Molière - Les Fâcheux (1645)
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Prologue
Éraste
L’Espine valet d'Éraste
Damis
Orphise
Prologue
Pour voir en ces beaux lieux le plus grand Roi du monde,
Mortels, je viens à vous de ma grotte profonde.
Faut-il en sa faveur que la Terre ou que l'Eau
Produisent à vos yeux un spectacle nouveau?
Qu'il parle ou qu'il souhaite, il n'est rien d'impossible:
Lui-même n'est-il pas un miracle visible?
Son règne, si fertile en miracles divers,
N'en demande-t-il pas à tout cet univers?
Jeune, victorieux, sage, vaillant, auguste,
Aussi doux que sévère, aussi puissant que juste,
Régler et ses États et ses propres désirs,
Joindre aux nobles travaux les plus nobles plaisirs,
En ses justes projets jamais ne se méprendre,
Agir incessamment, tout voir et tout entendre
Qui peut cela, peut tout, il n'a qu'à tout oser,
Et le Ciel à ses vœux ne peut rien refuser.
Ces Termes marcheront, et si Louis l'ordonne,
Ces arbres parleront mieux que ceux de Dodone.
Hôtesses de leurs troncs, moindres divinités,
C'est Louis qui le veut, sortez, Nymphes, sortez
Plusieurs Dryades, accompagnées de Faunes et de Satyres sortent des arbres et des Termes.
Je vous montre l'exemple: il s'agit de lui plaire,
Quittez pour quelque temps votre forme ordinaire,
Et paraissons ensemble aux yeux des spectateurs
Pour ce nouveau théâtre, autant de vrais acteurs.
Vous, soins de ses sujets, sa plus charmante étude,
Héroïque souci, royale inquiétude,
Laissez-le respirer, et souffrez qu'un moment
Son grand cœur s'abandonne au divertissement:
Vous le verrez demain, d'une force nouvelle,
Sous le fardeau pénible où votre voix l'appelle,
Faire obéir les lois, partager les bienfaits,
Par ses propres conseils prévenir nos souhaits,
Maintenir l'univers dans une paix profonde,
Et s'ôter le repos pour le donner au monde.
Qu'aujourd'hui tout lui plaise, et semble consentir
A I'unique dessein de le bien divertir.
Fâcheux, retirez-vous; ou, s'il faut qu'il vous voie,
Que ce soit seulement pour exciter sa joie.
La Naïade emmène avec elle, pour la comédie, une partie des gens qu'elle a fait paraître, pendant que le reste se met à danser au son des hautbois, qui se joignent aux violons.
I, 1
Éraste.
Sous quel astre, bon Dieu, faut-il que je sois né,
Pour être de fâcheux toujours assassiné !
Il semble que partout le sort me les adresse,
Et j’en vois chaque jour quelque nouvelle espèce ;
Mais il n’est rien d’égal au fâcheux d’aujourd’hui ;
J’ai cru n’être jamais débarrassé de lui,
Et cent fois j’ai maudit cette innocente envie
Qui m’a pris à dîné de voir la comédie,
Où, pensant m’égayer, j’ai misérablement
Trouvé de mes péchés le rude châtiment.
Il faut que je te fasse un récit de l’affaire,
Car je m’en sens encor tout ému de colère.
J’étois sur le théâtre, en humeur d’écouter
La pièce, qu’à plusieurs j’avois ouï vanter ;
Les acteurs commençoient, chacun prêtoit silence,
Lorsque d’un air bruyant et plein d’extravagance,
Un homme à grands canons est entré brusquement,
En criant : " holà-ho ! Un siége promptement ! "
Et de son grand fracas surprenant l’assemblée,
Dans le plus bel endroit a la pièce troublée.
Hé ! Mon Dieu ! Nos François, si souvent redressés,
Ne prendront-ils jamais un air de gens sensés,
Ai-je dit, et faut-il sur nos défauts extrêmes
Qu’en théâtre public nous nous jouions nous-mêmes,
Et confirmions ainsi par des éclats de fous
Ce que chez nos voisins on dit partout de nous ?
Tandis que là-dessus je haussois les épaules,
Les acteurs ont voulu continuer leurs rôles ;
Mais l’homme pour s’asseoir a fait nouveau fracas,
Et traversant encor le théâtre à grands pas,
Bien que dans les côtés il pût être à son aise,
Au milieu du devant il a planté sa chaise,
Et de son large dos morguant les spectateurs,
Aux trois quarts du parterre a caché les acteurs.
Un bruit s’est élevé, dont un autre eût eu honte ;
Mais lui, ferme et constant, n’en a fait aucun compte,
Et se seroit tenu comme il s’étoit posé,
Si, pour mon infortune, il ne m’eût avisé.
" ha ! Marquis, m’a-t-il dit, prenant près de moi place,
Comment te portes-tu ? Souffre que je t’embrasse. "
Au visage sur l’heure un rouge m’est monté
Que l’on me vît connu d’un pareil éventé.
Je l’étois peu pourtant ; mais on en voit paroître,
De ces gens qui de rien veulent fort vous connoître,
Dont il faut au salut les baisers essuyer,
Et qui sont familiers jusqu’à vous tutoyer.
Il m’a fait à l’abord cent questions frivoles,
Plus haut que les acteurs élevant ses paroles.
Chacun le maudissoit ; et moi, pour l’arrêter :
" je serois, ai-je dit, bien aise d’écouter.
--tu n’as point vu ceci, marquis ? Ah ! Dieu me damne,
Je le trouve assez drôle, et je n’y suis pas âne ;
Je sais par quelles lois un ouvrage est parfait,
Et Corneille me vient lire tout ce qu’il fait. "
Là-dessus de la pièce il m’a fait un sommaire,
Scène à scène averti de ce qui s’alloit faire ;
Et jusques à des vers qu’il en savoit par cœur,
Il me les récitoit tout haut avant l’acteur.
J’avois beau m’en défendre, il a poussé sa chance,
Et s’est devers la fin levé longtemps d’avance ;
Car les gens du bel air, pour agir galamment,
Se gardent bien surtout d’ouïr le dénouement.
Je rendois grâce au ciel, et croyois de justice
Qu’avec la comédie eût fini mon supplice ;
Mais, comme si c’en eût été trop bon marché,
Sur nouveaux frais mon homme à moi s’est attaché,
M’a conté ses exploits, ses vertus non communes,
Parlé de ses chevaux, de ses bonnes fortunes,
Et de ce qu’à la cour il avoit de faveur,
Disant qu’à m’y servir il s’offroit de grand cœur.
Je le remerciois doucement de la tête,
Minutant à tous coups quelque retraite honnête ;
Mais lui, pour le quitter me voyant ébranlé :
« Sortons, ce m’a-t-il dit, le monde est écoulé ; »
Et sortis de ce lieu, me la donnant plus sèche :
« Marquis, allons au cours faire voir ma galèche ;
Elle est bien entendue, et plus d’un duc et pair
En fait à mon faiseur faire une du même air. »
Moi de lui rendre grâce, et pour mieux m’en défendre,
De dire que j’avois certain repas à rendre.
