20 fév 1957

Blaise Pascal - Les Provinciales, Dix-huitième lettre (1656)

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DIX-HUITIÈME LETTRE

AU RÉVÉREND PÈRE ANNAT JÉSUITE.

Du 24 mars 1657.

MON RÉVÉREND PÈRE,

Il y a longtemps que vous travaillez à trouver quelque erreur dans vos adversaires ; mais je m’assure que vous avouerez à la fin qu’il n’y a peut-être rien de si difficile que de rendre hérétiques ceux qui ne le sont pas, et qui ne fuient rien tant que de l’être. J’ai fait voir, dans ma dernière Lettre, combien vous leur aviez imputé d’hérésies l’une après l’autre, manque d’en trouver une que vous ayez pu longtemps maintenir ; de sorte qu’il ne vous était plus resté que de les en accuser, sur ce qu’ils refusaient de condamner le sens de Jansénius, que vous vouliez qu’ils condamnassent sans qu’on l’expliquât. C’était bien manquer d’hérésies à leur reprocher que d’en être réduit là. Car qui a jamais ouï parler d’une hérésie que l’on ne puisse exprimer ? Aussi on vous a facilement répondu, en vous représentant que, si Jansénius n’a point d’erreurs, il n’est pas juste de le condamner ; et que, s’il en a, vous deviez les déclarer, afin que l’on sût au moins ce que c’est que l’on condamne. Vous ne l’aviez néanmoins jamais voulu faire ; mais vous aviez essayé de fortifier votre prétention par des décrets qui ne faisaient rien pour vous, puisqu’on n’y explique en aucune sorte le sens de Jansénius, qu’on dit avoir été condamné dans ces cinq propositions. Or ce n’était pas là le moyen de terminer vos disputes. Si vous conveniez de part et d’autre du véritable sens de Jansénius, et que vous ne fussiez plus en différend que de savoir si ce sens est hérétique ou non, alors les jugements qui déclareraient que ce sens est hérétique toucheraient ce qui serait véritablement en question. Mais la grande dispute étant de savoir quel est ce sens de Jansénius, les uns disant qu’ils n’y voient que le sens de saint Augustin et de saint Thomas ; et les autres, qu’ils y en voient un qui est hérétique, et qu’ils n’expriment point ; il est clair qu’une Constitution qui ne dit pas un mot touchant ce différend, et qui ne fait que condamner en général le sens de Jansénius sans l’expliquer, ne décide rien de ce qui est en dispute.

C’est pourquoi l’on vous a dit cent fois que votre différend n’étant que sur ce fait, vous ne le finiriez jamais qu’en déclarant ce que vous entendez par le sens de Jansénius. Mais comme vous vous étiez toujours opiniâtrés à le refuser, je vous ai enfin poussé dans la dernière Lettre, où j’ai fait entendre que ce n’est pas sans mystère que vous aviez entrepris de faire condamner ce sens sans l’expliquer, et que votre dessein était de faire retomber un jour cette condamnation indéterminée sur la doctrine de la grâce efficace, en montrant que ce n’est autre chose que celle de Jansénius, ce qui ne vous serait pas difficile. Cela vous a mis dans la nécessité de répondre ; car, si vous vous fussiez encore obstinés après cela à ne point expliquer ce sens, il eût paru aux moins éclairés que vous n’en vouliez en effet qu’à la grâce efficace ; ce qui eût été la dernière confusion pour vous, dans la vénération qu’a l’Église pour une doctrine si sainte.

Vous avez donc été obligé de vous déclarer ; et c’est ce que vous venez de faire en répondant à ma Lettre, où je vous avais représenté que si Jansénius avait, sur ces cinq propositions, quelque autre sens que celui de la grâce efficace, il n’avait point de défenseurs ; mais que, s’il n’avait point d’autre sens que celui de la grâce efficace, il n’avait point d’erreurs. Vous n’avez pu désavouer cela, mon Père ; mais vous y faites une distinction en cette sorte, page 21 : Il ne suffi pas, dites-vous, pour justifier Jansénius, de dire qu’il ne tient que la grâce efficace, parce qu’on la peut tenir en deux manières : l’une hérétique, selon Calvin, qui consiste à dire que la volonté mue par la grâce n’a pas le pouvoir d’y résister ; l’autre, orthodoxe, selon les Thomistes et les Sorbonnistes, qui est fondée sur des principes établis par les Conciles, qui est que la grâce efficace par elle-même gouverne la volonté de telle sorte, qu’on a toujours le pouvoir d’y résister.

