9 mai 2013

L'importance de Jean-Jacques Rousseau - 1ère partie : l'intuition individuelle de la nature

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Rousseau est donc à mettre sur le même plan que Feuerbach et Hegel, et fort logiquement ce que Marx dit sur Feuerbach est vrai pour Rousseau, notamment ces thèses :

« Feuerbach, que ne satisfait pas la pensée abstraite, veut l'intuition ; mais il ne saisit pas le sensible en tant qu'activité sensible pratique de l'être humain. »

« Le plus haut point auquel arrive le matérialisme intuitif, c'est-à-dire le matérialisme qui ne conçoit pas le sensible comme activité pratique, c'est l'intuition des individus singuliers et de la société civile. »

« Le point de vue de l'ancien matérialisme est la société civile ; le point de vue du nouveau est la société humaine ou l'humanité sociale. »

« La doctrine matérialiste de la transformation des circonstances et de l'éducation oublie qu'il faut les êtres humains pour transformer les circonstances et que l'éducateur a lui-même besoin d'être éduqué. C'est pourquoi il lui faut diviser la société en deux parties – dont l'une est élevée au-dessus de la société. »

Cela est vrai pour Rousseau, dont la conception est résumée ainsi par Engels dans L'anti-Dühring :

« Même la conception de l'histoire de Rousseau :

égalité primitive – perversion par l'inégalité – instauration de l'égalité à un niveau supérieur

est négation de la négation. »

Ce que cela signifie, c'est que Rousseau n'est pas un socialiste, l'époque ne le permet pas. Il a une intuition et veut cette intuition – c'est cela qui lui donne l'image d'un « romantique » ou d'un « pré-romantique » qu'il n'est absolument pas.

Cette intuition repose sur ces deux points :

a) l'être humain est naturellement correct ;

b) l'éducation doit empêcher cette correction d'être pervertie.

Voici ce qu'il dit :

« Posons pour maxime incontestable que les purs mouvements de la nature sont toujours droits. Il n'y a point de perversité originelle dans le corps humain. Il n'y a pas un seul vice dont on ne puisse dire comment et par où il y est entré. »

« Le plus dangereux intervalle de la vie humaine est celui de la naissance à l'âge de douze ans ; c'est le temps où germent les erreurs et les vices sans qu'on ait aucun instrument pour les détruire, et quand l'instrument vient les racines sont si profondes qu'il n'y a plus moyen de les arracher. »

Rousseau pose donc la nécessité du retour à la nature, mais ce retour est-il possible ? Possible et non pas obligatoire – Rousseau n'est pas Marx, il n'arrive pas au niveau des Manuscrits de 1844.

Mais il va dans cette direction. Dans un questionnement d'une grande actualité, voilà ce qu'il dit, toujours dans le manuscrit de l'Émile dans sa première version :

« Mais ce retour de l'homme à lui-même serait-il bon dans un ordre des choses qui n'a plus rien de naturel et [dès] lors que tous nos rapports changent ne convient-il pas que nous changions aussi ?

Cette question me paraît importante ; il faut bien l'examiner avant que d'oser la résoudre et ce sont les réflexions que cet examen m'a suggérées qui font la matière de cet écrit.

Tout est bien sortant des mains de l'auteur des choses et tout dégénère entre les mains de l'homme ; le chef d'oeuvre de la nature en est le destructeur.

Il force une terre à nourrir les productions d'une autre, un arbre à porter les fruits d'un autre. Il mutile son chien, son cheval, son esclave, il bouleverse tout, il défigure tout, il aime la difformité, les monstres.

Entrez dans un jardin soigné pour le plaisir du maître. Vous y verrez des arbres sous mille formes excepté la leur et cultivés exprès pour n'avoir ni fruits ni ombrages.

Les hommes ne veulent rien tel que l'a fait la nature, pas même l'homme.

