Gainsbourg, dernier (vrai) poète français de la période capitaliste
Submitted by Anonyme (non vérifié)Il ne faut pas confondre le grotesque et le décadent. Là est la confusion que l’on fait trop souvent au sujet de Serge Gainsbourg, mort il y a 20 ans.
Son histoire est, d’une certaine manière, typique de celle d’une personne juive ashkénaze : elle commence par l’humiliation, avec le port de l’étoile jaune et le surnom de « Ginette » par des jeunes pétris de social-darwinisme. Puis, elle se termine par une victoire culturelle incomprise et culminant dans le tourbillon de l’autodestruction.
C’est cette perspective juive askhénaze qui a notamment contribué à donner naissance au punk (avec les « ancêtres » Lou Reed, Jonathan Richman, Bob Dylan, puis avec donc Joey et Tommy Ramone, Martin Rev et Alan Vega, Nancy Spungen et Malcolm McLaren, Hilly Kristal qui a fondé le CBGB…). En France, on pourrait parler de Daniel Darc, mais la figure historique est bien entendu… Serge Gainsbourg.
Serge Gainsbourg qui, sur son pianio ultra-classique de marque Steinway, avait un portrait du grand compositeur romantique Frédéric Chopin et une photographie de la figure punk par excellence, Sid Vicious…
Lorsque Jean Ferrat est mort, nous avons évalué son oeuvre comme mièvre et sans réelle valeur culturelle en particulier. Il était engagé, c’est vrai, et Gainsbourg ne l’était pas. Mais Ferrat faisait de la variété, et n’était nullement un poète, pour ne pas dire pas un artiste. Gainsbourg, lui, assumait la réalité dans sa chair.
Alors, logiquement, nous opposions à l’insipide Ferrat la figure de Gainsbourg, ce qui nous a valu par exemple une réaction antisémite de la part de quelqu’un… d’extrême-gauche. C’est tout un symbole de ce qu’est le fascisme, car Gainsbourg – le juif cultivé intégré à la société française (et non « absorbé » de manière formelle comme Jean Ferrat) – est totalement insupportable aux fascistes.
Inversement, il est extrêmement populaire. N’y a-t-il pas là un paradoxe ? Les fascistes aimant les décadents, et le peuple les abhorrant, ne devrait-il pas y avoir une situation inverse ?
En fait, non, pour une raison très simple, qui est la même raison justement pour laquelle l’extrême-gauche ne parle absolument pas de Gainsbourg, même pas à l’occasion des vingt ans de sa mort… Malgré l’indéniable ferveur populaire.
Cette raison est la suivante, expliquée par Mao Zedong, et qui consiste à considérer la culture comme étant en mouvement.
A vrai dire, les œuvres du passé ne sont pas des sources, mais des cours d’eau ; elles ont été créées avec les matériaux que les auteurs anciens ou étrangers ont puisés dans la vie du peuple de leur temps et de leur pays.
Nous devons recueillir tout ce qu’il y a de bon dans l’héritage littéraire et artistique légué par le passé, assimiler d’un esprit critique ce qu’il contient d’utile et nous en servir comme d’un exemple, lorsque nous créons des œuvres en empruntant à la vie du peuple de notre temps et de notre pays les matériaux nécessaires.
Entre avoir et ne pas avoir un tel exemple, il y a une différence : la différence qui fait que l’œuvre est élégante ou brute, raffinée ou grossière, supérieure ou inférieure et que l’exécution en est aisée ou laborieuse.
C’est pourquoi nous ne devons pas rejeter l’héritage des anciens et des étrangers ni refuser de prendre leurs œuvres pour exemples, fussent-elles féodales ou bourgeoises. Mais accepter cet héritage et le prendre en exemple ne doit jamais suppléer à notre propre activité de création, que rien ne peut remplacer.
Transposer et imiter sans aucun esprit critique les œuvres anciennes et étrangères, c’est, en littérature et en art, tomber dans le dogmatisme le plus stérile et le plus nuisible. »
Quand on comprend la portée de ces lignes, on constate aisément que Serge Gainsbourg a été un authentique artiste :
- il s’est fondé sur les oeuvres du passé ;
- il a suivi l’évolution musicale, sans jamais rester statique.
Le premier point est peu connu, en raison de la fin de la carrière de Gainsbourg, qui a donné l’image d’un décadent coupé de tout. Seulement, il s’agissait seulement d’une mise en scène. D’une mise en scène grotesque, ayant en arrière-plan la culture juive ashklénaze troublée, voire brisée par la destruction des personnes juives en Europe.
