21 avr 2014

Ukraine : ou bien Shevchenko et Vasnetsov, ou l'inévitable chute dans une situation semi-coloniale

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Testament (Zapovit)

Quand je mourrai, enterrez-moi
Dans une tombe au milieu de la steppe
De ma chère Ukraine,
De façon que je puisse voir l'étendue des champs,
Le Dniéper et ses rochers,
Que je puisse entendre
Son mugissement puissant.

Et quand il emportera de l'Ukraine
Vers la mer bleue
Le sang des ennemis, alors
Je quitterais les prairies et les montagnes
Et m'envolerai
Vers Dieu lui-même
Pour lui offrir mes prières
Mais jusque-là
Je ne connais pas de Dieu !

Enterrez-moi et debout !
Brisez vos fers,
Et arrosez du sang impur des tyrans
La liberté !
Puis, dans la grande famille,
La famille nouvelle et libre,
N'oubliez pas d'accorder à ma mémoire
Une bonne parole !

— Taras Shevchenko,
25 December 1845

 

Vasnetsov - Frog_PrincessLa question ukrainienne a une dynamique qui est interne : c'est le point de vue de base du matérialisme dialectique. Rien n'est plus absurde que de résumer les récents événements comme étant purement produits de l'extérerieur. Bien entendu, les forces impérialistes jouent un jeu, mais il n'est pas possible de comprendre comment ce jeu existe, sans comprendre la situation concrète et spécifique de l'Ukraine.

Pour cette raison, toutes les analyses qui ont été produites ces dernières semaines dans la presse bourgeoise, ou même dans la presse « révolutionnaire », exprime seulement une conception idéaliste du processus politique qui existe en général. Cela tend à « se plaindre » d'influences externes, au lieu d'étudier la réalité vivante.

Dans le cas de l'Ukraine, il y a deux choses qui ont été oubliées en particulier. La première chose est le lien historique de l'Ukraine à la culture russe. Le mouvement « maidan » à Kiev a été soutenu par certain, en particulier les trotskystes, comme l'expression d'un mouvement populaire contre la situation politique et économique, marquée par une soumission à la Russie, la Russie étant de toutes manières une « ennemie » de l'Ukraine.

Vasnetsov - Nesmeyana

La seconde chose a été la considération, au final, que l'Ukraine serait de toutes manières une partie de la Russie, et qu'il serait correct que la nation russe intègre des territoires où sont présentes les populations parlant le russe. C'est le point de vue typique des « anti-impérialistes », « marxistes-léninistes », etc., qui nient l'histoire et l'affirmation nationale de l'Ukraine, particulièrement avec le grand artiste du XIXe siècle Taras Shevchenko.

Regardons, d'une manière matérialiste historique, l'histoire de l'Ukraine. Un point qui doit bien entendu être pris en considération est la situation de l'Ukraine en Union Soviétique. Lorsque la révolution socialiste en Octobre 1917 s'est transformée en guerre civile – les deux événements formant la guerre populaire dans la situation russe – les bolcheviks étaient très faibles en Ukraine.

La situation en Ukraine était marquée par de très grands mouvements nationalistes armés, soit avec les blancs, ou avec l'armée anarchiste de Makhno. Le pouvoir idéologique de la petite exploitation était très fort, alors que les bolcheviks étaient très faibles.

L'industrialisation ne s'est déroulée, à la fin du XIXe siècle, que dans les parties orientales du pays, organisée par en haut par l'empire russe, alors que la partie occidentale restait arriérée.

Avec le succès de la révolution socialiste et la naissance de l'URSS, la question de l'Ukraine était ainsi très importante, et pour construire un Parti fort dans cette zone, l'Ukrainien Lazare Kaganovitch a été choisi comme dirigeant.

Vanetsov - Moving_House

La position de Lazare Kaganovitch est exactement le contraire de celle des « marxistes-léninistes » aujourd'hui. A l'époque, la considération communiste était que l'Ukraine était une nation se construisant ; le Parti devait être connecté à la culture ukrainienne. Lazare Kaganovitch parlait ainsi l'ukrainien, et il devait développer un Parti produit par les masses ukrainiennes.

