3 Jan 1924

Antonio Gramsci – L'échec du syndicalisme fasciste (1924)

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La Correspondance internationale, 3 janvier 1924.

Le fascio l'a officiellement constaté le 19 décembre - Situation différente des travailleurs des campagnes et des travailleurs des villes, vis-à-vis du fascisme - Une campagne démagogique démasquée.

À une conférence des chefs de l'industrie italienne et des principaux dirigeants du syndicalisme fasciste tenue le 19 décembre, à Rome, sous les auspices et en présence du Président du conseil Mussolini, il a été formellement reconnu que le programme et les méthodes du fascisme, dans le domaine syndical, ont fait complètement faillite.

On se rappelle les tentatives acharnées du fascisme, avant et après son avènement au pouvoir, de créer un mouvement syndical à son service. On se rappelle également que ces tentatives, pour avoir donné des résultats relativement favorables parmi les travailleurs des campagnes, ont complètement échoué en ce qui concerne les ouvriers industriels. Il a été facile aux fascistes, vu les conditions de vie et de travail des paysans pauvres et des journaliers, dispersés dans les villages et seulement unis par de faibles liens syndicaux, de détruire les organisations socialistes des travailleurs agricoles et de contraindre, par la terreur et le boycottage économique, les masses laborieuses de la campagne d'entrer dans les corporations fascistes.

Les choses ont pris une tout autre tournure chez les ouvriers industriels, à l'exception toutefois des cheminots, exposés aux mesures coercitives de l'État, sur les têtes desquels la menace de la révocation est toujours suspendue et des travailleurs des ports possédant déjà une organisation d'un esprit foncièrement corporatif et dépendant, dans son action, de la situation du trafic maritime, du mouvement des ports italiens qui accusent des degrés inégaux de prospérité, en relation directe avec le bilan des exportations et des importations et les grands achats périodiques de blé, de charbon et de café.

Dans les grandes villes industrielles, les fascistes ont seulement réussi à rassembler des groupes épars, presque toujours constitués de chômeurs et d'éléments criminels auxquels la carte d'adhérent au fascio assurait l'impunité des actes de sabotage, des vols commis à l'atelier et des actes de violence contre les chefs d'équipe. Il restait donc nécessaire à la politique fasciste de conquérir les masses prolétariennes.

Le gouvernement fasciste ne peut se maintenir au pouvoir que tant qu'il rend la vie impossible à toutes les organisations non fascistes. Mussolini a fondé son pouvoir sur l'appui de couches profondes de la petite bourgeoisie qui, n'ayant aucune fonction dans la production et ignorant, en conséquence, les antagonismes et les contradictions résultant du régime capitaliste, croyaient fermement la lutte des classes une invention diabolique des socialistes et des communistes. Toute la conception « hiérarchique » du fascisme résulte de cet esprit petit-bourgeois.

De là le concept de la société moderne formée d'une série de petites corporations organisées sous le contrôle de l'élite fasciste, dans lequel se trouvent concentrés tous les préjugés et tous les penchants utopistes de l'idéologie petite-bourgeoise. De là la nécessité de créer un syndicalisme « intégral », revu du syndicalisme démocratique chrétien où l'idée de la nation, élevée à la divinité, est substituée à l'idée religieuse.

Seulement, ce beau programme a été répudié par les industriels. Ils se sont refusés à donner leur adhésion aux corporations nationales fascistes, bref à se soumettre au contrôle des Rossoni et Cie. Les fascistes, répondant au refus des industriels, se sont livrés, il y a quelques mois, à une propagande démagogique de grand style, allant jusqu'à inciter les ouvriers des métaux et du textile à préparer la grève générale. Cette campagne contre les industriels a atteint son point culminant après la visite de Mussolini à l'usine Fiat, à Turin, à l'occasion de l'anniversaire de la marche fasciste sur Rome.