Il le faut dresser pour eux comme un cheval de manège. Il le faut contourner à leur mode comme un arbre de leur jardin. »

Il va de soi que vu ainsi, on peut penser que Rousseau est un pessimiste, qui ne peut que constater passivement que les jeunes soient dénaturés par « les préjugés, l'empire, l'opinion, les besoins, la dépendance, toutes les institutions sociales dans lesquelles nous nous trouvons submergés. »

Une telle vision serait pourtant erronée. Rousseau a un programme. Il veut se débarrasser de la notion de patrie et de citoyenneté. C'est pour cela qu'il a écrit Le contrat social : ce qu'il veut, c'est ni plus ni moins que le communisme, c'est-à-dire une société auto-administrée où les êtres sont naturels.

 

Mais tout d'abord, il ne le comprend pas, il ne saisit pas cette dimension (et ne le peut pas pour des raisons objectives). Ensuite, étant bourgeois, son axe est purement individuel.

Il exige de chaque individu qu'il soit naturel. Il attend ainsi des parents qu'ils aiment leurs enfants. Or, au siècle de Rousseau, les conditions sociales ne le permettaient pas ; Rousseau lui-même a dû, avec sa compagne, abandonner des enfants, ce qu'il a d'ailleurs regretté après.

La vie était trop rude pour se concentrer sur les enfants. Rousseau exige pourtant ici un retour à la nature, un retour volontaire.

C'est son intuition, c'est « l'intuition des individus singuliers et de la société civile. »

Voici ce qu'il dit par exemple sur les hommes, attendant de chacun d'eux une « prise de conscience » individuelle :

« Ceux qui n'ont point réfléchi sur le cœur de l'homme ne sont frappés que de l'importunité, du tracas, des pleurs des enfants ; je le crois bien, ils ne savent plus ce que c'est qu'être pères, la douce illusion de la nature n'a jamais fasciné leurs yeux, au sourire d'un enfant leurs entrailles ne se sont jamais émues, sa petite main n'a jamais caressé leur visage, ils n'ont jamais vu l'oeil d'un mère se baisser sur celui qui tient à son sein et son bras en serrer un autre à côté d'elle.

Ô gens durs entrez dans la chambre d'une véritable Mère au milieu de sa famille et si vous en ressortez sans être émus je n'ai plus rien à vous dire. »

On a ici un retour au matriarcat, au culte de la vie, et d'ailleurs Rousseau prône l'allaitement, forme naturelle : faut-il rappeler justement qu'en France aujourd'hui l'allaitement est une pratique largement mise de côté, rejeté justement comme « naturelle » ?

Mais, si cela est juste, cela reste individuel. Rousseau est entre l'épicurisme et le socialisme, mais penche bien davantage vers l'épicurisme, dont il reprend d'ailleurs le discours :

« Tout sentiment de peine est inséparable du désir de s'en délivrer, toute idée de plaisir est inséparable du désir d'en jouir, tout désir suppose privation et toutes les privations sont pénibles ; c'est donc dans la disproportion de nos désirs et de nos facultés que consiste notre misère, un être sensible dont les facultés égaleraient les désirs serait un être absolument heureux.

En quoi donc consiste la sagesse humaine ou la route du vrai bonheur ? Ce n'est pas précisément à diminuer nos désirs car s'ils étaient au-dessous de notre puissance une partie de nos facultés resterait inutile ; ce n'est pas non plus à étendre nos facultés car si nos désirs s'étendaient en même temps en plus grand rapport nous n'en deviendrions que plus misérables.

Mais c'est à diminuer l'excès des désirs sur les facultés et à mettre en égalité parfaite la puissance et la volonté. C'est alors seulement que toutes les forces étant en action l'âme cependant restera paisible et que l'homme se trouvera bien ordonné. C'est ainsi que la nature qui fait tout pour le mieux l'a d'abord institué. »

Il y a là une clef pour comprendre Rousseau. Lorsqu'il dit que les villes sont « le gouffre de l'espèce humaine », il ne met pas en avant la « campagne » féodale contre la ville bourgeoise. Il dénonce la dénaturation, ce qui est totalement différent.

Et il le fait par le prisme de l'individu, c'est là sa dimension bourgeoise.

Figures marquantes de France: