5 juin 2016

La Bhagavad Gîtâ - 2de partie : le rejet de la «défaillance de la raison»

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Le second chapitre de la Bhagavad Gîtâ tient à la réponse faite par Krishna aux propos d'Arjuna. L'explication de Krishna se divise elle-même en deux parties : tout d'abord, il y a une présentation de l'univers et du sens qu'a la vie en son sein, et ensuite on a l'exposition de la méthode à suivre pour agir de manière correcte.

Le paradoxe de l'approche qu'on trouve dans la Bhagavad Gîtâ est que Krishna ne conforte pas du tout Arjuna dans sa volonté de ne pas combattre. La conclusion du Mahâbhârata tient justement à ce que l'affrontement général a amené la disparition de pratiquement tous les combattants, pavant la voie à une nouvelle génération devenue « pure ».

Il faut, par conséquent, qu'Arjuna combatte : c'est uniquement à ce titre, lorsqu'il sera le grand vainqueur final, que sa philosophie pourra l'emporter, empêchant qu'un autre affrontement généralisé de cette sorte ne se reproduise.

Historiquement, ce scénario était inévitable, car les affrontements entre tribus et royaumes étaient déjà présents. Pour y mettre un terme, pour en terminer avec leur chaos, il fallait une œuvre montrant le caractère destructeur de ce processus et la nécessité d'une alternative.

La difficulté de la réalisation de cette alternative est, bien entendu, expliquée par la période dite du Kali Yuga, le dernier des quatre temps cycliques avant la fin du monde, introduit justement par la grande bataille décrite dans le Mahâbhârata.

L'objectif, tant du Mahâbhârata que de la Bhagavad Gîtâ, est de justifier un certain équilibre entre les castes des prêtres et des guerriers, ces derniers n'ayant plus le dessus.

Voilà pourquoi, de manière paradoxale en apparence, Krishna proteste face aux propos d'Arjuna :

« 2. D’où te viennent, ô Arjuna, à l’heure du danger, ces pensées troubles, indignes d’un ârya, ces pensées qui ne mènent ni au ciel, ni à l’honneur ? »

Arjuna demande alors à prendre « refuge » en Krishna, terme traditionnel relevant du culte de Krishna :

« 7. Pitié et scrupule paralysent mes instincts de guerrier ; mon esprit troublé discerne mal le devoir ; je m’adresse à toi ; dis-moi nettement ce qui est bien ; je suis ton disciple ; instruis-moi ; je me réfugie en toi ! »

Il s'ensuit alors un exposé par Krishna de la théorie de la réincarnation.

« 11. Tu t’apitoies là où la pitié n’a que faire, et tu prétends parler raison ! Mais les sages ne s’apitoient ni sur qui meurt ni sur qui vit.

12. Jamais temps où nous n’ayons existé, moi comme toi, comme tous ces princes ; jamais, dans l’avenir ne viendra le jour où les uns et les autres nous n’existions pas.

13. L’âme, dans son corps présent, traverse l’enfance, la jeunesse, la vieillesse : après celui-ci elle revêtira de même d’autres corps. Le sage ne s’y trompe pas.

14. Les impressions des sens, ô fils de Kuntî, chaud et froid, plaisir et peine, vont et viennent, elles sont fugitives ; il n’est, ô Bhârata, que de les supporter.

15. Car l’homme qu’elles ne troublent pas, ô Taureau des hommes, l’homme ferme, indifférent au plaisir et à la peine, celui-là est mûr pour l’immortalité.

16. Pas d’existence pour le néant, pas de destruction pour l’être. De l’un à l’autre, le philosophe sait que la barrière est infranchissable.

17. Indestructible, sache-le, est la trame de cet univers ; c’est l’Impérissable ; la détruire n’est au pouvoir de personne.

18. Les corps finissent ; l’âme qui s’y enveloppe est éternelle, indestructible, infinie. Combats donc, ô Bhârata !

19. Croire que l’un tue, penser que l’autre est tué, c’est également se tromper ; ni l’un ne tue, ni l’autre n’est tué.

20. Jamais de naissance, jamais de mort ; personne n’a commencé, ni ne cessera d’être ; sans commencement et sans fin, éternel, l’Ancien [l'âme] n’est pas frappé quand le corps est frappé.

21. Celui qui le connaît pour indestructible, éternel, sans commencement et impérissable, comment cet homme, ô fils de Pṛithâ, peut-il imaginer qu’il fait tuer, qu’il tue ? »

Puisque chaque être vivant a une âme éternelle se réincarnant, le fait de tuer est nécessairement relatif. La vie en soi n'a donc pas de valeur, n'étant que le support de l'âme indestructible.

