1 Jan 1910

Molière - Le Mariage forcé (1664)

Submitted by Anonyme (non vérifié)

 

 

PERSONNAGES

Sganarelle.
Géronimo.
Dorimène, jeune coquette, promise à Sganarelle.
Alcantor, père de Dorimène.
Alcidas, frère de Dorimène.
Lycaste, amant de Dorimène.
Pancrace, docteur aristotélicien.
Marphurius, docteur pyrrhonien.
Deux Égyptiennes.
 

La scène est dans une place publique.
 
 

Scène première

Sganarelle.

 

 
Sganarelle, parlant à ceux qui sont dans sa maison.

Je suis de retour dans un moment. Que l’on ait bien soin du logis, et que tout aille comme il faut. Si l’on m’apporte de l’argent, que l’on vienne me quérir vite chez le seigneur Géronimo ; et si l’on vient m’en demander, qu’on dise que je suis sorti, et que je ne dois revenir de toute la journée.

 

Scène II

Sganarelle, Géronimo.

 

 
Géronimo, ayant entendu les dernières paroles de Sganarelle.

Voilà un ordre fort prudent.

 
Sganarelle

Ah ! seigneur Géronimo, je vous trouve à propos ; et j’allais chez vous vous chercher.

 
Géronimo

Et pour quel sujet, s’il vous plaît ?

 
Sganarelle

Pour vous communiquer une affaire que j’ai en tête, et vous prier de m’en dire votre avis.

 
Géronimo

Très volontiers. Je suis bien aise de cette rencontre, et nous pouvons parler ici en toute liberté.

 
Sganarelle

Mettez-donc dessus, s’il vous plaît. Il s’agit d’une chose de conséquence, que l’on m’a proposée ; et il est bon de ne rien faire sans le conseil de ses amis.

 
Géronimo

Je vous suis obligé de m’avoir choisi pour cela. Vous n’avez qu’à me dire ce que c’est.

 
Sganarelle

Mais, auparavant, je vous conjure de ne me point flatter du tout, et de me dire nettement votre pensée.

 
Géronimo

Je le ferai, puisque vous le voulez.

 
Sganarelle

Je ne vois rien de plus condamnable qu’un ami qui ne nous parle pas franchement.

 
Géronimo

Vous avez raison.

 
Sganarelle

Et dans ce siècle on trouve peu d’amis sincères.

 
Géronimo

Cela est vrai.

 
Sganarelle

Promettez-moi donc, seigneur Géronimo, de me parler avec toute sorte de franchise.

 
Géronimo

Je vous le promets.

 
Sganarelle

Jurez-en votre foi.

 
Géronimo

Oui, foi d’ami. Dites-moi seulement votre affaire.

 
Sganarelle

C’est que je veux savoir de vous si je ferai bien de me marier.

 
Géronimo

Qui, vous ?

 
Sganarelle

Oui, moi-même, en propre personne. Quel est votre avis là-dessus ?

 
Géronimo

Je vous prie auparavant de me dire une chose.

 
Sganarelle

Et quoi ?

 
Géronimo

Quel âge pouvez-vous bien avoir maintenant ?

 
Sganarelle

Moi ?

 
Géronimo

Oui.

 
Sganarelle

Ma foi, je ne sais, mais je me porte bien.

 
Géronimo

Quoi ! vous ne savez pas à peu près votre âge ?

 
Sganarelle

Non : est-ce qu’on songe à cela ?

 
Géronimo

Hé ! dites-moi un peu, s’il vous plaît : combien aviez-vous d’années lorsque nous fîmes connaissance ?

 
Sganarelle

Ma foi, je n’avais que vingt ans alors.

 
Géronimo

Combien fûmes-nous ensemble à Rome ?

 
Sganarelle

Huit ans.

 
Géronimo

Quel temps avez-vous demeuré en Angleterre ?

 
Sganarelle

Sept ans.

 
Géronimo

Et en Hollande, où vous fûtes ensuite ?

 
Sganarelle

Cinq ans et demi.

 
Géronimo

Combien y a-t-il que vous êtes revenu ici ?

 
Sganarelle

Je revins en cinquante-deux.

 
Géronimo

De cinquante-deux à soixante-quatre, il y a douze ans, ce me semble. Cinq en Hollande font dix-sept ; sept ans en Angleterre font vingt-quatre ; huit dans notre séjour à Rome font trente-deux ; et vingt que vous aviez lorsque nous nous connûmes, cela fait justement cinquante-deux. Si bien, seigneur Sganarelle, que, sur votre propre confession, vous êtes environ à votre cinquante-deuxième ou cinquante-troisième année.

 
Sganarelle

Qui, moi ? cela ne se peut pas.

 
Géronimo

Mon Dieu ! le calcul est juste ; et là-dessus je vous dirai franchement et en ami, comme vous m’avez fait promettre de vous parler, que le mariage n’est guère votre fait. C’est une chose à laquelle il faut que les jeunes gens pensent bien mûrement avant que de la faire ; mais les gens de votre âge n’y doivent point penser du tout ; et si l’on dit que la plus grande de toutes les folies est celle de se marier, je ne vois rien de plus mal à propos que de la faire, cette folie, dans la saison où nous devons être plus sages. Enfin, je vous dis nettement ma pensée. Je ne vous conseille point de songer au mariage ; et je vous trouverais le plus ridicule du monde si, ayant été libre jusqu’à cette heure, vous alliez vous charger maintenant de la plus pesante des chaînes.

 
Sganarelle

Et moi, je vous dis que je suis résolu de me marier, et que je ne serai point ridicule en épousant la fille que je recherche.

 
Géronimo

Ah ! c’est une autre chose ! Vous ne m’aviez pas dit cela.

 
Sganarelle

C’est une fille qui me plaît, et que j’aime de tout mon cœur.

 
Géronimo

Vous l’aimez de tout votre cœur ?

 
Sganarelle

Sans doute ; et je l’ai demandée à son père.

 
Géronimo

Vous l’avez demandée ?

 
Sganarelle

Oui. C’est un mariage qui doit se conclure ce soir ; et j’ai donné ma parole.

