9 mai 2013

L'importance de Jean-Jacques Rousseau - 4ème partie : Rousseau disciple d'Aristote

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Jean-Jacques Rousseau est essentiel pour une critique de la bourgeoisie française ; il représente tant la dimension individuelle – sentimentale que le formalisme français rejette, que l'esprit protestant moral, que le libéralisme individualiste français rejette.

Si Rousseau est un maillon culturel entre l'épicurisme et le marxisme, c'est pour cela ; c'est parce qu'il met en avant la dignité du réel :

« Quoi qu’en disent les moralistes, l’entendement humain doit beaucoup aux passions, qui, d’un commun aveu, lui doivent beaucoup aussi : c’est par leur activité que notre raison se perfectionne ; nous ne cherchons à connaître que parce que nous désirons de jouir, et il n’est pas possible de concevoir pourquoi celui qui n’aurait ni désirs ni craintes se donnerait la peine de raisonner.

Les passions, à leur tour, tirent leur origine de nos besoins, et leur progrès de nos connaissances ; car on ne peut désirer ou craindre les choses que sur les idées qu’on en peut avoir, ou par la simple impulsion de la nature. » (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes)

Pour autant, cela ne veut pas dire que Rousseau ne soit pas imprégné de l'idéologie nationale française. En effet, Rousseau au 17ème siècle eut été un fervent révolutionnaire, en pointe de la cause pour la cause du progrès.

Il aurait été un prolongement intellectuel et culturel de l'averroïsme latin, du pré-matérialisme de la Renaissance en Europe.

Mais au 18ème siècle, il arrive bien tard, trop tard ; prisonnier de la bourgeoisie se développant, il ne peut plus assumer totalement l'humanisme, il est obligé de reconnaître la propriété (à contre-coeur).

Il est obligé de céder devant la démarche bourgeoise, comme en témoigne cette vision suivante, typiquement cartésienne tout en étant remodelé par la mise en avant des sensations :

« Mes sensations se passent en moi, puisqu’elles me font sentir mon existence ; mais leur cause m’est étrangère, puisqu’elles m’affectent malgré que j’en aie, et qu’il ne dépend de moi ni de les produire ni de les anéantir. Je conçois donc clairement que ma sensation qui est en moi, et sa cause ou son objet qui est hors de moi, ne sont pas la même chose.

Ainsi, non seulement j’existe, mais il existe d’autres êtres, savoir, les objets de mes sensations ; et quand ces objets ne seraient que des idées, toujours est-il vrai que ces idées ne sont pas moi.

Or, tout ce que je sens hors de moi et qui agit sur mes sens, je l’appelle matière ; et toutes les portions de matière que je conçois réunies en êtres individuels, je les appelle des corps. Ainsi toutes les disputes des idéalistes et des matérialistes ne signifient rien pour moi : leurs distinctions sur l’apparence et la réalité des corps sont des chimères.

Me voici déjà tout aussi sûr de l’existence de l’univers que de la mienne. Ensuite je réfléchis sur les objets de mes sensations ; et, trouvant en moi la faculté de les comparer, je me sens doué d’une force active que je ne savais pas avoir auparavant. » (Profession de foi du vicaire savoyard)

Cette « force active » c'est en fait l'intelligence active dont parlent Aristote, Avicenne et Averroès.

Mais le 18ème siècle a dépassé la Renaissance, sur le plan des forces productives. Il faut aller plus loin, mais aller plus loin c'est se soumettre à l'esprit bourgeois.

Rousseau fait donc un compromis, un compromis mortel, qui sera sa tragédie historique.

Et ce compromis, et c'est étonnant que les commentateurs bourgeois ne l'aient pas remarqué, ressemble très précisément au compromis fait par les religieux européens du Moyen-Âge qui se tournaient vers Aristote et Averroès – la logique matérialiste totale en moins.

Par exemple, on peut voir ici Rousseau assumer ouvertement la conception d'Aristote :

« Les premières causes du mouvement ne sont point dans la matière ; elle reçoit le mouvement et le communique, mais elle ne le produit pas. Plus j’observe l’action et réaction des forces de la nature agissant les unes sur les autres, plus je trouve que, d’effets en effets, il faut toujours remonter à quelque volonté pour première cause ; car supposer un progrès de causes à l’infini, c’est n’en point supposer du tout.

En un mot, tout mouvement qui n’est pas produit par un autre ne peut venir que d’un acte spontané, volontaire ; les corps inanimés n’agissent que par le mouvement, et il n’y a point de véritable action sans volonté.

Voilà mon premier principe. Je crois donc qu’une volonté meut l’univers et anime la nature. Voilà mon premier dogme, ou mon premier article de foi. » (Profession de foi du vicaire savoyard)

Ce dogme, maquillé en article de foi, ce n'est ni plus moins que la conception d'Aristote.