Déjà en 1929, pratiquement tous les lycéens étudiaient en ukrainien, alors qu'au même moment, le pourcentage ne sachant pas lire passait de 47 à 8% entre 1926 et 1934. Il n'y avait pratiquement pas de journaux en ukrainien en 1922, il y en avait 373 en 1931 (pour un total de 426); la même année il y avait 66 théâtres en ukrainien (12 en yiddish, 9 en russe), et 83% des livres publiés étaient en ukrainien.

La population des villes devenait de plus en plus ukrainophone: entre 1923 et 1933, la part de personnes parlant ukrainien passa de 38% à 50% à Kharkov, de 27% à 42% à Kiev, de 16% à 48% de Dnipropetrovsk et Odessa, de 7% à 31% à Luhansk.

En 1923, seulement 23% des membre et candidats du Parti Communiste étaient ukrainophones, en 1933 le chiffre est de 60%.

Cela signifie, pratiquement, que c'est l'URSS qui a joué un rôle majeur dans l'affirmation principale de la nation ukrainienne. L'Ukraine devait se développer elle-même comme nation ukrainienne, libre de toute influence impérialiste occidentale.

Lorsque nous portons un regard à la présente situation, nous comprenons le lien avec ce qui se passe : la nation ukrainienne est soit niée par l'Etat russe, ou bien attirée par des forces occidentales tentant de la coloniser.

C'est précisément ce que Staline explique, en 1926, dans une lettre au camarade Kaganovitch et autres membres du Bureau Politique du Comité Central du Parti Communiste (bolchevik) d'Ukraine:

« Il est exact qu’un vaste mouvement a commencé et se développe en Ukraine pour la culture et la vie sociale ukrainiennes. Il est exact qu’on ne doit en aucun cas livrer ce mouvement aux mains d’éléments qui nous sont étrangers. Il est exact qu’en Ukraine nombre de communistes ne saisissent pas le sens et la portée de ce mouvement et, par suite, ne prennent pas de mesures pour s’en rendre maîtres.

Vasnetsov - AlenushkaIl est exact qu’il faut opérer un tournant parmi les cadres de nos travailleurs du Parti et des institutions soviétiques, cadres qui sont encore pénétrés d’un esprit d’ironie et de scepticisme en ce qui touche la culture ukrainienne et la vie sociale ukrainienne. Il est exact qu’il faut choisir et former avec soin des cadres d’hommes capables de se rendre maîtres du nouveau mouvement en Ukraine. Tout cela est exact (…).

On peut et l’on doit ukrainiser en observant un certain rythme notre appareil du Parti, l’appareil d’Etat et ceux qui assurent le service de la population.

Mais on ne peut ukrainiser le prolétariat par en haut. On ne peut forcer les masses ouvrières russes à renoncer à la langue et à la culture russes et à reconnaître pour leurs la culture et la langue ukrainiennes.

Cela est contraire au principe du libre développement des nationalités. Ce ne serait pas la liberté nationale, mais une forme singulière d’oppression nationale. Il est certain que la composition du prolétariat ukrainien se modifiera au fur et à mesure du développement industriel de l’Ukraine, au fur et à mesure de l’afflux, vers l’industrie, d’ouvriers ukrainiens venus des campagnes environnantes.

Il est certain que la composition du prolétariat ukrainien ira s’ukrainisant, de la même façon que la composition du prolétariat, disons, de Lettonie ou de Hongrie qui, à un moment donné, avait un caractère allemand, et par la suite se lettonisa et se magyarisa.

Mais c’est là un processus de longue durée, spontané, naturel. Vouloir substituer à ce processus spontané l’ukrainisation forcée du prolétariat par en haut, c’est pratiquer une politique utopique et nuisible, susceptible de provoquer en Ukraine, parmi les couches non ukrainiennes du prolétariat, un chauvinisme anti-ukrainien. »

Vasnetsov - FatherhoodC'est la raison pour laquelle Lazare Kaganovitch a été choisi : il était Ukrainien, il entendait affirmer la nation ukrainienne. Mais il était également juif et c'était un obstacle aux forces nationalistes ukrainiennes.

