12 mai 2013

« Dom Juan » de Molière, un manifeste averroïste français au 17ème siècle – 4ème partie : le matérialisme

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Dom Juan est traversé par le matérialisme, à tous les niveaux. Plus que le personnage de Dom Juan, c'est la valorisation de la matière qui est au coeur de l'oeuvre.

9. Dom Juan : un plaisir intellectuel en rapport avec la matière

Dans le point 4, nous avons vu que Dom Juan est orgueilleux. Mais il faut voir pourquoi il l'est. Dom Juan applique en fait l'averroïsme de manière partiellement erronée.

Il est d'accord avec Aristote pour expliquer que le sens du monde est le « moteur premier », mais dans le prolongement d'Averroès, il fait descendre ce moteur dans notre monde à nous.

Le contemplation du monde devient celle de l'univers.

C'est de là que vient la conception de Dom Juan d'un plaisir intellectuel au fait de charmer.

C'est cela que les commentateurs bourgeois n'ont pas compris : Dom Juan cherche un plaisir intellectuel qui est totalement conforme à la pensée d'Aristote.

Là où les commentateurs bourgeois s'imaginent que Dom Juan recherche la baise, en réalité Dom Juan recherche la contemplation du monde à travers ce qui est « Bien ».

Rappelons la conception d'Aristote, formulée dans la Métaphysique :

Connaître et savoir pour connaître et savoir, c'est là le caractère principal de la science qui a pour objet le suprême connaissable : en effet, celui qui préfère connaître pour connaître choisira avant tout la science par excellence, et telle est la science du suprême connaissable ; or, le suprême connaissable, ce sont les premiers principes et les premières causes, car c'est grâce aux principes et à partir des principes que tout le reste est connu, et non pas, inversement, les principes par les autres choses qui en dépendent.

Enfin, la science maîtresse, et qui est supérieure à toute science subordonnée, est celle qui connaît en vue de quelle fin chaque chose doit être faite, fin qui est, dans chaque être, son bien, et d'une manière générale, le souverain Bien dans l'ensemble de la Nature.

Comment Dom Juan conçoit-il cela ? Eh bien, dans le prolongement d'Aristote, il attribue une très grande importance à la vue. Voici comment commence la Métaphysique d'Aristote :

Tous les hommes ont un désir naturel de savoir, comme le témoigne l’ardeur avec laquelle on recherche les connaissances qui s’acquièrent par les sens. On les recherche en effet pour elles-mêmes et indépendamment de leur utilité, surtout celles que nous devons à la vue

Et si l'on regarde le passage où il explique sa conception (citée dans le point 4), on a toujours la vision au centre de celle-ci. La voici de nouveau, avec les parties sur la vision mises en avant.

Quoi ? tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ?

La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux !

Non, non : la constance n’est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs.

Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne.

J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige.

Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable ; et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous.

Puis le passage passe à autre chose, à un autre point : le plaisir intellectuel.

Pour Dom Juan, charmer est une conséquence de ce qu'il voit et qui l'amène à vouloir éprouver un plaisir intellectuel. C'est cela que les obscurantistes ont visé, et non pas simplement la « baise ».

Voici déjà comment doit procéder la connaissance humaine, toujours selon Aristote :

Les animaux autres que l'homme vivent réduits aux images et aux souvenirs ; ils ne participent que faiblement à la connaissance empirique, tandis que le genre humain s'élève jusqu'à l'art et aux raisonnements.

Puis la suite du passage où Dom Juan s'explique, passage où la vision cède la place au plaisir intellectuel, consistant en une sorte de symbiose avec la beauté matérielle, avec toute la beauté, dans son caractère multiple :

« Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement.

On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir.

Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire.

Enfin il n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne, et j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits.

Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre [=Alexandre le grand], je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses. »

Dom Juan a un plaisir intellectuel par rapport à la matière : voilà ce qui a été intolérable pour les réactionnaires. C'est la valorisation du monde matériel qui est leur ennemi idéologique, comme lorsque Dom Juan explique :

je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige.

Molière a tenté de maquiller cette mise en avant par un Dom Juan « caricatural », mais cela s'est vu quand même : la dimension épicurienne a sauté aux yeux.

10. Des références humanistes et libertines

Le Festin de pierre contient des allusions à Cyrano de Bergerac, grand auteur libertin du 17ème siècle. Les commentateurs bourgeois ont constaté des reprises de certains des éléments utilisés par Cyrano de Bergerac (usage du patois dans une scène, référence au champignon apparaissant du jour au lendemain comme métaphore de la naissance de l'univers), mais la bourgeoisie est incapable de comprendre l'averroïsme, donc Cyrano de Bergerac et ainsi Molière !

Voici un exemple illustrant comment Molière maniait la double vérité. Il s'agit de la préface à Tartuffe, une pièce attaquant les dévots et qui déjà avait valu à Molière de nombreux problèmes.

Molière y témoigne dans la première partie de la citation un véritable aristotélisme :

- avec le ciel (= le moteur) faisant cadeau de la philosophie, en tant que reflet de sa propre réalité donc,

- c'est ainsi l'intellect « tombant du ciel » pour arriver dans nos esprits (qui reflètent et ne pensent pas) ;

- tout cela avec comme but final la connaissance des principes de Dieu, donc du Dieu moteur premier ;

- la pratique n'étant pas de prier, mais de contempler (comme chez Aristote, donc), et qui plus est de contempler... la nature !

La seconde partie de la citation vise par contre à faire semblant de respecter la religion.

Voici ce que dit Molière.

La philosophie est un présent du ciel ; elle nous a été donnée pour porter nos esprits à la connaissance d’un Dieu, par la contemplation des merveilles de la nature ; et pourtant on n’ignore pas que souvent on l’a détournée de son emploi, et qu’on l’a occupée publiquement à soutenir l’impiété.

Un véritable travail de fond doit être effectué en ce domaine, afin de bien évaluer la signification et la valeur de la lutte de la bourgeoisie contre l'aristocratie.

Molière fait ainsi de nombreuses références à Paul Scarron et surtout d'innombrables références à La Mothe le Vayer, figure libertine de l'époque.

Lorsque Sganarelle explique par exemple au sujet de son maître :

je t’apprends, inter nos [=entre nous], que tu vois en Dom Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou

ou encore qu'il demande à Dom Juan :

Sganarelle
Voilà un homme que j’aurai bien de la peine à convertir. Et dites-moi un peu, le Moine-Bourru, qu’en croyez-vous, eh !

Dom Juan
La peste soit du fat !

Sganarelle
Et voilà ce que je ne puis souffrir, car il n’y a rien de plus vrai que le Moine-Bourru, et je me ferais pendre pour celui-là.

On a une allusion à des auteurs libertins. Cyrano de Bergerac en parle dans sa lettre « Sur les sorciers » (ainsi que dans « Le Pédant joué »), ainsi que La Mothe le Vayer dans « De l'instruction de Monseigneur le Dauphin » et « De quelques créances mal fondées ».

Regardons également lorsque Sganarelle se moque de Dom Juan, orgueilleux et finalement libertin uniquement dans une certaine forme (comme nous l'avons constaté avec la lutte des deux lignes au sein du matérialisme) :

Sganarelle

Je ne parle pas aussi à vous, Dieu m’en garde. Vous savez ce que vous faites, vous ; et si vous ne croyez rien, vous avez vos raisons ; mais il y a de certains petits impertinents dans le monde, qui sont libertins sans savoir pourquoi, qui font les esprits forts, parce qu’ils croient que cela leur sied bien

Il s'agit d'une allusion à La Mothe le Vayer, qui écrivait dans « Des injures » :

Mais n’est-ce pas une chose qui doit faire horreur, qu’on affecte de paraître impie, afin de passer pour esprit fort, dans la plus grande faiblesse d’entendement où l’on puisse tomber, qui est celle qui naît de l’irréligion ?

