Blaise Pascal - Les Provinciales, Cinquième lettre (1656)
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Écrite à un provincial
Par un de ses amis.
De Paris, le 20 mars 1656.
Monsieur,
Voici ce que je vous ai promis : voici les premiers traits de la morale des bons Pères Jésuites, de ces hommes éminents en doctrine et en sagesse qui sont tous conduits par la sagesse divine, qui est plus assurée que toute la Philosophie. Vous pensez peut-être que je raille : je le dis sérieusement, ou plutôt ce sont eux-mêmes qui le disent dans leur livre intitulé : Imago primi saeculi. Je ne fais que copier leurs paroles, aussi bien que dans la suite de cet éloge : C’est une société d’hommes, ou plutôt d’anges, qui a été prédite par Isaïe en ces paroles : Allez, anges prompts et légers. La prophétie n’en est-elle pas claire ? Ce sont des esprits d’aigles ; c’est une troupe de phénix, un auteur ayant montré depuis peu qu’il y en a plusieurs. Ils ont changé la face de la Chrétienté. Il le faut croire puisqu’ils le disent. Et vous l’allez bien voir dans la suite de ce discours, qui vous apprendra leurs maximes.
J’ai voulu m’en instruire de bonne sorte. Je ne me suis pas fié à ce que notre ami m’en avait appris. J’ai voulu les voir eux-mêmes ; mais j’ai trouvé qu’il ne m’avait rien dit que de vrai. Je pense qu’il ne ment jamais. Vous le verrez par le récit de ces conférences.
Dans celle que j’eus avec lui, il me dit de si étranges choses, que j’avais peine à le croire ; mais il me les montra dans les livres de ces Pères : de sorte qu’il ne me resta à dire pour leur défense, sinon que c’étaient les sentiments de quelques particuliers qu’il n’était pas juste d’imputer au corps. Et, en effet, je l’assurai que j’en connaissais qui sont aussi sévères que ceux qu’il me citait sont relâchés. Ce fut sur cela qu’il me découvrit l’esprit de la Société, qui n’est pas connu de tout le monde, et vous serez peut-être bien aise de l’apprendre. Voici ce qu’il me dit.
Vous pensez beaucoup faire en leur faveur, de montrer qu’ils ont de leurs Pères aussi conformes aux maximes évangéliques que les autres y sont contraires ; et vous concluez de là que ces opinions larges n’appartiennent pas à toute la Société. Je le sais bien ; car si cela était, ils n’en souffriraient pas qui y fussent si contraires. Mais puisqu’ils en ont aussi qui sont dans une doctrine si licencieuse, concluez-en de même que l’esprit de la Société n’est pas celui de la sévérité chrétienne ; car, si cela était, ils n’en souffriraient pas qui y fussent si opposés. Eh quoi ! lui répondis-je, quel peut donc être le dessein du corps entier ? C’est sans doute qu’ils n’en ont aucun d’arrêté, et que chacun a la liberté de dire à l’aventure ce qu’il pense. Cela ne peut pas être, me répondit-il ; un si grand corps ne subsisterait pas dans une conduite téméraire, et sans une âme qui le gouverne et qui règle tous ses mouvements : outre qu’ils ont un ordre particulier de ne rien imprimer sans l’aveu de leurs supérieurs. Mais quoi ! lui dis-je, comment les mêmes supérieurs peuvent-ils consentir à des maximes si différentes ? C’est ce qu’il faut vous apprendre, me répliqua-t-il.
Sachez donc que leur objet n’est pas de corrompre les mœurs : ce n’est pas leur dessein. Mais ils n’ont pas aussi pour unique but celui de les réformer : ce serait une mauvaise politique. Voici quelle est leur pensée. Ils ont assez bonne opinion d’eux-mêmes pour croire qu’il est utile et comme nécessaire au bien de la religion que leur crédit s’étende partout, et qu’ils gouvernent toutes les consciences.
Et parce que les maximes évangéliques et sévères sont propres pour gouverner quelques sortes de personnes, ils s’en servent dans ces occasions où elles leur sont favorables. Mais comme ces mêmes maximes ne s’accordent pas au dessein de la plupart des gens, ils les laissent à l’égard de ceux-là, afin d’avoir de quoi satisfaire tout le monde.
C’est pour cette raison qu’ayant à faire à des personnes de toutes sortes de conditions et des nations si différentes, il est nécessaire qu’ils aient des casuistes assortis à toute cette diversité.
De ce principe vous jugez aisément que s’ils n’avaient que des casuistes relâchés, ils ruineraient leur principal dessein, qui est d’embrasser tout le monde, puisque ceux qui sont véritablement pieux cherchent une conduite plus sûre. Mais comme il n’y [en] a pas beaucoup de cette sorte, ils n’ont pas besoin de beaucoup de directeurs sévères pour les conduire. Ils en ont peu pour peu ; au lieu que la foule des casuistes relâchés s’offre à la foule de ceux qui cherchent le relâchement.
C’est par cette conduite obligeante et accommodante, comme l’appelle le Père Petau, qu’ils tendent les bras à tout le monde : car, s’il se présente à eux quelqu’un qui soit tout résolu de rendre des biens mal acquis, ne craignez pas qu’ils l’en détournent ; ils loueront, au contraire, et confirmeront une si sainte résolution ; mais qu’il en vienne un autre qui veuille avoir l’absolution sans restituer, la chose sera bien difficile, s’ils n’en fournissent des moyens dont ils se rendront les garants.
Par là ils conservent tous leurs amis et se défendent contre tous leurs ennemis ; car si on leur reproche leur extrême relâchement, ils produisent incontinent au public leurs directeurs austères, avec quelques livres qu’ils ont faits de la rigueur de la loi chrétienne ; et les simples, et ceux qui n’approfondissent pas plus avant les choses, se contentent de ces preuves.
Ainsi ils en ont pour toutes sortes de personnes et répondent si bien selon ce qu’on leur demande, que, quand ils se trouvent en des pays où un Dieu crucifié passe pour folie, ils suppriment le scandale de la Croix et ne prêchent que Jésus-Christ glorieux, et non pas Jésus-Christ souffrant : comme ils ont fait dans les Indes et dans la Chine, où ils ont permis aux Chrétiens l’idolâtrie même, par cette subtile invention, de leur faire cacher sous leurs habits une image de Jésus-Christ, à laquelle ils leur enseignent de rapporter mentalement les adorations publiques qu’ils rendent à l’idole Chacimchoan et à leur Keum-fucum, comme Gravina, Dominicain, le leur reproche, et comme le témoigne le Mémoire, en espagnol, présenté au roi d’Espagne Philippe IV, par les Cordeliers des îles Philippines, rapporté par Thomas Hurtado dans son livre du Martyre de la foi, page 427. De telle sorte que la congrégation des cardinaux de Propaganda fide fut obligée de défendre particulièrement aux Jésuites, sur peine d’excommunication, de permettre des adorations d’idoles sous aucun prétexte, et de cacher le mystère de la Croix à ceux qu’ils instruisent de la religion, leur commandant expressément de n’en recevoir aucun au baptême qu’après cette connaissance, et leur ordonnant d’exposer dans leurs églises l’image du Crucifix, comme il est porté amplement dans le décret de cette congrégation, donné le 9 juillet 1646, signé par le cardinal Capponi.
Voilà de quelle sorte ils se sont répandus par toute la terre à la faveur de la doctrine des opinions probables, qui est la source et la base de tout ce dérèglement. C’est ce qu’il faut que vous appreniez d’eux-mêmes ; car ils ne le cachent à personne, non plus que tout ce que vous venez d’entendre, avec cette seule différence, qu’ils couvrent leur prudence humaine et politique du prétexte d’une prudence divine et chrétienne ; comme si la foi, et la tradition qui la maintient, n’était pas toujours une et invariable dans tous les temps et dans tous les lieux ; comme si c’était à la règle à se fléchir pour convenir au sujet qui doit lui être conforme ; et comme si les âmes n’avaient, pour se purifier de leurs taches, qu’à corrompre la loi du Seigneur ; au lieu que la loi du Seigneur, qui est sans tache et toute sainte, est celle qui doit convertir les âmes, et les conformer à ses salutaires instructions !