 
Géronimo

Oh ! mariez-vous donc ! Je ne dis plus mot.

 
Sganarelle

Je quitterais le dessein que j’ai fait ! Vous semble-t-il, seigneur Géronimo, que je ne sois plus propre à songer à une femme ? Ne parlons point de l’âge que je puis avoir, mais regardons seulement les choses. Y a-t-il homme de trente ans qui paraisse plus frais et plus vigoureux que vous me voyez ? N’ai-je pas tous les mouvements de mon corps aussi bons que jamais ; et voit-on que j’ai besoin de carrosse ou de chaise pour cheminer ? N’ai-je pas encore toutes mes dents les meilleures du monde ? (Il montre ses dents.) Ne fais-je pas vigoureusement mes quatre repas par jour, et peut-on voir un estomac qui ait plus de force que le mien ? (Il tousse.) Hem, hem, hem. Eh ! qu’en dites-vous ?

 
Géronimo

Vous avez raison, je m’étais trompé. Vous ferez bien de vous marier.

 
Sganarelle

J’y ai répugné autrefois ; mais j’ai maintenant de puissantes raisons pour cela. Outre la joie que j’aurai de posséder une belle femme, qui me fera mille caresses, qui me dorlotera, et me viendra frotter lorsque je serai las ; outre cette joie, dis-je, je considère qu’en demeurant comme je suis, je laisse périr dans le monde la race des Sganarelles ; et qu’en me mariant, je pourrai me voir revivre en d’autres moi-même ; que saurai le plaisir de voir des créatures qui seront sorties de moi, de petites figures qui me ressembleront comme deux gouttes d’eau, qui se joueront continuellement dans la maison, qui m’appelleront leur papa quand je reviendrai de la ville, et me diront de petites folies les plus agréables du monde. Tenez, il me semble déjà que j’y suis, et que j’en vois une demi-douzaine autour de moi.

 
Géronimo

Il n’y a rien de plus agréable que cela ; et je vous conseille de vous marier le plus vite que vous pourrez.

 
Sganarelle

Tout de bon, vous me le conseillez ?

 
Géronimo

Assurément. Vous ne sauriez mieux faire.

 
Sganarelle

Vraiment, je suis ravi que vous me donniez ce conseil en véritable ami.

 
Géronimo

Hé ! quelle est la personne, s’il vous plaît, avec qui vous allez vous marier ?

 
Sganarelle

Dorimène.

 
Géronimo

Cette jeune Dorimène, si galante et si bien parée ?

 
Sganarelle

Oui.

 
Géronimo

Fille du seigneur Alcantor ?

 
Sganarelle

Justement.

 
Géronimo

Et sœur d’un certain Alcidas, qui se mêle de porter l’épée ?

 
Sganarelle

C’est cela.

 
Géronimo

Vertu de ma vie !

 
Sganarelle

Qu’en dites-vous ?

 
Géronimo

Bon parti ! Mariez-vous promptement.

 
Sganarelle

N’ai-je pas raison d’avoir fait ce choix ?

 
Géronimo

Sans doute. Ah ! que vous serez bien marié ! Dépêchez-vous de l’être.

 
Sganarelle

Vous me comblez de joie de me dire cela. Je vous remercie de votre conseil, et je vous invite ce soir à mes noces.

 
Géronimo

Je n’y manquerai pas ; et je veux y aller en masque, afin de les mieux honorer.

 
Sganarelle

Serviteur.

 
Géronimo, à part.

La jeune Dorimène, fille du seigneur Alcantor, avec le seigneur Sganarelle, qui n’a que cinquante-trois ans ! Ô le beau mariage ! ô le beau mariage !

(Ce qu’il répète plusieurs fois en s’en allant.)

 

Scène III

 
Sganarelle, seul.

Ce mariage doit être heureux, car il donne de la joie à tout le monde, et je fais rire tous ceux à qui j’en parle. Me voilà maintenant le plus content des hommes.

 

Scène IV

Dorimène, Sganarelle.

 

 
Dorimène, dans le fond du théâtre, à un petit laquais qui la suit.

Allons, petit garçon, qu’on tienne bien ma queue, et qu’on ne s’amuse pas à badiner.

 
Sganarelle, à part, apercevant Dorimène.

Voici ma maîtresse qui vient. Ah ! qu’elle est agréable ! Quel air, et quelle taille ! Peut-il y avoir un homme qui n’ait, en la voyant, des démangeaisons de se marier ? (À Dorimène.) Où allez-vous, belle mignonne, chère épouse future de votre époux futur ?

 
Dorimène

Je vais faire quelques emplettes.

 
Sganarelle

Eh bien ! ma belle, c’est maintenant que nous allons être heureux l’un et l’autre. Vous ne serez plus en droit de me rien refuser ; et je pourrai faire avec vous tout ce qu’il me plaira, sans que personne s’en scandalise. Vous allez être à moi depuis la tête jusqu’aux pieds, et je serai maître de tout : de vos petits yeux éveillés, de votre petit nez fripon, de vos lèvres appétissantes, de vos oreilles amoureuses, de votre petit menton joli, de vos petits tétons rondelets, de votre… Enfin, toute votre personne sera à ma discrétion, et je serai à même de vous caresser comme je voudrai. N’êtes-vous pas bien aise de ce mariage, mon aimable pouponne ?

