Pierre Corneille - Le Cid - Acte II (1637)
Submitted by Anonyme (non vérifié)ACTE II
Scène première – Don Arias, le comte
Je l’avoue entre nous, mon sang un peu trop chaud
S’est trop ému d’un mot, et l’a porté trop haut ;
Mais puisque c’en est fait, le coup est sans remède.
Qu’aux volontés du roi ce grand courage cède :
Il y prend grande part, et son cœur irrité
Agira contre vous de pleine autorité.
Aussi vous n’avez point de valable défense :
Le rang de l’offensé, la grandeur de l’offense,
Demandent des devoirs, et des soumissions
Qui passent le commun des satisfactions.
Le roi peut à son gré disposer de ma vie.
De trop d’emportement votre faute est suivie.
Le roi vous aime encore ; apaisez son courroux.
Il a dit : « Je le veux ; » désobéirez-vous ?
Monsieur, pour conserver tout ce que j’ai d’estime,
Désobéir un peu n’est pas un si grand crime ;
Et quelque grand qu’il soit, mes services présents
Pour le faire abolir sont plus que suffisants.
Quoi qu’on fasse d’illustre et de considérable,
Jamais à son sujet un roi n’est redevable.
Vous vous flattez beaucoup, et vous devez savoir
Que qui sert bien son roi ne fait que son devoir.
Vous vous perdrez, Monsieur, sur cette confiance.
Je ne vous en croirai qu’après l’expérience.
Vous devez redouter la puissance d’un roi.
Un jour seul ne perd pas un homme tel que moi.
Que toute sa grandeur s’arme pour mon supplice,
Tout l’État périra, s’il faut que je périsse.
Quoi ? Vous craignez si peu le pouvoir souverain…
D’un sceptre qui sans moi tomberait de sa main.
Il a trop d’intérêt lui-même en ma personne,
Et ma tête en tombant ferait choir sa couronne.
Souffrez que la raison remette vos esprits.
Prenez un bon conseil.
Le conseil en est pris.
Qui lui dirai-je enfin ? Je lui dois rendre compte.
Que je ne puis du tout consentir à ma honte.
Mais songez que les rois veulent être absolus.
Le sort en est jeté, Monsieur, n’en parlons plus.
Adieu donc, puisqu’en vain je tâche à vous résoudre ;
Avec tous vos lauriers, craignez encor le foudre.
Je l’attendrai sans peur.
Mais non pas sans effet.
Nous verrons donc par là don Diègue satisfait.
Qui ne craint point la mort ne craint point les menaces.
J’ai le cœur au-dessus des plus fières disgrâces ;
Et l’on peut me réduire à vivre sans bonheur,
Mais non pas me résoudre à vivre sans honneur.
Scène II – Le Comte, don Rodrigue
À moi, comte, deux mots.
Parle.
Ôte-moi d’un doute.
Connais-tu bien don Diègue ?
Oui.
Parlons bas ; écoute.
Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu,
La vaillance et l’honneur de son temps ? le sais-tu ?
Peut-être.
Cette ardeur que dans les yeux je porte,
Sais-tu que c’est son sang ? le sais-tu ?
Que m’importe ?
À quatre pas d’ici je te le fais savoir.
Jeune présomptueux !
Parle sans t’émouvoir.
Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées
La valeur n’attend point le nombre des années.
Te mesurer à moi ! qui t’a rendu si vain,
Toi qu’on n’a jamais vu les armes à la main ?
Mes pareils à deux fois ne se font point connaître,
Et pour leurs coups d’essai veulent des coups de maître.
Sais-tu bien qui je suis ?
Oui ; tout autre que moi
Au seul bruit de ton nom pourrait trembler d’effroi.
Les palmes dont je vois ta tête si couverte
Semblent porter écrit le destin de ma perte.
J’attaque en téméraire un bras toujours vainqueur ;
Mais j’aurai trop de force, ayant assez de cœur.
À qui venge son père il n’est rien d’impossible.
Ton bras est invaincu, mais non pas invincible.
Ce grand cœur qui paraît aux discours que tu tiens,
Par tes yeux, chaque jour, se découvrait aux miens ;
Et croyant voir en toi l’honneur de la Castille,
Mon âme avec plaisir te destinait ma fille.
Je sais ta passion, et suis ravi de voir
Que tous ses mouvements cèdent à ton devoir ;
Qu’ils n’ont point affaibli cette ardeur magnanime ;
Que ta haute vertu répond à mon estime ;
Et que, voulant pour gendre un cavalier parfait,
Je ne me trompais point au choix que j’avais fait ;
Mais je sens que pour toi ma pitié s’intéresse ;
J’admire ton courage, et je plains ta jeunesse.