« Ah ! Parbleu ! J’en veux être, étant de tes amis,
Et manque au maréchal, à qui j’avois promis.
--de la chère, ai-je fait, la dose est trop peu forte,
Pour oser y prier des gens de votre sorte.
--non, m’a-t-il répondu, je suis sans compliment,
Et j’y vais pour causer avec toi seulement ;
Je suis des grands repas fatigué, je te jure.
--mais si l’on vous attend, ai-je dit, c’est injure...
--tu te moques, marquis : nous nous connoissons tous,
Et je trouve avec toi des passe-temps plus doux. "
Je pestois contre moi, l’âme triste et confuse
Du funeste succès qu’avoit eu mon excuse,
Et ne savois à quoi je devois recourir
Pour sortir d’une peine à me faire mourir,
Lorsqu’un carrosse fait de superbe manière,
Et comblé de laquais et devant et derrière,
S’est avec un grand bruit devant nous arrêté,
D’où sautant un jeune homme amplement ajusté,
Mon importun et lui courant à l’embrassade
Ont surpris les passants de leur brusque incartade ;
Et tandis que tous deux étoient précipités
Dans les convulsions de leurs civilités,
Je me suis doucement esquivé sans rien dire,
Non sans avoir longtemps gémi d’un tel martyre,
Et maudit ce fâcheux, dont le zèle obstiné
M’ôtoit au rendez-vous qui m’est ici donné.
La montagne.
Ce sont chagrins mêlés aux plaisirs de la vie :
Tout ne va pas, monsieur, au gré de notre envie.
Le ciel veut qu’ici-bas chacun ait ses fâcheux,
Et les hommes seroient sans cela trop heureux.
Éraste.
Mais de tous mes fâcheux le plus fâcheux encore,
C’est Damis, le tuteur de celle que j’adore,
Qui rompt ce qu’à mes vœux elle donne d’espoir,
Et fait qu’en sa présence elle n’ose me voir.
Je crains d’avoir déjà passé l’heure promise,
Et c’est dans cette allée où devoit être Orphise.
La montagne.
L’heure d’un rendez-vous d’ordinaire s’étend,
Et n’est pas resserrée aux bornes d’un instant.
Éraste.
Il est vrai ; mais je tremble, et mon amour extrême
D’un rien se fait un crime envers celle que j’aime.
La montagne.
Si ce parfait amour, que vous prouvez si bien,
Se fait vers votre objet un grand crime de rien,
Ce que son cœur pour vous sent de feux légitimes,
En revanche lui fait un rien de tous vos crimes.
Éraste.
Mais, tout de bon, crois-tu que je sois d’elle aimé ?
La montagne.
Quoi ? Vous doutez encor d’un amour confirmé... ?
Éraste.
Ah ! C’est malaisément qu’en pareille matière
Un cœur bien enflammé prend assurance entière ;
Il craint de se flatter, et dans ses divers soins,
Ce que plus il souhaite est ce qu’il croit le moins.
Mais songeons à trouver une beauté si rare.
La montagne.
Monsieur, votre rabat par devant se sépare.
Éraste.
N’importe.
La montagne.
Laissez-moi l’ajuster, s’il vous plaît.
Éraste.
Ouf ! Tu m’étrangles, fat ; laisse-le comme il est.
La montagne.
Souffrez qu’on peigne un peu...
Éraste.
Sottise sans pareille !
Tu m’as d’un coup de dent presque emporté l’oreille.
La montagne.
Vos canons...
Éraste.
Laisse-les, tu prends trop de souci.
La montagne.
Ils sont tout chiffonnés.
Éraste.
Je veux qu’ils soient ainsi.
La montagne.
Accordez-moi du moins, pour grâce singulière,
De frotter ce chapeau, qu’on voit plein de poussière.
Éraste.
Frotte donc, puisqu’il faut que j’en passe par là.
La montagne.
Le voulez-vous porter fait comme le voilà ?
Éraste.
Mon Dieu, dépêche-toi.
La montagne.
Ce seroit conscience.
Éraste, après avoir attendu.
C’est assez.
La montagne.
Donnez-vous un peu de patience.
Éraste.
Il me tue.
La montagne.
En quel lieu vous êtes-vous fourré ?
Éraste.
T’es-tu de ce chapeau pour toujours emparé ?
La montagne.
C’est fait.
Éraste.
Donne-moi donc.
La montagne, laissant tomber le chapeau.
Hay !
Éraste.
Le voilà par terre :
Je suis fort avancé. Que la fièvre te serre !
La montagne.
Permettez qu’en deux coups j’ôte...
Éraste.
Il ne me plaît pas.
Au diantre tout valet qui vous est sur les bras,
Qui fatigue son maître, et ne fait que déplaire
À force de vouloir trancher du nécessaire !
Acte I , scène II .
Éraste.
Mais vois-je pas Orphise ? Oui, c’est elle qui vient.
Où va-t-elle si vite, et quel homme la tient ?
(il la salue comme elle passe, et elle, en passant, détourne la
Tête.)
Quoi ? Me voir en ces lieux devant elle paroître,
Et passer en feignant de ne me pas connoître !
Que croire ? Qu’en dis-tu ? Parle donc, si tu veux.
La montagne.
Monsieur, je ne dis rien, de peur d’être fâcheux.
Éraste.
Et c’est l’être en effet que de ne me rien dire
Dans les extrémités d’un si cruel martyre.
Fais donc quelque réponse à mon cœur abattu.
Que dois-je présumer ? Parle, qu’en penses-tu ?
Dis-moi ton sentiment.
La montagne.
Monsieur, je veux me taire,
Et ne desire point trancher du nécessaire.
Éraste.
Peste l’impertinent ! Va-t’en suivre leurs pas,
Vois ce qu’ils deviendront, et ne les quitte pas.
La montagne, revenant.
Il faut suivre de loin ?
Éraste.
Oui.
La montagne, revenant.
Sans que l’on me voie
Ou faire aucun semblant qu’après eux on m’envoie ?
Éraste.
Non, tu feras bien mieux de leur donner avis
Que par mon ordre exprès ils sont de toi suivis.
La montagne, revenant.
Vous trouverai-je ici ?
Éraste.
Que le ciel te confonde,
Homme, à mon sentiment, le plus fâcheux du monde !
(la Montagne s’en va.)
Ah ! Que je sens de trouble, et qu’il m’eût été doux
Qu’on me l’eût fait manquer, ce fatal rendez-vous !
Je pensois y trouver toutes choses propices,
Et mes yeux pour mon cœur y trouvent des supplices.
Acte I , scène III .
Lysandre.
Sous ces arbres, de loin, mes yeux t’ont reconnu,
Cher marquis, et d’abord je suis à toi venu.
Comme à de mes amis, il faut que je te chante
Certain air que j’ai fait de petite courante,
Qui de toute la cour contente les experts,
Et sur qui plus de vingt ont déjà fait des vers.