Par conséquent, ce qui compte, c'est le devoir propre à chaque caste. Celui des guerriers étant de combattre, il ne faut pas tergiverser et Krishna dit ainsi à Arjuna :

« 37. Mort, tu iras au ciel ; ou vainqueur, tu gouverneras la terre. Relève-toi, ô fils de Kuntî, résolu à combattre. »

S'il n'y avait que cela, il n'y aurait pas un apport réellement nouveau ; on ne serait pas tant dans l'hindouisme naissant que dans le brahmanisme issu du védisme des origines et d'un premier syncrétisme avec les croyances locales sur la réincarnation. Quel est alors l'élément qui se surajoute à cette conception exprimée par Krishna ?

Cet élément, c'est la vertu chevaleresque. C'est pour cela que la Bhagavad Gîtâ a eu un succès si grand dans les cercles anticapitalistes romantiques des années 1930-1940, le fascisme se posant comme nouvelle chevalerie de l'esprit ou de la race.

Krisha enseigne à Arjuna que son existence est une fin en soi, dans la mesure où chaque existence n'existe pas de manière indépendante, mais seulement en rapport avec une caste et ses valeurs.

Être soi-même ce n'est donc pas simplement être un conquérant, un guerrier, etc. comme auparavant, mais bien une personne agissant de manière conforme à la caste des guerriers. Naturellement, l'arrière-plan est que c'est la caste des prêtres qui a besoin d'encadrer les guerriers dont la concurrence dérègle la société.

Les guerriers, eux, tendent à accepter cela afin d'éviter l'effondrement général de toute la structure sociale.

Krishna appelle donc Arjuna à agir :

« 47. Ne te préoccupe que de l’acte, jamais de ses fruits. N’agis pas en vue des fruits de l’acte ; ne te laisse pas non plus séduire par l’inaction.

48. N’agis qu’en disciple fidèle du yoga, en dépouillant tout attachement, ô Dhanañjaya, en restant indifférent au succès ou à l’insuccès : le yoga est indifférence.

49. Car l’acte, ô Dhanañjaya, est inférieur infiniment au détachement intérieur ; c’est dans la pensée qu’il faut chercher le refuge. Ils sont à plaindre ceux qui ont le fruit pour mobile.

50. Pour qui réalise le détachement intérieur, il n’est plus, ici-bas, ni bien ni mai. Efforce-toi donc au yoga ; le yoga est, dans les actes, la perfection.

51. Car les sages, qui ont réalisé le détachement intérieur, esquivant le fruit qui naît des actes, libérés des liens de la renaissance, vont au séjour bienheureux (…).

55. Quand l’homme s’affranchit, fils de Pṛithâ, de tous les désirs qui hantent l’esprit, qu’il trouve sa satisfaction en soi et par soi, on dit qu’il est en possession de la sagesse.

56. Sans trouble dans la souffrance, sans attrait pour le plaisir, libre d’attachement, de colère et de crainte, l’ascète est en possession de la lumière.

57. Celui qui ne ressent aucune inclination, qui, d’aucun bien ni d’aucun mal, ne conçoit ni joie ni révolte, celui-là est en possession de la sagesse.

58. Et lorsque, telle la tortue rentrant complètement ses membres, il isole ses sens des objets sensibles, la sagesse en lui est vraiment solide.

59. Les objets des sens disparaissent pour l’âme qui n’en fait pas son aliment ; la sensibilité reste. À son tour, elle disparaît pour qui a reconnu l’absolu.

60. Malgré ses efforts, ô fils de Kuntî, même chez le sage, les sens toujours tyranniques agissent violemment sur l’esprit.

61. Il faut, les contenant tous, se concentrer, se fixer uniquement sur son moi. Car qui tient ses sens sous son pouvoir, chez celui-là la sagesse est vraiment solide.

62. Si l’homme s’attarde à considérer les objets des sens, l’attrait s’éveille en lui ; de l’attrait sort le désir ; du désir naît la colère.

63. La colère produit l’égarement ; l’égarement, la défaillance de la raison ; la défaillance de la raison, le naufrage de la pensée. C’est la perte de l’homme.

64. Mais qui traverse le monde extérieur avec des sens affranchis d’attachement et de haine, dociles à sa volonté, celui-là, l’âme disciplinée, aborde à la paix (…).

71. L’homme qui, chassant tout désir, vit sans passion, sans poursuites personnelles, sans égoïsme, celui-là entre dans le repos. »

Il faut savoir sa maîtriser, sinon on se perd. C'est là un appel à un comportement plus civilisé et moins barbare. C'est là un appel à se construire une personnalité, et non plus à céder aux impulsions propres à l'antiquité, avec ses affrontements permanents.

Il y a ici une attention à soi-même qui est développée, une mise à l'écart des passions propres à une société à une époque donnée. La « défaillance de la raison » rendait la société instable, invivable ; pour assurer une cohésion réelle, il fallait que les guerriers antiques se transforment en chevaliers.