Les chansons de Gainsbourg sont, en effet – c’est le principe du cours d’eau dont parlait Mao Zedong – issues des oeuvres du passé. Voici donc quelques titres de Gainsbourg, avec à côté leur source :
Lemon Incest => Etude n°3 en mi majeur Opus 10, de Frédéric Chopin
Baby alone in Babylone => Thème du 3e mouvement de la 3e symphonie, de Brahms
My Lady Heroïne => Sur un marché persan, de Albert Ketèlbey
Initials B.B. => Symphonie (n°9) du Nouveau-Monde, 1er mouvement, de Dvořák
Jane B => Prélude en mi mineur Opus 28 n°4, de Frédéric Chopin)
Ma Lou Marilou => Sonate Appassionata Opus 57, 1er mouvement, de Beethoven
Marilou sous la neige => Pomp and circumstances Opus 39 n°1, de Elgar
Poupée de cire, poupée de son => quatrième mouvement (prestissimo) de la Sonate pour piano 1 en fa mineur op.2-1 de Beethoven
La littérature est également totalement présente dans ses chansons. Voici par exemple ce qu’on pouvait lire dans l’Humanité en 1985, qui cite Gainsbourg :
Mes premières évasions je les dois aux contes : Perrault, Grimm, Andersen, puis Kipling et Fenimore Cooper. J’ai pleuré aux dernières pages du « Dernier des Mohicans ». Chez les Russes c’est Gorki que je préfère. Très hard. J’ai rencontré Rimbaud, Baudelaire et Edgar Allan Poe au moment où j’attaquais ma formation de peintre. Dans le dessin j’avais la facture de Rodin… Mais ceci est une autre histoire…
Donc, Huysmans. Chez lui j’apprécie la froideur esthétique presque inhumaine. Plus tard j’ai retrouvé cela chez Nabokov. La fin de « Lolita »…
« Ma voiture épuisée est en piteux état. La dernière étape est la plus dure. Dans l’herbe d’un fossé je mourrai, Lolita. Et tout le reste est littérature. »
Voici également une liste de livres, donnée en 1958 dans l’interview publiée avec son premier disque :
- Sur une île déserte vous emporteriez…
- « Une vieille maîtresse » de Barbey d’Aurevilly, les poésies de Catulle, « Don Quichotte » de Cervantès, « Adolphe » de Benjamin Constant, « Les Contes fantastiques » de Poe, les contes de Grimm et de Perrault.
Gainsbourg était un poète bourgeois, issu de la tradition symboliste du 19ème siècle. François Mitterrand, le dernier président classique de l’histoire bourgeoise de la France, par conséquent un lettré de très haut niveau, avait bien compris cela. A la mort de Gainsbourg, il a ainsi pu dire :
C’est notre Baudelaire, notre Apollinaire… Il éleva la chanson à la catégorie d’art.
Ici, Mitterrand prouve sa culture titanesque. Si lui-même prétendait « changer la vie » (mot d’ordre de Rimbaud), il est issu de l’extrême-droite et il connaît parfaitement et la décadence narcissique dandy de Baudelaire, et celle nationaliste d’Apollinaire.
Rattacher Gainsbourg non pas à Rimbaud (pourtant une référence incontournable pour la gauche, y compris pour Gainsbourg) mais à Baudelaire et Apollinaire est juste, sans nul doute.
Il y a chez Gainsbourg la noirceur de Baudelaire et la frivolité d’Apollinaire. Ce qui est très fort ici est que Gainsbourg, au fond, le savait. Il considérait que la chanson était un « art mineur ». Dans sa dernière interview, il considère comme « orgueilleux » de prétendre avoir laissé une oeuvre qui restera ; il se considérait comme de bien peu d’importance par rapport à Rimbaud. Certaines oeuvres de lui seraient « pas dégueus », voilà tout.
Cette humilité est celle d’un artiste authentique. Tourmenté, il est vrai, et gangrené par la frivolité de la bourgeoisie, évidemment.
Mais il aura tenté de s’enfuir de ce carcan, par des provocations en série, des provocations non pas décadentes, mais littéralement grotesques. On devine cette dimension juive askhénaze lorsqu’on connaît sa blague : « Qui a coulé le titanic ? Iceberg, encore un juif ! »
L’extrême-droite d’ailleurs le haïssait.