C'était la voie de la construction démocratique de la nation, rejetant tant le chauvinisme russe que les tendances nationalistes facilement soumises à l'expansionnisme occidental.

Si nous regardons l'Ukraine aujourd'hui, qu'est-ce que nous avons ? Nous avons de nouveau ces deux forces. D'abord, nous avons les nationalistes ukrainiens. Ont-ils ont une base de masse ? Oui, ils en ont une, ils ne sont pas que des forces soutenues financièrement. Ils expriment, de manière distordue (ce qui est typiquement nazi), la quête de l'indépendance nationale, luttant pour briser le contrôle semi-colonial par la Russie.

Mais comme ils ne comprennent pas la question du semi-féodalisme, ils soutiennent une conception idéaliste de la nation, qui tourne en mysticisme, racialisme, etc. Un effet est la division : il y a le parti fasciste Svoboda, ensuite les forces autonomes organisés dans le « Pravy Sektor » (le « secteur droit »), ensuite encore des forces autonomes plus radicales, etc.

Svoboda Demo

Et ensuite nous avons les gens parlant le russe, utilisés d'une manière chauvine par l'impérialisme russe. Bien entendu, il y a des forces démocratiques populaires authentiques ici manipulées, qui en fait ne veulent pas rejoindre la Russie. Mais ils ne comprennent pas la question du semi-colonialisme, et s'il est bien sûr vrai que le nouveau régime ukrainien est fasciste, le précédent, lié à la Russie, était du même type...

Cela nous amène au problème principal de la problématique démocratique en Ukraine. Depuis vingt ans, il y a de très grandes campagnes fascistes au sujet de « l'holodomor », qui aurait été une famine provoquée artificiellement et organisér par les communistes pour tuer des millions d'Ukrainiens refusant la collectivisation et l'URSS. Cette propagande intense va toujours de pair avec des attaques antisémites contre Lazare Kaganovitch.

C'est devenu bien sûr une composante de l'idéologie nationaliste prévalant en Ukraine ; la court d'appel de Kiev a reconnu le 13 janvier 2010 que les dirigeants de l'URSS « totalitaire » étaient coupables de « génocide contre le groupe national ukrainien en 1932-1933 par la création artificielle des conditions de vie visant sa destruction physique partielle ».

Pravy Sektor Maidan

Cela signifie que nous avons ici non seulement une accusation bourgeoise traditionnelle contre la collectivisation, mais également une composante nationaliste en son sein. L'Etat russe reconnaît « l'holodomor » comme une partie des « crimes en général » de Staline contre le peuple, par la collectivisation, mais pas comme une action spécifiquement anti-ukrainienne.

Ainsi, le nationalisme bourgeois ukrainien utilise cette arme pour justifier l'existence de l'Ukraine en tant que nation ; c'est une définition négative, typiquement fasciste, pas une définition culturelle. La dimension culturelle manquante est compensée par le racialisme.

Dans ce contexte, l'Etat ukrainien et la population ukrainienne occidentale célèbrent de nos jour Symon Petlioura, qui a tenté de former une Ukraine nationaliste contre l'armée rouge à la suite de 1917, et Stepan Bandera, un nationaliste bourgeois allié à l'Allemagne nazie et dont le but était de former une pays sans Juifs, sans Polonais et sans « Moskals » (terme insultant pour les Russes), par l'Organisation des Nationalistes Ukrainiens (OUN) et ensuite l'Armée Insurrectionnelle Ukrainienne (UPA).

Svoboda Stepan Bandera

A la fois Petlioura et Bandera, réactionnaires responsables pour de nombreux meurtres, pour des pogroms contre les Polonais, les Juifs, etc., ont combattu l'armée rouge, mais en tentant de devenir indépendant de l'armée blanche (pour Petlioura) et de l'Allemagne nazie. Pour Bandera, la rupture avec l'Allemagne nazie arriva évidemment à partir de 1943, quand il était clair que l'Allemagne perdrait et avec la tentative de se lier à l'impérialisme américain pour former un Etat « indépendant » et anti-soviétique.