J’ai le bien, la naissance, et quelque emploi passable,
Et fais figure en France assez considérable ;
Mais je ne voudrois pas, pour tout ce que je suis,
N’avoir point fait cet air qu’ici je te produis.
La, la, hem, hem, écoute avec soin, je te prie.
(il chante sa courante.)
N’est-elle pas belle ?
Éraste.
Ah !
Lysandre.
Cette fin est jolie.
(il rechante la fin quatre ou cinq fois de suite.)
Comment la trouves-tu ?
Éraste.
Fort belle assurément.
Lysandre.
Les pas que j’en ai faits n’ont pas moins d’agrément,
Et surtout la figure a merveilleuse grâce.
(il chante, parle et danse tout ensemble, et fait faire à Éraste
Les figures de la femme.)
Tiens, l’homme passe ainsi ; puis la femme repasse ;
Ensemble ; puis on quitte, et la femme vient là.
Vois-tu ce petit trait de feinte que voilà ?
Ce fleuret ? Ces coupés courant après la belle ?
Dos à dos ; face à face, en se pressant sur elle.
(après avoir achevé.)
Que t’en semble, marquis ?
Éraste.
Tous ces pas-là sont fins.
Lysandre.
Je me moque, pour moi, des maîtres baladins.
Éraste.
On le voit.
Lysandre.
Les pas donc... ?
Éraste.
N’ont rien qui ne surprenne.
Lysandre.
Veux-tu, par amitié, que je te les apprenne ?
Éraste.
Ma foi, pour le présent, j’ai certain embarras...
Lysandre.
Eh bien ! Donc, ce sera lorsque tu le voudras.
Si j’avois dessus moi ces paroles nouvelles,
Nous les lirions ensemble, et verrions les plus belles.
Éraste.
Une autre fois.
Lysandre.
Adieu : Baptiste le très-cher
N’a point vu ma courante, et je le vais chercher.
Nous avons pour les airs de grandes sympathies,
Et je veux le prier d’y faire des parties.
(il s’en va chantant toujours.)
Éraste.
Ciel ! Faut-il que le rang, dont on veut tout couvrir,
De cent sots tous les jours nous oblige à souffrir,
Et nous fasse abaisser jusques aux complaisances
D’applaudir bien souvent à leurs impertinences ?
Acte I , scène IV .
La montagne.
Monsieur, Orphise est seule, et vient de ce côté.
Éraste.
Ah ! D’un trouble bien grand je me sens agité :
J’ai de l’amour encor pour la belle inhumaine,
Et ma raison voudroit que j’eusse de la haine.
La montagne.
Monsieur, votre raison ne sait ce qu’elle veut,
Ni ce que sur un cœur une maîtresse peut.
Bien que de s’emporter on ait de justes causes,
Une belle d’un mot rajuste bien des choses.
Éraste.
Hélas ! Je te l’avoue, et déjà cet aspect
À toute ma colère imprime le respect.
Acte I , scène V .
Orphise.
Votre front à mes yeux montre peu d’allégresse :
Seroit-ce ma présence, Éraste, qui vous blesse ?
Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous ? Et sur quels déplaisirs,
Lorsque vous me voyez, poussez-vous des soupirs ?
Éraste.
Hélas ! Pouvez-vous bien me demander, cruelle,
Ce qui fait de mon cœur la tristesse mortelle ?
Et d’un esprit méchant n’est-ce pas un effet
Que feindre d’ignorer ce que vous m’avez fait ?
Celui dont l’entretien vous a fait à ma vue
Passer...
Orphise, riant.
C’est de cela que votre âme est émue ?
Éraste.
Insultez, inhumaine, encore à mon malheur.
Allez, il vous sied mal de railler ma douleur,
Et d’abuser, ingrate, à maltraiter ma flamme,
Du foible que pour vous vous savez qu’a mon âme.
Orphise.
Certes il en faut rire, et confesser ici
Que vous êtes bien fou de vous troubler ainsi.
L’homme dont vous parlez, loin qu’il puisse me plaire,
Est un homme fâcheux dont j’ai su me défaire,
Un de ces importuns et sots officieux
Qui ne sauroient souffrir qu’on soit seule en des lieux,
Et viennent aussitôt avec un doux langage
Vous donner une main contre qui l’on enrage.
J’ai feint de m’en aller pour cacher mon dessein,
Et jusqu’à mon carrosse il m’a prêté la main ;
Je m’en suis promptement défaite de la sorte,
Et j’ai pour vous trouver rentré par l’autre porte.
Éraste.
À vos discours, Orphise, ajouterai-je foi,
Et votre cœur est-il tout sincère pour moi ?
Orphise.
Je vous trouve fort bon de tenir ces paroles,
Quand je me justifie à vos plaintes frivoles.
Je suis bien simple encore, et ma sotte bonté...
Éraste.
Ah ! Ne vous fâchez pas, trop sévère beauté ;
Je veux croire en aveugle, étant sous votre empire,
Tout ce que vous aurez la bonté de me dire.
Trompez, si vous voulez, un malheureux amant :
J’aurai pour vous respect jusques au monument.
Maltraitez mon amour, refusez-moi le vôtre,
Exposez à mes yeux le triomphe d’un autre ;
Oui, je souffrirai tout de vos divins appas :
J’en mourrai ; mais enfin je ne m’en plaindrai pas.
Orphise.
Quand de tels sentiments régneront dans votre âme,
Je saurai de ma part...
Acte I , scène VI .
Alcandre.
Marquis, un mot. Madame,
De grâce, pardonnez si je suis indiscret,
En osant, devant vous, lui parler en secret.
Avec peine, marquis, je te fais la prière ;
Mais un homme vient là de me rompre en visière,
Et je souhaite fort, pour ne rien reculer,
Qu’à l’heure de ma part tu l’ailles appeler :
Tu sais qu’en pareil cas ce seroit avec joie
Que je te le rendrois en la même monnoie.
Éraste, après avoir un peu demeuré sans parler.
Je ne veux point ici faire le capitan ;
Mais on m’a vu soldat avant que courtisan ;
J’ai servi quatorze ans, et je crois être en passe
De pouvoir d’un tel pas me tirer avec grâce,
Et de ne craindre point qu’à quelque lâcheté
Le refus de mon bras me puisse être imputé.
Un duel met les gens en mauvaise posture,
Et notre roi n’est pas un monarque en peinture :
Il sait faire obéir les plus grands de l’état,
Et je trouve qu’il fait en digne potentat.
Quand il faut le servir, j’ai du cœur pour le faire ;
Mais je ne m’en sens point quand il faut lui déplaire ;
Je me fais de son ordre une suprême loi :
Pour lui désobéir, cherche un autre que moi.
Je te parle, vicomte, avec franchise entière,
Et suis ton serviteur en toute autre matière.
Adieu. Cinquante fois au diable les fâcheux !
Où donc s’est retiré cet objet de mes vœux ?
La montagne.
Je ne sais.
Éraste.
Pour savoir où la belle est allée,
Va-t’en chercher partout : j’attends dans cette allée.
Acte II , scène première .
Éraste.