 
Dorimène

Tout à fait aise, je vous jure. Car enfin la sévérité de mon père m’a tenue jusques ici dans une sujétion la plus fâcheuse du monde. Il y a je ne sais combien que j’enrage du peu de liberté qu’il me donne, et j’ai cent fois souhaité qu’il me mariât, pour sortir promptement de la contrainte où j’étais avec lui, et me voir en état de faire ce que je voudrai. Dieu merci, vous êtes venu heureusement pour cela, et je me prépare désormais à me donner du divertissement, et à réparer, comme il faut, le temps que j’ai perdu. Comme vous êtes un fort galant homme, et que vous savez comme il faut vivre, je crois que nous ferons le meilleur ménage du monde ensemble, et que vous ne serez point de ces maris incommodes, qui veulent que leurs femmes vivent comme des loups-garous. Je vous avoue que je ne m’accommoderais pas de cela, et que la solitude me désespère. J’aime le jeu, les visites, les assemblées, les cadeaux, et les promenades ; en un mot, toutes les choses de plaisir : et vous devez être ravi d’avoir une femme de mon humeur. Nous n’aurons jamais aucun démêlé ensemble, et je ne vous contraindrai point dans vos actions, comme j’espère que, de votre côté, vous ne me contraindrez point dans les miennes ; car, pour moi, je tiens qu’il faut une complaisance mutuelle, et qu’on ne se doit point marier pour se faire enrager l’un l’autre. Enfin, nous vivrons, étant mariés, comme deux personnes qui savent leur monde : aucun soupçon jaloux ne nous troublera la cervelle ; et c’est assez que vous serez assuré de ma fidélité, comme je serai persuadée de la vôtre. Mais qu’avez-vous ? je vous vois tout changé de visage.

 
Sganarelle

Ce sont quelques vapeurs qui me viennent de monter à la tête.

 
Dorimène

C’est un mal aujourd’hui qui attaque beaucoup de gens ; mais notre mariage vous dissipera tout cela. Adieu. Il me tarde déjà que je n’aie des habits raisonnables, pour quitter vite ces guenilles. Je m’en vais de ce pas achever d’acheter toutes les choses qu’il me faut, et je vous enverrai les marchands.

 

Scène V. — Géronimo, Sganarelle.

 
Géronimo

Ah ! seigneur Sganarelle, je suis ravi de vous trouver encore ici ; et j’ai rencontré un orfèvre qui, sur le bruit que vous cherchiez quelque beau diamant en bague pour faire un présent à votre épouse, m’a fort prié de venir vous parler pour lui, et de vous dire qu’il en a un à vendre, le plus parfait du monde.

 
Sganarelle

Mon Dieu ! cela n’est pas pressé.

 
Géronimo

Comment ! que veut dire cela ? Où est l’ardeur que vous montriez tout à l’heure ?

 
Sganarelle

Il m’est venu, depuis un moment, de petits scrupules sur le mariage. Avant que de passer plus avant, je voudrais bien agiter à fond cette matière, et que l’on m’expliquât un songe que j’ai fait cette nuit, et qui vient tout à l’heure de me revenir dans l’esprit. Vous savez que les songes sont comme des miroirs, où l’on découvre quelquefois tout ce qui nous doit arriver. Il me semblait que j’étais dans un vaisseau, sur une mer bien agitée, et que…

 
Géronimo

Seigneur Sganarelle, j’ai maintenant quelque petite affaire qui m’empêche de vous ouïr. Je n’entend rien du tout aux songes ; et quant au raisonnement du mariage, vous avez deux savants, deux philosophes, vos voisins, qui sont gens à vous débiter tout ce qu’on peut dire sur ce sujet. Comme ils sont de sectes différentes, vous pouvez examiner leurs diverses opinions là-dessus. Pour moi, je me contente de ce que je vous ai dit tantôt, et demeure votre serviteur.

 
Sganarelle

Il a raison. Il faut que je consulte un peu ces gens-là sur l’incertitude où je suis.

 

Scène VI. — Pancrace, Sganarelle.

 
Pancrace, (se tournant du côté où il est entré, et sans voir Sganarelle.)

Allez, vous êtes un impertinent, mon ami, un homme ignare de toute bonne discipline, bannissable de la république des lettres.

 
Sganarelle

Ah ! bon, en voici un fort à propos.

 
Pancrace, (de même, sans voir Sganarelle.)

Oui, je te soutiendrai par vives raisons, je te montrerai par Aristote, le Philosophe des philosophes, que tu es un ignorant, un ignorantissime, ignorantifiant et ignorantifié, par tous les cas et modes imaginables.

 
Sganarelle, (à part.)

Il a pris querelle contre quelqu’un. (à Pancrace.) Seigneur…

 
Pancrace, (de même, sans voir Sganarelle.)

Tu veux te mêler de raisonner, et tu ne sais pas seulement les éléments de la raison.

 
Sganarelle, (à part.)

La colère l’empêche de me voir. (à Pancrace.) Seigneur…

 
Pancrace, (de même, sans voir Sganarelle.)

C’est une proposition condamnable dans toutes les terres de la philosophie.

 
Sganarelle, (à part.)

Il faut qu’on l’ait fort irrité. (à Pancrace.) Je…

 
Pancrace, (de même, sans voir Sganarelle.)

Toto cælo, tota via aberras.

 
Sganarelle.

Je baise les mains à monsieur le docteur.

 
Pancrace

Serviteur.

 
Sganarelle

Peut-on… ?

 
Pancrace, (se retournant vers l’endroit par où il est entré.)

Sais-tu bien ce que tu as fait ? un syllogisme in Balordo.

 
Sganarelle.

Je vous…

 
Pancrace, (de même.)

La majeure en est inepte, la mineure impertinente, et la conclusion ridicule.

 
Sganarelle.

Je…

 
Pancrace, (de même.)

Je crèverais plutôt que d’avouer ce que tu dis ; et je soutiendrai mon opinion jusqu’à la dernière goutte de mon encre.

 
Sganarelle.

Puis-je…

 
Pancrace, (de même.)

Oui, je défendrai cette proposition, pugnis et calcibus, unguibus et rostro.

 
Sganarelle

Seigneur Aristote, peut-on savoir ce qui vous met si fort en colère ?

 
Pancrace

Un sujet le plus juste du monde.

 
Sganarelle

Et quoi, encore ?

 
Pancrace

Un ignorant m’a voulu soutenir une proposition erronée, une proposition épouvantable, effroyable, exécrable.

 
Sganarelle

Puis-je demander ce que c’est ?

 
Pancrace

Ah ! seigneur Sganarelle, tout est renversé aujourd’hui, et le monde est tombé dans une corruption générale. Une licence épouvantable règne partout ; et les magistrats, qui sont établis pour maintenir l’ordre dans cet État, devraient mourir de honte, en souffrant un scandale aussi intolérable que celui dont je veux parler.