On vous accorde tout cela, mon Père, et vous finissez en disant que Jansénius serait catholique, s’il défendait la grâce efficace selon les Thomistes : mais qu’il est hérétique, parce qu’il est contraire aux Thomistes et conforme à Calvin, qui nie le pouvoir de résister à la grâce. Je n’examine pas ici, mon Père, ce point de fait ; savoir, si Jansénius est en effet conforme à Calvin. Il me suffit que vous le prétendiez, et que vous nous fassiez savoir aujourd’hui que, par le sens de Jansénius, vous n’avez entendu autre chose que celui de Calvin. N’était-ce donc que cela, mon Père, que vous vouliez dire ? N’était-ce que l’erreur de Calvin que vous vouliez faire condamner sous le nom du sens de Jansénius ? Que ne le déclariez-vous plus tôt ? Vous vous fussiez bien épargné de la peine ; car, sans Bulles ni Brefs, tout le monde eût condamné cette erreur avec vous. Que cet éclaircissement était nécessaire, et qu’il lève de difficultés ! Nous ne savions, mon Père, quelle erreur les Papes et les évêques avaient voulu condamner sous le nom du sens de Jansénius. Toute l’Église en était dans une peine extrême, et personne ne nous le voulait expliquer. Vous le faites maintenant mon Père, vous que tout votre parti considère comme le chef et le premier moteur de tous ses conseils, et qui savez le secret de toute cette conduite. Vous nous l’avez donc dit, que ce sens de Jansénius n’est autre chose que le sens de Calvin condamné par le Concile. Voilà bien des doutes résolus. Nous savons maintenant que l’erreur qu’ils ont eu dessein de condamner sous ces termes du sens de Jansénius n’est autre chose que le sens de Calvin, et qu’ainsi nous demeurons dans l’obéissance à leurs décrets en condamnant avec eux ce sens de Calvin qu’ils ont voulu condamner. Nous ne sommes plus étonnés de voir que les Papes et quelques évêques aient été si zélés contre le sens de Jansénius. Comment ne l’auraient-ils pas été, mon Père, ayant créance en ceux qui disent publiquement que ce sens est le même que celui de Calvin ?