Mes fâcheux à la fin se sont-ils écartés ?
Je pense qu’il en pleut ici de tous côtés.
Je les fuis, et les trouve ; et pour second martyre,
Je ne saurois trouver celle que je desire.
Le tonnerre et la pluie ont promptement passé,
Et n’ont point de ces lieux le beau monde chassé.
Plût au ciel, dans les dons que ses soins y prodiguent,
Qu’ils en eussent chassé tous les gens qui fatiguent !
Le soleil baisse fort, et je suis étonné
Que mon valet encor ne soit point retourné.
Acte II , scène II .
Alcippe.
Bonjour.
Éraste.
Eh quoi ? Toujours ma flamme divertie !
Alcippe.
Console-moi, marquis, d’une étrange partie
Qu’au piquet je perdis hier contre un Saint-Bouvain,
À qui je donnerois quinze points et la main.
C’est un coup enragé, qui depuis hier m’accable,
Et qui feroit donner tous les joueurs au diable,
Un coup assurément à se pendre en public.
Il ne m’en faut que deux ; l’autre a besoin d’un pic :
Je donne, il en prend six, et demande à refaire ;
Moi, me voyant de tout, je n’en voulus rien faire.
Je porte l’as de trèfle (admire mon malheur),
L’as, le roi, le valet, le huit et dix de cœur,
Et quitte, comme au point alloit la politique,
Dame et roi de carreau, dix et dame de pique.
Sur mes cinq cœurs portés la dame arrive encor,
Qui me fait justement une quinte major.
Mais mon homme avec l’as, non sans surprise extrême,
Des bas carreaux sur table étale une sixième.
J’en avois écarté la dame avec le roi ;
Mais lui fallant un pic, je sortis hors d’effroi,
Et croyois bien du moins faire deux points uniques.
Avec les sept carreaux il avoit quatre piques,
Et jetant le dernier, m’a mis dans l’embarras
De ne savoir lequel garder de mes deux as.
J’ai jeté l’as de cœur, avec raison, me semble ;
Mais il avoit quitté quatre trèfles ensemble,
Et par un six de cœur je me suis vu capot,
Sans pouvoir, de dépit, proférer un seul mot.
Morbleu ! Fais-moi raison de ce coup effroyable :
À moins que l’avoir vu, peut-il être croyable ?
Éraste.
C’est dans le jeu qu’on voit les plus grands coups du sort.
Alcippe.
Parbleu ! Tu jugeras toi-même si j’ai tort,
Et si c’est sans raison que ce coup me transporte ;
Car voici nos deux jeux, qu’exprès sur moi je porte.
Tiens, c’est ici mon port, comme je te l’ai dit,
Et voici...
Éraste.
J’ai compris le tout par ton récit,
Et vois de la justice au transport qui t’agite ;
Mais pour certaine affaire il faut que je te quitte :
Adieu. Console-toi pourtant de ton malheur.
Alcippe.
Qui moi ? J’aurai toujours ce coup-là sur le cœur,
Et c’est pour ma raison pis qu’un coup de tonnerre.
Je le veux faire, moi, voir à toute la terre.
(il s’en va, et prêt à rentrer, il dit par réflexion : )
Un six de cœur ! Deux points !
Éraste.
En quel lieu sommes-nous ?
De quelque part qu’on tourne, on ne voit que des fous.
Ah ! Que tu fais languir ma juste impatience !
Acte II , scène III .
La montagne.
Monsieur, je n’ai pu faire une autre diligence.
Éraste.
Mais me rapportes-tu quelque nouvelle enfin ?
La montagne.
Sans doute ; et de l’objet qui fait votre destin
J’ai, par un ordre exprès, quelque chose à vous dire.
Éraste.
Et quoi ? Déjà mon cœur après ce mot soupire :
Parle.
La montagne.
Souhaitez-vous de savoir ce que c’est ?
Éraste.
Oui, dis vite.
La montagne.
Monsieur, attendez, s’il vous plaît.
Je me suis, à courir, presque mis hors d’haleine.
Éraste.
Prends-tu quelque plaisir à me tenir en peine ?
La montagne.
Puisque vous desirez de savoir promptement
L’ordre que j’ai reçu de cet objet charmant,
Je vous dirai... Ma foi, sans vous vanter mon zèle,
J’ai bien fait du chemin pour trouver cette belle ;
Et si...
Éraste.
Peste soit fait de tes digressions !
La montagne.
Ah ! Il faut modérer un peu ses passions ;
Et Sénèque...
Éraste.
Sénèque est un sot dans ta bouche,
Puisqu’il ne me dit rien de tout ce qui me touche.
Dis-moi ton ordre, tôt.
La montagne.
Pour contenter vos vœux,
Votre Orphise... Une bête est là dans vos cheveux.
Éraste.
Laisse.
La montagne.
Cette beauté de sa part vous fait dire...
Éraste.
Quoi ?
La montagne.
Devinez.
Éraste.
Sais-tu que je ne veux pas rire ?
La montagne.
Son ordre est qu’en ce lieu vous devez vous tenir,
Assuré que dans peu vous l’y verrez venir,
Lorsqu’elle aura quitté quelques provinciales,
Aux personnes de cour fâcheuses animales.
Éraste.
Tenons-nous donc au lieu qu’elle a voulu choisir.
Mais, puisque l’ordre ici m’offre quelque loisir,
Laisse-moi méditer : j’ai dessein de lui faire
Quelques vers sur un air où je la vois se plaire.
(il se promène en rêvant.)
Acte II , scène IV .
Orante.
Tout le monde sera de mon opinion.
Clymène.
Croyez-vous l’emporter par obstination ?
Orante.
Je pense mes raisons meilleures que les vôtres.
Clymène.
Je voudrois qu’on ouît les unes et les autres.
Orante.
J’avise un homme ici qui n’est pas ignorant :
Il pourra nous juger sur notre différend.
Marquis, de grâce, un mot : souffrez qu’on vous appelle
Pour être entre nous deux juge d’une querelle,
D’un débat qu’ont ému nos divers sentiments
Sur ce qui peut marquer les plus parfaits amants.
Éraste.
C’est une question à vuider difficile,
Et vous devez chercher un juge plus habile.
Orante.
Non : vous nous dites là d’inutiles chansons ;
Votre esprit fait du bruit, et nous vous connoissons :
Nous savons que chacun vous donne à juste titre...
Éraste.
Hé ! De grâce...
Orante.
En un mot, vous serez notre arbitre :
Et ce sont deux moments qu’il vous faut nous donner.
Clymène.
Vous retenez ici qui vous doit condamner ;
Car enfin, s’il est vrai ce que j’en ose croire,
Monsieur à mes raisons donnera la victoire.
Éraste.
Que ne puis-je à mon traître inspirer le souci
D’inventer quelque chose à me tirer d’ici !
Orante.
Pour moi, de son esprit j’ai trop bon témoignage,
Pour craindre qu’il prononce à mon désavantage.
Enfin, ce grand débat qui s’allume entre nous,
Est de savoir s’il faut qu’un amant soit jaloux.