 
Sganarelle

Quoi donc ?

 
Pancrace

N’est-ce pas une chose horrible, une chose qui crie vengeance au ciel, que d’endurer qu’on dise publiquement la forme d’un chapeau ?

 
Sganarelle

Comment !

 
Pancrace

Je soutiens qu’il faut dire la figure d’un chapeau, et non pas la forme ; d’autant qu’il y a cette différence entre la forme et la figure, que la forme est la disposition extérieure des corps qui sont animés, et la figure la disposition extérieure des corps qui sont inanimés : et puisque le chapeau est un corps inanimé, il faut dire la figure d’un chapeau, et non pas la forme. (se retournant encore du côté par où il est entré.) Oui, ignorant que vous êtes, c’est ainsi qu’ il faut parler ; et ce sont les termes exprès d’Aristote dans le chapitre de la qualité.

 
Sganarelle, (à part.)

Je pensais que tout fût perdu. (À Pancrace.) Seigneur docteur, ne songez plus à tout cela. Je…

 
Pancrace

Je suis dans une colère, que je ne me sens pas.

 
Sganarelle

Laissez la forme et le chapeau en paix. J’ai quelque chose à vous communiquer. Je…

 
Pancrace

Impertinent fieffé !

 
Sganarelle

De grâce, remettez-vous. Je…

 
Pancrace

Ignorant !

 
Sganarelle

Eh ! mon Dieu. Je…

 
Pancrace

Me vouloir soutenir une proposition de la sorte !

 
Sganarelle

Il a tort. Je…

 
Pancrace

Une proposition condamnée par Aristote !

 
Sganarelle

Cela est vrai. Je…

 
Pancrace

En termes exprès !

 
Sganarelle

Vous avez raison. (se tournant du côté par où Pancrace est entré.) Oui, vous êtes un sot et un impudent, de vouloir disputer contre un docteur qui sait lire et écrire. Voilà qui est fait : je vous prie de m’écouter. Je viens vous consulter sur une affaire qui m’embarrasse. J’ai dessein de prendre une femme, pour me tenir compagnie dans mon ménage. La personne est belle et bien faite ; elle me plaît beaucoup, et est ravie de m’épouser. Son père me l’a accordée ; mais je crains un peu ce que vous savez, la disgrâce dans on ne plaint personne ; et je voudrais bien vous prier, comme philosophe, de me dire votre sentiment. Eh ! quel est votre avis là-dessus ?

 
Pancrace

Plutôt que d’accorder qu’il faille dire la forme d’un chapeau, j’accorderais que datur vacuum in rerum natura, et que je ne suis qu’un bête.

 
Sganarelle, (à part.)

La peste soit de l’homme ! (à Pancrace.) Eh ! monsieur le docteur, écoutez un peu les gens. On vous parle une heure durant, et vous ne répondez point à ce qu’on vous dit.

 
Pancrace

Je vous demande pardon. Une juste colère m’occupe l’esprit.

 
Sganarelle

Eh ! laissez tout cela, et prenez la peine de m’écouter.

 
Pancrace

Soit. Que voulez-vous me dire ?

 
Sganarelle

Je veux vous parler de quelque chose.

 
Pancrace

Et de quelle langue voulez-vous vous servir avec moi ?

 
Sganarelle

De quelle langue ?

 
Pancrace

Oui.

 
Sganarelle

Parbleu ! de la langue que j’ai dans la bouche. Je crois que je n’irai pas emprunter celle de mon voisin.

 
Pancrace

Je vous dis, de quel idiome, de quel langage ?

 
Sganarelle

Ah ! c’est une autre affaire.

 
Pancrace

Voulez-vous me parler italien ?

 
Sganarelle

Non.

 
Pancrace

Espagnol ?

 
Sganarelle

Non.

 
Pancrace

Allemand ?

 
Sganarelle

Non.

 
Pancrace

Anglais ?

 
Sganarelle

Non.

 
Pancrace

Latin ?

 
Sganarelle

Non.

 
Pancrace

Grec ?

 
Sganarelle

Non.

 
Pancrace

Hébreu ?

 
Sganarelle

Non.

 
Pancrace

Syriaque ?

 
Sganarelle

Non.

 
Pancrace

Turc ?

 
Sganarelle

Non.

 
Pancrace

Arabe ?

 
Sganarelle

Non, non, français, français, français.

 
Pancrace

Ah ! français !

 
Sganarelle

Fort bien.

 
Pancrace

Passez donc de l’autre côté ; car cette oreille-ci est destinée pour les langues scientifiques et étrangères, et l’autre est pour la vulgaire et la maternelle.

 
Sganarelle, (à part.)

Il faut bien des cérémonies avec ces sortes de gens-ci !

 
Pancrace

Que voulez-vous ?

 
Sganarelle

Vous consulter sur une petite difficulté.

 
Pancrace

Ah ! ah ! sur une difficulté de philosophie, sans doute ?

 
Sganarelle

Pardonnez-moi. Je…

 
Pancrace

Vous voulez peut-être savoir si la substance et l’accident sont termes synonymes ou équivoques à l’égard de l’être ?

 
Sganarelle

Point du tout. Je…

 
Pancrace

Si la logique est un art ou une science ?

 
Sganarelle

Ce n’est pas cela. Je…

 
Pancrace

Si elle a pour objet les trois opérations de l’esprit, ou la troisième seulement ?

 
Sganarelle

Non. Je…

 
Pancrace

S’il y a dix catégories, ou s’il n’y en a qu’une ?

 
Sganarelle

Point. Je…

 
Pancrace

Si la conclusion est de l’essence du syllogisme ?

 
Sganarelle

Nenni. Je…

 
Pancrace

Si l’essence du bien est mise dans l’appétibilité, ou dans la convenance ?

 
Sganarelle

Non. Je…

 
Pancrace

Si le bien se réciproque avec la fin ?