Je vous déclare donc, mon Père, que vous n’avez plus rien à reprendre en vos adversaires, parce qu’ils détestent assurément ce que vous détestez. Je suis seulement étonné de voir que vous l’ignoriez, et que vous ayez si peu de connaissance de leurs sentiments sur ce sujet, qu’ils ont tant de fois déclarés dans leurs ouvrages. Je m’assure que, si vous en étiez mieux informé, vous auriez du regret de ne vous être pas instruit avec un esprit de paix d’une doctrine si pure et si chrétienne, que la passion vous fait combattre sans la connaître. Vous verriez, mon Père, que non seulement ils tiennent qu’on résiste effectivement à ces grâces faibles, qu’on appelle excitantes ou inefficaces, en n’exécutant pas le bien qu’elles nous inspirent, mais qu’ils sont encore aussi fermes à soutenir contre Calvin le pouvoir que la volonté a de résister même à la grâce efficace et victorieuse qu’à défendre contre Molina le pouvoir de cette grâce sur la volonté, aussi jaloux de l’une de ces vérités que de l’autre. Ils ne savent que trop que l’homme, par sa propre nature, a toujours le pouvoir de pécher et de résister à la grâce, et que, depuis sa corruption, il porte un fonds malheureux de concupiscence, qui lui augmente infiniment ce pouvoir ; mais que néanmoins, quand il plaît à Dieu de le toucher par sa miséricorde, il lui fait faire ce qu’il veut et en la manière qu’il le veut, sans que cette infaillibilité de l’opération de Dieu détruise en aucune sorte la liberté naturelle de l’homme, par les secrètes et admirables manières dont Dieu opère ce changement, que saint Augustin a si excellemment expliquées, et qui dissipent toutes les contradictions imaginaires que les ennemis de la grâce efficace se figurent entre le pouvoir souverain de la grâce sur le libre arbitre et la puissance qu’a le libre arbitre de résister à la grâce ; car, selon ce grand saint, que les Papes de l’Église ont donné pour règle en cette matière, Dieu change le cœur de l’homme par une douceur céleste qu’il y répand, qui, surmontant la délectation de la chair, fait que l’homme sentant d’un côté sa mortalité et son néant, et découvrant de l’autre la grandeur et l’éternité de Dieu, conçoit du dégoût pour les délices du péché, qui le séparent du bien incorruptible. Trouvant sa plus grande joie dans le Dieu qui le charme, il s’y porte infailliblement de lui-même, par un mouvement tout libre, tout volontaire, tout amoureux ; de sorte que ce lui serait une peine et un supplice de s’en séparer. Ce n’est pas qu’il ne puisse toujours s’en éloigner, et qu’il ne s’en éloignât effectivement, s’il le voulait. Mais comment le voudrait-il, puisque la volonté ne se porte jamais qu’à ce qu’il lui plaît le plus, et que rien ne lui plaît tant alors que ce bien unique, qui comprend en soi tous les autres biens ? Quod enim amplius nos delectat, secundum id operemur necesse est, comme dit saint Augustin.

C’est ainsi que Dieu dispose de la volonté libre de l’homme sans lui imposer de nécessité ; et que le libre arbitre, qui peut toujours résister à la grâce, mais qui ne le veut pas toujours, se porte aussi librement qu’infailliblement à Dieu, lorsqu’il veut l’attirer par la douceur de ses inspirations efficaces.

Ce sont là, mon Père, les divins principes de saint Augustin et de saint Thomas, selon lesquels il est véritable que nous pouvons résister à la grâce, contre l’opinion de Calvin ; et que néanmoins, comme dit le pape Clément VIII, dans son écrit adressé à la Congrégation De auxiliis : Dieu forme en nous le mouvement de notre volonté, et dispose efficacement de notre cœur, par l’empire que sa majesté suprême a sur les volontés des hommes, aussi bien que sur le reste des créatures qui sont sous le ciel, selon saint Augustin.

C’est encore selon ces principes que nous agissons de nous-mêmes ; ce qui fait que nous avons des mérites qui sont véritablement nôtres, contre l’erreur de Calvin, et que néanmoins, Dieu étant le premier principe de nos actions et faisant en nous ce qui lui est agréable, comme dit saint Paul, nos mérites sont des dons de Dieu, comme dit le Concile de Trente.

C’est par là qu’est détruite cette impiété de Luther, condamnée par le même Concile, que nous ne coopérons en aucune sorte à notre salut, non plus que des choses inanimées ; et c’est par là qu’est encore détruite l’impiété de l’école de Molina, qui ne veut pas reconnaître que c’est la force de la grâce même qui fait que nous coopérons avec elle dans l’œuvre de notre salut : par où il ruine ce principe de foi établi par saint Paul, que c’est Dieu qui forme en nous et la volonté et l’action.

Et c’est enfin par ce moyen que s’accordent tous ces passages de l’Écriture, qui semblent les plus opposés : Convertissez-vous à Dieu : Seigneur, convertissez-nous à vous. Rejetez vos iniquités hors de vous : c’est Dieu qui ôte les iniquités de son peuple. Faites des œuvres dignes de pénitence : Seigneur, vous avez fait en nous toutes nos œuvres. Faites-vous un cœur nouveau et un esprit nouveau : Je vous donnerai un esprit nouveau, et je créerai en vous un cœur nouveau, etc.

