« Dom Juan » de Molière, un manifeste averroïste français au 17ème siècle – 3ème partie : la répression réactionnaire
Submitted by Anonyme (non vérifié)Dom Juan – en fait Le festin de pierre – possède un caractère explosif de par le double jeu qu'il met en avant. Les réactionnaires n'ont pas été dupes et la pièce s'est fracassée sur la répression.
5. Une répression tous azimuts commençant par la suppression de la scène du pauvre
Dès la première représentation, la dimension culturelle et idéologique de la pièce a été comprise par les obscurantistes, et non pas simplement en raison de Dom Juan. Sganarelle a été au cœur de la polémique.
En fait, ce qui fait illusion, c'est que la deuxième représentation a déjà dû modifier quelque chose par rapport à la première. La scène dite « du pauvre » a immédiatement été censuré.
Elle consiste en une fameuse scène où Dom Juan accepte de donner une pièce à un ermite vivant dans la forêt qui lui indique son chemin, à condition que celui-ci prononce un juron.
Voici l'extrait, et on notera le rôle de Sganarelle, qui l'encourage à jurer. Si Sganarelle était vraiment un idiot religieux, jouerait-il le rôle consistant à encourager à une telle insulte à Dieu, ou bien se tairait-il prudemment ?
« Dom Juan
Quelle est ton occupation parmi ces arbres ?
Le Pauvre
De prier le Ciel tout le jour pour la prospérité des gens de bien qui me donnent quelque chose.
Dom Juan
Il ne se peut donc pas que tu ne sois bien à ton aise ?
Le Pauvre
Hélas ! Monsieur, je suis dans la plus grande nécessité du monde.
Dom Juan
Tu te moques : un homme qui prie le Ciel tout le jour, ne peut pas manquer d’être bien dans ses affaires.
Le Pauvre
Je vous assure, Monsieur, que le plus souvent je n’ai pas un morceau de pain à mettre sous les dents.
Dom Juan
Voilà qui est étrange, et tu es bien mal reconnu de tes soins. Ah ! ah ! je m’en vais te donner un louis d’or tout à l’heure, pourvu que tu veuilles jurer.
Le Pauvre
Ah ! Monsieur, voudriez-vous que je commisse un tel péché ?
Dom Juan
Tu n’as qu’à voir si tu veux gagner un louis d’or ou non. En voici un que je te donne, si tu jures ; tiens, il faut jurer.
Le Pauvre
Monsieur !
Dom Juan
À moins de cela, tu ne l’auras pas.
Sganarelle
Va, va, jure un peu, il n’y a pas de mal.
Dom Juan
Prends, le voilà ; prends, te dis-je, mais jure donc.
Le Pauvre
Non, Monsieur, j’aime mieux mourir de faim.
Dom Juan
Va, va, je te le donne pour l’amour de l’humanité. »
On remarquera évidemment – ce que les commentateurs bourgeois ne font pas – l'écho du propos de Dom Juan avec celui de Sganarelle :
« Va, va, jure un peu, il n’y a pas de mal » dit Sganarelle.
« Va, va, je te le donne pour l’amour de l’humanité » dit Dom Juan.
Ce qui témoigne d'une étroite collaboration entre les deux.
6. Une pièce jouée deux semaines puis plus avant 1841
La pièce est un véritable succès, dès sa première le 15 février 1665. Elle est jouée jusqu'au 20 mars 1665, c'est-à-dire Pâques et sa relâche. Mais lorsque le théâtre rouvre, la pièce a disparu : elle est passée à la trappe.
De la même manière, le 11 mars 1665, un libraire du nom de Billaine obtient un privilège pour obtenir la publication de la pièce. Il l'enregistre le 24 mai, mais ne publie pas la pièce...
Car entre-temps, une grande attaque contre l'oeuvre est publiée par le libraire Pépingué, dès le 18 avril : « Observations sur une comédie de Molière intitulée le Festin de Pierre. » Il y aura quatre éditions, plus une édition contrefaite, car la pièce de Molière a posé un véritable problème idéologique de grande ampleur.
L'auteur, anonyme, prétend ne pas vouloir nuire à Molière, « mais à son athée » ; il explique même, ironiquement, que Molière ne doit pas considérer comme mauvais « que l'on défende publiquement les intérêts de Dieu, qu’il attaque ouvertement, et qu’un Chrétien témoigne de la douleur en voyant le Théâtre révolté contre l’Autel, la Farce aux prises avec l’Évangile, un Comédien qui se joue des Mystères, et qui fait raillerie de ce qu’il y a de plus saint et de plus sacré dans la Religion. »
Ce que l'auteur attaque, ce n'est pas seulement Dom Juan, mais aussi Sganarelle, car :
« qui peut supporter la hardiesse d’un Farceur, qui fait plaisanterie de la Religion, qui tient École du Libertinage, et qui rend Majesté de Dieu le jouet d’un Maître et d’un Valet de Théâtre, d’un Athée qui s’en rit, et d’un Valet plus impie que son Maître qui en fait rire les autres.