 
Sganarelle

Eh ! non. Je…

 
Pancrace

Si la fin nous peut émouvoir par son être réel, ou par son être intentionnel ?

 
Sganarelle

Non, non, non, non, non, de par tous les diables, non.

 
Pancrace

Expliquez donc votre pensée, car je ne puis pas la deviner.

 
Sganarelle

Je vous la veux expliquer aussi ; mais il faut m’écouter. (Pendant que Sganarelle dit : ) L’affaire que j’ai à vous dire, c’est que j’ai envie de me marier avec une fille qui est jeune et belle. Je l’aime fort, et l’ai demandée à son père ; mais comme j’appréhende…

 
Pancrace, (dit en même temps, sans écouter Sganarelle : )

La parole a été donnée à l’homme pour expliquer sa pensée ; et tout ainsi que les pensées sont les portraits des choses, de même nos paroles sont-elles les portraits de nos pensées. (Sganarelle, impatienté, ferme la bouche du docteur avec sa main à plusieurs reprises, et le docteur continue de parler d’abord que Sganarelle ôte sa main.)

Mais ces portraits diffèrent des autres portraits en ce que les autres portraits sont distingués partout de leurs originaux, et que la parole enferme en soi son original, puisqu’elle n’est autre chose que la pensée expliquée par un signe extérieur ; d’où vient que ceux qui pensent bien sont aussi ceux qui parlent le mieux. Expliquez-moi donc votre pensée par la parole, qui est le plus intelligible de tous les signes.

 
Sganarelle, (pousse le docteur dans sa maison, et tire la porte pour l’empêcher de sortir.)

Peste de l’homme !

 
Pancrace, (au dedans de sa maison.)

Oui, la parole est animi index et speculum. C’est le truchement du cœur, c’est l’image de l’âme. (Il monte à la fenêtre et continue.) C’est un miroir qui nous présente naïvement les secrets les plus arcanes de nos individus ; et puisque vous avez la faculté de ratiociner et de parler tout ensemble, à quoi tient-il que vous ne vous serviez de la parole pour me faire entendre votre pensée ?

 
Sganarelle

C’est ce que je veux faire ; mais vous ne voulez pas m’écouter.

 
Pancrace

Je vous écoute, parlez.

 
Sganarelle

Je dis donc, monsieur le docteur, que…

 
Pancrace

Mais surtout soyez bref.

 
Sganarelle

Je le serai.

 
Pancrace

Évitez la prolixité.

 
Sganarelle

Hé ! monsi…

 
Pancrace

Tranchez moi votre discours d’un apophthegme à la laconienne.

 
Sganarelle

Je vous…

 
Pancrace

Point d’ambages, de circonlocution.

(Sganarelle, de dépit de ne point parler, ramasse des pierres pour en casser la tête du docteur.)
 
Pancrace

Hé quoi ! vous vous emportez, au lieu de vous expliquer ? Allez, vous êtes plus impertinent que celui qui m’a voulu soutenir qu’il faut dire la forme d’un chapeau ; et je vous prouverai, en toute rencontre, par raisons démonstratives et convaincantes, et par arguments in Barbara, que vous n’êtes et ne serez jamais qu’une pécore, et que je suis et serai toujours, in utroque jure, le docteur Pancrace.

 
Sganarelle

Quel diable de babillard !

 
Pancrace, (en rentrant sur le théâtre.)

Homme de lettres, homme d’érudition.

 
Sganarelle

Encore ?

 
Pancrace

Homme de suffisance, homme de capacité. (s’en allant.) Homme consommé dans toutes les sciences, naturelles, morales et politiques ; (revenant.) Homme savant, savantissime, per omnes modos et casus. (s’en allant.) Homme qui possède superlative, fable, mythologie et histoire, (revenant.) grammaire, poésie, rhétorique, dialectique et sophistique, (s’en allant.) mathématiques, arithmétique, optique, onirocritique, physique et métaphysique, (revenant.) cosmométrie, géométrie, architecture, spéculoire et spéculatoire, (s’en allant.) médecine, astronomie, astrologie, physionomie, métoposcopie, chiromancie, géomancie, etc.

 

Scène VII. — Sganarelle.

 
Sganarelle, seul

Au diable les savants qui ne veulent point écouter les gens ! On me l’avait dit que son maître Aristote n’était rien qu’un bavard. Il faut que j’aille trouver l’autre ; peut-être qu’il sera plus posé et plus raisonnable. Holà !

 

Scène VIII. — Marphurius, Sganarelle.

 
Marphurius

Que voulez-vous de moi, seigneur Sganarelle ?

 
Sganarelle

Seigneur docteur, j’aurais besoin de votre conseil sur une petite affaire dont il s’agit, et je suis venu ici pour cela. (à part.) Ah ! voilà qui va bien. Il écoute le monde, celui-ci.

 
Marphurius

Seigneur Sganarelle, changez, s’il vous plaît, cette façon de parler. Notre philosophie ordonne de ne point énoncer de proposition décisive, de parler de tout avec incertitude, de suspendre toujours son jugement ; et, par cette raison, vous ne devez pas dire, je suis venu, mais, il me semble que je suis venu.

 
Sganarelle

Il me semble ?

 
Marphurius

Oui.

 
Sganarelle

Parbleu ! il faut bien qu’il me le semble, puisque cela est.

 
Marphurius

Ce n’est pas une conséquence, et il peut vous le sembler, sans que la chose soit véritable.

 
Sganarelle

Comment ! il n’est pas vrai que je suis venu ?

 
Marphurius

Cela est incertain, et nous devons douter de tout.

 
Sganarelle

Quoi ! je ne suis pas ici, et vous ne me parlez pas ?

 
Marphurius

Il m’apparaît que vous êtes là, et il me semble que je vous parle ; mais il n’est pas assuré que cela soit.

 
Sganarelle

Hé ! que diable ! vous vous moquez. Me voilà, et vous voilà bien nettement, et il n’y a point de « me semble » à tout cela. Laissons ces subtilités, je vous prie, et parlons de mon affaire. Je viens vous dire que j’ai envie de me marier.