Allez donc, je vous prie, voir ces bons Pères, et je m’assure que vous remarquerez aisément, dans le relâchement de leur morale, la cause de leur doctrine touchant la grâce. Vous y verrez les vertus chrétiennes si inconnues et si dépourvues de la charité, qui en est l’âme et la vie ; vous y verrez tant de crimes palliés, et tant de désordres soufferts, que vous ne trouverez plus étrange qu’ils soutiennent que tous les hommes ont toujours assez de grâce pour vivre dans la piété de la manière qu’ils l’entendent. Comme leur morale est toute païenne, la nature suffit pour l’observer. Quand nous soutenons la nécessité de la grâce efficace, nous lui donnons d’autres vertus pour objet. Ce n’est pas simplement pour guérir les vices par d’autres vices ; ce n’est pas seulement pour faire pratiquer aux hommes les devoirs extérieurs de la religion ; c’est pour une vertu plus haute que celle des Pharisiens et des plus sages du Paganisme. La loi et la raison sont des grâces suffisantes pour ces effets. Mais, pour dégager l’âme de l’amour du monde, pour la retirer de ce qu’elle a de plus cher, pour la faire mourir à soi-même, pour la porter et l’attacher uniquement et invariablement à Dieu, ce n’est l’ouvrage que d’une main toute-puissante. Et il est aussi peu raisonnable de prétendre que l’on a toujours un plein pouvoir, qu’il le serait de nier que ces vertus, destituées d’amour de Dieu, lesquelles ces bons Pères confondent avec les vertus chrétiennes, ne sont pas en notre puissance.
Voilà comment il me parla, et avec beaucoup de douleur ; car il s’afflige sérieusement de tous ces désordres. Pour moi, j’estimai ces bons Pères de l’excellence de leur politique, et je fus, selon son conseil, trouver un bon casuiste de la Société. C’est une de mes anciennes connaissances, que je voulus renouveler exprès. Et comme j’étais instruit de la manière dont il les fallait traiter, je n’eus pas de peine à le mettre en train. Il me fit d’abord mille caresses, car il m’aime toujours ; et après quelques discours indifférents, je pris occasion du temps où nous sommes pour apprendre de lui quelque chose sur le jeûne, afin d’entrer insensiblement en matière. Je lui témoignai donc que j’avais de la peine à le supporter. Il m’exhorta à me faire violence ; mais, comme je continuai à me plaindre, il en fut touché, et se mit à chercher quelque cause de dispense. Il m’en offrit en effet plusieurs qui ne me convenaient point, lorsqu’il s’avisa enfin de me demander si je n’avais pas de peine à dormir sans souper. Oui, lui dis-je, mon Père, et cela m’oblige souvent à faire collation à midi et à souper le soir. Je suis bien aise, me répliqua-t-il, d’avoir trouvé ce moyen de vous soulager sans péché : allez, vous n’êtes point obligé à jeûner. Je ne veux pas que vous m’en croyiez ; venez à la bibliothèque. J’y fus, et là, en prenant un livre : En voici la preuve, me dit-il, et Dieu sait quelle ! C’est Escobar. Qui est Escobar, lui dis-je, mon Père ? Quoi ! vous ne savez pas qui est Escobar de notre Société, qui a compilé cette Théologie morale de vingt-quatre de nos Pères ; sur quoi il fait, dans la préface, une allégorie de ce livre à celui de l’Apocalypse qui était scellé de sept sceaux ? Et il dit que Jésus l’offre ainsi scellé aux quatre animaux, Suarez, Vasquez, Molina, Valentia, en présence de vingt-quatre Jésuites qui représentent les vingt-quatre vieillards ? Il lut toute cette allégorie, qu’il trouvait bien juste, et par où il me donnait une grande idée de l’excellence de cet ouvrage. Ayant ensuite cherché son passage du jeûne : Le voici, me dit-il, au tr. I, ex. 13, n. 67. Celui qui ne peut dormir s’il n’a soupé, est il obligé de jeûner ? Nullement. N’êtes-vous pas content ? Non pas tout à fait, lui dis-je ; car je puis bien supporter le jeûne en faisant collation le matin et soupant le soir. Voyez donc la suite, me dit-il ; ils ont pensé à tout. Et que dira-t on, si on peut bien se passer d’une collation le matin en soupant le soir ? Me voilà. On n’est point encore obligé à jeûner, car personne n’est obligé à changer l’ordre de ses repas. Ô la bonne raison, lui dis-je, Mais, dites-moi, continua-t-il, usez-vous de beaucoup de vin ? Non, mon Père, lui dis-je, je ne le puis souffrir. Je vous disais cela, me répondit-il, pour vous avertir que vous en pourriez boire le matin, et quand il vous plairait, sans rompre le jeûne ; et cela soutient toujours. En voici la décision au même lieu, n. 75 : Peut-on, sans rompre le jeûne, boire du vin à telle heure qu’on voudra, et même en grande quantité ? On le peut, et même de l’hypocras. Je ne me souvenais pas de cet hypocras, dit-il ; il faut que je le mette sur mon recueil. Voilà un honnête homme, lui dis-je, qu’Escobar. Tout le monde l’aime, répondit le Père : il fait de si jolies questions ! Voyez celle-ci, qui est au même endroit, n. 38 Si un homme doute qu’il ait vingt-un ans, est-il obligé de jeûner ? Non. Mais si j’ai vingt-un ans cette nuit à une heure après minuit, et qu’il soit demain jeûne, serai-je obligé de jeûner demain ? Non ; car vous pourriez manger autant qu’il vous plairait depuis minuit jusqu’à une heure, puisque vous n’auriez pas encore vingt-un ans et ainsi ayant droit de rompre le jeûne, vous n’y êtes point obligé. Ô que cela est divertissant ! lui dis-je. On ne s’en peut tirer, me répondit-il ; je passe les jours et les nuits à le lire, je ne fais autre chose. Le bon Père, voyant que j’y prenais plaisir, en fut ravi, et continuant : Voyez, dit-il, encore ce trait de Filiutius, qui est un de ces vingt-quatre Jésuites, t. 2, tr. 27, part. 2, c. 6, n. 123 : Celui qui est fatigué à quelque chose, comme à poursuivre une fille, est-il, obligé de jeûner ? Nullement. Mais s’il s’est fatigué exprès pour être par là dispensé du jeune, y sera-t-il tenu ? Encore qu’il ait eu ce dessein formé, il n’y sera point obligé. Eh bien ! l’eussiez-vous cru ? me dit-il. En vérité, mon Père, lui dis-je, je ne le crois pas bien encore. Et quoi ! n’est-ce pas un péché de ne pas jeûner quand on le peut ? Et est-il permis de rechercher les occasions de pécher ? ou plutôt n’est-on pas obligé de les fuir ? Cela serait assez commode. Non pas toujours, me dit-il, c’est selon. Selon quoi ? lui dis-je. Ho, ho ! repartit le Père. Et si on recevait quelque incommodité en fuyant les occasions, y serait-on obligé à votre avis ? Ce n’est pas au moins celui du P. Bauny que voici, p. 1084 : On ne doit pas refuser l’absolution à ceux qui demeurent dans les occasions prochaines du péché, s’ils sont en tel état qu’ils ne puissent les quitter sans donner sujet au monde de parler, ou sans qu’ils en reçussent eux-mêmes de l’incommodité. Je m’en réjouis, mon Père ; il ne reste plus qu’à dire qu’on peut rechercher les occasions de propos délibéré, puisqu’il est permis de ne les pas fuir. Cela même est aussi quelquefois permis, ajouta-t-il. Le célèbre casuiste Bazile Ponce l’a dit et le P. Bauny le cite et approuve son sentiment, que voici dans le Traité de la Pénitence, q. 4, p. 94 : On peut rechercher une occasion directement et pour elle-même, primo et per se, quand le bien spirituel ou temporel de nous ou de notre prochain nous y porte.
