12 mai 2013

« Dom Juan » de Molière, un manifeste averroïste français au 17ème siècle – 2ème partie : une lutte de deux lignes

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Dans « Dom Juan » - en fait « Le festin de pierre » - c'est bien Sganarelle qui fait passer le message matérialiste. Dom Juan ne représente lui qu'un courant né dans une lutte de deux lignes au sein de l'averroïsme.

3. Dom Juan l'orgueilleux quittant le terrain du matérialisme

La thèse centrale de l'averroïsme est que les êtres humains ne pensent pas ; ils ne sont que de la matière dont la partie cérébrale reflète un intellect global – selon nous, le mouvement de la matière (éternelle, à la fois pour nous mais aussi pour Averroès).

Or, Dom Juan pense. Il a même une grande imagination. Sa position n'est donc absolument pas conforme avec le matérialisme tel qu'il s'est développé depuis le 13 siècle et l'arrivée en Europe (et notamment à Paris) d'oeuvres d'Averroès.

On comprend alors que Dom Juan représente la tendance bourgeoise, propre à l'époque de l'essor de la bourgeoisie, en rupture avec le matérialisme authentique, lui respectueux de la globalité.

Dom Juan utilise le matérialisme pour aller dans le sens de l'individualisme ; il méprise la religion qui est soumission à Dieu, mais il méprise finalement tout autant le matérialise comme soumission au mouvement général de la matière.

Dom Juan représente ainsi le matérialisme vulgaire, qui utilise de manière pragmatique le matérialisme authentique, pour des fins individuels forcément « imaginaires. »

Voici le passage, où Dom Juan qui est censé être « spontané » débite sa leçon individualiste, dans un passage très connu :

« Sganarelle
Moi, je crois, sans vous faire tort, que vous avez quelque nouvel amour en tête.

Dom Juan
Tu le crois ?

Sganarelle
Oui.

Dom Juan
Ma foi ! tu ne te trompes pas, et je dois t’avouer qu’un autre objet a chassé Elvire de ma pensée.

Sganarelle
Eh mon Dieu ! je sais mon Dom Juan sur le bout du doigt, et connais votre cœur pour le plus grand coureur du monde : il se plaît à se promener de liens en liens, et n’aime guère à demeurer en place.

Dom Juan
Et ne trouves-tu pas, dis-moi, que j’ai raison d’en user de la sorte ?

Sganarelle
Eh ! Monsieur.

Dom Juan
Quoi ? Parle.

Sganarelle
Assurément que vous avez raison, si vous le voulez ; on ne peut pas aller là contre. Mais si vous ne le vouliez pas, ce serait peut-être une autre affaire.

Dom Juan
Eh bien ! je te donne la liberté de parler et de me dire tes sentiments.

Sganarelle
En ce cas, Monsieur, je vous dirai franchement que je n’approuve point votre méthode, et que je trouve fort vilain d’aimer de tous côtés comme vous faites.

Dom Juan
Quoi ? tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ?

La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux !

Non, non : la constance n’est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs.

Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige.

Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable ; et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement.

On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir.

Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire.

Enfin il n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne, et j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits.

Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.

Sganarelle
Vertu de ma vie, comme vous débitez ! Il semble que vous ayez appris cela par cœur, et vous parlez tout comme un livre. »

La critique de Sganarelle est en fait inverse de ce à quoi on est en droit de s'attendre. Sganarelle devrait reprocher à Dom Juan son attitude au nom des livres – religieux en l'occurrence – et non pas l'accuser de parler comme un livre.

C'est qu'en fait Sganarelle représente l'humilité averroïste, le matérialiste sceptique devant ce qui n'est pas « contemplation » devant l'édifice de l'univers.

Bien entendu, cela est erroné, car c'est nier le mouvement – l'averroïsme et Spinoza seront matérialistes, et ce sera Hegel et le marxisme qui apporteront la compréhension du mouvement de la matière.

Mais de l'autre côté, cela évite le fétichisme du « mouvement » de la matière pris de manière vulgaire. Un fétichisme en fait typiquement bourgeois, puisque la bourgeoisie est incapable de comprendre que le mouvement de la matière est symbiose, synthèse.

