La France, pays de la petite propriété parcellaire, et le cinéma qui va avec: Michel Audiard, Jean Gabin
Submitted by Anonyme (non vérifié)La France est le pays de la petite propriété parcellaire. Dans un pays essentiellement rural et en retard par rapport à la révolution industrielle, l’accès à la petite propriété d’une très large population paysanne a appuyé la révolution bourgeoise contre l’ancienne propriété aristocratique sous le féodalisme.
Pourtant, au cours du XIXè siècle, avec l’ascendance définitive de la bourgeoisie sur l’aristocratie, les paysans ont progressivement croulé sous les dettes pour l’acquisition de leurs propriétés, car celle-ci était justement contracté auprès des banques, donc de la bourgeoisie.
Le coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte de 1851 consiste justement « réconcilier » la paysannerie, attachée à sa petite propriété, à un Etat bourgeois conçu comme protecteur du doit fondamental de la propriété. Le coup d’Etat du 2 décembre 1851 repose ainsi sur le principe de rassemblement des paysans détenteurs de propriétés parcellaires sous l’égide d’un Etat fort, empreint de nationalisme et fortement militarisé, à même de garantir le respect de la propriété, ce qui reprend les idées de Napoléon Ier en les étendant.
Dans le « le 18 brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte », Marx a très bien expliqué que « Bonaparte représente une classe bien déterminée, et même la classe la plus nombreuse de la société française, à savoir les paysans parcellaires. » ; L'« idée napoléonienne » essentielle, c'est, enfin, la prépondérance de l'armée. L'armée était le point d'honneur des paysans parcellaires, qui s'étaient eux-mêmes transformés en héros, défendant la nouvelle forme de propriété à l'extérieur, magnifiant leur nationalité nouvellement acquise, pillant et révolutionnant le monde. L'uniforme était leur propre costume d'Etat, la guerre, leur poésie, la parcelle prolongée et arrondie en imagination, la patrie et le patriotisme, la forme idéale du sentiment de propriété ».
Cet aspect particulier de la France est toujours très présent aujourd’hui. Les statistiques officielles masquent souvent le véritable visage de la France en présentant l’image d’un pays urbanisé à 78 %.
En effet, un village devient ville à partir de 2 000 habitants, ce qui représente déjà un seuil très bas. Plus encore, la majorité de la population en France n’habite pas dans des villes-centre mais soit à la campagne, soit dans des zones péri-urbaines, dont la démographie a littéralement explosé ces dernières années.
Ces zones péri-urbaines regroupent des réalités différentes, selon qu’elles soient proches ou éloignées de la ville-centre, qu’elles soient des agrandissements de véritables villages anciennement implantés ou bien des zones purement pavillonnaires sorties de terre en très peu de temps.
Néanmoins, les flux migratoires vers les zones périurbaines s’explique par la volonté d’une frange de la population, y compris du prolétariat, d’accéder à la propriété en étant nourri de représentations folkloriques de la campagne. En réalité, l’éloignement des villes et des centres d’activité pour se réfugier dans des villages-dortoirs en zone péri-urbaine rend ces populations vulnérables financièrement, dépendantes de la voiture (souvent plusieurs par famille, avec un budget essence, assurance, entretien exorbitant), isolées culturellement, sans même parler de la qualité déplorable de maisons qui engendrent des coûts de rénovation importants.
Très clairement, les zones péri-urbaines où naissent des sentiments de frustration, de relégation et de déception par rapport à une « vie rêvée au calme » constituent un terreau favorable au fascisme qui prospère à l’époque de la crise générale du capitalisme.
En fait, c’est précisément ce poids des campagnes, allié à un Etat fort les chapeautant, qui explique la formation de l’idéologie fasciste en France et d’un républicanisme « social » que l’on trouve encore aujourd’hui dans les départements ruraux pauvres, traditionnellement « de gauche » (Creuse, Haute-Vienne, Dordogne ou encore Allier). Il existe en effet une continuité entre le bonapartisme de Louis-Napoléon Bonaparte et l’idéologie républicaine.
L’alliance entre nationalisme (qui vaut attachement viscéral à la République bourgeoise), Etat fort et centralisateur, bureaucratie à dimension « sociale », le tout en voulant dépasser les contradictions de classe, forme l’idéologie fasciste car celle-ci correspond à une attitude anti-capitalisme sur des bases non pas matérialistes mais romantiques (par exemple, résistance fantasmée à l’Amérique, au monde anglo-saxon, défense des PME contre le CAC40, le capitalisme financier, etc.). Voir sur ce point les travaux de Zeev Sternhell dont le site Contre-Informations a souligné l'importance.
En France, les courants bonapartistes, boulangistes et poujadistes s’appuieront sur une population rurale attachée à la petite propriété et un Etat fort, avec souvent les mêmes départements pour « bastion » (la Charente, la Charente-Inférieure /Charente-Maritime – qualifiée au XIXème siècle même de « Corse Intérieure » -, la Creuse, la Dordogne…).
Pour l’anecdote, lors d’une grève de mineurs à Decazille (Aveyron), alors que l’armée est appelée à intervenir, Boulanger déclare : « Peut-être, à l’heure qu’il est, chaque soldat partage-t-il avec un mineur sa soupe et sa ration de pain… ». On voit ici très clairement le fantasme de collaboration de classe dans le cadre nationale, notion à la base du fascisme.
L’importance de la petite propriété dans un pays tardivement urbanisé et encore sous-urbanisé explique en grande partie les confusions dans la définition des classes sociales. Ainsi, un petit commerçant ou un cafetier est souvent rattaché au prolétariat, au prétexte parfois de difficultés financières et d’horaires de travail contraignants. Pourtant, il est évident qu’un petit commerçant ou un cafetier n’appartiennent absolument pas au prolétariat et expriment même le plus souvent des idées réactionnaires en rapport avec leur défense acharnée de leur capital/propriété ou de leur opposition au « monde moderne » (responsable de la disparition de leur « gagne-pain »).
Et bien tous ces aspects propres à la France transparaissent dans la production culturelle de notre pays, comme nous avons le voir à présent à travers l’exemple du cinéma.
Nous avons dit tout à l’heure que le poids de la petite propriété privée entraînait souvent des confusions de classe, par manque d’économie politique, en faisant passer des petits commerçants pour des prolétaires. Dans le cinéma français, un acteur est tout particulièrement représentatif de cette confusion de classe : Jean Gabin.
Avant guerre, Jean Gabin (né en 1904) est le jeune premier qui incarne souvent des rôles d’homme « du peuple » viril. Jean Gabin est censé être irrésistible mais son jeu est empreint d’une dimension théâtrale qui marque encore le cinéma d’aujourd’hui. Par exemple, Jean Gabin prend sans cesse des poses, joue « à l’épate »et déclame un texte ciselé. En définitive, Gabin ressemble parfois à un petit bourgeois qui porte un costume d’ouvrier.
C’est le cas dans « Le jour se lève » (de Marcel Carné, 1939) où sa façon de parler est « gouailleuse », « haute en couleur » et culmine dans la scène finale qui s’apparente à une véritable tirade théâtrale grandiloquente.
Après avoir commis un meurtre, François, barricadé dans sa chambre et soutenant l’assaut de la police jusqu’à l’aube, s’adresse à la foule de badauds qui s’est amassée au pied de l’immeuble : « Quoi François ? Quel François ? Y’a plus de François ? Mais que voulez-vous ? Débinez-vous ! qu’est-ce que vous attendez, là ? ça sera mis dans les journaux demain. Tout sera imprimé, tout ! N’importe quoi, mais vous le lirez !... Et puis vous le croirez ! Alors foutez le camp, débinez-vous ! Laissez-moi seul, tout seul ! Je ne veux plus voir personne, foutez-moi la paix ! ».
Ce personnage est donc celui d’un « homme du peuple » qui sort d’une médiocrité ambiante qu’il méprise, médiocrité incarné justement par le reste du peuple, masse passive et inerte. Il s’agit d’un personnage romantique et plein de verve, qui se méfie de tout aspect collectif pour vivre une vie d’homme libre en solitaire. Ouvrier, ce personnage n’en est pas moins très représentatif de la mentalité d’une petite bourgeoisie foncièrement individualiste, de type « petit commerçant », qui méprise les masses.