Vraiment, lui dis-je, il me semble que je rêve, quand j’entends des religieux parler de cette sorte ! Eh quoi, mon Père, dites-moi, en conscience, êtes-vous dans ce sentiment-là ? Non, vraiment, me dit le Père. Vous parlez donc, continuai-je, contre votre conscience ? Point du tout, dit-il : je ne parlais pas en cela selon ma conscience, mais selon celle de Ponce et du P. Bauny, et vous pourriez les suivre en sûreté car ce sont d’habiles gens. Quoi ! mon Père, parce qu’ils ont mis ces trois lignes dans leurs livres, sera-t-il devenu permis de rechercher les occasions de pécher ? Je croyais ne devoir prendre pour règle que l’Écriture et la tradition de l’Église, mais non pas vos casuistes. Ô bon Dieu, s’écria le Père, vous me faites souvenir de ces Jansénistes ! Est-ce que le P. Bauny et Bazile Ponce ne peuvent pas rendre leur opinion probable ? Je ne me contente pas du probable, lui dis-je, je cherche le sûr. Je vois bien, me dit le bon Père, que vous ne savez pas ce que c’est que la doctrine des opinions probables, vous parleriez autrement si vous la saviez. Ah ! vraiment, il faut que je vous en instruise. Vous n’aurez pas perdu votre temps d’être venu ici, sans cela vous ne pouviez rien entendre. C’est le fondement et l’À B C de toute notre morale. Je fus ravi de le voir tombé dans ce que je souhaitais ; et, le lui ayant témoigné, je le priai de m’expliquer ce que c’était qu’une opinion probable. Nos auteurs vous y répondront mieux que moi, dit-il. Voici comme ils en parlent tous généralement, et entre autres, nos vingt-quatre, in princ. ex. 3, n. 8 : Une opinion est appelée probable, lorsqu’elle est fondée sur des raisons de quelque considération. D’où il arrive quelquefois qu’un seul docteur fort grave peut rendre une opinion probable. Et en voici la raison : car un homme adonné particulièrement à l’étude ne s’attacherait pas à une opinion, s’il n’y était attiré par une raison bonne et suffisante. Et ainsi, lui dis-je, un seul docteur peut tourner les consciences et les bouleverser à son gré, et toujours en sûreté. Il n’en faut pas rire, me dit-il, ni penser combattre cette doctrine. Quand les jansénistes l’ont voulu faire, ils ont perdu leur temps. Elle est trop bien établie. Écoutez Sanchez, qui est un des plus célèbres de nos Pères, Som. Liv. I, chap. IX, n. 7 : Vous douterez peut-être si l’autorité d’un seul docteur bon et savant rend une opinion probable : à quoi je réponds qu’oui ; et c’est ce qu’assurent Angelus, Sylv., Navarre, Emmanuel Sa, etc. Et voici comme on le prouve. Une opinion probable est celle qui a un fondement considérable : or l’autorité d’un homme savant et pieux n’est pas de petite considération, mais plutôt de grande considération ; car, écoutez bien cette raison : Si le témoignage d’un tel homme est de grand poids pour nous assurer qu’une chose se soit passée, par exemple, à Rome, pourquoi ne le sera-t-il pas de même dans un doute de morale ?
La plaisante comparaison, lui dis-je, des choses du monde à celles de la conscience ! Ayez patience ; Sanchez répond à cela dans les lignes qui suivent immédiatement. Et la restriction qu’y apportent certains auteurs ne me plaît pas : que l’autorité d’un tel docteur est suffisante dans les choses de droit humain, mais non pas dans celles de droit divin ; car elle est de grand poids dans les uns et dans les autres.
