8 juin 2016

La Bhagavad Gîtâ - 4e partie : la conception psychologique

Submitted by Anonyme (non vérifié)

Portons un regard sur ce qu'ajoute Krishna dans le troisième chapitre, qui reflète une véritable réflexion philosophique sur le sens du monde. La Bhagavad Gîtâ n'aurait pu avoir un tel écho si elle ne présentait pas une tentative d'explication rationnelle du monde, au moins en partie.

Ce qui rend ici les choses très intéressantes, c'est que la Bhagavad Gîtâ considère que les humains font l'histoire par nécessité, et non pas par choix individuel. Il y a ici très clairement une rupture matérialiste avec l'Antiquité et ses guerriers agissant comme bon leur semble en apparence.

Il y a une véritable réflexion sur la condition humaine, qui est présentée comme dépendante. Bien sûr, l'histoire n'est pas présentée comme ayant un sens. C'est pour cela que dans l'extrême-droite européenne du XXe siècle pourra tenter de voir en la Bhagavad Gîtâ un culte de l'action obéissant à un ordre socio-cosmique fatal, l'action valant dans tous les cas quelque chose, selon l'adage « peu importe le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse ».

L'ordre féodal proposé par la Bhagavad Gîtâ réfute la conception d'individus agissants en toute liberté ; le libre-arbitre est illusoire, seul compte l'ordre cosmique qui, bien entendu, a une correspondance sociale bien déterminée, celle des castes.

Les êtres humains ont des sens et un centre psychique, mais amenant à agir de manière particulière, car cela relève de la matière. A cela s'oppose la pensée, et au-dessus de celle-ci Krishna c'est-à-dire le grand tout formant la nature et le sens du monde.

On aurait ici pratiquement un système proto-matérialiste, à la AristoteAvicenne – Averroès, si la fusion avec la pensée globale n'allait pas dans un sens uniquement statique.

Voici ce qu'explique Krishna :

« 27. Les actes procèdent uniquement des guṇas du monde sensible [c'est-à-dire trois choses : la pure vérité, l'énergie de l'action et les ténèbres]. Si l’homme imagine en être l’agent, c’est qu’il est égaré par la conscience personnelle.

28. Mais celui, ô guerrier aux longs bras, qui connaît la vérité sur la double série des gunas et des actes, sait que ce sont toujours les gunas opérant sur les gunas, et il demeure détaché.

29. C’est parce qu’ils sont égarés par les gunas du monde sensible que les hommes s’attachent aux actes, ouvrage des gunas. Il ne faut pas que celui qui sait toute la vérité jette dans le trouble les esprits lents, aux lumières imparfaites.

30. Rapportant à moi toute action, l’esprit replié sur soi, affranchi d’espérance et de vues intéressées, combats sans t’enfiévrer de scrupules.

31. Voilà mon enseignement : les mortels qui s’y conforment toujours avec foi et sans murmure sont, eux aussi, affranchis des actes.

32. Quant à ceux qui murmurent contre ma doctrine, qui ne s’y conforment pas, sache que ce sont des insensés à qui toute connaissance échappe ; ils sont perdus.

33. Mais chacun, fût-ce le plus instruit, se comporte conformément à sa nature ; tous les êtres suivent leur nature. Qu’y pourraient les remontrances ?

34. Toute impression d’un sens, quel qu’il soit, réagit en désir ou en aversion ; il faut échapper à l’empire de l’un et de l’autre ; ce sont nos ennemis.

35. Mieux vaut accomplir, fût-ce imparfaitement, son devoir propre que remplir, même parfaitement, le devoir d’une autre condition ; plutôt périr en persévérant dans son devoir ; assumer le devoir d’une autre condition n’apporte que malheur.

ARJUNA dit :

36. Sous quelle impulsion l’homme s’engage-t-il, malgré qu’il en ait, dans le péché, ô Vârshneya, comme entraîné de force ?

BHAGAVAT dit :

37. C’est cet attrait, c’est cette aversion, nés, l’un et l’autre, du guna rajas [la passion, le désir], qui est le grand Vorace, le grand Méchant ; sache que là est, ici-bas, l’ennemi.

38. Comme le feu est masqué par la fumée, le miroir par des taches, le fœtus par des membranes, ainsi tout cet univers est enveloppé par lui.

39. La vérité est masquée par cet éternel ennemi du sage qui, sous la forme du désir, ô fils de Kuntî, est un feu insatiable.

40. Il a son siège dans les sens, la perception, la pensée ; c’est par eux que, masquant la vérité, il égare l’esprit.

41. Commence donc, ô héros des Bhâratas, par brider tes sens, pour frapper ce Méchant, destructeur de la vérité et de l’intelligence.

42. On place haut les sens ; au-dessus des sens est le manas, le centre psychique ; au-dessus du manas, la pensée (buddhi), au-dessus de la pensée, Lui.

43. Connaissant Celui qui est au-dessus de la pensée, affermis-toi dans ta force intérieure et frappe, ô guerrier aux longs bras, cet ennemi redoutable qu’est le désir. »

Il y a ici la conception psychologique de la Bhagavad Gîtâ qui est expliquée. On a quatre niveaux, divisés eux-mêmes en deux sections. La première relève de la matière au sens strict : les sens, puis le centre psychique qui consiste en l'intellect lié à ces sens, les rassemblant.

Ensuite, on a la pensée c'est-à-dire l'âme, et « Lui » c'est-à-dire le Dieu suprême aux multiples formes, dont tout est une partie, voire un simple rêve, une simple illusion.

La première section est matérielle, la seconde relève du spirituel : la Bhagavad Gîtâ opère sur les deux tableaux, dans la mesure où elle appelle à l'action, demandant ainsi que la première section soit prise en compte et maîtrisée.

Comme cette maîtrise consiste à rompre avec l'idéologie antique ayant façonné les esprits dans le mode de production précédent, c'est là une rupture progressiste, même si la logique générale reste spirituelle.

Naturellement, plus les forces productives grandiront, plus l'aspect spiritualiste, unilatéralement passif, l'emportera toujours plus. Le mouvement « Hare Krsna », qui se revendique spécifiquement de la Bhagavad Gîtâ, prône la passivité complète, avec un retrait dans une vie artisanale-agricole et une récitation du mantra « Hare Krsna » une dizaine de milliers de fois par jour, ce qui est en rupture avec la conception active mise en avant par Krishna dans la première partie de l'œuvre.