L’unique moyen d’accorder ces contrariétés apparentes qui attribuent nos bonnes actions tantôt à Dieu et tantôt à nous, est de reconnaître que, comme dit saint Augustin, nos actions sont nôtres, à cause du libre arbitre qui les produit ; et qu’elles sont aussi de Dieu, à cause de sa grâce qui fait que notre [libre] arbitre les produit. Et que, comme il dit ailleurs, Dieu nous fait faire ce qu’il lui plaît, en nous faisant vouloir ce que nous pourrions ne vouloir pas : a Deo factum est ut vellent quod nolle potuissent.

Ainsi, mon Père, vos adversaires sont parfaitement d’accord avec les nouveaux Thomistes mêmes, puisque les Thomistes tiennent comme eux, et le pouvoir de résister à la grâce, et l’infaillibilité de l’effet de la grâce, qu’ils font profession de soutenir si hautement, selon cette maxime capitale de leur doctrine, qu’Alvarez, l’un des plus considérables d’entre eux, répète si souvent dans son livre, et qu’il exprime, Disp. 72, n. 4, en ces termes : Quand la grâce efficace meut le libre arbitre, il consent infailliblement, parce que l’effet de la grâce est de faire qu’encore qu’il puisse ne pas consentir, il consente néanmoins en effet. Dont il donne pour raison celle-ci de saint Thomas, son Maître ; Que la volonté de Dieu ne peut manquer d’être accomplie ; et qu’ainsi, quand il veut qu’un homme consente à la grâce, il consent infailliblement, et même nécessairement, non pas d’une nécessité absolue, mais d’une nécessité d’infaillibilité. En quoi la grâce ne blesse pas le pouvoir qu’on a de résister si on le veut ; puisqu’elle fait seulement qu’on ne veut pas y résister, comme votre Père Pétau le reconnaît en ces termes, to. I, p. 602 : La grâce de Jésus-Christ fait qu’on persévère infailliblement dans la piété, quoique non par nécessité : car on peut n’y pas consentir si on le veut, comme dit le Concile ; mais cette même grâce fait que l’on ne le veut pas.

C’est là, mon Père, la doctrine constante de saint Augustin de saint Prosper, des Pères qui les ont suivis, des Conciles, de saint Thomas, de tous les Thomistes en général. C’est aussi celle de vos adversaires, quoique vous ne l’ayez pas pensé ; et c’est enfin celle que vous venez d’approuver vous-même en ces termes : La doctrine de la grâce efficace, qui reconnaît qu’on a le pouvoir d’y résister, est orthodoxe, appuyée sur les Conciles, et soutenue par les Thomistes et les Sorbonnistes. Dites la vérité, mon Père : si vous eussiez su que vos adversaires tiennent effectivement cette doctrine, peut-être que l’intérêt de votre Compagnie vous eût empêché d’y donner cette approbation publique : mais, vous étant imaginé qu’ils y étaient opposés, ce même intérêt de votre Compagnie vous a porté à autoriser des sentiments que vous croyiez contraires aux leurs ; et par cette méprise, voulant ruiner leurs principes, vous les avez vous-même parfaitement établis. De sorte qu’on voit aujourd’hui, par une espèce de prodige, les défenseurs de la grâce efficace justifiés par les défenseurs de Molina : tant la conduite de Dieu est admirable pour faire concourir toutes choses à la gloire de sa vérité.

Que tout le monde apprenne donc, par votre propre déclaration, que cette vérité de la grâce efficace, nécessaire à toutes les actions de piété, qui est si chère à l’Église, et qui est le prix du sang de son Sauveur, est si constamment catholique, qu’il n’y a pas un catholique, jusques aux Jésuites mêmes, qui ne la reconnaisse pour orthodoxe. Et l’on saura en même temps, par votre propre confession, qu’il n’y a pas le moindre soupçon d’erreur dans ceux que vous en avez tant accusés, car, quand vous leur en imputiez de cachées sans les vouloir découvrir, il leur était aussi difficile de s’en défendre qu’il vous était facile de les en accuser de cette sorte ; mais maintenant que vous venez de déclarer que cette erreur qui vous oblige à les combattre est celle de Calvin, que vous pensiez qu’ils soutinssent, il n’y a personne qui ne voie clairement qu’ils sont exempts de toute erreur, puisqu’ils sont si contraires à la seule que vous leur imposez, et qu’ils protestent, par leurs discours, par leurs livres, et par tout ce qu’ils peuvent produire pour témoigner leurs sentiments, qu’ils condamnent cette hérésie de tout leur cœur, et de la même manière que font les Thomistes, que vous reconnaissez sans difficulté pour catholiques, et qui n’ont jamais été suspects de ne le pas être.