Mon Père, lui dis-je franchement, je ne puis faire cas de cette règle. Qui m’a assuré que dans la liberté que vos docteurs se donnent d’examiner les choses par la raison, ce qui paraîtra sûr à l’un le paraisse à tous les autres ? La diversité des jugements est si grande… Vous ne l’entendez pas, dit le Père en m’interrompant ; aussi sont-ils fort souvent de différents avis ; mais cela n’y fait rien : chacun rend le sien probable et sûr. Vraiment l’on sait bien qu’ils ne sont pas tous de même sentiment ; et cela n’en est que mieux. Ils ne s’accordent au contraire presque jamais. Il y a peu de questions où vous ne trouviez que l’un dit oui, l’autre dit non. Et en tous ces cas-là, l’une et l’autre des opinions contraires est probable ; et c’est pourquoi Diana dit sur un certain sujet, Part. 3, To. IV ; R. 244 : Ponce et Sanchez sont de contraires avis ; mais, parce qu’ils étaient tous deux savants, chacun rend son opinion probable.
Mais, mon Père, lui dis-je, on doit être bien embarrassé à choisir alors ! Point du tout, dit-il, il n’y a qu’à suivre l’avis qui agrée le plus. Et quoi ! si l’autre est plus probable ? Il n’importe, me dit-il. Et si l’autre est plus sûr ? Il n’importe, me dit encore le Père ; le voici bien expliqué. C’est Emmanuel Sa de notre Société, dans son Aphorisme de Dubio, p. 183 : On peut faire ce qu’on pense être permis selon une opinion probable, quoique le contraire soit plus sûr. Or l’opinion d’un seul docteur grave y suffi. Et si une opinion est tout ensemble et moins probable et moins sûre, sera-t-il permis de la suivre, en quittant ce que l’on croit être plus probable et plus sûr ? Oui, encore une fois, me dit-il, écoutez Filiutius, ce grand Jésuite de Rome, Mor. quaest Tr. 21, c. 4, n. 128 : Il est permis de suivre l’opinion la moins probable, quoiqu’elle soit la moins sûre ; c’est l’opinion commune des nouveaux auteurs. Cela n’est-il pas clair ? Nous voici bien au large, lui dis-je, mon Révérend Père, grâces à vos opinions probables. Nous avons une belle liberté de conscience. Et vous autres casuistes, avez-vous la même liberté dans vos réponses ? Oui, me dit-il, nous répondons aussi ce qu’il nous plaît, ou plutôt ce qu’il plaît à ceux qui nous interrogent ; car voici nos règles, prises de nos Pères Layman, Theol. Mor. l. I, tr. I, c. 2, § 2, n. 7 ; Vasquez, Dist. 62, c. 9, n. 47 ; Sanchez ; in Sum., L. I, c. 9, n. 23 ; et de nos vingt-quatre, Princ. ex. 3, n. 24. Voici les paroles de Layman, que le livre de nos vingt-quatre a suivies : Un docteur étant consulté peut donner un conseil, non seulement probable selon son opinion, mais contraire à son opinion, s’il est estimé probable par d’autres, lorsque cet avis contraire au sien se rencontre plus favorable et plus agréable à celui qui le consulte, si forte haec illi favorabilior seu exoptatior sit. Mais je dis de plus qu’il ne sera point hors de raison qu’il donne à ceux qui le consultent un avis tenu pour probable par quelque personne savante, quand même il s’assurerait qu’il serait absolument faux.
Tout de bon, mon Père, votre doctrine est bien commode. Quoi ! avoir à répondre oui et non à son choix ? On ne peut assez priser un tel avantage. Et je vois bien maintenant à quoi vous servent les opinions contraires que vos docteurs ont sur chaque matière, car l’une vous sert toujours, et l’autre ne vous nuit jamais. Si vous ne trouvez votre compte d’un côté, vous vous jetez de l’autre, et toujours en sûreté. Cela est vrai, dit-il ; et ainsi nous pouvons toujours dire avec Diana, qui trouva le P. Bauny pour lui lorsque le P. Lugo lui était contraire : Saepe, premente deo, fert deus alter opem. Si quelque dieu nous presse, un autre nous délivre. J’entends bien, lui dis-je ; mais il me vient une difficulté dans l’esprit : c’est qu’après avoir consulté un de vos docteurs et pris de lui une opinion un peu large, on sera peut-être attrapé si on rencontre un confesseur qui n’en soit pas, et qui refuse l’absolution si on ne change de sentiment. N’y avez-vous point donné ordre, mon Père ? En doutez-vous ? me répondit-il. On les a obligés à absoudre leurs pénitents qui ont des opinions probables, sur peine de péché mortel, afin qu’ils n’y manquent pas. C’est ce qu’ont bien montré nos Pères, et entre autres le P. Bauny, Tr. 4, de Poenit. q. 13, p. 93. Quand le pénitent, dit-il, suit une opinion probable, le confesseur le doit absoudre, quoique son opinion soit contraire à celle du pénitent. Mais il ne dit pas que ce soit un péché mortel de ne le pas absoudre. Que vous êtes prompt ! me dit-il ; écoutez la suite ; il en fait une conclusion expresse : Refuser l’absolution à un pénitent qui agit selon une opinion probable est un péché qui, de sa nature, est mortel. Et il cite, pour confirmer ce sentiment, trois des plus fameux de nos Pères, Suarez to. 4. d. 32. sect. 5., Vasquez disp. 62. c. 7., et Sanchez n. 29.
Ô mon Père, lui dis-je, voilà qui est bien prudemment ordonné ! Il n’y a plus rien à craindre. Un confesseur n’oserait plus y manquer. Je ne savais pas que vous eussiez le pouvoir d’ordonner sur peine de damnation. Je croyais que vous ne saviez qu’ôter les péchés ; je ne pensais pas que vous en sussiez introduire ; mais vous avez tout pouvoir, à ce que je vois. Vous ne parlez pas proprement, me dit-il. Nous n’introduisons pas les péchés, nous ne faisons que les remarquer. J’ai déjà bien reconnu deux ou trois fois que vous n’êtes pas bon scolastique. Quoi qu’il en soit, mon Père, voilà mon doute bien résolu. Mais j’en ai un autre encore à vous proposer : c’est que je ne sais comment vous pouvez faire, quand les Pères de l’Église sont contraires aux sentiments de quelqu’un de vos casuistes.
Vous l’entendez bien peu, me dit-il. Les Pères étaient bons pour la morale de leur temps ; mais ils sont trop éloignés pour celle du nôtre. Ce ne sont plus eux qui la règlent, ce sont les nouveaux casuistes. Écoutez notre Père Cellot, de Hier. Lib. 8, cap. 16, p. 714, qui suit en cela notre fameux Père Reginaldus : Dans les questions de morale, les nouveaux casuistes sont préférables aux anciens Pères, quoiqu’ils fussent plus proches des Apôtres. Et c’est en suivant cette maxime que Diana parle de cette sorte, P. 5, Tr. 8, R. 31. Les bénéficiers sont-ils obligés de restituer leur revenu dont ils disposent mal ? Les anciens disaient qu’oui, mais les nouveaux disent que non : ne quittons donc pas cette opinion qui décharge de l’obligation de restituer. Voilà de belles paroles, lui dis-je, et pleines de consolation pour bien du monde. Nous laissons les Pères, me dit-il, à ceux qui traitent la Positive ; mais pour nous qui gouvernons les consciences, nous les lisons peu, et ne citons dans nos écrits que les nouveaux casuistes. Voyez Diana, qui a tant écrit ; il a mis à l’entrée de ses livres la liste des auteurs qu’il rapporte. Il y en a 296, dont le plus ancien est depuis quatre-vingts ans. Cela est donc venu au monde depuis votre Société ? lui dis-je. Environ, me répondit-il. C’est-à-dire, mon Père, qu’à votre arrivée on a vu disparaître saint Augustin, saint Chrysostome, saint Ambroise, saint Jérôme, et les autres, pour ce qui est de la morale. Mais au moins que je sache les noms de ceux qui leur ont succédé ; qui sont-ils, ces nouveaux auteurs ? Ce sont des gens bien habiles et bien célèbres, me dit-il. C’est Villalobos, Coninck, Llamas, Achokier, Dealkozer, Dellacrux, Veracruz, Ugolin, Tambourin, Fernandez, Martinez, Suarez, Henriquez, Vasquez, Lopez, Gomez, Sanchez, de Vechis, de Grassis, de Grassalis, de Pitigianis, de Graphaeis, Squilanti, Bizozeri, Barcola, de Bobadilla, Simancha, Perez de Lara, Aldretta, Lorca de Scarcia, Quaranta, Scophra, Pedrezza, Cabrezza, Bisbe, Dias, de Clavasio, Villagut, Adam à Manden, Iribarne, Binsfeld, Volfangi à Vorberg, Vosthery, Strevesdorf. Ô mon Père ! lui dis-je tout effrayé, tous ces gens-là étaient-ils chrétiens ? Comment, chrétiens ! me répondit-il. Ne vous disais-je pas que ce sont les seuls par lesquels nous gouvernons aujourd’hui la chrétienté ? Cela me fit pitié, mais je ne lui en témoignai rien, et lui demandai seulement si tous ces auteurs-là étaient Jésuites. Non, me dit-il, mais il n’importe ; ils n’ont pas laissé de dire de bonnes choses. Ce n’est pas que la plupart ne les aient prises ou imitées des nôtres ; mais nous ne nous piquons pas d’honneur, outre qu’ils citent nos Pères à toute heure et avec éloge. Voyez Diana, qui n’est pas de notre Société, quand il parle de Vasquez, il l’appelle le Phénix des esprits. Et quelquefois il dit que Vasquez seul lui est autant que tout le reste des hommes ensemble, Instar omnium. Aussi tous nos Pères se servent fort souvent de ce bon Diana ; car si vous entendez bien notre doctrine de la probabilité, vous verrez que cela n’y fait rien. Au contraire, nous avons bien voulu que d’autres que les Jésuites puissent rendre leurs opinions probables, afin qu’on ne puisse pas nous les imputer toutes. Et ainsi, quand quelque auteur que ce soit en a avancé une, nous avons droit de la prendre, si nous le voulons, par la doctrine des opinions probables, et nous n’en sommes pas les garants quand l’auteur n’est pas de notre corps. J’entends tout cela, lui dis-je. Je vois bien par là que tout est bien venu chez vous, hormis les anciens Pères, et que vous êtes les maîtres de la campagne. Vous n’avez plus qu’à courir.
Mais je prévois trois ou quatre grands inconvénients et de puissantes barrières qui s’opposeront à votre course. Et quoi ? me dit le Père tout étonné. C’est, lui répondis-je, l’Écriture Sainte, les Papes et les Conciles, que vous ne pouvez démentir, et qui sont tous dans la voie unique de l’Évangile. Est-ce là tout ? me dit-il. Vous m’avez fait peur. Croyez-vous qu’une chose si visible n’ait pas été prévue, et que nous n’y ayons pas pourvu ? Vraiment je vous admire, de penser que nous soyons opposés à l’Écriture, aux Papes ou aux Conciles ! Il faut que je vous éclaircisse du contraire. Je serais bien marri que vous crussiez que nous manquons à ce que nous leur devons. Vous avez sans doute pris cette pensée de quelques opinions de nos Pères, qui paraissent choquer leurs décisions, quoique cela ne soit pas. Mais pour en entendre l’accord, il faudrait avoir plus de loisir. Je souhaite que vous ne demeuriez pas mal édifié de nous. Si vous voulez que nous nous revoyions demain, je vous donnerai l’éclaircissement.
Voilà la fin de cette conférence, qui sera celle de cet entretien ; aussi en voilà bien assez pour une lettre. Je m’assure que vous en serez satisfait en attendant la suite. Je suis, etc.