 
Marphurius

Je n’en sais rien.

 
Sganarelle

Je vous le dis.

 
Marphurius

Il se peut faire.

 
Sganarelle

La fille que je veux prendre est fort jeune et fort jolie.

 
Marphurius

Il n’est pas impossible.

 
Sganarelle

Ferai-je bien ou mal de l’épouser ?

 
Marphurius

L’un ou l’autre.

 
Sganarelle

Ah ! ah ! voici une autre musique. (À Marphurius.) Je vous demande si je ferai bien d’épouser la fille dont je vous parle.

 
Marphurius

Selon la rencontre.

 
Sganarelle

Ferai-je mal ?

 
Marphurius

Par aventure.

 
Sganarelle

De grâce, répondez-moi comme il faut.

 
Marphurius

C’est mon dessein.

 
Sganarelle

J’ai une grande inclination pour la fille.

 
Marphurius

Cela peut être.

 
Sganarelle

Le père me l’a accordée.

 
Marphurius

Il se pourrait.

 
Sganarelle

Mais, en l’épousant, je crains d’être cocu.

 
Marphurius

La chose est faisable.

 
Sganarelle

Qu’en pensez-vous ?

 
Marphurius

Il n’y a pas d’impossibilité.

 
Sganarelle

Mais que feriez-vous, si vous étiez à ma place ?

 
Marphurius

Je ne sais.

 
Sganarelle

Que me conseillez-vous de faire ?

 
Marphurius

Ce qu’il vous plaira.

 
Sganarelle

J’enrage !

 
Marphurius

Je m’en lave les mains.

 
Sganarelle

Au diable soit le vieux rêveur !

 
Marphurius

Il en sera ce qui pourra.

 
Sganarelle, (à part.)

La peste du bourreau ! Je te ferai changer de note, chien de philosophe enragé.

(Il donne des coups de bâton à Marphurius.)
 
Marphurius

Ah ! ah ! ah !

 
Sganarelle

Te voilà payé de ton galimatias, et me voilà content.

 
Marphurius

Comment ! Quelle insolence ! M’outrager de la sorte, avoir eu l’audace de battre un philosophe comme moi !

 
Sganarelle

Corrigez, s’il vous plaît, cette manière de parler. Il faut douter de toutes choses ; et vous ne devez pas dire que je vous ai battu, mais qu’il vous semble que je vous ai battu.

 
Marphurius

Ah ! je m’en vais faire ma plainte au commissariat du quartier, des coups que j’ai reçus.

 
Sganarelle

Je m’en lave les mains.

 
Marphurius

J’en ai les marques sur ma personne.

 
Sganarelle

Il se peut faire.

 
Marphurius

C’est toi qui m’as traité ainsi.

 
Sganarelle

Il n’y a pas d’impossibilité.

 
Marphurius

J’aurai un décret contre toi.

 
Sganarelle

Je n’en sais rien.

 
Marphurius

Et tu seras condamné en justice.

 
Sganarelle

Il en sera ce qui pourra.

 
Marphurius

Laisse-moi faire.
 

 

Scène IX. — Sganarelle.

 
Sganarelle

Comment ! on ne saurait tirer une parole positive de ce chien d’homme-là, et l’on est aussi savant à la fin qu’au commencement. Que dois-je faire, dans l’incertitude des suites de mon mariage ? Jamais homme ne fut plus embarrassé que je suis. Ah ! voici des Égyptiennes ; il faut que je me fasse dire par elles ma bonne aventure.
 

 

Scène X. — Deux Égyptiennes, Sganarelle.

(Les deux Égyptiennes avec leurs tambours de basque entrent en chantant et en dansant.)

 
Sganarelle

Elles sont gaillardes. Écoutez, vous autres, y a-t-il moyen de me dire ma bonne fortune ?

 
Première Égyptienne.

Oui, mon bon monsieur, nous voici deux qui te la dirons.

 
Deuxième Égyptienne.

Tu n’as seulement qu’à nous donner ta main, avec la croix dedans, et nous te dirons quelque chose pour ton bon profit.

 
Sganarelle

Tenez, les voilà toutes deux avec ce que vous demandez.

 
Première Égyptienne.

Tu as une bonne physionomie, mon bon monsieur, une bonne physionomie.

 
Deuxième Égyptienne.

Oui, une bonne physionomie ; physionomie d’un homme qui sera un jour quelque chose.

 
Première Égyptienne.

Tu seras marié avant qu’il soit peu, mon bon monsieur, tu seras marié avant qu’il soit peu.

 
Deuxième Égyptienne.

Tu épouseras une femme gentille, une femme gentille.

 
Première Égyptienne.

Oui, une femme qui sera chérie et aimée de tout le monde.

 
Deuxième Égyptienne.

Une femme qui te fera beaucoup d’amis, mon bon monsieur, qui te fera beaucoup d’amis.

 
Première Égyptienne.

Une femme qui fera venir l’abondance chez toi.

 
Deuxième Égyptienne.

Une femme qui te donnera une grande réputation.

 
Première Égyptienne.

Tu seras considéré par elle, mon bon monsieur, tu seras considéré par elle.

 
Sganarelle

Voilà qui est bien. Mais dites-moi un peu, suis-je menacé d’être cocu.

 
Deuxième Égyptienne.

Cocu ?

 
Sganarelle

Oui.

 
Première Égyptienne.

Cocu ?

 
Sganarelle

Oui, si je suis menacé d’être cocu ? (Les deux Égyptiennes dansent et chantent.) Que diable, ce n’est pas là me répondre ! Venez çà. Je vous demande à toutes les deux si je serai cocu ?

 
Deuxième Égyptienne.

Cocu ? vous ?

 
Sganarelle

Oui, si je serai cocu ?

 
Première Égyptienne.

Vous ? cocu ?

 
Sganarelle

Oui, si je le serai, oui ou non ?

(Les deux Égyptiennes sortent en chantant et en dansant.)

 

Scène XI. — Sganarelle.

 
Sganarelle

Peste soit des carognes qui me laissent dans l’inquiétude ! Il faut absolument que je sache la destinée de mon mariage ; et, pour cela, je veux aller trouver ce grand magicien dont tout le monde parle tant, et qui, par son art admirable, fait voir tout ce que l’on souhaite. Ma foi, je crois que je n’ai que faire d’aller au magicien, et voici qui me montre tout ce que je puis demander.
 

 

Scène XII. — Dorimène, Lycaste, Sganarelle, retiré dans un coin du théâtre sans être vu.

 
Lycaste

Quoi ! belle Dorimène, c’est sans raillerie que vous parlez ?

 
Dorimène

Sans raillerie.

 
Lycaste

Vous vous mariez tout de bon ?

 
Dorimène

Tout de bon.

 
Lycaste

Et vos noces se feront dès ce soir ?

 
Dorimène

Dès ce soir.

 
Lycaste

Et vous pouvez, cruelle que vous êtes, oublier de la sorte l’amour que j’ai pour vous, et les obligeantes paroles que vous m’aviez données ?

 
Dorimène

Moi ? point du tout. Je vous considère toujours de même, et ce mariage ne doit point vous inquiéter : c’est un homme que je n’épouse point par amour, et sa seule richesse me fait résoudre à l’accepter. Je n’ai point de bien, vous n’en avez point aussi, et vous savez que sans cela on passe mal le temps au monde, et qu’à quelque prix que ce soit il faut tâcher d’en avoir. J’ai embrassé cette occasion-ci de me mettre à mon aise ; et je l’ai fait sur l’espérance de me voir délivrée du barbon que je prends. C’est un homme qui mourra avant qu’il soit peu, et qui n’a tout au plus que six mois dans le ventre. Je vous le garantis défunt dans le temps que je dis ; et je n’aurai pas longuement à demander pour moi l’heureux état de veuve. (À Sganarelle, qu’elle aperçoit.) Ah ! nous parlions de vous, et nous en disions tout le bien qu’on en saurait dire.

 
Lycaste

Est-ce là monsieur… ?

 
Dorimène

Oui, c’est monsieur qui me prend pour femme.

 
Lycaste

Agréez, monsieur, que je vous félicite de votre mariage, et vous présente en même temps mes très humbles services. Je vous assure que vous épousez là une très honnête personne : et vous, mademoiselle, je me réjouis avec vous aussi de l’heureux choix que vous avez fait. Vous ne pouviez pas mieux trouver, et monsieur a toute la mine d’être un fort bon mari. Oui, monsieur, je veux faire amitié avec vous, et lier ensemble un petit commerce de visites et de divertissements.

 
Dorimène

C’est trop d’honneur que vous nous faites à tous deux. Mais allons, le temps me presse, et nous aurons tout le loisir de nous entretenir ensemble.

 

Scène XIII. — Sganarelle.

 

 
Sganarelle

Me voilà tout à fait dégoûté de mon mariage ; et je crois que je ne ferai pas mal de m’aller dégager de ma parole. Il m’en a coûté quelque argent ; mais il vaut mieux encore perdre cela que de s’exposer à quelque chose de pis. Tâchons adroitement de nous débarrasser de cette affaire. Holà !

(Il frappe à la porte de la maison d’Alcantor.)

 

Scène XIV. — Alcantor, Sganarelle.

 
Alcantor

Ah ! mon gendre, soyez le bienvenu !

 
Sganarelle

Monsieur, votre serviteur.

 
Alcantor

Vous venez pour conclure le mariage ?

 
Sganarelle

Excusez-moi.

 
Alcantor

Je vous promets que j’en ai autant d’impatience que vous.

 
Sganarelle

Je viens ici pour un autre sujet.

 
Alcantor

J’ai donné ordre à toutes les choses nécessaires pour cette fête.

 
Sganarelle

Il n’est pas question de cela.

 
Alcantor

Les violons sont retenus, le festin est commandé, et ma fille est parée pour vous recevoir.

 
Sganarelle

C’est n’est pas ce qui m’amène.

 
Alcantor

Enfin, vous allez être satisfait ; et et rien ne peut retarder votre contentement.

 
Sganarelle

Mon Dieu ! c’est autre chose.

 
Alcantor

Allons, entrez donc, mon gendre.

 
Sganarelle

J’ai un petit mot à vous dire.

 
Alcantor

Ah ! mon Dieu, ne faisons point de cérémonie ! Entrez vite, s’il vous plaît.

 
Sganarelle

Non, vous dis-je. Je veux vous parler auparavant.

 
Alcantor

Vous voulez me dire quelque chose ?

 
Sganarelle

Oui.

 
Alcantor

Et quoi ?

 
Sganarelle

Seigneur Alcantor, j’ai demandé votre fille en mariage, il est vrai, et vous me l’avez accordée ; mais je me trouve un peu avancé en âge pour elle, et je considère que je ne suis point du tout son fait.

 
Alcantor

Pardonnez-moi, ma fille vous trouve bien comme vous êtes ; et je suis sûr qu’elle vivra fort contente avec vous.

 
Sganarelle

Point. J’ai parfois des bizarreries épouvantables, et elle aurait trop à souffrir de ma mauvaise humeur.

 
Alcantor

Ma fille a de la complaisance, et vous verrez qu’elle s’accommodera entièrement à vous.

 
Sganarelle

J’ai quelques infirmités sur mon corps qui pourraient la dégoûter.

 
Alcantor

Cela n’est rien. Une honnête femme ne se dégoûte jamais de son mari.

 
Sganarelle

Enfin, voulez-vous que je vous dise ? Je ne vous conseille pas de me la donner.

 
Alcantor

Vous moquez-vous ? J’aimerai mieux mourir que d’avoir manqué à ma parole.

 
Sganarelle

Mon Dieu ! Je vous en dispense, et je…

 
Alcantor

Point du tout. Je vous l’ai promise, et vous l’aurez en dépit de tous ceux qui y prétendent.

 
Sganarelle, (à part.)

Que diable !

 
Alcantor

Voyez-vous, j’ai une estime et une amitié pour vous toute particulière ; et je refuserais ma fille à un prince pour vous la donner.