Ne cherche point à faire un coup d’essai fatal ;
Dispense ma valeur d’un combat inégal ;
Trop peu d’honneur pour moi suivrait cette victoire :
À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.
On te croirait toujours abattu sans effort ;
Et j’aurais seulement le regret de ta mort.
D’une indigne pitié ton audace est suivie :
Qui m’ose ôter l’honneur craint de m’ôter la vie !
Retire-toi d’ici.
Marchons sans discourir.
Es-tu si las de vivre ?
As-tu peur de mourir ?
Viens, tu fais ton devoir, et le fils dégénère
Qui survit un moment à l’honneur de son père.
Scène III – L’Infante, Chimène, Léonor
Apaise, ma Chimène, apaise ta douleur :
Fais agir ta constance en ce coup de malheur.
Tu reverras le calme après ce faible orage ;
Ton bonheur n’est couvert que d’un peu de nuage,
Et tu n’as rien perdu pour le voir différer.
Mon cœur outré d’ennuis n’ose rien espérer.
Un orage si prompt qui trouble une bonace
D’un naufrage certain nous porte la menace :
Je n’en saurais douter, je péris dans le port.
J’aimais, j’étais aimée, et nos pères d’accord ;
Et je vous en contais la charmante nouvelle,
Au malheureux moment qui naissait leur querelle,
Dont le récit fatal, sitôt qu’on vous l’a fait,
D’une si douce attente a ruiné l’effet.
Maudite ambition, détestable manie,
Dont les plus généreux souffrent la tyrannie !
Honneur impitoyable à mes plus chers désirs,
Que tu me vas coûter de pleurs et de soupirs !
Tu n’as dans leur querelle aucun sujet de craindre :
Un moment l’a fait naître, un moment va l’éteindre.
Elle a fait trop de bruit pour ne pas s’accorder,
Puisque déjà le roi les veut accommoder ;
Et tu sais que mon âme, à tes ennuis sensible,
Pour en tarir la source y fera l’impossible.
Les accommodements ne font rien en ce point.
De si mortels affronts ne se réparent point.
En vain on fait agir la force ou la prudence :
Si l’on guérit le mal, ce n’est qu’en apparence.
La haine que les cœurs conservent au-dedans
Nourrit des feux cachés, mais d’autant plus ardents.
Le saint nœud qui joindra don Rodrigue et Chimène
Des pères ennemis dissipera la haine ;
Et nous verrons bientôt votre amour le plus fort
Par un heureux hymen étouffer ce discord.
Je le souhaite ainsi plus que je ne l’espère :
Don Diègue est trop altier, et je connais mon père.
Je sens couler des pleurs que je veux retenir ;
Le passé me tourmente, et je crains l’avenir.
Que crains-tu ? d’un vieillard l’impuissante faiblesse ?
Rodrigue a du courage.
Il a trop de jeunesse.
Les hommes valeureux le sont du premier coup.
Tu ne dois pas pourtant le redouter beaucoup :
Il est trop amoureux pour te vouloir déplaire,
Et deux mots de ta bouche arrêtent sa colère.
S’il ne m’obéit point, quel comble à mon ennui !
Et s’il peut m’obéir, que dira-t-on de lui ?
Étant né ce qu’il est, souffrir un tel outrage !
Soit qu’il cède ou résiste au feu qui me l’engage,
Mon esprit ne peut qu’être ou honteux ou confus
De son trop de respect, ou d’un juste refus.
Chimène a l’âme haute, et quoique intéressée,
Elle ne peut souffrir une basse pensée ;
Mais si jusques au jour de l’accommodement
Je fais mon prisonnier de ce parfait amant,
Et que j’empêche ainsi l’effet de son courage,
Ton esprit amoureux n’aura-t-il point d’ombrage ?
Ah ! Madame, en ce cas je n’ai plus de souci.
Scène IV – L’Infante, Chimène, Léonor, le Page
Page, cherchez Rodrigue, et l’amenez ici.
Le Comte de Gormas et lui…
Bon Dieu ! je tremble.
Parlez.
De ce palais ils sont sortis ensemble.
Seuls ?
Seuls, et qui semblaient tout bas se quereller.
Sans doute ils sont aux mains, il n’en faut plus parler.
Madame, pardonnez à cette promptitude.