Que direz-vous donc maintenant contre eux, mon Père ? Qu’encore qu’ils ne suivent pas le sens de Calvin, ils sont néanmoins hérétiques, parce qu’ils ne veulent pas reconnaître que le sens de Jansénius est le même que celui de Calvin ? Oseriez-vous dire que ce soit là une matière d’hérésie ? Et n’est-ce pas une pure question de fait qui n’en peut former ? C’en serait bien une de dire qu’on n’a pas le pouvoir de résister à la grâce efficace ; mais en est-ce une de douter si Jansénius le soutient ? Est-ce une vérité révélée ? Est-ce un article de foi qu’il faille croire sur peine de damnation ? Et n’est-ce pas malgré vous un point de fait pour lequel il serait ridicule de prétendre qu’il y eût des hérétiques dans l’Église ?

Ne leur donnez donc plus ce nom, mon Père, mais quelque autre qui soit proportionné à la nature de votre différend. Dites que ce sont des ignorants et des stupides, et qu’ils entendent mal Jansénius ; ce seront des reproches assortis à votre dispute ; mais de les appeler hérétiques, cela n’y a nul rapport. Et comme c’est la seule injure dont je les veux défendre, je ne me mettrai pas beaucoup en peine de montrer qu’ils entendent bien Jansénius. Tout ce que je vous en dirai est qu’il me semble, mon Père, qu’en le jugeant par vos propres règles, il est difficile qu’il ne passe pour catholique, car voici ce que vous établissez pour l’examiner.

Pour savoir, dites-vous, si Jansénius est à couvert, il faut savoir s’il défend la grâce efficace à la manière de Calvin, qui nie qu’on ait le pouvoir d’y résister ; car alors il serait hérétique : ou à la manière des Thomistes, qui l’admettent, car alors il serait Catholique. Voyez donc, mon Père, s’il tient qu’on a le pouvoir de résister, quand il dit, dans des traités entiers, et entre autres, au t. 3, l. 8, c. 20, qu’on a toujours le pouvoir de résister à la grâce, selon le Concile : Que le libre arbitre peut toujours agir et n’agir pas, vouloir et ne vouloir pas, consentir et ne consentir pas, faire le bien et le mal, que l’homme en cette vie a toujours ces deux libertés, que vous appelez [de contrariété et]de contradiction. Voyez de même s’il n’est pas contraire à l’erreur de Calvin, telle que vous même la représentez, lui qui montre, dans tout le chap. 21, que l’Église a condamné cet hérétique, qui soutient que la grâce n’agit pas sur le libre arbitre en la manière qu’on l’a cru si longtemps dans l’Église, en sorte qu’il soit ensuite au pouvoir du libre arbitre de consentir ou de ne consentir pas, au lieu que, selon saint Augustin et le Concile, on a toujours le pouvoir de ne consentir pas, si on le peut, et que, selon saint Prosper, Dieu donne à ses élus mêmes la volonté de persévérer, en sorte qu’il ne leur ôte pas la puissance de vouloir le contraire. Et enfin jugez s’il n’est pas d’accord avec les Thomistes, lorsqu’il déclare, c. 4, que tout ce que les Thomistes ont écrit pour accorder l’efficacité de la grâce avec le pouvoir d’y résister est si conforme à son sens, qu’on n’a qu’à voir leurs livres pour y apprendre ses sentiments : Quod ipsi dixerunt, dictum puta.

