Georges Bernanos et le romantisme spiritualiste - 5e partie : «Ô Sainte Agonie !»
Submitted by Anonyme (non vérifié)L'une des clefs de l'oeuvre de Georges Bernanos est la focalisation sur le concept d'agonie, avec en arrière-plan la Sainte-Agonie. Selon l'Evangile en effet, Jésus-Christ a médité pendant une heure au mont des Oliviers, à Gethsémani.
Pendant cette méditation, il sue de son sang en raison de son angoisse, alors que dorment non loin Pierre, Jean et Jacques le Mineur. Il est comme abandonné, prie à trois reprises... Il est par la suite arrêté par les Romains, puis crucifié.
Voici comment la chose est présentée dans l'Évangile selon Saint Matthieu :
1. Or, quand Jésus eut achevé tous ces discours, il dit à ses disciples :
2. « Vous savez que la Pâque a lieu dans deux jours, et le Fils de l’homme va être livré pour être crucifié. »
3. Alors les grands prêtres et les anciens du peuple se réunirent dans le palais du grand prêtre appelé Caïphe,
4. et ils délibérèrent sur les moyens de s’emparer de Jésus par ruse et de le faire mourir. (...)
20. Le soir venu, il se met à table avec les douze [disciples].
21. Pendant qu’ils mangeaient, il dit : « Je vous le dis en vérité, un de vous me trahira » (...)
26. Pendant le repas, Jésus prit du pain et après avoir dit la bénédiction, il le rompit et le donna à ses disciples, en disant : « Prenez et mangez, ceci est mon corps. » (…)
36. Alors Jésus arrive avec eux en un domaine appelé Gethsémani, et il dit à ses disciples : « Demeurez ici, tandis que je m’en vais là pour prier. »
37. Ayant pris avec lui Pierre et les deux fils de Zébédée, il commença à éprouver de la tristesse et de l’angoisse.
38. Alors il leur dit : « Mon âme est triste jusqu’à la mort ; restez ici et veillez avec moi. »
39. Et s’étant un peu avancé, il tomba sur sa face, priant et disant : « Mon Père, s’il est possible, que ce calice s’éloigne de moi ! Cependant non pas comme je veux, mais comme vous (voulez) ! »
40. Et il vient vers les disciples et il les trouve endormis ; et il dit à Pierre : « Ainsi, vous n’avez pas eu la force de veiller une heure avec moi !
41. Veillez et priez, afin que vous n’entriez point en tentation. L’esprit est ardent, mais la chair est faible. »
42. Il s’en alla une seconde fois et pria ainsi : « Mon Père, si ce (calice) ne peut passer sans que je le boive, que votre volonté soit faite ! »
43. Étant revenu, il les trouva endormis, car leurs yeux étaient appesantis.
44. Il les laissa et, s’en allant de nouveau, il pria pour la troisième fois, redisant la même parole.
45. Alors il vient vers les disciples et leur dit : « Désormais dormez et reposez-vous ; voici que l’heure est proche où le Fils de l’homme va être livré aux mains des pécheurs.
46. Levez-vous, allons ! Voici que celui qui me trahit est proche. »
Cette Sainte-Agonie est un des leviers majeurs de l'identité « simple » mise en avant par Georges Bernanos. L'apothéose de cette approche consiste en le Dialogue des Carmélites, retraçant le parcours de sœurs d’un Carmel de Compiègne qui finissent guillotinées lors de la Révolution française, historiquement en 1794 au motif « de fanatisme et de sédition ».
Il s'agit d'une récupération directe d'une nouvelle de 1931, La dernière à l'échafaud (Die letzte am Schafott), écrit par Gertrud von Le Fort, une allemande passée en 1926… du luthérianisme, sa famille étant d'origine française calviniste, au catholicisme.
On retrouve donc, encore une fois, la question luthérienne de l'intériorité, par un prisme légitimiste catholique. Et la Sainte-Agonie, où Jésus exprime une vie intérieure tourmentée, ne peut qu'être une référence incontournable pour Georges Bernanos.
Gertrud von Le Fort s'appuyait sur les Manuscrits de sœur Marie de l'Incarnation (Françoise-Geneviève Philippe, 1761-1836), seule rescapée ; Georges Bernanos réalisa de son côté une pièce de théâtre, qu'il finira juste avant de mourir d'un cancer en 1948.
Cela devait servir à un film qui ne sera pas réalisé, cependant Jacques Hébertot en fera une adaptation en 1952, Francis Poulenc un opéra en 1957, Philippe Agostini et Raymond Leopold Bruckberger un film en 1960.
Tout tourne autour de Blanche de la Force, qui devient carmélite sous le nom de Sœur Blanche de l’Agonie du Christ et, après bien des situations difficiles depuis le départ, après maints tourments, sacrifie sa vie à la fin pour la cause catholique, sans que les autres sœurs ne le sachent puisqu'elles ont été tuées auparavant.
Le thème de l'agonie du Christ est au centre de la pièce, avec des références extrêmement fortes sur le plan émotionnel, avec notamment :
- « C’est qu’il n’y a jamais eu qu’un seul matin, Monsieur le Chevalier : celui de Pâques. Mais chaque nuit où l’on entre est celle de la Très Sainte Agonie... »
- « Je voudrais m’appeler Sœur Blanche de l’Agonie du Christ » ;
- « Sauf votre bon plaisir, elle souhaite toujours s’appeler Sœur Blanche de l’Agonie du Christ. Vous m’avez toujours paru fort émue de ce choix ? » ;
- « Interrogez vos forces. Qui entre à Gethsémani n’en sort plus. Vous sentez-vous le courage de rester jusqu’au bout prisonnière de la Très Sainte Agonie ?... » ;
- « C’est la Prieure qui entre en agonie » ;
- « Il est bien chez vous le cri de la nature à l’agonie ».
Il va de soi que l'agonie est également présente dans L'imposture : « sur la face pétrifiée de l’agonie », « un cri d’agonie », « la misérable âme à l’agonie », « un sourire d’agonie », « la hideuse compagne de son agonie », « son agonie », « son humble agonie », « une agonie très calme, très douce, très lucide », etc.
On l'a dans La joie également : « le sens caché d’une agonie si humble », « les ténèbres d’une Agonie », « la silencieuse et solennelle agonie », « l’agonie du vieux prêtre », « les lèvres de l’abbé Chevance à l’agonie », « une longue agonie », « je ne rêve pas de mort, d’agonie, d’enterrement », « elle [la peur] est au chevet de chaque agonie, elle intercède pour l’homme », etc.
Dans Le soleil de Satan, on retrouve notamment « une agonie très amère », « la période de préagonie », « la majesté de l’agonie », « à l’agonie », « une agonie nouvelle », etc.
Dans le Journal d’un curé de campagne, on a aussi « jusqu’au seuil de l’agonie », « la plupart des agonies », « l’agonie humaine est d’abord un acte d’amour », « partagera notre agonie », « prisonnier de la Sainte Agonie », « Ô Sainte Agonie ! », etc.
Toute cette question de l'agonie – au sens d'un questionnement intérieur d'une densité extrême, dans l'esprit luthérien – est au coeur de la mise en valeur de la vie intérieure par Georges Bernanos.