Clymène.
Ou, pour mieux expliquer ma pensée et la vôtre,
Lequel doit plaire plus d’un jaloux ou d’un autre.
Orante.
Pour moi, sans contredit, je suis pour le dernier.
Clymène.
Et dans mon sentiment, je tiens pour le premier.
Orante.
Je crois que notre cœur doit donner son suffrage
À qui fait éclater du respect davantage.
Clymène.
Et moi, que si nos vœux doivent paroître au jour,
C’est pour celui qui fait éclater plus d’amour.
Orante.
Oui ; mais on voit l’ardeur dont une âme est saisie
Bien mieux dans le respect que dans la jalousie.
Clymène.
Et c’est mon sentiment, que qui s’attache à nous
Nous aime d’autant plus qu’il se montre jaloux.
Orante.
Fi ! Ne me parlez point, pour être amants, Clymène,
De ces gens dont l’amour est fait comme la haine,
Et qui, pour tous respects et toute offre de vœux,
Ne s’appliquent jamais qu’à se rendre fâcheux ;
Dont l’âme, que sans cesse un noir transport anime,
Des moindres actions cherche à nous faire un crime,
En soumet l’innocence à son aveuglement,
Et veut sur un coup d’oeil un éclaircissement ;
Qui, de quelque chagrin nous voyant l’apparence,
Se plaignent aussitôt qu’il naît de leur présence,
Et lorsque dans nos yeux brille un peu d’enjoûment,
Veulent que leurs rivaux en soient le fondement ;
Enfin, qui prenant droit des fureurs de leur zèle,
Ne vous parlent jamais que pour faire querelle,
Osent défendre à tous l’approche de nos cœurs,
Et se font les tyrans de leurs propres vainqueurs.
Moi, je veux des amants que le respect inspire,
Et leur soumission marque mieux notre empire.
Clymène.
Fi ! Ne me parlez point, pour être vrais amants,
De ces gens qui pour nous n’ont nuls emportements,
De ces tièdes galans, de qui les cœurs paisibles
Tiennent déjà pour eux les choses infaillibles,
N’ont point peur de nous perdre, et laissent chaque jour
Sur trop de confiance endormir leur amour,
Sont avec leurs rivaux en bonne intelligence,
Et laissent un champ libre à leur persévérance.
Un amour si tranquille excite mon courroux.
C’est aimer froidement que n’être point jaloux ;
Et je veux qu’un amant, pour me prouver sa flamme,
Sur d’éternels soupçons laisse flotter son âme,
Et par de prompts transports donne un signe éclatant
De l’estime qu’il fait de celle qu’il prétend.
On s’applaudit alors de son inquiétude,
Et s’il nous fait parfois un traitement trop rude,
Le plaisir de le voir, soumis à nos genoux,
S’excuser de l’éclat qu’il a fait contre nous,
Ses pleurs, son désespoir d’avoir pu nous déplaire,
Est un charme à calmer toute notre colère.
Orante.
Si pour vous plaire il faut beaucoup d’emportement,
Je sais qui vous pourroit donner contentement ;
Et je connois des gens dans Paris plus de quatre
Qui, comme ils le font voir, aiment jusques à battre.
Clymène.
Si pour vous plaire il faut n’être jamais jaloux,
Je sais certaines gens fort commodes pour vous,
Des hommes en amour d’une humeur si souffrante,
Qu’ils vous verroient sans peine entre les bras de trente.
Orante.
Enfin par votre arrêt vous devez déclarer
Celui de qui l’amour vous semble à préférer.
Éraste.
Puisqu’à moins d’un arrêt je ne m’en puis défaire,
Toutes deux à la fois je vous veux satisfaire ;
Et pour ne point blâmer ce qui plaît à vos yeux,
Le jaloux aime plus, et l’autre aime bien mieux.
Clymène.
L’arrêt est plein d’esprit ; mais...
Éraste.
Suffit, j’en suis quitte.
Après ce que j’ai dit, souffrez que je vous quitte.
Acte II , scène V .
Éraste.
Que vous tardez, madame, et que j’éprouve bien... !
Orphise.
Non, non, ne quittez pas un si doux entretien.
À tort vous m’accusez d’être trop tard venue,
Et vous avez de quoi vous passer de ma vue.
Éraste.
Sans sujet contre moi voulez-vous vous aigrir,
Et me reprochez-vous ce qu’on me fait souffrir ?
Ha ! De grâce, attendez...
Orphise.
Laissez-moi, je vous prie,
Et courez vous rejoindre à votre compagnie.
(elle sort.)
Éraste.
Ciel ! Faut-il qu’aujourd’hui fâcheuses et fâcheux
Conspirent à troubler les plus chers de mes vœux !
Mais allons sur ses pas, malgré sa résistance,
Et faisons à ses yeux briller notre innocence.
Acte II , scène VI .
Dorante.
Ha ! Marquis, que l’on voit de fâcheux, tous les jours,
Venir de nos plaisirs interrompre le cours !
Tu me vois enragé d’une assez belle chasse,
Qu’un fat... C’est un récit qu’il faut que je te fasse.
Éraste.
Je cherche ici quelqu’un, et ne puis m’arrêter.
Dorante, le retenant.
Parbleu, chemin faisant, je te le veux conter.
Nous étions une troupe assez bien assortie,
Qui pour courir un cerf avions hier fait partie ;
Et nous fûmes coucher sur le pays exprès,
C’est-à-dire, mon cher, en fin fond de forêts.
Comme cet exercice est mon plaisir suprême,
Je voulus, pour bien faire, aller au bois moi-même ;
Et nous conclûmes tous d’attacher nos efforts
Sur un cerf qu’un chacun nous disoit cerf dix-cors ;
Mais moi, mon jugement, sans qu’aux marques j’arrête,
Fut qu’il n’étoit que cerf à sa seconde tête.
Nous avions, comme il faut, séparé nos relais,
Et déjeunions en hâte avec quelques œufs frais,
Lorsqu’un franc campagnard, avec longue rapière,
Montant superbement sa jument poulinière,
Qu’il honoroit du nom de sa bonne jument,
S’en est venu nous faire un mauvais compliment,
Nous présentant aussi, pour surcroît de colère,
Un grand benêt de fils aussi sot que son père.
Il s’est dit grand chasseur, et nous a priés tous
Qu’il pût avoir le bien de courir avec nous.
Dieu préserve, en chassant, toute sage personne
D’un porteur de huchet qui mal à propos sonne,
De ces gens qui, suivis de dix hourets galeux,
Disent " ma meute, " et font les chasseurs merveilleux !
Sa demande reçue et ses vertus prisées,
Nous avons été tous frapper à nos brisées.
À trois longueurs de trait, tayaut ! Voilà d’abord
Le cerf donné aux chiens. J’appuie, et sonne fort.
Mon cerf débuche, et passe une assez longue plaine,
Et mes chiens après lui, mais si bien en haleine,
Qu’on les auroit couverts tous d’un seul justaucorps.
Il vient à la forêt. Nous lui donnons alors
La vieille meute ; et moi, je prends en diligence
Mon cheval alezan. Tu l’as vu ?
Éraste.
Non, je pense.
Dorante.
Comment ? C’est un cheval aussi bon qu’il est beau,
Et que ces jours passés j’achetai de Gaveau.
Je te laisse à penser si sur cette matière
Il voudroit me tromper, lui qui me considère :
Aussi je m’en contente ; et jamais, en effet,
Il n’a vendu cheval ni meilleur ni mieux fait :
Une tête de barbe, avec l’étoile nette ;
L’encolure d’un cygne, effilée et bien droite ;
Point d’épaules non plus qu’un lièvre ; court-jointé,
Et qui fait dans son port voir sa vivacité ;
Des pieds, morbleu ! Des pieds ! Le rein double (à vrai dire,
J’ai trouvé le moyen, moi seul, de le réduire ;
Et sur lui, quoique aux yeux il montrât beau semblant,
Petit-Jean de Gaveau ne montoit qu’en tremblant),
Une croupe en largeur à nulle autre pareille,
Et des gigots, Dieu sait ! Bref, c’est une merveille ;
Et j’en ai refusé cent pistoles, crois-moi,
Au retour d’un cheval amené pour le roi.
Je monte donc dessus, et ma joie étoit pleine
De voir filer de loin les coupeurs dans la plaine ;
Je pousse, et je me trouve en un fort à l’écart.
À la queue de nos chiens, moi seul avec Drécar.
Une heure là dedans notre cerf se fait battre.
J’appuie alors mes chiens, et fais le diable à quatre ;
Enfin jamais chasseur ne se vit plus joyeux.
Je le relance seul, et tout alloit des mieux,
Lorsque d’un jeune cerf s’accompagne le nôtre :
Une part de mes chiens se sépare de l’autre,
Et je les vois, marquis, comme tu peux penser,
Chasser tous avec crainte, et Finaut balancer.
Il se rabat soudain, dont j’eus l’âme ravie ;
Il empaume la voie ; et moi, je sonne et crie :
" à Finaut ! à Finaut ! " j’en revois à plaisir
Sur une taupinière, et resonne à loisir.
Quelques chiens revenoient à moi, quand pour disgrâce
Le jeune cerf, marquis, à mon campagnard passe.
Mon étourdi se met à sonner comme il faut,
Et crie à pleine voix " tayaut ! Tayaut ! Tayaut ! "
Mes chiens me quittent tous, et vont à ma pécore ;
J’y pousse, et j’en revois dans le chemin encore ;
Mais à terre, mon cher, je n’eus pas jeté l’oeil,
Que je connus le change et sentis un grand deuil.
J’ai beau lui faire voir toutes les différences
Des pinces de mon cerf et de ses connoissances,
Il me soutient toujours, en chasseur ignorant,
Que c’est le cerf de meute ; et par ce différend
Il donne temps aux chiens d’aller loin. J’en enrage,
Et pestant de bon cœur contre le personnage,
Je pousse mon cheval et par haut et par bas,
Qui plioit des gaulis aussi gros que les bras :
Je ramène les chiens à ma première voie,
Qui vont, en me donnant une excessive joie,
Requerir notre cerf, comme s’ils l’eussent vu.
Ils le relancent ; mais ce coup est-il prévu ?
À te dire le vrai, cher marquis, il m’assomme :
Notre cerf relancé va passer à notre homme,
Qui croyant faire un trait de chasseur fort vanté,
D’un pistolet d’arçon qu’il avoit apporté
Lui donne justement au milieu de la tête,
Et de fort loin me crie : " ah ! J’ai mis bas la bête ! "
A-t-on jamais parlé de pistolets, bon Dieu !
Pour courre un cerf ? Pour moi, venant dessus le lieu,
J’ai trouvé l’action tellement hors d’usage,
Que j’ai donné des deux à mon cheval, de rage,
Et m’en suis revenu chez moi toujours courant,
Sans vouloir dire un mot à ce sot ignorant.
Éraste.
Tu ne pouvois mieux faire, et ta prudence est rare ;
C’est ainsi des fâcheux qu’il faut qu’on se sépare.
Adieu.
Dorante.
Quand tu voudras, nous irons quelque part,
Où nous ne craindrons point de chasseur campagnard.
Éraste.
Fort bien. Je crois qu’enfin je perdrai patience.
Cherchons à m’excuser avecque diligence.
Acte III , scène première .
Éraste.
Il est vrai, d’un côté, mes soins ont réussi,
Cet adorable objet enfin s’est adouci ;
Mais, d’un autre, on m’accable, et les astres sévères
Ont contre mon amour redoublé leurs colères.
Oui, Damis, son tuteur, mon plus rude fâcheux,
Tout de nouveau s’oppose aux plus doux de mes vœux,
À son aimable nièce a défendu ma vue,
Et veut d’un autre époux la voir demain pourvue.
Orphise toutefois, malgré son désaveu,
Daigne accorder ce soir une grâce à mon feu ;
Et j’ai fait consentir l’esprit de cette belle
À souffrir qu’en secret je la visse chez elle.
L’amour aime surtout les secrètes faveurs ;
Dans l’obstacle qu’on force il trouve des douceurs ;
Et le moindre entretien de la beauté qu’on aime,
Lorsqu’il est défendu, devient grâce suprême.
Je vais au rendez-vous : c’en est l’heure à peu près ;
Puis je veux m’y trouver plutôt avant qu’après.
La montagne.
Suivrai-je vos pas ?
Éraste.
Non : je craindrois que peut-être
À quelques yeux suspects tu me fisses connoître.
La montagne.
Mais...
Éraste.
Je ne le veux pas.
La montagne.
Je dois suivre vos lois ;
Mais au moins si de loin...
Éraste.
Te tairas-tu, vingt fois ?
Et ne veux-tu jamais quitter cette méthode
De te rendre à toute heure un valet incommode ?
Acte III , scène II .
Caritidès.
Monsieur, le temps répugne à l’honneur de vous voir :
Le matin est plus propre à rendre un tel devoir ;
Mais de vous rencontrer il n’est pas bien facile,
Car vous dormez toujours, ou vous êtes en ville :
Au moins, messieurs vos gens me l’assurent ainsi ;
Et j’ai, pour vous trouver, pris l’heure que voici.
Encore est-ce un grand heur dont le destin m’honore,
Car deux moments plus tard, je vous manquois encore.
Éraste.
Monsieur, souhaitez-vous quelque chose de moi ?
Caritidès.
Je m’acquitte, monsieur, de ce que je vous doi,
Et vous viens... Excusez l’audace qui m’inspire
Si...
Éraste.
Sans tant de façons, qu’avez-vous à me dire ?
Caritidès.
Comme le rang, l’esprit, la générosité,
Que chacun vante en vous...
Éraste.
Oui, je suis fort vanté.
Passons, monsieur.
Caritidès.