Voilà comme il parle sur tous ces chefs, et c’est sur quoi je m’imagine qu’il croit le pouvoir de résister à la grâce ; qu’il est contraire à Calvin, et conforme aux Thomistes, parce qu’il le dit, et qu’ainsi il est catholique selon vous. Que si vous avez quelque voie pour connaître le sens d’un auteur autrement que par ses expressions, et que, sans rapporter aucun de ses passages, vous vouliez soutenir, contre toutes ses paroles, qu’il nie le pouvoir de résister, et qu’il est pour Calvin contre les Thomistes, n’ayez pas peur, mon Père, que je vous accuse d’hérésie pour cela : je dirai seulement qu’il semble que vous entendez mal Jansénius ; mais nous n’en serons pas moins enfants de la même Église.

D’où vient donc, mon Père, que vous agissez dans ce différend d’une manière si passionnée, et que vous traitez comme vos plus cruels ennemis, et comme les plus dangereux hérétiques, ceux que vous ne pouvez accuser d’aucune erreur, ni d’autre chose, sinon qu’ils n’entendent pas Jansénius comme vous ? Car de quoi disputez-vous, sinon du sens de cet auteur ? Vous voulez qu’ils le condamnent, mais il vous demandent ce que vous entendez par là. Vous dites que vous entendez l’erreur de Calvin ; ils répondent qu’ils la condamnent : et ainsi, si vous n’en voulez pas aux syllabes, mais à la chose qu’elles signifient, vous devez être satisfait. S’ils refusent de dire qu’ils condamnent le sens de Jansénius, c’est parce qu’ils croient que c’est celui de saint Thomas. Et ainsi, ce mot est bien équivoque entre vous. Dans votre bouche il signifie le sens de Calvin ; dans la leur, c’est le sens de saint Thomas ; de sorte que ces différentes idées que vous avez d’un même terme, causant toutes vos divisions, si j’étais maître de vos disputes, je vous interdirais le mot de Jansénius de part et d’autre. Et ainsi, en n’exprimant que ce que vous entendez par là, on verrait que vous ne demandez autre chose que la condamnation du sens de Calvin, à quoi ils consentent ; et qu’ils ne demandent autre chose que la défense du sens de saint Augustin et de saint Thomas, en quoi vous êtes tous d’accord.

Je vous déclare donc, mon Père, que, pour moi, je les tiendrai toujours pour catholiques, soit qu’ils condamnent Jansénius, s’ils y trouvent des erreurs, soit qu’ils ne le condamnent point, quand ils n’y trouvent que ce que vous-même déclarez être catholique ; et que je leur parlerai comme saint Jérôme à Jean, évêque de Jérusalem, accusé de tenir huit propositions d’Origène. Ou condamnez Origène, disait ce saint, si vous reconnaissez qu’il a tenu ces erreurs, ou bien niez qu’il les ait tenues : Aut nega hoc dixisse eum qui arguitur ; aut, si locutus est talia, eum damna qui dixerit.

Voilà, mon Père, comment agissent ceux qui n’en veulent qu’aux erreurs, et non pas aux personnes, au lieu que vous, qui en voulez aux personnes plus qu’aux erreurs, vous trouvez que ce n’est rien de condamner les erreurs, si on ne condamne les personnes à qui vous les voulez imputer.

Que votre procédé est violent, mon Père, mais qu’il est peu capable de réussir ! Je vous l’ai dit ailleurs, et je vous le redis encore, la violence et la vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre. Jamais vos accusations ne furent plus outrageuses, et jamais l’innocence de vos adversaires ne fut plus connue : jamais la grâce efficace ne fut plus artificieusement attaquée, et jamais nous ne l’avons vue si affermie. Vous employez les derniers efforts pour faire croire que vos disputes sont sur des points de foi, et jamais on ne connut mieux que toute votre dispute n’est que sur un point de fait. Enfin vous remuez toutes choses pour faire croire que ce point de fait est véritable, et jamais on ne fut plus disposé à en douter. Et la raison en est facile : c’est, mon Père, que vous ne prenez pas les voies naturelles pour faire croire un point de fait, qui sont de convaincre les sens, et de montrer dans un livre les mots que l’on dit y être. Mais vous allez chercher des moyens si éloignés de cette simplicité, que cela frappe nécessairement les plus stupides. Que ne preniez-vous la même voie que j’ai tenue dans mes lettres pour découvrir tant de mauvaises maximes de vos auteurs, qui est de citer fidèlement les lieux d’où elles sont tirées ? C’est ainsi qu’ont fait les Curés de Paris ; et cela ne manque jamais de persuader le monde. Mais qu’auriez-vous dit, et qu’aurait-on pensé, lorsqu’ils vous reprochèrent, par exemple, cette proposition du P. Lamy : Qu’un religieux peut tuer celui qui menace de publier des calomnies contre lui ou contre sa communauté, quand il ne s’en peut défendre autrement, s’ils n’avaient point cité le lieu où elle est en propres termes ; que, quelque demande qu’on leur en eût faite, ils se fussent toujours obstinés à le refuser ; et qu’au lieu de cela, ils eussent été à Rome obtenir une Bulle qui ordonnât à tout le monde de le reconnaître ? N’aurait-on pas jugé sans doute qu’ils auraient surpris le Pape, et qu’ils n’auraient eu recours à ce moyen extraordinaire que manque des moyens naturels que les vérités de fait mettent en main à tous ceux qui les soutiennent ? Aussi ils n’ont fait que marquer que le Père Lamy enseigne cette doctrine au to. 5, disp. 36, n. 118, p. 544 de l’édition de Douai ; et ainsi tous ceux qui l’ont voulu voir l’ont trouvée, et personne n’en a pu douter. Voilà une manière bien facile et bien prompte de vider les questions de fait où l’on a raison.

D’où vient donc, mon Père, que vous n’en usez pas de la sorte ? Vous avez dit, dans vos Cavilli, que les cinq propositions sont dans Jansénius mot à mot, toutes, en propres termes, iisdem verbis. On vous a dit que non. Qu’y avait-il à faire là-dessus, sinon ou de citer la page, si vous les aviez vues en effet, ou de confesser que vous vous étiez trompé ? Mais vous ne faites ni l’un ni l’autre, et, au lieu de cela, voyant bien que tous les endroits de Jansénius, que vous alléguez quelquefois pour éblouir le monde, ne sont point les propositions condamnées, individuelles et singulières que vous vous étiez engagé de faire voir dans son livre, vous nous présentez des Constitutions qui déclarent qu’elles en sont extraites, sans marquer le lieu.

Je sais, mon Père, le respect que les Chrétiens doivent au Saint-Siège, et vos adversaires témoignent assez d’être très résolus à ne s’en départir jamais. Mais ne vous imaginez pas que ce fût en manquer que de représenter au Pape, avec toute la soumission que des enfants doivent à leur père, et les membres à leur chef, qu’on peut l’avoir surpris en ce point de fait ; qu’il ne l’a point fait examiner depuis son pontificat, et que son prédécesseur Innocent X avait fait seulement examiner si les propositions étaient hérétiques, mais non pas si elles étaient de Jansénius. Ce qui a fait dire au Commissaire du Saint-Office, l’un des principaux examinateurs, qu’elles ne pouvaient être censurées au sens d’aucun auteur : non sunt qualificabiles in sensu proferentis ; parce qu’elles leur avaient été présentées pour être examinées en elles-mêmes, et sans considérer de quel auteur elles pouvaient être : in abstracto, et ut praescindunt ab omni proferente, comme il se voit dans leurs suffrages nouvellement imprimés : que plus de soixante docteurs, et un grand nombre d’autres personnes habiles et pieuses ont lu ce livre exactement sans les y avoir jamais vues, et qu’ils y en ont trouvé de contraires ; que ceux qui ont donné cette impression au Pape pourraient bien avoir abusé de la créance qu’il a en eux, étant intéressés, comme ils le sont, à décrier cet auteur, qui a convaincu Molina de plus de cinquante erreurs ; que ce qui rend la chose plus croyable, est qu’ils ont cette maxime, l’une des plus autorisées de leur théologie, qu’ils peuvent calomnier sans crime ceux dont ils se croient injustement attaqués ; et qu’ainsi leur témoignage étant si suspect, et le témoignage des autres étant si considérable, on a quelque sujet de supplier sa Sainteté, avec toute l’humilité possible, de faire examiner ce fait en présence des docteurs de l’un et de l’autre parti, afin d’en pouvoir former une décision solennelle et régulière. Qu’on assemble des juges habiles, disait saint Basile sur un semblable sujet, Ep. 75 ; que chacun y soit libre ; qu’on examine mes écrits, qu’on voie s’il y a des erreurs contre la foi ; qu’on lise les objections et les réponses, afin que ce soit un jugement rendu avec connaissance de cause et dans les formes, et non pas une diffamation sans examen.

