20 mai 2013

Rabelais, figure averroïste - 6ème partie : un quasi protestantisme

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La religion ne pouvait pas être véritablement ébranlée et Rabelais l'aristotélicien passe au fur et à mesure de l'oeuvre à une ligne de compromis. Est-elle sincère ? On peut en douter. C'est en tout cas un choix éminemment politique.

On passe de la mise en avant d'Aristote à une critique quasi-protestante de la religion.

11.Le « bon moine »

L'idéal proposé par Rabelais au fur et à mesure de Gargantua n'est pas exactement humaniste. Gargantua voit son éducation « redémarrée » à un moment de l'oeuvre, et c'est un averroïsme politique qui apparaît alors.

Cet averroïsme politique apparaît de plusieurs manières.

Tout d'abord, il apparaît qu'il y a de « bons » religieux. La critique radicale de la religion cède la place à une critique comme celle qu'a pu faire Erasme ou Thomas More : on est dans un esprit de réforme.

Voici comment est présenté un sympathique moine qui apprécie la fête et la bataille :

« En l'abbaye il y avait alors un moine cloîtré nommé Frère Jean des Entommeures, jeune, fier, pimpant, joyeux, pas manchot, hardi, courageux, décidé, haut, maigre, bien fendu de gueule, bien servi en nez, beau débiteur d'heures, beau débrideur de messes, beau décrotteur de vigiles et pour tout dire, en un mot, un vrai moine s'il en fut jamais depuis que le monde moinant moina de moinerie; au reste, clerc jusques aux dents en matière de bréviaire. »

Voici une autre présentation, mise en contraste avec les autres moines, considérés comme des plaies :

« A cela, Gargantua répondit:"Il n'y a rien de plus vrai, le froc et la cagoule attirent sur eux l'opprobre, les injures et les malédictions de tout le monde, de même que le vent qu'on appelle le Cecias attire les nues. La raison indiscutable en est qu'ils mangent la merde du monde, c'est-à-dire les péchés, et qu'en tant que mange-merde on les rejette dans leurs latrines, à savoir leurs couvents et leurs abbayes, écartés de la vie publique comme les latrines sont écartées de la maison.

Et si vous comprenez pourquoi, dans un cercle de famille, un singe est toujours ridiculisé et tracassé, vous comprendrez pourquoi les moines sont fuis de tous, vieux et jeunes. Le singe ne garde pas la maison comme un chien; il ne tire pas l'araire comme le boeuf; il ne donne ni lait ni laine comme la brebis; il ne porte pas de fardeaux comme le cheval.

Il ne fait que tout conchier a saccager. C'est pourquoi il reçoit de tous moqueries et bastonnades.

De même, un moine, j'entends un de ces moines oisifs, ne laboure pas comme le paysan, ne garde pas le pays comme l'homme de guerre, ne guérit pas les malades comme le médecin, ne prêche pas ni n'instruit les gens comme le bon docteur évangélique et le pédagogue, ne transporte pas comme le marchand les biens de consommation et les choses nécessaires à la société. C'est pourquoi ils sont hués et abhorrés par tout le monde.

- Sans doute, dit Grandgousier, mais ils prient Dieu pour nous.

- Rien moins, dit Gargantua. Il est vrai qu'ils assomment tout leur voisinage à force de brimballer leurs cloches.

- Pardi, messe, matines ou vêpres bien sonnées sont à moitié dites, répondit le moine.

- Ils marmonnent quantité d'antiennes et de psaumes qu'ils ne comprennent nullement. Ils disent force patenôtres entrelardées de longs Ave Maria sans y penser, sans comprendre et je n'appelle pas cela prier, mais se moquer de Dieu. Mais que Dieu les aide s'ils prient pour nous autrement que par peur de perdre leurs miches et leurs soupes grasses.

Tous les vrais chrétiens, en tout lieu, en tout temps et quelle que soit leur situation, prient Dieu; l'Esprit intercède et prie pour eux, et Dieu les prend en grâce. Mais maintenant, voici quel est notre bon Frère Jean; voici pourquoi chacun recherche sa compagnie: il n'est point bigot; ce n'est point une face de carême; il est franc, joyeux, généreux, bon compagnon; il travaille; il peine à la tâche; il défend les opprimés; il console les affligés; il secourt ceux qui souffrent, il garde les clos de l'abbaye. »

12.Rabelais le quasi « protestant »

Finalement, on peut voir que Rabelais préfigure une critique protestante de la religion. Le moine mis en avant apprécie la réalité matérielle, et le culte des saints se voit moquer.

Voici un exemple significatif :

« Alors le moine lui dit:"Je ne dors jamais bien à mon aise, sauf quand je suis au sermon ou quand je prie Dieu. Commençons, vous et moi, je vous prie, les sept psaumes pour voir si vous ne serez pas bientôt endormi."L'idée convint tout à fait à Gargantua et, ayant commencé le premier psaume, ils s'endormirent tous les deux en arrivant à Bienheureux ceux qui...

- Bon, dit Grandgousier, mais qu'alliez-vous faire à Saint-Sébastien?

- Nous allions, dit Lasdaller, lui offrir nos invocations contre la peste.

- Oh! dit Grandgousier, pauvres gens, estimez-vous que la peste vienne de Saint-Sébastien?

- Oui, assurément, répondit Lasdaller, nos prédicateurs nous l'affirment.

- Oui? dit Grandgousier. Les faux prophètes vous annoncent-ils de telles bourdes? Blasphèment-ils les justes et les saints de Dieu en des termes qui les assimilent aux diables, qui ne font que du mal parmi les hommes? Ils rappellent

Homère qui écrit que la peste fut répandue dans l'armée des Grecs par Apollon, et les poètes qui imaginent une multitude de Lucifers et de dieux malfaisants. Ainsi, à Cinais, un cafard prêchait que saint Antoine donnait l'inflammation aux jambes, que saint Eutrope était responsable des hydropiques, saint Gildas des fous, saint Genou des goutteux.

Mais je le punis si exemplairement, bien qu'il me traitât d'hérétique, que, depuis ce temps-là, aucun cafard n'a osé pénétrer sur mes terres; je suis sidéré s'il est vrai que votre roi les laisse prononcer dans son royaume des prédications aussi scandaleuses, car ils sont plus répréhensibles que ceux qui par l'art de la magie ou d'autres artifices auraient répandu la peste dans le pays. La peste ne tue que le corps, mais de tels imposteurs empoisonnent les âmes." »

Inversement, il n'hésite pas à critiquer les moines pour leurs manières:

« - Et comment se porte l'abbé Tranchelion, ce bon buveur? dit le moine. Et les moines, quelle chère font-ils? Cordieu, ils biscottent vos femmes, pendant que vous pérégrinez vers Rome.

- Heu! heu! dit Lasdaller, je n'ai pas peur pour la mienne, car qui la verra de jour n'ira pas se rompre le cou pour la visiter de nuit!

- Voilà, dit le moine, un drôle d'atout! Elle peut bien être aussi laide que Proserpine, pardieu, elle aura la secousse du moment qu'il y a des moines aux alentours, car un bon ouvrier met indifféremment toutes pièces en oeuvre. Que j'attrape la vérole si vous ne les trouvez pas engrossées à votre retour, car la seule ombre d'un clocher d'abbaye est fécondante. »

Rabelais procède à une critique de la religion, mais sur le plan politique, il considère surtout qu'il ne peut appeler qu'à la réforme du style religieux. Il ne peut pas aller trop loin, et son oeuvre gargantuesque ralentit au fur et à mesure de sa progression sur le plan idéologique.

 

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