Monsieur, c’est une peine extrême
Lorsqu’il faut à quelqu’un se produire soi-même ;
Et toujours près des grands on doit être introduit
Par des gens qui de nous fassent un peu de bruit,
Dont la bouche écoutée avecque poids débite
Ce qui peut faire voir notre petit mérite.
Enfin j’aurois voulu que des gens bien instruits
Vous eussent pu, monsieur, dire ce que je suis.
Éraste.
Je vois assez, monsieur, ce que vous pouvez être,
Et votre seul abord le peut faire connoître.
Caritidès.
Oui, je suis un savant charmé de vos vertus,
Non pas de ces savants dont le nom n’est qu’en us :
Il n’est rien si commun qu’un nom à la latine ;
Ceux qu’on habille en grec ont bien meilleure mine ;
Et pour en avoir un qui se termine en es,
Je me fais appeler monsieur Caritidès.
Éraste.
Monsieur Caritidès soit. Qu’avez-vous à dire ?
Caritidès.
C’est un placet, monsieur, que je voudrois vous lire,
Et que, dans la posture où vous met votre emploi,
J’ose vous conjurer de présenter au roi.
Éraste.
Hé ! Monsieur, vous pouvez le présenter vous-même.
Caritidès.
Il est vrai que le roi fait cette grâce extrême ;
Mais par ce même excès de ses rares bontés,
Tant de méchants placets, monsieur, sont présentés,
Qu’ils étouffent les bons ; et l’espoir où je fonde,
Est qu’on donne le mien quand le prince est sans monde.
Éraste.
Eh bien ! Vous le pouvez, et prendre votre temps.
Caritidès.
Ah ! Monsieur, les huissiers sont de terribles gens !
Ils traitent les savants de faquins à nasardes,
Et je n’en puis venir qu’à la salle des gardes.
Les mauvais traitements qu’il me faut endurer
Pour jamais de la cour me feroient retirer,
Si je n’avois conçu l’espérance certaine
Qu’auprès de notre roi vous serez mon mécène.
Oui, votre crédit m’est un moyen assuré...
Éraste.
Eh bien ! Donnez-moi donc : je le présenterai.
Caritidès.
Le voici ; mais au moins oyez-en la lecture.
Éraste.
Non...
Caritidès.
C’est pour être instruit : monsieur, je vous conjure.
Au roi.
" sire,
Votre très-humble, très-obéissant, très-fidèle et
Très-savant sujet et serviteur, Caritidès, françois de
Nation, grec de profession, ayant considéré les grands
Et notables abus qui se commettent aux inscriptions
Des enseignes des maisons, boutiques, cabarets, jeux
De boule, et autres lieux de votre bonne ville de Paris,
En ce que certains ignorants compositeurs desdites inscriptions
Renversent, par une barbare, pernicieuse et
Détestable orthographe, toute sorte de sens et raison,
Sans aucun égard d’étymologie, analogie, énergie, ni
Allégorie quelconque, au grand scandale de la république
Des lettres, et de la nation françoise, qui se décrie
Et déshonore par lesdits abus et fautes grossières
Envers les étrangers, et notamment envers les Allemands,
Curieux lecteurs et inspectateurs desdites
Inscriptions,... "
Éraste.
Ce placet est fort long, et pourroit bien fâcher...
Caritidès.
Ah ! Monsieur, pas un mot ne s’en peut retrancher.
Éraste.
Achevez promptement.
(Caritidès continue.)
" ... Supplie humblement votre majesté de créer, pour
Le bien de son état et la gloire de son empire, une
Charge de contrôleur, intendant, correcteur, réviseur,
Et restaurateur général desdites inscriptions, et d’icelle
Honorer le suppliant, tant en considération de son rare
Et éminent savoir, que des grands et signalés services
Qu’il a rendus à l’état et à votre majesté en faisant
L’anagramme de votredite majesté en françois, latin,
Grec, hébreu, syriaque, chaldéen, arabe... "
Éraste, l’interrompant.
Fort bien. Donnez-le vite, et faites la retraite :
Il sera vu du roi ; c’est une affaire faite.
Caritidès.
Hélas ! Monsieur, c’est tout que montrer mon placet.
Si le roi le peut voir, je suis sûr de mon fait ;
Car comme sa justice en toute chose est grande,
Il ne pourra jamais refuser ma demande.
Au reste, pour porter au ciel votre renom,
Donnez-moi par écrit votre nom et surnom ;
J’en veux faire un poëme en forme d’acrostiche
Dans les deux bouts du vers et dans chaque hémistiche.
Éraste.
Oui, vous l’aurez demain, monsieur Caritidès.
Ma foi, de tels savants sont des ânes bien faits.
J’aurois dans d’autres temps bien ri de sa sottise...
Acte III , scène III .
Ormin.
Bien qu’une grande affaire en ce lieu me conduise,
J’ai voulu qu’il sortît avant que vous parler.
Éraste.
Fort bien ; mais dépêchons, car je veux m’en aller.
Ormin.
Je me doute à peu près que l’homme qui vous quitte
Vous a fort ennuyé, monsieur, par sa visite :
C’est un vieux importun, qui n’a pas l’esprit sain,
Et pour qui j’ai toujours quelque défaite en main.
Au Mail, à Luxembourg et dans les Tuileries,
Il fatigue le monde avec ses rêveries ;
Et des gens comme vous doivent fuir l’entretien
De tous ces savantas qui ne sont bons à rien.
Pour moi, je ne crains pas que je vous importune,
Puisque je viens, monsieur, faire votre fortune.
Éraste.
Voici quelque souffleur, de ces gens qui n’ont rien,
Et vous viennent toujours promettre tant de bien.
Vous avez fait, monsieur, cette bénite pierre
Qui peut seule enrichir tous les rois de la terre ?
Ormin.
La plaisante pensée, hélas ! Où vous voilà !
Dieu me garde, monsieur, d’être de ces fous-là !
Je ne me repais point de visions frivoles,
Et je vous porte ici les solides paroles
D’un avis que pour vous je veux donner au roi,
Et que tout cacheté je conserve sur moi :
Non de ces sots projets, de ces chimères vaines,
Dont les surintendants ont les oreilles pleines ;
Non de ces gueux d’avis, dont les prétentions
Ne parlent que de vingt ou trente millions ;
Mais un qui, tous les ans, à si peu qu’on le monte,
En peut donner au roi quatre cents de bon conte,
Avec facilité, sans risque, ni soupçon,
Et sans fouler le peuple en aucune façon :
Enfin c’est un avis d’un gain inconcevable,
Et que du premier mot on trouvera faisable.
Oui, pourvu que par vous je puisse être poussé...
Éraste.
Soit, nous en parlerons. Je suis un peu pressé.
Ormin.
Si vous me promettiez de garder le silence,
Je vous découvrirois cet avis d’importance.
Éraste.
Non, non, je ne veux point savoir votre secret.
Ormin.
Monsieur, pour le trahir, je vous crois trop discret,
Et veux, avec franchise, en deux mots vous l’apprendre.
Il faut voir si quelqu’un ne peut point nous entendre.
Cet avis merveilleux, dont je suis l’inventeur,
Est que...
