11 sep 2011

La contradiction entre les villes et les campagnes - 4e partie

Submitted by Anonyme (non vérifié)

Quand on pense à la domination de Paris, on pense souvent à Louis XIV et à Napoléon. Il serait juste d’ajouter une troisième figure : Napoléon III.

Car la domination absolue de Paris n’est pas que le reflet de l’idéologie centraliste française de type bourgeoise : la ville elle-même est née dans le cadre du capitalisme en plein développement. La bourgeoisie française a façonné Paris à son image, et donc selon ses besoins.

L’une des erreurs malheureusement répandues est par exemple de penser que Georges-Eugène Haussmann est seulement à l’origine des grands boulevards parisiens, construits en rasant des quartiers populaires.

Cela est erroné, car n’étant qu’un seul aspect de la réalité. En pratique, plus de la moitié de la ville a été construite sous son égide, entre 1852 et 1870. Paris forme alors une sorte de bloc, profitant d’une architecture homogène, avec au sein même des immeubles des espaces pour les domestiques (escaliers de service, chambres de bonnes, etc.).

La naissance des immeubles haussmanniens a nécessité la destruction de 20 000 immeubles, mais a permis l’avènement d’une identité bourgeoise, et d’une ville adaptée à son existence.

Et il faut bien voir que la période d’activité du Baron Haussmann en tant que préfet de la Seine s’étale de 1853 à 1870 et correspond à la domination de Napoléon III.

On attribue à Napoléon III la citation : « Surtout n’ayez pas peur du peuple, il est plus conservateur que vous ! » Napoléon III n’est en effet pas une figure « réactionnaire », mais l’un des grands modernisateurs de la France : l’idéologie républicaine d’aujourd’hui lui doit énormément.

En fait, c’est Claude Henri de Rouvroy de Saint-Simon qui est l’un des principaux théoriciens du « social » au sein du capitalisme, et Napoléon III est celui qui va appliquer dans la pratique ses thèses, avec une intervention étatique forte, soi-disant pour contrer la pauvreté, en réalité pour moderniser.

Ainsi, l’évolution de Paris ne vise finalement pas tant à abolir la pauvreté qu’à adapter celle-ci au capitalisme : si Paris est connue dans le monde, c’est en tant que ville des grands magasins, des grandes avenues modernes et commerciales (comme les Champs-Elysées, définitivement aménagés au XIXe siècle), des expositions internationales (la tour Eiffel est née pour l’exposition universelle de 1889), de la vie moderne, du Père Lachaise (cimetière de type « nouveau » se développant tout au long du XIXe siècle) jusqu’au Moulin Rouge (fondé en 1889 dans le quartier de Pigalle qui connaît son essor durant exactement la même période).

La « clarté » de la ville de Paris aux grandes avenues correspond à l’idéologie de Napoléon III, qu’on pourrait résumer en deux mots : réguler et surveiller. Georges-Eugène Haussmann justifiait pareillement ses modifications urbaines, correspondant « au triple besoin de la sécurité, de la circulation et de la salubrité ».

Voilà le fond de l’idéologie bourgeoise « républicaine », qui se donne une image « progressiste » et « nationale », mais en réalité façonne la réalité urbaine selon les besoins de la bourgeoisie.

Napoléon III se voulait même « l’empereur des ouvriers », et avait notamment écrit « L’extinction du paupérisme » en 1844, où il recherchait la voie pour « répandre dans les classe ouvrières l’aisance, l’instruction, la morale, afin d’en extirper le paupérisme sinon en entier, du moins en grande partie ».

C’est une idéologie social-démocrate avant la lettre, ou bien l’équivalent du « socialisme prussien », ces réformes par en haut destinées à moderniser la Prusse où les aristocrates se transforment en capitalistes ultra-autoritaires, notamment dans les campagnes (les « junkers »).