Scène V – L’Infante, Léonor
Hélas ! que dans l’esprit je sens d’inquiétude !
Je pleure ses malheurs, son amant me ravit ;
Mon repos m’abandonne, et ma flamme revit.
Ce qui va séparer Rodrigue de Chimène
Fait renaître à la fois mon espoir et ma peine ;
Et leur division, que je vois à regret,
Dans mon esprit charmé jette un plaisir secret.
Cette haute vertu qui règne dans votre âme
Se rend-elle sitôt à cette lâche flamme ?
Ne la nomme point lâche, à présent que chez moi
Pompeuse et triomphante elle me fait la loi :
Porte-lui du respect, puisqu’elle m’est si chère.
Ma vertu la combat, mais malgré moi j’espère ;
Et d’un si fol espoir mon cœur mal défendu
Vole après un amant qui Chimène a perdu.
Vous laissez choir ainsi ce glorieux courage,
Et la raison chez vous perd ainsi son usage ?
Ah ! qu’avec peu d’effet on entend la raison,
Quand le cœur est atteint d’un si charmant poison !
Et lorsque le malade aime sa maladie,
Qu’il a peine à souffrir que l’on y remédie !
Votre espoir vous séduit, votre mal vous est doux ;
Mais enfin ce Rodrigue est indigne de vous.
Je ne le sais que trop ; mais si ma vertu cède,
Apprends comme l’amour flatte un cœur qu’il possède.
Si Rodrigue une fois sort vainqueur du combat,
Si dessous sa valeur ce grand guerrier s’abat,
Je puis en faire cas, je puis l’aimer sans honte.
Que ne fera-t-il point, s’il peut vaincre le comte ?
J’ose m’imaginer qu’à ses moindres exploits
Les royaumes entiers tomberont sous ses lois ;
Et mon amour flatteur déjà me persuade
Que je le vois assis au trône de Grenade,
Les Maures subjugués trembler en l’adorant,
L’Aragon recevoir ce nouveau conquérant,
Le Portugal se rendre, et ses nobles journées
Porter delà les mers ses hautes destinées,
Du sang des Africains arroser ses lauriers :
Enfin tout ce qu’on dit des plus fameux guerriers,
Je l’attends de Rodrigue après cette victoire,
Et fais de son amour un sujet de ma gloire.
Mais, Madame, voyez où vous portez son bras,
Ensuite d’un combat qui peut-être n’est pas.
Rodrigue est offensé ; le comte a fait l’outrage ;
Ils sont sortis ensemble : en faut-il davantage ?
Eh bien ! ils se battront, puisque vous le voulez ;
Mais Rodrigue ira-t-il si loin que vous allez ?
Que veux-tu ? je suis folle, et mon esprit s’égare :
Tu vois par là quels maux cet amour me prépare.
Viens dans mon cabinet consoler mes ennuis,
Et ne me quitte point dans le trouble où je suis.
Scène VI – Don Fernand, don Arias, don Sanche
Le comte est donc si vain et si peu raisonnable !
Ose-t-il croire encor son crime pardonnable ?
Je l’ai de votre part longtemps entretenu ;
J’ai fait mon pouvoir, Sire, et n’ai rien obtenu.
Justes cieux ! ainsi donc un sujet téméraire
A si peu de respect et de soin de me plaire !
Il offense don Diègue, et méprise son roi !
Au milieu de ma cour il me donne la loi !
Qu’il soit brave guerrier, qu’il soit grand capitaine,
Je saurai bien rabattre une humeur si hautaine.
Fût-il la valeur même, et le dieu des combats,
Il verra ce que c’est que de n’obéir pas.
Quoi qu’ait pu mériter une telle insolence,
Je l’ai voulu d’abord traiter sans violence ;
Mais puisqu’il en abuse, allez dès aujourd’hui,
Soit qu’il résiste ou non, vous assurer de lui.
Peut-être un peu de temps le rendrait moins rebelle :
On l’a pris tout bouillant encor de sa querelle ;
Sire, dans la chaleur d’un premier mouvement,
Un cœur si généreux se rend malaisément.
Il voit bien qu’il a tort, mais une âme si haute
N’est pas sitôt réduite à confesser sa faute.
Don Sanche, taisez-vous, et soyez averti
Qu’on se rend criminel à prendre son parti.
J’obéis, et me tais ; mais, de grâce encor, Sire,
Deux mots en sa défense.
Et que pouvez-vous dire ?