Qu'est-ce que cela signifie ? Qu'en fait, nous sommes dans la même situation qu'alors. La nation ukrainienne a besoin d'un développement démocratique, qui s'est déroulée entre 1917 et 1953. Avant 1917 et après 1953, il y avait le chauvinisme russe, et la nation ukrainienne a lutté contre cela. Mais de 1917 à 1953, la nation ukrainienne était reconnue et sa culture a fleuri.

Pravy Sektor miliciansSans voir la question nationale par cette question de la culture, il est impossible de ne pas en arriver au nationalisme bourgeois, et maintenant, la libération nationale ukrainienne est de nouveau tombée dans les mains des impérialistes occidentaux, qui la manipulent, aidés par la confusion entre libération nationale et nationalisme bourgeois.

Il est très intéressant de voir que cette confusion est profondément enracinée. Si nous prenons le grand poète ukrainien Volodymyr Sosyura, nous pouvons voir que dans les années 1930-1940, il a toujours oscillé entre soutenir l'Ukraine démocratique, avec le socialisme, et le nationalisme bourgeois.

Nous trouvons la même chose avec Victor Vasnetsov, qui a été un grand peintre, un ami d'Ilya Répine. Il est mort en 1926, comme ami de l'URSS, demandant d'enlever ses œuvres religieuses des églises pour les amener dans les musées, et au début il a réalisé des peintures appartenant au courant réaliste.

Svoboda miliciansMais il est davantage connu pour ses œuvres mettant en avant un romantisme slave, avec une idéalisation du passé.

Varnetsov a même aidé à dessiner les uniformes de l'armée rouge, et il est celui qui a mis en forme les fameux chapeaux Boudenovka avec l'étoile rouge dessus, inspiré des casques des « bogatyrs », des chevaliers errants médiévaux !

D'une certaine manière, la situation du peuple ukrainien est celle de Victor Vasnetsov. Les masses ukrainiennes veulent vivre libre du capitalisme bureaucratique, mais ils ne voient que la question du colonialisme. L'idéalisme du fascisme est le produit de cela, avec l'invention d'une « voie » pour échapper à l'oppression.

Pravy Sektor miliciansEt dans ce cadre, la minorité russe ne peut pas accepter, bien sûr, une « ukrainisation » fondée sur la brutalité, le racialisme, la négation de leur propre expérience (ce qu'elle appelle « fascisme »).

C'est, en fait, la situation typique pour le pays dont une importante minorité existe et doit s'intégrer elle-même dans l'ensemble de la nation. Il est clair que, en Ukraine, les Russes disparaîtront comme minorité nationale, fusionnant avec l'ensemble de la nation, dans un processus qui, à la fin, unifie les masses mondiales dans une seule nation.

Néanmoins, les choses prennent du temps. L'approche du nationalisme bourgeois ukrainien, de Svoboda, du Pravy Sektor, etc. est anti-démocratique ; son sens de l'urgence n'est que celui des pays impérialistes occidentaux, qui veulent contrôler cette zone d'une manière semi-coloniale, avec la formation d'un capitalisme bureaucratique soumis à eux.

Svoboda Stepan BanderaEn ce sens, l'aspect principal de la question ukrainienne n'est pas le mouvement de la place Maidan et son soutien au coup d'Etat à Kiev, et ce n'est pas même l'expansionnisme russe utilisant la question russe en Ukraine.

L'aspect principal est la question nationale en Ukraine, qui ne peut avoir comme réponse que la révolution démocratique, par une guerre populaire brisant la soumission coloniale et – c'est l'aspect le plus difficile que les révolutionnaires ukrainiens doivent étudier – la question du semi-féodalisme, qui bloque le développement de la nation, développement qui ne peut qu'être démocratique, et qui nourrit les forces du nationalisme, de la religiosité, de l'idéalisme fasciste.

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