L’auteur réactionnaire Marc-Edouard Nabe, très à la mode chez les réactionnaires aujourd’hui, avait écrit un « Serge Gainsbeurk » dans « L’Idiot International » (du 25 octobre 1989) où, parlant de la mort prochaine de Gainsbourg, il expliquait dans un discours typiquement antisémite où la personne juive n’existe qu’à moitié et ne peut être « admirée » que par des ratés :
Avec sa torve gueule de faux Soutine, il ne pouvait être pris en modèle que par les haineux de l’art, les rockers incultes et les exhibitionnistes de sensibleries. Alcoolique professionnel, simulateur, paumé, demi-chanteur, demi-mélodiste, demi-parolier, demi-provocateur, demi-incestueux, demi-barbu, demi-russe, demi-tout.
A l’occasion de ces 20 ans, Le Figaro a publié un papier ultra-agressif, « Grandeur et décadence de Serge Gainsbourg » (18 février 2011), valant d’ailleurs à son auteur Nicolas Ungemuth une volée de bois-vert.
Rappelons justement que niveau antisémitisme, la reprise reggae de La Marseillaise (Aux armes et cætera) avait valu un article très connu dans Le Figaro Magazine (du 1er juin 1979) :
Oh, de Lily Pons à Line Renaud, on ne compte pas les artistes lyriques ou de variétés ayant chanté La Marseillaise quand l’occasion s’en présentait. En revanche, la vomir ainsi – et je pense à un autre verbe moins châtié mais plus imagé –, la vomir ainsi par bribes éparses, jamais nous n’avions entendu cela.
Et encore, l’entendre est une chose. Mais le voir ! (…) Œil chassieux, barbe de trois jours, lippe dégoulinante, blouson savamment avachi, main au fond des poches. Bref, plus attentivement délabré, plus définitivement « crado » que jamais. (…).
Que l’on veuille bien m’excuser de dire aussi nettement les choses et de manquer peut-être à la plus élémentaire charité, mais quand je vois apparaître Serge Gainsbourg, je me sens devenir écologique. Comprenez par là que je me trouve aussitôt en état de défense contre une sorte de pollution ambiante qui me semble émaner spontanément de sa personne et de son oeuvre, comme de certains tuyaux d’échappement sous un tunnel routier (…).
Et puis, il faut bien aborder, pour finir, l’aspect le plus délicat et qui n’est pas le moins grave de cette minable mais aussi de cette odieuse « chienlit ».
Beaucoup d’entre nous s’alarment, souvent à juste titre, de certaines résurgences, dans notre monde actuel, d’un antisémitisme que l’on était en droit de croire enseveli à jamais avec les six millions de martyrs envoyés à la mort par son incarnation la plus démoniaque.
Or, dans ce domaine de l’antisémitisme, chacun sait que, s’il y a des propagateurs, il peut y avoir aussi, hélas !, les provocateurs (…). Il n’est évidemment pas un homme de bonne foi, qui songerait à associer cette parodie scandaleuse, même si elle est débile, de notre hymne national et le judaïsme de Gainsbourg. Mais ce ne sont pas précisément les hommes de bonne foi qui constituent les bataillons de l’antisémitisme (…)
En dehors de la méprisable insulte au chant de notre patrie, ce mauvais coup dans le dos de ses coreligionnaires était-il vraiment le seul moyen que Serge Gainsbourg pût trouver pour relancer une carrière que l’on disait plutôt défaillante depuis quelque temps ?
On a ici l’antisémitisme du début du 21ème siècle avant l’heure (comme avec Soral : les personnes juives provoquent l’antisémitisme, etc.).
Gainsbourg aura, en raison de cette reprise, également eu à faire avec les militaires parachutistes, présents en force lors d’un concert à Strasbourg, dans un épisode connu où Gainsbourg s’en sort par une pirouette (chanter la version classique de la Marseillaise et s’enfuir avec un bras d’honneur).
Tout cela est révélateur : Gainsbourg bousculait la culture, refusait le statique, intégrant volontairement les formes nouvelles (reggae, funk…).
Il était un producteur.
Gainsbourg a ainsi énormément composé, depuis les chansons jusqu’aux bandes-originales de film.
Entre un début totalement classique dans son approche de la chanson française (où ressort notamment Le Poinçonneur des Lilas), et une fin tendant au baroque le plus complet (avec la reprise hallucinée, funk et homo-érotique, de Mon légionnaire), Histoire de Melody Nelson ressort comme la construction la plus savante.
On ne sera nullement étonné que ce soit cette oeuvre qui, justement, ressemble le plus à un cours d’eau…