques sortes de personnes, ils s’en servent dans ces occasions où elles leur sont favorables.
Mais comme ces mêmes maximes ne s’accordent pas au dessein de la plupart des gens, ils les laissent à l’égard de ceux-là, afin d’avoir de quoi satisfaire tout le monde.
C’est pour cette raison qu’ayant à faire à des personnes de toutes sortes de conditions et des nations si différentes, il est nécessaire qu’ils aient des casuistes assortis à toute cette diversité. »
Ce qu'on appelle jansénisme, c'est donc ce courant qui est désaccord avec cette politique voulant des exigences religieuses strictes ici, une simple acceptation là.
C'est la base du principe de la Contre-Réforme qui est ici remis en cause, avec son esprit d'ouverture, comme par exemple avec les pratiques jésuites d'évangélisation en Asie et en Amérique, que Blaise Pascal attaque comme suit :
« Ainsi ils en ont pour toutes sortes de personnes et répondent si bien selon ce qu’on leur demande, que, quand ils se trouvent en des pays où un Dieu crucifié passe pour folie, ils suppriment le scandale de la Croix et ne prêchent que Jésus-Christ glorieux, et non pas Jésus-Christ souffrant : comme ils ont fait dans les Indes et dans la Chine, où ils ont permis aux Chrétiens l’idolâtrie même, par cette subtile invention, de leur faire cacher sous leurs habits une image de Jésus-Christ, à laquelle ils leur enseignent de rapporter mentalement les adorations publiques qu’ils rendent à l’idole Chacimchoan et à leur Keum-fucum. »
Blaise Pascal dénonce donc également le relativisme, qui veut que dans le doute, il suffit de suivre l'un ou l'autre des avis reconnus. C'est là, aux yeux de Blaise Pascal, une tolérance inacceptable.
Voici comment il critique cela :
« Il y a peu de questions où vous ne trouviez que l’un dit oui, l’autre dit non. Et en tous ces cas-là, l’une et l’autre des opinions contraires est probable ; et c’est pourquoi Diana dit sur un certain sujet, Part. 3, To. IV ; R. 244 : Ponce et Sanchez sont de contraires avis ; mais, parce qu’ils étaient tous deux savants, chacun rend son opinion probable.
Mais, mon Père, lui dis-je, on doit être bien embarrassé à choisir alors ! Point du tout, dit-il, il n’y a qu’à suivre l’avis qui agrée le plus. Et quoi ! si l’autre est plus probable ? Il n’importe, me dit-il. Et si l’autre est plus sûr ? Il n’importe, me dit encore le Père ; le voici bien expliqué. C’est Emmanuel Sa de notre Société, dans son Aphorisme de Dubio, p. 183 : On peut faire ce qu’on pense être permis selon une opinion probable, quoique le contraire soit plus sûr. »
Bien entendu, est dénoncé le fait que les jésuites s'auto-référent ou ne prennent en considération que des gens proches d'eux, dans une période récente :
« Nous laissons les Pères, me dit-il, à ceux qui traitent la Positive ; mais pour nous qui gouvernons les consciences, nous les lisons peu, et ne citons dans nos écrits que les nouveaux casuistes.
Voyez Diana, qui a tant écrit ; il a mis à l’entrée de ses livres la liste des auteurs qu’il rapporte. Il y en a 296, dont le plus ancien est depuis quatre-vingts ans. Cela est donc venu au monde depuis votre Société ? lui dis-je. Environ, me répondit-il.
C’est-à-dire, mon Père, qu’à votre arrivée on a vu disparaître saint Augustin, saint Chrysostome, saint Ambroise, saint Jérôme, et les autres, pour ce qui est de la morale.
Mais au moins que je sache les noms de ceux qui leur ont succédé ; qui sont-ils, ces nouveaux auteurs ?
Ce sont des gens bien habiles et bien célèbres, me dit-il.
C’est Villalobos, Coninck, Llamas, Achokier, Dealkozer, Dellacrux, Veracruz, Ugolin, Tambourin, Fernandez, Martinez, Suarez, Henriquez, Vasquez, Lopez, Gomez, Sanchez, de Vechis, de Grassis, de Grassalis, de Pitigianis, de Graphaeis, Squilanti, Bizozeri, Barcola, de Bobadilla, Simancha, Perez de Lara, Aldretta, Lorca de Scarcia, Quaranta, Scophra, Pedrezza, Cabrezza, Bisbe, Dias, de Clavasio, Villagut, Adam à Manden, Iribarne, Binsfeld, Volfangi à Vorberg, Vosthery, Strevesdorf.
O mon Père ! lui dis-je tout effrayé, tous ces gens-là étaient-ils chrétiens ? Comment, chrétiens ! me répondit-il. Ne vous disais-je pas que ce sont les seuls par lesquels nous gouvernons aujourd’hui la chrétienté ? »
On note que les noms sont souvent d'origine espagnole, ou italienne, ce qui sous-tend que les jésuites sont au service du Vatican et de l'Espagne. C'est un paramètre à prendre en compte, même si ce qui est l'aspect principal ici, c'est le fait que Blaise Pascal dénonce l'abandon de la tradition, des écrits bibliques, des papes, des conciles, au profit d'une nouvelle idéologie.