 
Sganarelle

Seigneur Alcantor, je vous suis obligé de l’honneur que vous me faites ; mais je vous déclare que je ne me veux point marier.

 
Alcantor

Qui, vous ?

 
Sganarelle

Oui, moi.

 
Alcantor

Et la raison ?

 
Sganarelle

La raison ? C’est que je ne me sens point propre pour le mariage, et que je veux imiter mon père, et tous ceux de ma race, qui ne se sont jamais voulu marier.

 
Alcantor

Écoutez. Les volontés sont libres ; et je suis homme à ne contraindre jamais personne. Vous vous êtes engagé avec moi pour épouser ma fille, et tout est préparé pour cela ; mais puisque vous voulez retirer votre parole, je vais voir ce qu’il y a à faire ; et vous aurez bientôt de mes nouvelles.


 

Scène XV. — Sganarelle.

 
Sganarelle

Encore est-il plus raisonnable que je ne pensais, et je croyais avoir bien plus de peine à m’en dégager. Ma foi, quand j’y songe, j’ai fait fort sagement de me tirer de cette affaire ; et j’allais faire un pas dont je me serais peut-être longtemps repenti. Mais voici le fils qui vient me rendre réponse.

 

Scène XVI. — Alcidas, Sganarelle.

 
Alcidas, (parlant d’un ton doucereux.)

Monsieur, je suis votre serviteur très humble.

 
Sganarelle

Monsieur, je suis le vôtre de tout mon cœur.

 
Alcidas, (toujours avec le même ton.)

Mon père m’a dit, monsieur, que vous vous étiez venu dégager de la parole que vous aviez donnée.

 
Sganarelle

Oui, monsieur, c’est avec regret ; mais…

 
Alcidas

Oh ! monsieur, il n’y a pas de mal à cela.

 
Sganarelle

J’en suis fâché, je vous assure ; et je souhaiterais…

 
Alcidas

Cela n’est rien, vous dis-je. (Alcidas présente à Sganarelle deux épées.) Monsieur, prenez la peine de choisir, de ces deux épées, laquelle vous voulez.

 
Sganarelle

De ces deux épées ?

 
Alcidas

Oui, s’il vous plaît.

 
Sganarelle

À quoi bon ?

 
Alcidas

Monsieur, comme vous refusez d’épouser ma sœur après la parole donnée, je crois que vous ne trouverez pas mauvais le petit compliment que je viens vous faire.

 
Sganarelle

Comment ?

 
Alcidas

D’autres gens feraient du bruit, et s’emporteraient contre vous ; mais nous sommes personnes à traiter les choses dans la douceur ; et je viens vous dire civilement qu’il faut, si vous le trouvez bon, que nous nous coupions la gorge ensemble.

 
Sganarelle

Voilà un compliment fort mal tourné.

 
Alcidas

Allons, monsieur, choisissez, je vous prie.

 
Sganarelle

Je suis votre valet, je n’ai point de gorge à me couper. (à part.) La vilaine façon de parler que voilà !

 
Alcidas

Monsieur, il faut que cela soit, s’il vous plaît.

 
Sganarelle

Hé ! monsieur, rengainez ce compliment, je vous prie.

 
Alcidas

Dépêchons vite, monsieur. J’ai une petite affaire qui m’attend.

 
Sganarelle

Je ne veux point de cela, vous dis-je.

 
Alcidas

Vous ne voulez pas vous battre ?

 
Sganarelle

Nenni, ma foi.

 
Alcidas

Tout de bon ?

 
Sganarelle

Tout de bon.

 
Alcidas, (après lui avoir donné des coups de bâton.)

Au moins, monsieur, vous n’avez pas lieu de vous plaindre ; vous voyez que je fais les choses dans l’ordre. Vous nous manquez de parole, je me veux battre contre vous ; vous refusez de vous battre, je vous donne des coups de bâton : tout cela est dans les formes ; et vous êtes trop honnête homme pour ne pas approuver mon procédé.

 
Sganarelle, (à part.)

Quel diable d’homme est-ce ci ?

 
Alcidas, (lui présente encore deux épées.)

Allons, Monsieur, faites les choses galamment, et sans vous faire tirer l’oreille.

 
Sganarelle

Encore ?

 
Alcidas

Monsieur, je ne contrains personne ; mais il faut que vous vous battiez, ou que vous épousiez ma sœur.

 
Sganarelle

Monsieur, je ne puis faire ni l’un ni l’autre, je vous assure.

 
Alcidas

Assurément ?

 
Sganarelle

Assurément.

 
Alcidas

Avec votre permission, donc…

(Alcidas lui donne encore des coups de bâton.)
 
Sganarelle

Ah ! ah ! ah !

 
Alcidas

Monsieur, j’ai tous les regrets du monde d’être obligé d’en user ainsi avec vous ; mais je ne cesserai point, s’il vous plaît, que vous n’ayez promis de vous battre, ou d’épouser ma sœur.

(Alcidas lève le bâton.)
 
Sganarelle

Eh bien, j’épouserai, j’épouserai.

 
Alcidas

Ah ! monsieur, je suis ravi que vous vous mettiez à la raison, et que les choses se passent doucement. Car enfin vous êtes l’homme du monde que j’estime le plus, je vous jure ; et saurais été au désespoir que vous m’eussiez contraint à vous maltraiter. Je vais appeler mon père, pour lui dire que tout est d’accord.

(Il va frapper à la porte d’Alcantor.)

 

Scène XVII. — Alcantor, Dorimène, Alcidas, Sganarelle.

 
Alcidas

Mon père, voilà monsieur qui est tout à fait raisonnable. Il a voulu faire les choses de bonne grâce, et vous pouvez lui donner ma sœur.

 
Alcantor

Monsieur, voilà sa main ; vous n’avez qu’à donner la vôtre. Loué soit le ciel ! m’en voilà déchargé, et c’est vous désormais que regarde le soin de sa conduite. Allons nous réjouir et célébrer cet heureux mariage.

 

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