Après guerre, Jean Gabin poursuivra dans cette même veine anti-réaliste de personnage théâtral proclamant des dialogues surécrits, bien qu’il ait à présent quitté l’habit de jeune premier pour endosser celui de patriarche bourru « revenu de tout ».
Nous abordons ici toute la série de films dialogués par Michel Audiard qui reflètent l’esprit français de la moquerie, le goût de « la casse », en montrant son ascendant sur les autres. Les dialogues de Michel Audiard correspondent complètement à l’hégémonie de la petite propriété en France et donc de la petite bourgeoisie, qui s’assimile au de manière erronée au prolétariat parce qu’elle « trime ».
Bien entendu, Jean Gabin est un acteur qui joue des personnages mais sa carrière n’est pas dû au hasard, comme sa participation au film dialogués par Michel Audiard qui obéissait à une logique de bande (Bernard Blier, Lino Ventura, Mireille Darc) se retrouvant autour d’une « bonne table » ou de soirées de beuverie (cf. un singe en hiver d’après un livre d’Antoine Blondin).
Le chanteur réactionnaire Michel Sardou rendra hommage à Michel Audiard en soulignant cet esprit de camaraderie du terroir qui, selon la formule consacrée, « disparaît lentement » :
« Le cinéma d'Audiard :
Un dialogue au comptoir,
De l'amitié qui passe
Comme les trains banlieusards
De la gare Montparnasse.
C'est un Français sur son vélo,
Un petit homme sous sa casquette,
Le Tourmalet, le vieux bordeaux,
Et pour écrire une cigarette. »
Du reste, Audiard et Gabin exprimaient des points de vue politiques similaires, bien dans la veine de l’hypocrisie petite-bourgeoise : « C’est la gauche qui me rend de droite » (Michel Audiard) ; « « Je suis un vieil anarchiste... de droite, forcément ! Avec le pognon que je gagne, personne ne me croirait si je disais… de gauche ! » (Jean Gabin).
Ce concept d’ « anar de droite », qui s’applique aussi bien à Michel Audiard qu’à Antoine Blondin (appartenant au mouvement littéraire des « hussards » proche de l’Action française), renvoie en fait tout bonnement au fascisme. Pasolini l’a du reste très bien exprimé dans son film « Salo ou les 120 jours de Sodome » : « Nous, fascistes, sommes les vrais anarchistes ».
En effet, il s’agit avant tout d’une méfiance aiguë vis-à-vis de toute modernité (rejeté au profit de la célébration du terroir et d’une société surannée mais « authentique ») qui prend la forme d’une posture de rebelle épris de liberté individuelle.
Le concept d’ « anar de droite » est d’autant plus fort que la lutte de classes est ignorée car elle est perçue comme un dogme défendu par des gauchistes intellectualisants.
Le brouillage de la lutte des classes est tellement flagrant que, dans une biographie consacrée à Audiard, l’auteur Alain Paucard souligne sa proximité de classe avec Audiard, « vrai homme du peuple qui comprend le peuple mieux que les gauchistes ». Pourtant, l’auteur révèle lui-même qu’il est fils de policier sans que cela ne remette en cause son discours erroné de classe, bien au contraire.
Les dialogues d’Audiard, avec leur côté anti-moderne, anti-réaliste, leur formalisme recherchant les formules choc se voulant à la fois vulgaires et raffinées, se rapprochent du style de l’écrivain fasciste Céline. D’ailleurs, Céline – adulé par Audiard au point qu’il a toujours rêvé d’adapter au cinéma « Voyage au bout de la nuit » était lui aussi un fils de petits commerçants qui a essayé de se faire passer pour un prolétaire et dont les fascistes réinventent sa soi-disant proximité avec le peuple.
Michel Audiard pratique lui aussi activement la confusion en montrant, dans son film de 1970 « Elle boit pas, elle fume pas, elle drague pas », mais... elle cause ! », une rue « Louis-Ferdinand Céline » dans un quartier bidonville par opposition aux quartiers d’affaires apparaissant sur les plans précédents.