Les ouvriers de la Fiat, assemblés au nombre de 6-7000, pour entendre parler Mussolini, dans une cour de l'usine, firent au chef fasciste un accueil nettement hostile. Les fascistes accusèrent alors les industriels de Turin d'entretenir l'esprit antifasciste dans les masses, de préférer négocier avec les syndicats réformistes, de renvoyer des ateliers les ouvriers fascistes, d'empêcher par là les corporations nationales de se développer, etc. Ils allèrent jusqu'à se livrer, dans un café, à des violences personnelles contre le chef de la maison Fiat, le sénateur Jean Agnelli.

La situation est devenue grave et pour les industriels et pour le gouvernement. Le comité syndical du Parti communiste est intervenu dans la lutte en invitant les masses ouvrières à participer à la lutte contre les industriels, bien qu'elle fût déclenchée sur l'initiative fasciste, et à élargir le mouvement. Mais l'action fut subitement interrompue sur l'ordre des dirigeants du fascio, sur quoi eut lieu la réunion du 19 décembre. Dans le discours qu'il a prononcé à cette conférence, Mussolini a reconnu l'impossibilité de réunir, dans un même syndicat, ouvriers et patrons. Le « syndicalisme intégral » ne peut, d'après Mussolini, s'appliquer que dans le domaine agricole.

Les fascistes doivent respecter l'indépendance des organisations industrielles en s'efforçant d'empêcher les conflits de classes de se produire. Le sens de ce discours est clair. Les fascistes renoncent non seulement à l'apparence d'une lutte contre les industriels, mais même à leur tentative de concilier, par leur arbitrage et sous leur contrôle, les intérêts de classes ; ils ne se donnent plus pour tâche que d'organiser les ouvriers... pour les livrer pieds et poings liés aux capitalistes.

C'est le commencement de la fin du syndicalisme fasciste. Tout de suite après la conférence, de nombreux propriétaires fonciers ont élevé de vives protestations contre le traitement différent que le fascisme fait à l'industrie et à l'agriculture. Ils ont dénoncé les violences des organisations syndicales fascistes commises contre les propriétaires afin de les contraindre à respecter des contrats de travail déclarés naturellement par ces derniers absurdes et contraires à l'intérêt national ; ils exigèrent la reconstruction de la Confédération fédérale de l'agriculture, absorbée par la corporation fasciste.

À Parme, les conflits entre fascistes et agrariens ont déjà provoqué toute une série d'incidents. À Reggio Emilia, le député Corgini, ancien sous-secrétaire d'État au gouvernement de Mussolini, a été expulsé par les fascistes.

Il faut noter le succès complet de la tactique adoptée par notre parti pour démasquer devant les masses les dirigeants fascistes, qui n'étaient point avares de gestes grandiloquents contre les industriels. Les fascistes ont certes encore la satisfaction de voir assister à leurs réunions des milliers d'ouvriers ; mais on a réussi à les mettre au pied du mur ; à leur faire renier leurs propres revendications ; à les discréditer devant les éléments mêmes les plus arriérés des masses laborieuses. Si cette tactique se généralise et s'étend également aux campagnes, la désagrégation du fascisme en sera hâtée, de même que la réorganisation des forces révolutionnaires.

Cette tactique, il est vrai, rencontre des adversaires dans la personne des socialistes réformistes et maximalistes, installés à la direction des Centrales des syndicats légaux, maîtres aussi d'ailleurs des seuls journaux prolétariens qui se publient encore en Italie. Socialistes et maximalistes démontrent ainsi une fois de plus qu'ils ne veulent pas combattre réellement le fascisme. Certes, on court de nombreux dangers, si l'on veut affronter le fascisme pour lui contester au sein de ses propres organisations le contrôle et la direction des masses.

Est-ce une raison suffisante pour se dérober ? D'autre part, il est certain que de larges masses non seulement d'ouvriers agricoles, mais aussi d'ouvriers d'usines n'ayant aucun autre moyen de lutter contre la bourgeoisie, se laisseraient entraîner par la démagogie fasciste, espérant ainsi faire rendre gorge aux patrons. L'intransigeance des réformistes et des maximalistes ne porte pas, à la vérité, contre le fascisme, mais contre la partie la plus pauvre et la plus arriérée du prolétariat. Pour comble, cette intransigeance manque de logique et n'admet que trop de concessions pratiques aux détenteurs fascistes du pouvoir.