En effet, il se trouve des gens qui n’ont point d’autre motif pour paraître libertins, pour se moquer de ce qu’il y a de plus saint au-dessus des nues, et pour jeter insolemment des crachats contre le Ciel, qui leur retombent misérablement sur le visage, que cette folle pensée d’être plus hardis et plus clairvoyants que les autres.

Ces références sont importantes pour comprendre que la pièce de théâtre met en avant la raison. De fait, même Dom Juan, aussi orgueilleux qu'il soit, a une attitude posée, réfléchie ; il n'est pas un décadent. Il se méfie de ce qui peut tromper ses sens :

Dom Juan
Quoi qu’il en soit, laissons cela : c’est une bagatelle, et nous pouvons avoir été trompés par un faux jour, ou surpris de quelque vapeur qui nous ait troublé la vue.

Voici également comment il valorise la vie, contre la mort, dans un esprit épicurien :

Le tombeau s’ouvre, où l’on voit un superbe mausolée et la statue du Commandeur.

Sganarelle
Ah ! que cela est beau ! Les belles statues ! le beau marbre ! les beaux piliers ! Ah ! que cela est beau ! Qu’en dites-vous, Monsieur ?

Dom Juan
Qu’on ne peut voir aller plus loin l’ambition d’un homme mort ; et ce que je trouve admirable, c’est qu’un homme qui s’est passé, durant sa vie, d’une assez simple demeure, en veuille avoir une si magnifique pour quand il n’en a plus que faire.

Le Festin de pierre célèbre la vie : là a été le grand souci des anti-matérialistes.

11. Le Festin de pierre et non « Dom Juan »

Lorsque le théâtre de Molière rouvre ses portes après les fêtes de Pâques en 1665, il se voit obligé de jouer une autre pièce, de puiser dans d'anciennes pièces : il a dû céder devant la pression réactionnaire. Il y a là un moment clef de l'histoire idéologique – culturelle en France.

Molière atteint, en effet, son apogée en tant que représentant idéologique – culturel de la bourgeoisie. Il a mis en avant, le plus qu'il pouvait, la vision du monde propre à la bourgeoisie.

Cependant, le Festin de pierre qui devait être un manifeste positif, s'est retrouvé dans une posture défensive, en tant que « Dom Juan ». Comprendre cela est nécessaire, sans cela on ne comprend pas la nature de la pièce.

A la base, Dom Juan est une légende espagnole, et l'auteur Tirso de Molina, tout au moins lui attribue-t-on la pièce, a écrit Le trompeur de Séville et le convié de pierre. Le convié de pierre est bien entendu le « commandeur », statue qui va se mouvoir, à la fin de la pièce, et condamner Dom Juan.

Il y aura deux adaptations italiennes de la pièce, puis une reprise française : Festin de pierre ou le fils criminel, dans deux versions (par Dorimond et Villiers).

Mais ce n'est qu'après le « scandale » – en fait, la répression réactionnaire – que la pièce de théâtre, au message complexe, devient « Dom Juan », avec une focalisation sur le personnage éponyme, qui ruine l'intention première, qui anéantit le caractère synthétique de l'oeuvre.

L'intention matérialiste de Molière se voit retourner en son contraire, en simple peinture de « caractères » ; voilà comment l'idéologie dominante a gommé le caractère profondément contradictoire du 17ème siècle.

Il est vrai que Louis XIV a profité de ces contradictions pour construire une monarchie absolue d'un très haut niveau culturel. Mais cela ne doit pas masquer les contradictions internes, car justement nous en France, au début du 21ème siècle, nous avons besoin de comprendre ces contradictions du passé pour saisir celles du présent.

 

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