Cette pièce a fait tant de bruit dans Paris ; elle a causé un scandale si public, et tous les gens de bien en ont ressenti une si juste douleur, que c’est trahir visiblement la cause de Dieu, de se taire dans une occasion où sa Gloire est ouvertement attaquée, où la Foi est exposée aux insultes d’un Bouffon qui fait commerce de ses Mystères, et qui en prostitue la sainteté : où un Athée foudroyé en apparence, foudroie en effet tous les fondements de la Religion (…). »
Nous allons en reparler plus en détail. Mais voyons déjà que des libraires hollandais décident de publier la pièce, mais n'arrivent pas à se la procurer, alors en 1674 ils publient une autre pièce sous le nom de la pièce de Molière ! Ce qui témoigne de la fascination pour la pièce, qui amène d'ailleurs Thomas Corneille (le frère de Pierre Corneille, le fameux Corneille) à faire une adaptation en vers de la pièce, dans une version édulcorée.
La véritable pièce ne sera, quant à elle, plus jouée avant 1841 !
En ce qui concerne la publication, en 1682 la pièce est publiée dans les œuvres posthumes de Molière, mort en 1673. Mais la publication de La Grange et Vivot passe par les foudres de la censure, qui effectue des modifications en plaçant des cartons à la place des passages concernés.
Il y a alors une édition non censurée publiée à Amsterdam en 1683, mais elle se fonde sur une version antérieure de la pièce.
7. « Observations sur une comédie de Molière intitulée le Festin de Pierre »
Le texte anonyme publié dans la foulée des premières représentations représente la pointe idéologique de l'offensive contre Molière.
L'auteur l'accuse en effet d'avoir effectué une montée en puissance dans ses œuvres, d'avoir commencé par « libéraliser » en quelque sorte les mœurs, pour aller ensuite dans le sens d'un libertinage plus ouvert. Il considère que Molière a fait « monter l'athéisme sur le théâtre » par degrés.
L'offensive contre « le Festin de pierre » est un moment idéologique clef où l'aristocratie et le clergé attaquent ensemble Molière et la bourgeoisie ; rappelons que Louis XIV maintenant un savant équilibre entre ces forces, afin de renforcer la monarchie absolue.
L'auteur attaque d'autant plus facilement Molière, que c'est ce dernier qui joue Sganarelle...
Voici un extrait de la critique faite, avec justement à la fin l'accusation contre le personnage Sganarelle :
« Sa Farce, après l’avoir bien considérée, est vraiment diabolique, et vraiment diabolique est son cerveau, et que rien n’a jamais paru de plus impie, même dans le Paganisme.
Auguste fit mourir un Bouffon qui avait fait raillerie de Jupiter, et défendit aux femmes d’assister à des Comédies plus modestes que celles de Molière.
Théodose condamna aux Bêtes des Farceurs qui tournaient en dérision nos Cérémonies ; et néanmoins cela n’approche point de l’emportement de Molière, et il serait difficile d’ajouter quelque chose à tant de crimes dont sa Pièce est remplie.
C’est là que l’on peut dire que l’impiété et le libertinage se présentent tous moments à l’imagination : une Religieuse débauchée, et dont l’on publie la prostitution ; un Pauvre à qui l’on donne l’aumône, à condition de renier Dieu ;
un Libertin qui séduit autant de filles qu’il en rencontre : un Enfant qui se moque de son Père, et qui souhaite sa mort; un Impie qui raille le Ciel, et qui se rit de ses foudres; un Athée qui réduit toute la Foi à deux et deux sont quatre, et quatre et quatre son huit; un Extravagant qui raisonne grotesquement de Dieu, et qui par une chute affectée casse le nez à ses arguments;
un Valet infâme fait au badinage de son Maître, dont toute la créance aboutit au Moine-Bouru; car pourvu que l’on croie le Moine-Bouru, tout va bien, le reste n’est que Bagatelle ; un Démon qui se mêle dans toutes les Scènes, et qui répand sur le Théâtre les plus noires fumées de l’Enfer;
et enfin un Molière pire que tout cela, habillé en Sganarelle, qui se moque de Dieu et du Diable ; qui joue le Ciel et l’Enfer, qui souffle le chaud et le froid, qui confond la vertu et le vice, qui croit et ne croit pas, qui pleure et qui rit, qui reprend et qui approuve, qui est Censeur et Athée, qui est hypocrite et libertin, qui est homme et démon tout ensemble : un Diable incarné, comme lui-même se définit. »
Molière est présenté comme menant un double jeu, c'est-à-dire la « double vérité » typique de l'averroïsme.
Les obscurantistes n'ont pas été dupes de la fin de la pièce, où le Ciel vient frapper Dom Juan. La voici, puis comment l'auteur comprend cela.
« La Statue
Donnez-moi la main.