Comme chez Céline, les films dialogués par Audiard sont animés par un profond nihilisme, où les « bons mots », les gueuletons et la camaraderie représentent une énergie du désespoir dans un monde où il n’y a rien à comprendre à part qu’il est en déperdition, que l’ancien célébré disparaît au profit d’un nouveau honni.
Ainsi, selon Céline, "Il faudrait un soir endormir les gens heureux, pour de vrai. Les endormir pendant qu'ils dorment, et puis s'en débarrasser une fois pour toute d'eux et de leurs bonheur. Alors le lendemain, on pourrait devenir librement malheureux, tant qu'on le voudrait." ; " La grande prétention au bonheur, voilà 1'énorme imposture ! C'est elle qui complique toute la vie ! Qui rend les gens si venimeux, crapules, imbuvables. Y a pas de bonheur dans l'existence, y a que des malheurs plus ou moins grands, plus ou moins tardifs, éclatants, secrets, différés, sournois... "C'est avec des gens heureux qu'on fait les meilleurs damnés." Le principe du diable tient bon. " (extrait du pamphlet anticommuniste « Mea Culpa »).
La veille société regrettée par des réactionnaires comme Audiard est aussi celle du patriarcat assumé qui déplore le politiquement correct ou encore la fermeture des maisons closes censée expliquer la perte des valeurs s’incarnant notamment dans mai 68 : « Mai 68 est une résultante d’avril 46 ; le responsable, ce n’est pas Cohn-Bendit, c’est Marthe-Richard » .
Par ailleurs, les dialogues de Michel Audiard s’inscrivent dans le cadre d'un anti-capitalisme romantique typiquement fasciste, penchant volontiers vers le complotisme.
Ceci est flagrant dans une autre célèbre tirade écrite par Audiard pour le film « Le Président » d’Henri Verneuil. Jean Gabin y interprète le rôle d’Emile Beaufort, ancien Président du Conseil symbolisant encore une fois une France sous l’assaut de menaces modernes. Dans la scène la plus célèbre, Jean Gabin/Emile Beaufort dénonce les « puissances de l’argent » invisibles auxquelles sont liés les députés et qui expliquent leur soutien à un projet européen servant les intérêts des financiers. Une telle thématique ne peut évidemment que dériver vers l’antisémitisme : « Monsieur Valimont, comment pouvez-vous concilier votre fonction de député catholique démocrate avec votre métier d’avocat d’une grosse banque israélite ? ».
Jean Gabin, dans sa deuxième partie de carrière doit beaucoup aux films dialogués par Audiard où il incarne des personnages en marge mais « digne », symbolisant une veille France réfractaire à la modernité, une image qui lui correspondait également en dehors de l’écran.
Toute cette tendance du cinéma français célébrant l’ancien a été vivement contesté par la « nouvelle vague » qui entendait s’ancrer dans une réalité sociale en se détournant des dialogues théâtralisés. On peut notamment citer « le beau Serge » (de Claude Chabrol), « A bout de souffle » (de Jean-Luc Godard) ou encore « Suzanne Simonin, la Religieuse de Diderot » (de Jacques Rivette) parmi les essais les plus remarquables de la Nouvelle Vague. Claude Chabrol a ensuite poursuivi dans sa description des mœurs de la bourgeoisie de province, avec plus ou moins de réussite et Claude Miller peut également figurer parmi les réalisateurs essayant de dépeindre une réalité sociale, notamment dans son premier film « La meilleure façon de marcher »,
Les communistes en France se doivent de bien connaître la culture nationale bourgeoise de leur pays surtout que les films dialogués ou réalisés par Audiard souvent avec Jean Gabin, sont maintenant considérés comme des chefs-d’œuvre impérissables et fréquemment diffusés à la télévision qui leur consacre parfois des soirées spéciales.
Il faut voir là une tendance à la célébration bourgeoise des formes culturelles réactionnaires inévitables dans le contexte de crise générale du capitalisme.
A travers toute une tendance du cinéma français, aimant la théâtralisation et refusant la lutte de classes au profit d’un bon sens « populaire » (en vérité de la petite-bourgeoisie) transpire l’idéologie dominante fondée dans le culte à la petite propriété, tendant politiquement à l’anti-capitalisme romantique, qu’il faut impérativement combattre pour assurer le triomphe de la révolution socialiste.