C’est également logiquement sous Napoléon III que se généralisent les cités ouvrières, créées par les capitalistes eux-mêmes, avec parfois comme conseiller Pierre Guillaume Frédéric Le Play, une figure ultra-conservatrice proche de Napoléon III et ayant le même souci d’organiser la paix sociale.

On doit voir ici que Napoléon III a rencontré à de très nombreuses reprises Pierre-Joseph Proudhon, ce dernier plaçant tous ses espoirs en l’empereur. Et ce n’est d’ailleurs naturellement pas un hasard que Pierre-Joseph Proudhon, partisan de la petite propriété et d’une banque sans profits, se soit reconnu dans Napoléon III, partisan des initiatives étatiques dans tous les domaines pour aménager la société favorablement au capitalisme.

C’est en effet avec Napoléon III que se développe la figure du petit propriétaire, qui sera au cœur de l’identité de la troisième république, ou même de toutes les républiques bourgeoises françaises. Napoléon III en avait une conception précise.

Dans « L’extinction du paupérisme », il écrit :

La classe ouvrière n’est rien, il faut la rendre propriétaire. Elle n’a de richesses que ses bras, il faut donner à ces bras un emploi utile pour tous. Elle est comme un peuple d’ilotes au milieu d’un peuple de sybarites. Il faut lui donner une place dans la société et attacher ses intérêts à ceux du sol.

Enfin, elle est sans organisation et sans liens, sans droits et sans avenir : il faut lui donner des droits et un avenir, et la relever à ses propres yeux par l’association, l’éducation, la discipline.

Napoléon III envisageait également « l’établissement (pour les ouvriers, les déracinés) de colonies dans les parties les plus incultes de la France au moyen de capitaux fournis par l’État », et une citation de lui est révélatrice : « Je suis socialiste, l’Impératrice est légitimiste, Morny est orléaniste, le Prince Napoléon est républicain… Il n’y a que Persigny qui soit bonapartiste et il est fou. »

Karl Marx, le point de départ de l’idéologie du PCMLM, a longuement analysé les luttes de classes se déroulant alors, et notamment la figure de Napoléon III.

Comme il dit de lui dans « Le 18 brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte » :

Le pouvoir d’État ne plane pas dans les airs. Bonaparte représente une classe bien déterminée, et même la classe la plus nombreuse de la société française, à savoir les paysans parcellaires.

De même que les Bourbons avaient été la dynastie de la grande propriété foncière et les Orléans la dynastie de l’argent, les Bonapartes sont la dynastie des paysans, c’est-à-dire de la masse du peuple français. [...]

Chacune des familles paysannes se suffit presque complètement à elle-même, produit directement elle-même la plus grande partie de ce qu’elle consomme et se procure ainsi ses moyens de subsistance bien plus par un échange avec la nature que par un échange avec la société. La parcelle, le paysan et sa famille ; à côté, une autre parcelle, un autre paysan et une autre famille.

Un certain nombre de ces familles forment un village et un certain nombre de villages un département. Ainsi, la grande masse de la nation française est constituée par une simple addition de grandeurs de même nom, à peu près de la même façon qu’un sac rempli de pommes de terre forme un sac de pommes de terre.

Comme on le voit, le projet « socialiste » de Napoléon III est quelque chose de très raisonné ; il se n’agit nullement d’une posture, mais d’une identité : Napoléon représente la « France profonde », celle des paysans parcellaires, et de par sa nature il est de plus en plus subordonné à la bourgeoisie, qui d’ailleurs finit par se débarrasser de lui à la première occasion.

La petite propriété est ainsi comprise comme le rempart face aux « rouges », et le sera effectivement en 1871, puis en 1968, tout comme d’ailleurs en 1945 où le Parti Communiste choisira finalement la participation au gouvernement plutôt que la prise du pouvoir dans le prolongement de la Résistance.

La contradiction entre les villes et les campagnes révèle ici sa dimension, son ampleur : impossible de mener la révolution en France sans connaître et comprendre cela.

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