Qu’une âme accoutumée aux grandes actions
Ne se peut abaisser à des soumissions :
Elle n’en conçoit point qui s’expliquent sans honte ;
Et c’est à ce mot seul qu’a résisté le comte.
Il trouve en son devoir un peu trop de rigueur,
Et vous obéirait, s’il avait moins de cœur.
Commandez que son bras, nourri dans les alarmes,
Répare cette injure à la pointe des armes ;
Il satisfera, Sire ; et vienne qui voudra,
Attendant qu’il l’ait su, voici qui répondra.
Vous perdez le respect ; mais je pardonne à l’âge,
Et j’excuse l’ardeur en un jeune courage.
Un roi dont la prudence a de meilleurs objets
Est meilleur ménager du sang de ses sujets :
Je veille pour les miens, mes soucis les conservent,
Comme le chef a soin des membres qui le servent.
Ainsi votre raison n’est pas raison pour moi :
Vous parlez en soldat ; je dois agir en roi ;
Et quoi qu’on veuille dire, et quoi qu’il ose croire,
Le comte à m’obéir ne peut perdre sa gloire.
D’ailleurs l’affront me touche : il a perdu d’honneur
Celui que de mon fils j’ai fait le gouverneur ;
S’attaquer à mon choix, c’est se prendre à moi-même,
Et faire un attentat sur le pouvoir suprême.
N’en parlons plus. Au reste, on a vu dix vaisseaux
De nos vieux ennemis arborer des drapeaux ;
Vers la bouche du fleuve ils ont osé paraître.
Les Mores ont appris par force à vous connaître,
Et tant de fois vaincus, ils ont perdu le cœur
De se plus hasarder contre un si grand vainqueur.
Ils ne verront jamais, sans quelque jalousie
Mon sceptre, en dépit d’eux, régir l’Andalousie ;
Et ce pays si beau, qu’ils ont trop possédé,
Avec un œil d’envie est toujours regardé.
C’est l’unique raison qui m’a fait dans Séville
Placer depuis dix ans le trône de Castille,
Pour les voir de plus près, et d’un ordre plus prompt
Renverser aussitôt ce qu’ils entreprendront.
Ils savent aux dépens de leurs plus dignes têtes
Combien votre présence assure vos conquêtes :
Vous n’avez rien à craindre.
Et rien à négliger :
Le trop de confiance attire le danger ;
Et vous n’ignorez pas qu’avec fort peu de peine
Un flux de pleine mer jusqu’ici les amène.
Toutefois j’aurais tort de jeter dans les cœurs,
L’avis étant mal sûr, de paniques terreurs.
L’effroi que produirait cette alarme inutile,
Dans la nuit qui survient troublerait trop la ville :
Faites doubler la garde aux murs et sur le port.
C’est assez pour ce soir.
Scène VII – Don Fernand, don Sanche, don Alonse
Sire, le comte est mort :
Don Diègue, par son fils, a vengé son offense.
Dès que j’ai vu l’affront, j’ai prévu la vengeance ;
Et j’ai voulu dès lors prévenir ce malheur.
Chimène à vos genoux apporte sa douleur ;
Elle vient toute en pleurs vous demander justice.
Bien qu’à ses déplaisirs mon âme compatisse,
Ce que le comte a fait semble avoir mérité
Ce digne châtiment de sa témérité.
Quelque juste pourtant que puisse être sa peine,
Je ne puis sans regret perdre un tel capitaine.
Après un long service à mon État rendu,
Après son sang pour moi mille fois répandu,
À quelques sentiments que son orgueil m’oblige,
Sa perte m’affaiblit, et son trépas m’afflige.
Scène VIII – Don Fernand, don Diègue, Chimène, Don Sanche, Don Arias, Don Alonse
Sire, Sire, justice !
Ah ! Sire, écoutez-nous.
Je me jette à vos pieds.
J’embrasse vos genoux.
Je demande justice.
Entendez ma défense.
D’un jeune audacieux punissez l’insolence :
Il a de votre sceptre abattu le soutien,
Il a tué mon père.
Il a vengé le sien.
Au sang de ses sujets un roi doit la justice.
Pour la juste vengeance il n’est point de supplice.
Levez-vous l’un et l’autre, et parlez à loisir.
Chimène, je prends part à votre déplaisir ;
D’une égale douleur je sens mon âme atteinte.
Vous parlerez après ; ne troublez pas sa plainte.
