L'importance deJean-Jacques Rousseau - 5ème partie : Rousseau et l'averroïsme
Submitted by Anonyme (non vérifié)Contrairement à la bourgeoisie et ses « historiens » qui ne l'ont pas vu, nous avons compris que Rousseau est un disciple d'Aristote ; sa défense du matérialisme correspond à un aristotélisme « dur », « radical », comme il pouvait exister parallèlement à l'arrivée en France des idées d'Averroès.
Rappelons brièvement la conception de Rousseau, emprunté à Aristote et où la matière ne se meut que grâce à un « moteur premier » :
« Cependant cet univers visible est matière, matière éparse et morte [note], qui n’a rien dans son tout de l’union, de l’organisation, du sentiment commun des parties d’un corps animé, puisqu’il est certain que nous qui sommes parties ne nous sentons nullement dans le tout. Ce même univers est en mouvement, et dans ses mouvements réglés, uniformes, assujettis à des lois constantes, il n’a rien de cette liberté qui paraît dans les mouvements spontanés de l’homme et des animaux.
Le monde n’est donc pas un grand animal qui se meuve de lui-même ; il y a donc de ses mouvements quelque cause étrangère à lui, laquelle je n’aperçois pas ; mais la persuasion intérieure me rend cette cause tellement sensible, que je ne puis voir rouler le soleil sans imaginer une force qui le pousse, ou que ; si la terre tourne, je crois sentir une main qui la fait tourner. » (Profession de foi du vicaire savoyard)
Si cette thèse est juste, alors Rousseau doit mettre en avant un déisme opposé au mysticisme et à la superstition promu par les cultes. C'est bien le cas. Voici par exemple ce que dit Rousseau, qui est exactement dans le même esprit que Spinoza à ce sujet :
« mais s’ils croient à Jésus par ses miracles, moi j’y crois malgré ses miracles » (Lettres écrites de la Montagne)
« La plupart des cultes nouveaux s’établissent par le fanatisme, & se maintiennent par l’hypocrisie ; delà vient qu’ils choquent la raison & ne mènent point à la vertu. » (Lettre à Christophe de Beaumont)
Si cette thèse est juste, alors Rousseau doit mettre en avant le principe selon lequel certaines parties du texte religieux sont directement compréhensibles, d'autres comme devant être interprété et n'engageant absolument en rien. C'est pratiquement le principe de la « double vérité » reproché par les chrétiens aux averroïstes.
Voici ce que dit par exemple Rousseau :
« Beaucoup de choses dans l’Évangile passent notre raison, et même la choquent ; nous ne les rejetons pourtant pas. Convaincus de la faiblesse de notre entendement, nous savons respecter ce que nous ne pouvons concevoir, quand l’association de ce que nous concevons nous le fait juger supérieur à nos lumières. Tout ce qui nous est nécessaire à savoir pour être saints nous paraît clair dans l’Évangile ; qu’avons-nous besoin d’entendre le reste ? Sur ce point nous demeurerons ignorants mais exempts d’erreur, et nous n’en serons pas moins gens de bien ; cette humble réserve elle-même est l’esprit de l’Évangile. » (Lettres écrites de la Montagne)
Si cette thèse est juste, alors Rousseau dénie aux religieux le pouvoir de décider à la place de Dieu ou au nom de la religion.
C'est bien le cas ; voici ce que dit notamment Rousseau :
« C’est un sacrilège à des hommes de se faire les vengeurs de la divinité comme si leur protection lui était nécessaire. Les magistrats, les rois n’ont aucune autorité sur les âmes, et pourvu qu’on soit fidèle aux lois de la société dans ce monde, ce n’est point à eux de se mêler de ce qu’on deviendra dans l’autre, où ils n’ont aucune inspection.
Si l’on perdait ce principe de vue, les lois faites pour le bonheur du genre humain en seraient bientôt le tourment, et sous leur inquisition terrible, les hommes, jugés par leur foi plus que par leurs œuvres, seraient tous à la merci de quiconque voudrait les opprimer . » (Lettres écrites de la Montagne)
On a là une démarche qui est celle d'un averroïsme politique typique.
Voici, par contre, comment Rousseau critique la position d'Averroès. Selon Averroès, les humains ne pensent pas ; leur pensée est une et n'est que le reflet de l'intelligence à l'origine du monde et fournie par Dieu (c'est-à-dire, reflet de l'univers).
Or, Rousseau est un penseur déjà bourgeois, alors qu'Averroès n'était que pré-bourgeois. Rousseau ne peut pas concevoir autre chose que des individus d'abord (même si unis ils forment une république, dans l'idéal).
Par conséquent, Rousseau est obligé de prétendre qu'il y a une base individuelle réelle – il ne peut pas la trouver ailleurs que dans l'âme, voilà pourquoi il est obligé d'en rester à Aristote (dans une version très influencée par Thomas d'Aquin).
Voici comment Rousseau attaque ouvertement l'averroïsme (ce qui est quelque chose nullement vu par la bourgeoisie, incapable de comprendre la question d'Averroès).