Dom Juan représente une incapacité de classe – il représente la capacité de la bourgeoisie à saisir un mouvement, mais son incapacité à l'évaluer, à saisir le mouvement correct et ce correctement, et donc d'aller au saut qualitatif.

4.Critique de la superficialité de Dom Juan

A l'époque de Molière, le matérialisme dialectique n'existait pas et ne pouvait pas exister ; l'averroïsme était à un moment clef de son histoire, se divisant en deux.

Sganarelle ne peut donc pas porter une critique radicale de Dom Juan comme libertin bourgeois ayant abandonné le terrain du matérialisme authentique.

Molière a donc fait en sorte que Sganarelle émette une critique religieuse, qui en apparence semble tout à fait conforme à ce qu'est censé être Sganarelle : un valet lourdaud et superstitieux.

Mais la manière dont il émet cette critique est un rappel que la pièce est averroïste, puisqu'il affirme ouvertement l'existence de la double vérité.

Sganarelle prétend ne pas parler de Dom Juan dans sa critique, alors qu'il est évident qu'en s'adressant à Dom Juan, c'est à celui-là même qu'il fait sa critique !

C'est une pratique de la double vérité – dire une chose en apparence, une autre de manière voilée – qui est propre à l'averroïsme, et ne sied logiquement pas à valet lourdaud...

Voici le passage :

« Sganarelle
Il est vrai, je conçois que cela est fort agréable et fort divertissant, et je m’en accommoderais assez, moi, s’il n’y avait point de mal ; mais, Monsieur, se jouer ainsi d’un mystère sacré, et…

Dom Juan
Va, va, c’est une affaire entre le Ciel et moi, et nous la démêlerons bien ensemble, sans que tu t’en mettes en peine.

Sganarelle
Ma foi ! Monsieur, j’ai toujours ouï dire que c’est une méchante raillerie que de se railler du Ciel, et que les libertins ne font jamais une bonne fin.

Dom Juan
Holà ! maître sot, vous savez que je vous ai dit que je n’aime pas les faiseurs de remontrances.

Sganarelle
Je ne parle pas aussi à vous, Dieu m’en garde.

Vous savez ce que vous faites, vous ; et si vous ne croyez rien, vous avez vos raisons ; mais il y a de certains petits impertinents dans le monde, qui sont libertins sans savoir pourquoi, qui font les esprits forts, parce qu’ils croient que cela leur sied bien ; et si j’avais un maître comme cela, je lui dirais fort nettement, le regardant en face : « Osez-vous bien ainsi vous jouer au Ciel, et ne tremblez-vous point de vous moquer comme vous faites des choses les plus saintes ?

C’est bien à vous, petit ver de terre, petit mirmidon que vous êtes (je parle au maître que j’ai dit), c’est bien à vous à vouloir vous mêler de tourner en raillerie ce que tous les hommes révèrent ?

Pensez-vous que pour être de qualité, pour avoir une perruque blonde et bien frisée, des plumes à votre chapeau, un habit bien doré, et des rubans couleur de feu (ce n’est pas à vous que je parle, c’est à l’autre), pensez-vous, dis-je, que vous en soyez plus habile homme, que tout vous soit permis, et qu’on n’ose vous dire vos vérités ?

Apprenez de moi, qui suis votre valet, que le Ciel punit tôt ou tard les impies, qu’une méchante vie amène une méchante mort, et que… »

Sganarelle fait donc une critique de la superficialité de Dom Juan, critique apparaissant comme étant au nom de la religion.

Sganarelle en rajoute une couche dans la « double vérité » lorsque Dom Juan s'aperçoit que la femme qu'il a tenté de charmer arrive, alors qu'il voulait l'éviter :

« Dom Juan
Prépare-toi donc à venir avec moi, et prends soin toi-même d’apporter toutes mes armes, afin que… Ah ! rencontre fâcheuse. Traître, tu ne m’avais pas dit qu’elle était ici elle-même.

Sganarelle
Monsieur, vous ne me l’avez pas demandé. »

Sganarelle a des « absences » qui n'en sont pas. A l'époque, les obscurantistes ne seront pas dupes. Sganarelle ne leur apparaîtra pas comme espiègle, mais comme un averroïste.

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