La falsafa - 4ème partie : Avicenne - Ibn Sina et Averroés - Ibn Rushd
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L’établissement d’une base à la falsafa a permis l’affirmation de la pensée scientifique, puis sa défense. La première étape est marquée par le persan Ibn Sina, la seconde par l’arabe Ibn Rushd, deux figures très largement connues en Europe.
Ibn Sina (980-1037) est connu en Europe sous le nom d’Avicenne. Ses études médicales, rassemblées dans un « canon », ont eu un impact énorme et ont joué un grand rôle dans l’affirmation de la Renaissance.
La logique d’Ibn Sina suit directement celle d’Al-Fârâbi ; il reprend le principe d’une « émanation » depuis le Dieu unique, par l’intermédiaire de ce qu’il appelle « l’intellect. » Mais Ibn Sina affirme un point de vue éminemment humaniste.
L’être humain est en effet considéré comme ayant une nature particulière. Les émanations sont parties du plus haut pour arriver au plus bas, puis elles remontent et c’est justement là qu’on trouve l’être humain.
Il va de soi que cette vision anthropocentriste fait de Dieu le miroir de l’être humain : de la même manière que Dieu a un intellect qui donne naissance au monde, l’être humain doit également avoir un intellect, prétendument pour rejoindre Dieu (qui est en fait l’univers, dans une vision panthéiste).
Avicenne explique ainsi : « Du principe premier aux éléments, c’est l’arrangement qui s’instaure selon l’ordre des principes et, chez l’homme, le retour s’achève. A lui le retour réel et l’assimilation aux principes intellectuels » (Livre de la genèse et du retour).
Seulement voilà : pour que cette « remontée » soit possible, il faut avoir une pensée active. C’est là qu’Avicenne formule une thèse radicale. A l’âme et au corps, il ajoute un troisième élément : le psychisme.
En clair : le corps s’entend avec l’âme et l’âme s’entend avec le corps. Avicenne ne peut pas encore fusionner les deux dans une thèse matérialiste correcte (en considérant la pensée comme de la « matière grise », les humains en fait étant de la matière qui pense).
Mais en considérant de manière positive la relation entre l’âme et le corps, il dynamite les considérations religieuses. Et même, il transforme la religion en appendice de sa position quasi matérialiste.
En effet, voici ce que le Coran dit notamment sur l’être humain (33/72) :
Nous avions proposé aux cieux, à la terre et aux montagnes la responsabilité (de porter les charges de faire le bien et d’éviter le mal). Ils ont refusé de la porter et en ont eu peur, alors que l’homme s’en est chargé ; car il est très injuste [envers lui-même] et très ignorant.
Le terme de « responsabilité » est souvent traduit par « dépôt », et l’on voit que dans le système d’Avicenne, les êtres humains sont les témoins de la création, de l’univers, mais des témoins qui partent d’eux-mêmes, de leur propre nature.
D’un côté donc, Avicenne reconnaît la dignité du réel, de l’autre il affirme qu’on peut connaître la réalité (même si pour lui c’est par un « intellect » tombé du ciel). On a ici la base d’une pensée scientifique, faisant des va-et-vient entre la réalité et la pensée.
Avicenne dit ainsi :
Le monde sublunaire [= notre monde] (…) est réel tantôt en sa matérialité physique et tantôt en son intelligibilité pour l’ange, tantôt en sa sensibilité et tantôt en son intelligibilité pour nous.
Selon ces divers modes, il constitue des réalités à ne pas confondre et qui se rattachent à des sujets précis : la matière, les anges, notre psychisme et notre pur esprit.
La valorisation de la pensée humaine fait qu’une fois qu’on a compris que l’on doit chercher l’intelligence, on atteint la béatitude : on est un être humain complet. Si la construction n’est pas entièrement matérialiste (en raison de « l’intellect » lié à un Dieu), l’objectif l’est clairement : valoriser la réalité.
Chez Avicenne, on a la schéma suivant : être humain => l’intellect (en fait : la conceptualisation scientifique de la réalité) => Dieu (en fait : l’univers).
Dieu est égal à l’univers, car chez Avicenne, Dieu est la seule « entité » chez qui se confondent l’essence et l’existence : Dieu est tout simplement nécessaire. Ni plus, ni moins. Il est ainsi, pour nous maintenant au 21ème siècle, très clairement équivalent à ce qui existe, c’est-à-dire l’univers.
Voilà pourquoi pour Avicenne, on part de la réalité (matérielle et humaine) pour tirer des conclusions abstraites et élaborer des syllogismes (« Socrate est un homme, les hommes sont mortels, donc Socrate est mortel »).
On arrive alors à une connaissance, qui est l’intelligence, qui est la même que l’intelligence suprême à l’origine du monde, et qui est, pour nous en réalité, le monde lui-même : la pensé arrive à s’extirper de l’expérience pour élaborer des concepts de type scientifique.
Les êtres humains vivent dans un monde qui change tout le temps, mais la connaissance elle ne change pas dans ses fondements, grâce à « l’intelligence » (qui s’appuierait sur un Dieu unique ne changeant jamais, justement). Quelle place a alors Dieu ? Aucune, Dieu se complaît en lui-même, il est l’univers éternel.
Cette conception était totalement explosive et inacceptable pour l’Islam en tant que religion « révélée. » Les positions d’Avicenne marquent le plus haut point des exigences de la bourgeoisie : reconnaître le réel, l’étudier, être heureux par ce matérialisme.
La réaction féodale ne se fit pas attendre et visa Avicenne comme le principal représentant hérétique. Ce fut alors Averroès qui tenta le tout pour le tout, en changeant le fusil d’épaule : la béatitude ne devait plus venir par le matérialisme, mais avec le matérialisme.