Tout d'abord, il met en avant une conception de l'âme propre à Aristote selon Thomas d'Aquin : s'il y a différents individus, alors forcément chacun a une pensée (différente).
Il se moque donc des matérialistes qui reconnaissent le sens, mais pas la pensée :
« Si donc toutes les qualités primitives qui nous sont connues peuvent se réunir dans un même être, on ne doit admettre qu’une substance ; mais s’il y en a qui s’excluent mutuellement, il y a autant de diverses substances qu’on peut faire de pareilles exclusions.
Vous réfléchirez sur cela ; pour moi, je n’ai besoin, quoi qu’en dise Locke, de connaître la matière que comme étendue et divisible, pour être assuré qu’elle ne peut penser ; et quand un philosophe viendra me dire que les arbres sentent et que les roches pensent [note – à savoir la citation en-dessous], il aura beau m’embarrasser dans ses arguments subtils, je ne puis voir en lui qu’un sophiste de mauvaise foi, qui aime mieux donner le sentiment aux pierres que d’accorder une âme à l’homme. » (Profession de foi du vicaire savoyard)
La note qu'il fait au sein de la citation précédente est plus intéressante encore. Incapable (comme Aristote) de concevoir le mouvement de la matière, l'absence de chose « finie », il veut stopper le processus en se limitant à l'individu et son âme.
Voici ce que dit Rousseau :
« Il me semble que, loin de dire que les rochers pensent, la philosophie moderne a découvert au contraire que les hommes ne pensent point.
Elle ne reconnaît plus que des êtres sensitifs dans la nature ; et toute la différence qu’elle trouve entre un homme et une pierre, est que l’homme est un être sensitif qui a des sensations, et la pierre un être sensitif qui n’en a pas.
Mais s’il est vrai que toute matière sente, où concevrai-je l’unité sensitive ou le moi individuel ? Sera-ce dans chaque molécule de matière ou dans des corps agrégatifs ? Placerai-je également cette unité dans les fluides et dans les solides, dans les mixtes et dans les éléments ?
Il n’y a, dit-on, que des individus dans la nature ! Mais quels sont ces individus ? Cette pierre est-elle un individu ou une agrégation d’individus ? Est-elle un seul être sensitif, ou en contient-elle autant que de grains de sable ? Si chaque atome élémentaire est un être sensitif, comment concevrai-je cette intime communication par laquelle l’un se sent dans l’autre, en sorte que leurs deux moi se confondent en un ?
L’attraction peut être une loi de la nature dont le mystère nous est inconnu ; mais nous concevons au moins que l’attraction, agissant selon les masses, il a rien d’incompatible avec l’étendue et la divisibilité. Concevez-vous la même chose du sentiment ?
Les parties sensibles sont étendues, mais l’être sensitif est invisible et un ; il ne se partage pas, il est tout entier ou nul ; l’être sensitif n’est donc pas un corps. je ne sais comment l’entendent nos matérialistes, mais il me semble que les mêmes difficultés qui leur ont fait rejeter la pensée leur devraient faire aussi rejeter le sentiment ; et je ne vois pas pourquoi, ayant fait le premier pas, ils ne feraient pas aussi l’autre ; que leur en coûterait-il de plus ? et puisqu’ils sont sûrs qu’ils ne pensent pas, comment osent-ils affirmer qu’ils sentent ? » (Note dans la Profession de foi du vicaire savoyard)
Ce faisant, Rousseau bute alors, inévitablement, sur la question de l'éternité du monde. En rejetant Averroès, et même Aristote, en privilégiant la notion d'âme individuelle (afin de sauver l'individualisme bourgeois), Rousseau se coupe de l'affirmation de l'éternité du monde qui ne peut en effet tenir comme conception que si l'être humain est finalement plus matière qu'esprit (ou « âme »).
Rousseau contorsionne alors le mot création, étant obligé de dire qu'il n'y en a pas eu (afin d'être conforme au matérialisme, et en tout cas à Aristote), tout en disant qu'elle a eu lieu (afin de sauver « l'âme » individuelle). Il explique que le mot « création » n'est pas clair, que même les religieux, à l'origine, n'ont pas utilisé ce mot, que les rares penseurs l'ayant reconnu ont été obligé par la force, pour leur sécurité physique, « C’est un débat purement grammatical ou philosophique », etc.
Voici comment procède Rousseau :
« Mais je vois qu’il n’y a qu’une première cause motrice, puisque tout concourt sensiblement aux mêmes fins. Je reconnais donc une volonté unique & suprême qui dirige tout, & une puissance unique & suprême qui exécute tout. J’attribue cette puissance & cette volonté au même Être, à cause de leur parfait accord qui se conçoit mieux dans un que dans deux, & parce qu’il ne faut pas sans raison multiplier les êtres : car le mal même que nous voyons n’est point un mal absolu, & loin de combattre directement le bien, il concourt avec lui à l’harmonie universelle.
Mais ce par quoi les choses sont, se distingue très-nettement sous deux idées ; savoir, la chose qui fait, & la chose qui est faite ; même ces deux idées ne se réunissent pas dans le même être sans quelque effort d’esprit, & l’on ne conçoit guère une chose qui agit, sans en supposer une autre sur laquelle elle agit.
