1 nov 1902

Karl Kautsky – Les antagonismes de classes à l'époque de la Révolution française – Introduction (1889)

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Les antagonismes de classes à l'époque de la Révolution française - 1889

I. Introduction

C'est le 17 juin 1789 que les députés du Tiers État, pressés par l'effervescence révolutionnaire du pays tout entier, se constituèrent en Assemblée Nationale et donnèrent par là-même le coup d'envoi du gigantesque drame social que nous appelons la Grande Révolution « par excellence ».

Les espérances que fit naître cette initiative étaient immenses, mais elles furent encore dépassées par l'enchaînement des événements qui suivirent. L'édifice de l’État féodal, qui paraissait naguère encore si solide, s'effondra comme un château de cartes sous l'assaut des masses. En l'espace de quelques mois seulement furent brisées toutes les entraves qui avaient corseté la France et failli la faire périr étouffée. Comme un géant encore dans l'enfance, le nouveau mode de production pouvait désormais bénéficier du grand air, de la lumière et de toutes les possibilités d'un plein épanouissement. Devant l'enthousiasme du peuple affranchi, les résistances se volatilisèrent. La France, qui sous l'ancien régime, était devenue la risée de toute l'Europe, résistait maintenant victorieusement à l'assaut conjugué des monarchies européennes alliées à la contre-révolution intérieure. Et la bannière de la révolution n'allait pas tarder à parcourir tout le continent en volant de victoire en victoire.

D'un autre côté, assurément, il apparut que nombre des espoirs nourris par les hommes de la révolution étaient des chimères. L'abolition des privilèges n'avait pas suffi pour que s'instaure le règne de la liberté et de la fraternité. De nouveaux antagonismes de classes se faisaient jour, et ils étaient gros de nouvelles luttes sociales et de nouveaux bouleversements. La misère ne reculait pas, le prolétariat grossissait, de même que s'intensifiait l'exploitation de la population laborieuse. L’État et la société dont accoucha la révolution ne correspondaient ni à l'idéal de Montesquieu ni à celui de J.-J. Rousseau. La réalité des conditions objectives avait été plus forte que les idées.

Un événement historique comme celui-là présente bien entendu tellement de facettes différentes que tous les courants, ceux qui veulent le glorifier et le célébrer tout comme ceux qui éprouvent le besoin de le vilipender, de le tourner en ridicule ou de le vouer aux gémonies, peuvent y trouver de quoi s'alimenter.

Il est encore plus facile d'y trouver de quoi nourrir des objectifs partisans si on se place d'un point de vue moralisateur. Un drame de cette ampleur chauffe à l'extrême les passions des acteurs. On peut trouver dans tous les partis des exemples des vertus les plus plaisantes et les plus sublimes, des exemples d'héroïsme et de désintéressement sans équivalent, mais tout autant des exemples d'une ignoble bassesse, de cruauté, de lâcheté et de cupidité. Chacun peut à moindres frais s'offrir le plaisir d'exalter les traits sympathiques des siens et de jeter l'ignominie des autres à la face des adversaires.

Cette façon d'écrire l'histoire a beau être plutôt étrange, le nombre de ceux qui ont su s'en abstenir est fort réduit. Et cela s'explique tout naturellement. Les antagonismes qui explosèrent au cours de la révolution française ne sont pas encore totalement dépassés. Elle en a elle-même créé de nouveaux, qui se sont alors manifestés pour la première fois et n'ont depuis lors fait que s'aiguiser et se préciser. Il n'existe aucun parti moderne qui ne se sente d'une manière ou d'une autre, par tradition ou sympathie, ou en raison d'une analogie dans la situation ou les buts poursuivis, une parenté avec l'une ou l'autre des tendances de la révolution française, et ne soit de ce fait enclin à porter sur elles un jugement particulièrement indulgent, tout en étant particulièrement sévère pour les tendances des adversaires.

Mais la révolution française elle-même a ouvert la voie à une conception de l'histoire qui rend possible un examen objectif des phénomènes historiques, celui-là comme tous les autres, une conception qui voit, en dernière analyse, la force propulsive de l'évolution historique non pas dans les volontés humaines, mais dans les rapports objectifs qui lient les individus tout en étant indépendants d'eux, ou pour mieux dire, qui les dominent,.

Ceux qui dressent le tableau de la révolution française en la présentant comme l’œuvre des philosophes, des Voltaire et des Rousseau, d'un côté, et de l'autre, des orateurs de l'Assemblée Nationale, des Mirabeau et des Robespierre, ne pouvaient cependant pas ne pas noter que le conflit qui a débouché sur la révolution provenait de l'antagonisme opposant les deux premiers ordres et le Tiers État. Ils ont vu que cet antagonisme n'était pas éphémère et contingent : il avait déjà opéré dans les États Généraux de 1614 et dans ceux qui les avaient précédés, il avait été un facteur essentiel de l'évolution historique, et au premier chef de la consolidation de la royauté absolue. Il ne pouvait leur échapper que ce conflit prenait ses racines dans les structures économiques.

Certes, dans la plupart des ouvrages consacrés à la période révolutionnaire, la lutte des classes n'apparaissait pas, elle n'apparaît encore aujourd'hui toujours pas, comme le moteur du bouleversement, mais seulement comme un épisode situé au milieu des luttes des philosophes, des orateurs et des hommes d’État, comme si ces dernières n'étaient pas le résultat nécessaire de celle-là. Il a fallu un gigantesque travail conceptuel pour que ce qui semblait être un phénomène épisodique, fût identifié comme le ressort réel, non seulement de toute la Révolution, mais aussi de toute l'évolution des sociétés depuis que se sont constitués les antagonismes de classes.

La conception matérialiste de l'histoire est encore aujourd'hui très contestée. Mais l'idée que la révolution française est l'aboutissement d'une lutte de classes entre le Tiers État et les deux autres ordres, est en revanche presque généralement admise depuis longtemps. Elle a cessé d'être une théorie destinée seulement aux spécialistes, elle est devenue totalement populaire, notamment auprès de la classe ouvrière allemande. Les adeptes de cette idée ont actuellement moins pour tâche de la défendre que de la préserver de toute édulcoration.

Quand on ramène le cours de l'histoire à celle des luttes de classes, la tentation est grande de supposer que dans la société en question il n'y a que deux camps, deux classes en lutte, deux masses compactes et homogènes, la masse révolutionnaire et la masse réactionnaire, qu'il n'y a qu'un « eux et nous ». À ce compte, la tâche de l'historien serait assez facile. Mais la réalité est loin d'être aussi simple. La société est un organisme extraordinairement complexe, elle le devient chaque jour davantage, c'est un enchevêtrement de classes multiples et d'intérêts les plus divers, lesquels peuvent, en fonction de la situation, se regrouper en formant les partis les plus variés.

Cela vaut pour aujourd'hui, et cela vaut aussi pour l'époque de la révolution française.