Averroès (1126-1198) a en effet tenté de déplacer le terrain, notamment dans son ouvrage Fasl Almakal (Discours décisif). Il y développe deux arguments essentiels, visant à sauver la falsafa.
Le premier, c’est l’affirmation qu’il y a dans le Coran des phrases non claires, et que donc la science est nécessaire pour approfondir la compréhension de ces phrases. Il n’y a pas contradiction entre le texte sacré et la science, mais deux manières d’arriver à la même vérité.
Voici comment Averroès voit la démarche scientifique :
Puisque est donc bien établi que la Révélation déclare obligatoire l’examen des étants [= ce qui est] au moyen de la raison et la réflexion sur ceux-ci, et que par ailleurs, réfléchir n’est rien d’autre qu’inférer, extraire l’inconnu du connu – ce en quoi consiste en fait le syllogisme, ou qui s’opère au moyen de lui –, alors nous avons l’obligation de recourir au syllogisme rationnel pour l’examen des étants.
Il est évident, en outre, que ce procédé d’examen auquel appelle la Révélation, et qu’elle encourage, est nécessairement celui qui est le plus parfait et qui recourt à l’espèce de syllogisme la plus parfaite, que l’on appelle « démonstration ».
Le second argument consiste à diviser le travail. Auparavant, la falsafa considérait sa position comme authentiquement religieuse, dans une perspective panthéiste (consistant en un prolongement de la pensée de Platon).
A partir d’Avicenne, devant la réaction féodale, cela n’est plus possible. Averroès prône alors un compromis, et divise la population en trois catégories.
Les conquêtes étant portées par les féodaux et non la bourgeoisie qui ne fait qu’en profiter indirectement, ce sont les premiers qui ont l’appui du peuple. Averroès tente de neutraliser celui-ci, en expliquant qu’il n’est pas sage et n’écoute en quelque sorte que son coeur, que sa sensibilité. Il faut par conséquent lui parler par des images et lui interdire tout accès aux connaissances qu’il ne comprendrait pas.
Après cette première opération tactique, et devant composer avec les féodaux, Averroès reconnaît ceux-ci en leur accordant le droit, la juridiction. En échange, il affirme que les philosophes ont le droit d’entamer une réflexion sur les questions « douteuses », et que leurs éventuelles erreurs par rapport à la religion sont pardonnables, car non marquées par de mauvaises intentions par rapport à la religion.
C’est ce dernier point qui n’a, bien entendu, convaincu aucun religieux conséquent. Les féodaux ont refusé l’alliance avec les forces bourgeoises naissantes. Les positions d’Averroès ont par conséquent été totalement balayées dans le monde arabe… Avec la conséquence de balayer les débuts incroyables de la pensée bourgeoise, et de précipiter le monde arabo-persan dans une féodalité se reproduisant de manière interrompue.
En Europe, les positions d’Averroès seront également combattues de la manière la plus fermement possible, mais les cercles favorables à sa conception réussiront un travail de sape aboutissant à l’humanisme, grâce à l’appui de la bourgeoisie naissante (qui donc et justement manquait au monde arabo-persan).
Car, dès le départ, Averroès a été considéré comme un adepte de la « double vérité. » Voici comment Raymond Lulle présente (et dénonce) cette position :
Credo fidem esse veram, et intelligo quod non est vera (Je crois que la foi est vraie et je comprends qu’elle ne l’est pas).
Dans son écrit contre Averroès, (Saint) Thomas d’Aquin explique pareillement :
S’ils disent cela, c’est donc qu’ils pensent que la foi porte sur des contenus dont on peut affirmer le contraire par un raisonnement nécessaire.
Donc, puisqu’un raisonnement ne peut établir nécessairement que ce qui est à la fois vrai et nécessaire, et que l’opposé du vrai nécessaire est le faux et l’impossible, il résulte de leurs propos mêmes que la foi porte sur quelque chose de faux et d’impossible.
Voici enfin les 13 thèses philosophiques dont l’enseignement est interdit le 10 décembre 1270 par l’evêque de Paris, Etienne Tempier. En 1277, ce seront 219 thèses qui seront condamnées.
On voit très bien comment ces thèses « avérroïstes » consistent en une orientation matérialiste.
1.Il n’y a qu’un seul intellect numériquement identique pour tous les hommes.
2.La proposition : l’homme pense est fausse ou impropre.
3.La volonté humaine veut et choisit par nécessité.
4.Tout ce qui advient ici-bas est soumis à la nécessité des corps célestes.
5.Le monde est éternel.
6.Il n’y a jamais eu de premier homme.
7.L’âme, qui est la forme de l’homme en tant qu’homme, périt en même temps que son corps.
8.Après la mort, l’âme étant séparée du corps ne peut brûler d’un feu corporel.
9.Le libre arbitre est une puissance passive, non active, qui est mue par la nécessité du désir.
10.Dieu ne connaît pas les singuliers.
11.Dieu ne connaît rien d’autre que lui-même.
12.Les actions de l’homme ne sont pas régies par la Providence divine.
13.Dieu ne peut conférer l’immortalité ou l’incorruptibilité à une réalité mortelle ou corporelle.
Averroès échouera à maintenir la falsafa, ses positions étant brisées par la réaction, que nous allons présenter maintenant.
Mais en tant qu’orientation matérialiste, sa ligne continuera ainsi sous la forme de l’averroïsme, en Europe, dans le cadre de l’humanisme et de la Renaissance, alors qu’une tentative parallèle a également eu lieu dans l’Inde moghole.