Cependant, Rousseau bute sur la question standard : si Dieu est un, d'où vient le multiple ? Ici, Rousseau est en deça d'Averroès, il n'arrive pas trouver une combinaison.

Il est obligé de reculer dans l'affirmation d'un matérialisme total.

Alors, il rejette tant l'épicurisme et sa conception d'un monde naturellement en mouvement (mais en mouvement chaotique) que le principe aristotélicien d'un mouvement circulaire provoqué par une « cause unique » :

« Les idées générales et abstraites sont la source des plus grandes erreurs des hommes ; jamais le jargon de la métaphysique n’a fait découvrir une seule vérité, et il a rempli la philosophie d’absurdités dont on a honte, sitôt qu’on les dépouille de leurs grands mots.

Dites-moi, mon ami, si, quand on vous parle d’une force aveugle répandue dans toute la nature, on porte quelque véritable idée à votre esprit.

On croit dire quelque chose par ces mots vagues de force universelle, de mouvement nécessaire, et l’on ne dit rien du tout. L’idée du mouvement n’est autre chose que l’idée du transport d’un lieu à un autre : il n’y a point de mouvement sans quelque direction ; car un être individuel ne saurait se mouvoir à la fois dans tous les sens. Dans quel sens donc la matière se meut-elle nécessairement ?

Toute la matière en corps a-t-elle un mouvement uniforme, ou chaque atome a-t-elle un mouvement propre ?

Selon la première idée, l’univers entier doit former une masse solide et indivisible ; selon la seconde, il ne doit former qu’un fluide épars et incohérent, sans qu’il soit jamais possible que deux atomes se réunissent. Sur quelle direction se fera ce mouvement commun de toute la matière ? Sera-ce en droite ligne, en haut, en bas, à droite ou à gauche ?

Si chaque molécule de matière a sa direction particulière, quelles seront les causes de toutes ces directions et de toutes ces différences ?

Si chaque atome ou molécule de matière ne faisait que tourner sur son propre centre, jamais rien ne sortirait de sa place, et il n’y aurait point de mouvement communiqué ; encore même faudrait-il que ce mouvement circulaire fût déterminé dans quelque sens.

Donner à la matière le mouvement par abstraction, c’est dire des mots qui ne signifient rien ; et lui donner un mouvement déterminé, c’est supposer une cause qui le détermine. Plus je multiplie les forces particulières, plus j’ai de nouvelles causes à expliquer, sans jamais trouver aucun agent commun qui les dirige.

Loin de pouvoir imaginer aucun ordre dans le concours fortuit des éléments, je n’en puis pas même imaginer le combat, et le chaos de l’univers m’est plus inconcevable que son harmonie.

Je comprends que le mécanisme du monde peut n’être pas intelligible à l’esprit humain ; mais sitôt qu’un homme se mêle de l’expliquer, il doit dire des choses que les hommes entendent. » (Profession de foi du vicaire savoyard)

C'est une position intermédiaire sans perspective, et contradictoire. Rousseau combine ce qui n'est pas combinable, dans une improbable synthèse : d'un côté, tout comme chez Averroès (et les matérialistes), la sensibilité existe au préalable. Mais de l'autre, tout comme chez Aristote (et Avicenne, voire Averroès), seule le contemplation de la « Cause suprême » permet de se sentir bien, d'être bien.

Voici ce que dit Rousseau :

« Exister pour nous, c’est sentir ; notre sensibilité est incontestablement antérieure à notre intelligence, et nous avons eu des sentiments avant des idées.

Quelle que soit la cause de notre être, elle a pourvu à notre conservation en nous donnant des sentiments convenables à notre nature ; et l’on ne saurait nier qu’au moins ceux-là ne soient innés.

Ces sentiments, quant à l’individu, sont l’amour de soi, la crainte de la douleur, l’horreur de la mort, le désir du bien-être.

Mais si, comme on n’en peut douter, l’homme est sociable par sa nature, ou du moins fait pour le devenir, il ne peut l’être que par d’autres sentiments innés, relatifs à son espèce ; car, à ne considérer que le besoin physique, il doit certainement disperser les hommes au lieu de les rapprocher.

Or c’est du système moral formé par ce double rapport à soi-même et à ses semblables que naît l’impulsion de la conscience.

Connaître le bien, ce n’est pas l’aimer : l’homme n’en a pas la connaissance innée, mais sitôt que sa raison le lui fait connaître, sa conscience le porte à l’aimer : c’est ce sentiment qui est inné. » (Profession de foi du vicaire savoyard)

D'un côté, l'être humain a une base matérielle, il veut être heureux : c'est là l'épicurisme, et aussi le matérialisme atteint par Averroès.

Mais de l'autre, supprimer Dieu, le principe de « cause », semble impossible à Rousseau.  

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