Dom Juan
La voilà.
La Statue
Dom Juan, l’endurcissement au péché traîne une mort funeste, et les grâces du Ciel que l’on renvoie ouvrent un chemin à sa foudre.
Dom Juan
Ô Ciel ! que sens-je ? Un feu invisible me brûle, je n’en puis plus, et tout mon corps devient un brasier ardent. Ah !
Le tonnerre tombe avec un grand bruit et de grands éclairs sur Dom Juan ; la terre s’ouvre et l’abîme ; et il sort de grands feux de l’endroit où il est tombé.
Sganarelle
Ah ! mes gages ! mes gages ! Voilà par sa mort un chacun satisfait : Ciel offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est content. Il n’y a que moi seul de malheureux. Mes gages ! Mes gages ! Mes gages ! »
Et l'auteur du pamphlet anti-Molière de constater :
« en effet, ce prétendu foudre apprête un nouveau sujet de risée aux Spectateurs, et n’est qu’une occasion à Molière pour braver en dernier ressort la Justice du Ciel, avec une âme de Valet intéressée, en criant mes gages, mes gages!
Car voilà le dénouement de la Farce; ce sont les beaux et généreux mouvements qui mettent fin à cette galante Pièce, et je ne vois pas en tout cela, où est l’esprit, puisqu’il avoue lui-même qu’il n’est rien plus facile que de se guinder sur des grands sentiments, de dire des injures aux Dieux, et de cracher contre le Ciel. »
Inévitablement, par conséquent, vient l'accusion de pratiquer la double vérité.
8. L'accusation de pratiquer la double vérité
Voici comment l'auteur des « Observations sur une comédie de Molière intitulée le Festin de Pierre » explique que Molière pratique la double vérité :
« Il y a quatre sortes d’impies qui combattent la Divinité : les uns déclarés qui attaquent hautement la Majesté de Dieu, avec le blasphème dans la bouche : les autres cachés qui l’adorent en apparence, et qui le nient dans le fond du cœur; il y en a qui croient un Dieu par manière d’acquis, et qui le faisant ou aveugle ou impuissant, ne le craignent pas; les derniers enfin plus dangereux que tous les autres, ne défendent la Religion que pour la détruire, ou en affaiblissant malicieusement ses preuves, ou en ravalant adroitement la dignité de ses Mystères.
Ce sont ces quatre sortes d’impiétés que Molière a étalées dans sa Pièce, et qu’il a partagées entre le Maître et le Valet. Le Maître est Athée et Hypocrite, et le Valet est Libertin et Malicieux.
L’Athée se met au-dessus de toutes choses, et ne croit point de Dieu : l’Hypocrite garde les apparences, et au fonds il ne croit rien; le Libertin a quelque sentiment de Dieu, mais il n’a point de respect pour ses ordres, ni de crainte pour ses foudres; et le malicieux raisonne faiblement, et traite avec bassesse et en ridicule les choses saintes : voilà ce qui compose la Pièce de Molière.
Le Maître et le Valet jouent la Divinité différemment : le Maître attaque avec audace, et le Valet défend avec faiblesse; le Maître se moque du Ciel, et le Valet se rit du foudre qui le rend redoutable;
le Maître porte son insolence jusqu’au Trône de Dieu, et le Valet donne du nez en terre, et devient camus avec son raisonnement; le Maître ne croit rien, et le Valet ne croit que le Moine Bouru; et Molière ne peut parer au juste reproche qu’on lui peut faire d’avoir mis la défense de la Religion dans la bouche d’un Valet impudent, d’avoir exposé la Foi à la risée publique, et donné à tous ses Auditeurs des Idées du Libertinage et de l’Athéisme, sans impressions.
Et où a-t-il trouvé qu’il fût permis de mêler les choses saintes avec les profanes, de confondre la créance des Mystères avec celle du Moine-Bouru, de parler de Dieu en bouffonnant, et de faire une Farce de la Religion;
il devait pour le moins susciter quelque Acteur pour soutenir la Cause de Dieu, et défendre sérieusement ses intérêts; il fallait réprimer l’insolence du Maître et du Valet, et réparer l’outrage qu’ils faisaient à la Majesté Divine; il fallait établir par de solides raisons les Vérités qu’il décrédite par des railleries; il fallait étouffer les mouvements d’impiété que son Athée fait naître dans les Esprits.
Mais le Foudre? Mais le Foudre est un Foudre en peinture, qui n’offense point le Maître, et qui fait rire le Valet ; et je ne crois pas qu’il fut à propos, pour l’édification de l’Auditeur, de se gausser du châtiment de tant de crimes, ni qu’il y eût sujet à Sganarelle de railles en voyant son Maître foudroyé ; puisqu’il était complice de ses crimes, et le ministre de ses infâmes plaisirs. »
Dom Juan – en fait Le festin de pierre - a bien été compris comme l'expression de la tentative de saut qualitatif, que la réaction devait briser à tout prix.