Éraste.
D’un peu plus loin, et pour cause, monsieur.
Ormin.
Vous voyez le grand gain, sans qu’il faille le dire,
Que de ces ports de mer le roi tous les ans tire.
Or l’avis, dont encor nul ne s’est avisé,
Est qu’il faut de la France, et c’est un coup aisé,
En fameux ports de mer mettre toutes les côtes.
Ce seroit pour monter à des sommes très-hautes,
Et si...
Éraste.
L’avis est bon, et plaira fort au roi.
Adieu : nous nous verrons.
Ormin.
Au moins, appuyez-moi
Pour en avoir ouvert les premières paroles.
Éraste.
Oui, oui.
Ormin.
Si vous vouliez me prêter deux pistoles,
Que vous reprendriez sur le droit de l’avis,
Monsieur...
Éraste.
Oui, volontiers. Plût à Dieu qu’à ce prix
De tous les importuns je pusse me voir quitte !
Voyez quel contre-temps prend ici leur visite !
Je pense qu’à la fin je pourrai bien sortir.
Viendra-t-il point quelqu’un encor me divertir ?
Acte III , scène IV .
Filinte.
Marquis, je viens d’apprendre une étrange nouvelle.
Éraste.
Quoi ?
Filinte.
Qu’un homme tantôt t’a fait une querelle.
Éraste.
À moi ?
Filinte.
Que te sert-il de le dissimuler ?
Je sais de bonne part qu’on t’a fait appeler ;
Et comme ton ami, quoi qu’il en réussisse,
Je te viens contre tous faire offre de service.
Éraste.
Je te suis obligé ; mais crois que tu me fais...
Filinte.
Tu ne l’avoueras pas ; mais tu sors sans valets.
Demeure dans la ville, ou gagne la campagne,
Tu n’iras nulle part que je ne t’accompagne.
Éraste.
Ah ! J’enrage !
Filinte.
À quoi bon de te cacher de moi ?
Éraste.
Je te jure, marquis, qu’on s’est moqué de toi.
Filinte.
En vain tu t’en défends.
Éraste.
Que le ciel me foudroie,
Si d’aucun démêlé... !
Filinte.
Tu penses qu’on te croie ?
Éraste.
Eh ! Mon Dieu, je te dis, et ne déguise point,
Que...
Filinte.
Ne me crois pas dupe, et crédule à ce point.
Éraste.
Veux-tu m’obliger ?
Filinte.
Non.
Éraste.
Laisse-moi, je te prie.
Filinte.
Point d’affaire, marquis.
Éraste.
Une galanterie
En certain lieu ce soir...
Filinte.
Je ne te quitte pas ;
En quel lieu que ce soit, je veux suivre tes pas.
Éraste.
Parbleu ! Puisque tu veux que j’aie une querelle.
Je consens à l’avoir pour contenter ton zèle :
Ce sera contre toi, qui me fais enrager,
Et dont je ne me puis par douceur dégager.
Filinte.
C’est fort mal d’un ami recevoir le service ;
Mais puisque je vous rends un si mauvais office,
Adieu : vuidez sans moi tout ce que vous aurez.
Éraste.
Vous serez mon ami quand vous me quitterez.
Mais voyez quels malheurs suivent ma destinée !
Ils m’auront fait passer l’heure qu’on m’a donnée.
Acte III , scène V .
Damis.
Quoi ? Malgré moi le traître espère l’obtenir ?
Ah ! Mon juste courroux le saura prévenir.
Éraste.
J’entrevois là quelqu’un sur la porte d’Orphise.
Quoi ? Toujours quelque obstacle aux feux qu’elle autorise !
Damis.
Oui, j’ai su que ma nièce, en dépit de mes soins,
Doit voir ce soir chez elle Éraste sans témoins.
La Rivière.
Qu’entends-je à ces gens-là dire de notre maître ?
Approchons doucement, sans nous faire connoître.
Damis.
Mais avant qu’il ait lieu d’achever son dessein,
Il faut de mille coups percer son traître sein.
Va-t’en faire venir ceux que je viens de dire,
Pour les mettre en embûche aux lieux que je desire,
Afin qu’au nom d’Éraste on soit prêt à venger
Mon honneur, que ses feux ont l’orgueil d’outrager,
À rompre un rendez-vous qui dans ce lieu l’appelle,
Et noyer dans son sang sa flamme criminelle.
La Rivière, l’attaquant avec ses compagnons.
Avant qu’à tes fureurs on puisse l’immoler,
Traître, tu trouveras en nous à qui parler.
Éraste, mettant l’épée à la main.
Bien qu’il m’ait voulu perdre, un point d’honneur me presse
De secourir ici l’oncle de ma maîtresse.
Je suis à vous, monsieur.
Damis, après leur fuite.
Ô ciel ! Par quel secours
D’un trépas assuré vois-je sauver mes jours ?
À qui suis-je obligé d’un si rare service ?
Éraste.
Je n’ai fait, vous servant, qu’un acte de justice.
Damis.
Ciel ! Puis-je à mon oreille ajouter quelque foi ?
Est-ce la main d’Éraste... ?
Éraste.
Oui, oui, monsieur, c’est moi,
Trop heureux que ma main vous ait tiré de peine,
Trop malheureux d’avoir mérité votre haine.
Damis.
Quoi ? Celui dont j’avois résolu le trépas
Est celui qui pour moi vient d’employer son bras ?
Ah ! C’en est trop : mon cœur est contraint de se rendre ;
Et quoi que votre amour ce soir ait pu prétendre,
Ce trait si surprenant de générosité
Doit étouffer en moi toute animosité.
Je rougis de ma faute, et blâme mon caprice.
Ma haine trop longtemps vous a fait injustice ;
Et pour la condamner par un éclat fameux,
Je vous joins dès ce soir à l’objet de vos vœux.
Acte III , scène VI .
Orphise, venant avec un flambeau d’argent à la main.
Monsieur, quelle aventure a d’un trouble effroyable... ?
Damis.
Ma nièce, elle n’a rien que de très-agréable,
Puisque après tant de vœux que j’ai blâmés en vous,
C’est elle qui vous donne Éraste pour époux.
Son bras a repoussé le trépas que j’évite,
Et je veux envers lui que votre main m’acquitte.
Orphise.
Si c’est pour lui payer ce que vous lui devez,
J’y consens, devant tout aux jours qu’il a sauvés.
Éraste.
Mon cœur est si surpris d’une telle merveille,
Qu’en ce ravissement je doute si je veille.
Damis.
Célébrons l’heureux sort dont vous allez jouir,
Et que nos violons viennent nous réjouir.
(comme les violons veulent jouer, on frappe fort à la porte.)
Éraste.
Qui frappe là si fort ?
L’Espine.
Monsieur, ce sont des masques,
Qui portent des crincins et des tambours de Basques.
(les masques entrent, qui occupent toute la place.)
Éraste.
Quoi ? Toujours des fâcheux ! Holà ! Suisses, ici !
Qu’on me fasse sortir ces gredins que voici.