Sire, mon père est mort ; mes yeux ont vu son sang
Couler à gros bouillons de son généreux flanc ;
Ce sang qui tant de fois garantit vos murailles,
Ce sang qui tant de fois vous gagna des batailles,
Ce sang qui tout sorti fume encor de courroux
De se voir répandu pour d’autres que pour vous,
Qu’au milieu des hasards n’osait verser la guerre,
Rodrigue en votre cour vient d’en couvrir la terre.
J’ai couru sur le lieu, sans force et sans couleur :
Je l’ai trouvé sans vie. Excusez ma douleur,
Sire, la voix me manque à ce récit funeste ;
Mes pleurs et mes soupirs vous diront mieux le reste.
Prends courage, ma fille, et sache qu’aujourd’hui
Ton roi te veut servir de père au lieu de lui.
Sire, de trop d’honneur ma misère est suivie.
Je vous l’ai déjà dit, je l’ai trouvé sans vie ;
Son flanc était ouvert ; et pour mieux m’émouvoir,
Son sang sur la poussière écrivait mon devoir ;
Ou plutôt sa valeur en cet état réduite
Me parlait par sa plaie, et hâtait ma poursuite ;
Et pour se faire entendre au plus juste des rois,
Par cette triste bouche elle empruntait ma voix.
Sire, ne souffrez pas que sous votre puissance
Règne devant vos yeux une telle licence ;
Que les plus valeureux, avec impunité,
Soient exposés aux coups de la témérité ;
Qu’un jeune audacieux triomphe de leur gloire,
Se baigne dans leur sang, et brave leur mémoire.
Un si vaillant guerrier qu’on vient de vous ravir
Éteint, s’il n’est vengé, l’ardeur de vous servir.
Enfin mon père est mort, j’en demande vengeance,
Plus pour votre intérêt que pour mon allégeance.
Vous perdez en la mort d’un homme de son rang :
Vengez-la par une autre, et le sang par le sang.
Immolez, non à moi, mais à votre couronne,
Mais à votre grandeur, mais à votre personne ;
Immolez, dis-je, Sire, au bien de tout l’État
Tout ce qu’enorgueillit un si haut attentat.
Don Diègue, répondez.
Qu’on est digne d’envie
Lorsqu’en perdant la force on perd aussi la vie,
Et qu’un long âge apprête aux hommes généreux,
Au bout de leur carrière, un destin malheureux !
Moi, dont les longs travaux ont acquis tant de gloire,
Moi, que jadis partout a suivi la victoire,
Je me vois aujourd’hui, pour avoir trop vécu,
Recevoir un affront et demeurer vaincu.
Ce que n’a pu jamais combat, siège, embuscade,
Ce que n’a pu jamais Aragon ni Grenade,
Ni tous vos ennemis, ni tous mes envieux,
Le comte en votre cour l’a fait presque à vos yeux,
Jaloux de votre choix, et fier de l’avantage
Que lui donnait sur moi l’impuissance de l’âge.
Sire, ainsi ces cheveux blanchis sous le harnois,
Ce sang pour vous servir prodigué tant de fois,
Ce bras, jadis l’effroi d’une armée ennemie,
Descendaient au tombeau tout chargés d’infamie,
Si je n’eusse produit un fils digne de moi,
Digne de son pays et digne de son roi.
Il m’a prêté sa main, il a tué le comte ;
Il m’a rendu l’honneur, il a lavé ma honte.
Si montrer du courage et du ressentiment,
Si venger un soufflet mérite un châtiment,
Sur moi seul doit tomber l’éclat de la tempête :
Quand le bras a failli, l’on en punit la tête.
Qu’on nomme crime, ou non, ce qui fait nos débats,
Sire, j’en suis la tête, il n’en est que le bras.
Si Chimène se plaint qu’il a tué son père,
Il ne l’eût jamais fait si je l’eusse pu faire.
Immolez donc ce chef que les ans vont ravir,
Et conservez pour vous le bras qui peut servir.
Aux dépens de mon sang satisfaites Chimène :
Je n’y résiste point, je consens à ma peine ;
Et, loin de murmurer d’un rigoureux décret,
Mourant sans déshonneur, je mourrai sans regret.
L’affaire est d’importance, et, bien considérée,
Mérite en plein conseil d’être délibérée.
Don Sanche, remettez Chimène en sa maison.
Don Diègue aura ma cour et sa foi pour prison.
Qu’on me cherche son fils. Je vous ferai justice.
Il est juste, grand roi, qu’un meurtrier périsse.
Prends du repos, ma fille, et calme tes douleurs.
M’ordonner du repos, c’est croître mes malheurs.