De plus, il est certain que nous avons l’idée de deux substances distinctes ; savoir, l’esprit, & la matière ; ce qui pense, & ce qui est étendu ; & ces deux idées se conçoivent très-bien l’une sans l’autre.
Il y a donc deux manières de concevoir l’origine des choses, savoir ; ou dans deux causes diverses, l’une vive & l’autre morte, l’une motrice & l’autre mue, l’une active & l’autre passive, l’une efficiente & l’autre instrumentale ; ou dans une cause unique, qui tire d’elle seule tout ce qui est, & tout ce qui se fait.
Chacun de ces deux sentiments, débattus par les métaphysiciens depuis tant de siècles, n’en est pas devenu plus croyable à la raison humaine : & si l’existence éternelle & nécessaire de la matière a pour nous ses difficultés, sa création n’en a pas de moindres, puisque tant d’hommes & de philosophes, qui dans tous les temps ont médité sur ce sujet, ont tous unanimement rejeté la possibilité de la création, excepté peut-être un très-petit nombre qui paraissent avoir sincèrement soumis leur raison à l’autorité ; sincérité que les motifs de leur intérêt, de leur sûreté, de leur repos, rendent fort suspecte, & dont il sera toujours impossible de s’assurer, tant que l’on risquera quelque chose à parler vrai.
Supposé qu’il y ait un principe éternel & unique des choses ; ce principe étant simple dans son essence n’est pas composé de matière & d’esprit, mais il est matière ou esprit seulement.
Sur les raisons déduites parle Vicaire, il ne saurait concevoir que ce principe soit matière ; & s’il est esprit, il ne saurait concevoir que par lui la matière ait reçu l’être : car il faudrait pour cela concevoir la création ; or, l’idée de création, l’idée sous laquelle on conçoit que par un simple acte de volonté rien devient quelque chose, est, de toutes les idées qui ne sont pas clairement contradictoires, la moins compréhensible à l’esprit humain. » (Lettre à Christophe de Beaumont)
« Il est bon de remarquer que cette question de l’éternité de la matière, qui effarouchait si fort nos Théologiens, effarouchait assez peu les Pères de l’Église, moins éloignés des sentiments de Platon.
Sans parler de Justin, martyr, d’Origène, & d’autres, Clément Alexandrin prend si bien l’affirmative dans ses Hypotiposes, que Photius veut à cause de cela que ce Livre ait été falsifié. Mais le même sentiment paraît encore dans les Stromates, où Clément rapporte celui d’Héraclite sans l’improuver.
Ce Père, Livre V. tâche, à la vérité, d’établir un seul principe, mais c’est parce qu’il refuse ce nom à la matière, même en admettant son éternité.] semble expliquer mieux la constitution de l’univers, & lever des difficultés qu’on a peine à résoudre sans elle, comme entr’autre scelle de l’origine du mal. De plus, il faudrait entendre parfaitement l’Hébreu, & même avoir été contemporain de Moïse, pour savoir certainement quel sens il adonné au mot qu’on nous rend par le mot créa. Ce terme est trop philosophique pour avoir eu, dans son origine, l’acception connue & populaire que nous lui donnons maintenant sur la foi de nos Docteurs.
Rien n’est moins rare que des mots dont le sens change par trait de temps, & qui font attribuer aux anciens Auteurs qui s’en sont servis, des idées qu’ils n’ont point eues. Le mot Hébreu qu’on a traduit par créer, faire quelque chose de rien, signifie plutôt faire, produire quelque chose avec magnificence. Rivet prétend même que ce mot Hébreu Bara ni le mot Grec qui lui répond, ni même le mot Latin creare ne peuvent se restreindre a cette signification particulière de produire quelque chose de rien.
Il est si certain, du moins, que le mot Latin se prend dans un autre sens, que Lucrèce, qui nie formellement la possibilité de toute création, ne laisse pas d’employer souvent le même terme pour expliquer la formation de l’Univers & de ses parties. Enfin, M. de Beausobre a prouvé [Histoire du Manichéisme, Tome II] que la notion de la création ne se trouve point dans l’ancienne Théologie judaïque, & vous êtes trop instruit, Monseigneur, pour ignorer que beaucoup d’hommes, pleins de respect pour nos Livres Sacrés, n’ont cependant point reconnu dans le récit de Moïse l’absolue création de l’Univers. Ainsi le Vicaire, à qui le despotisme des Théologiens n’en impose pas, peut très-bien, sans en être moins orthodoxe, douter s’il y a deux principes éternels des choses, ou s’il n’y en a qu’un. C’est un débat purement grammatical ou philosophique, où la révélation n’entre pour rien. » (Lettre à Christophe de Beaumont)
Rousseau est donc bien issu de l'averroïsme, cela confirme bien le rôle de ce dernier. Cependant, il est incapable de l'assumer, car déjà le matérialisme ne peut plus être assumé qu'en partie par la bourgeoisie, déjà pétri d'individualisme.
Aussi, Rousseau pratique-t-il un averroïsme politique, qui a comme objectif de rejeter la religion de l’État.