Ne prétendez pas, mon Père, de faire passer pour peu soumis au Saint-Siège ceux qui en useraient de la sorte. Les Papes sont bien éloignés de traiter les Chrétiens avec cet empire que l’on voudrait exercer sous leur nom. L’Église, dit le pape saint Grégoire, In Job., lib. 8, c. I, qui a été formée dans l’école d’humilité, ne commande pas avec autorité, mais persuade par raison ce qu’elle enseigne à ses enfants qu’elle croit engagés dans quelque erreur : recta quoe errantibus dicit, non quasi ex auccoritate proecipit, sed ex ratione persuadet. Et bien loin de tenir à déshonneur de réformer un jugement où on les aurait surpris, ils en font gloire au contraire, comme le témoigne saint Bernard, Ep. 180. Le Siège Apostolique, dit-il, a cela de recommandable, qu’il ne se pique pas d’honneur, et se porte volontiers à révoquer ce qu’on en a tiré par surprise ; aussi est-il bien juste que personne ne profite de l’injustice, et principalement devant le Saint Siège. Voilà, mon Père, les vrais sentiments qu’il faut inspirer aux Papes, puisque tous les théologiens demeurent d’accord qu’ils peuvent être surpris, et que cette qualité suprême est si éloignée de les en garantir, qu’elle les y expose au contraire davantage, à cause du grand nombre des soins qui les partagent. C’est ce que dit le même saint Grégoire à des personnes qui s’étonnaient de ce qu’un autre Pape s’était laissé tromper. Pourquoi admirez-vous, dit-il l. I, Dial., que nous soyons trompés, nous qui sommes des hommes ? N’avez-vous pas vu que David, ce roi qui avait l’esprit de prophétie, ayant donné créance aux impostures de Siba, rendit un jugement injuste contre le fils de Jonathas ? Qui trouvera donc étrange que des imposteurs nous surprennent quelquefois, nous qui ne sommes point Prophètes ? La foule des affaires nous accable ; et notre esprit, qui, étant partagé en tant de choses, s’applique moins à chacune en particulier, en est plus aisément trompé en une. En vérité, mon Père, je crois que les Papes savent mieux que vous s’ils peuvent être surpris ou non. Ils nous déclarent eux-mêmes que les Papes et que les plus grands Rois sont plus exposés à être trompés que les personnes qui ont moins d’occupations importantes. Il les en faut croire, et il est bien aisé de s’imaginer par quelle voie on arrive à les surprendre. Saint Bernard en fait la description dans la lettre qu’il écrivit à Innocent II, en cette sorte : Ce n’est pas une chose étonnante, ni nouvelle, que l’esprit de l’homme puisse tromper et être trompé. Des religieux sont venus à nous dans un esprit de mensonge et d’illusion. Ils vous ont parlé contre un évêque qu’ils haïssent, et dont la vie a été exemplaire. Ces personnes mordent comme des chiens, et veulent faire passer le bien pour le mal. Cependant, très-saint Père, vous vous mettez en colère contre votre fils. Pourquoi avez-vous donné un sujet de joie à ses adversaires ? Ne croyez pas à tout esprit, mais éprouvez si les esprits sont de Dieu. J’espère que, quand vous aurez connu la vérité, tout ce qui a été fondé sur un faux rapport sera dissipé. Je prie l’esprit de vérité de vous donner la grâce de séparer la lumière des ténèbres, et de réprouver le mal pour favoriser le bien. Vous voyez donc, mon Père, que le degré éminent où sont les Papes ne les exempte pas de surprise, et qu’il ne fait autre chose que rendre leurs surprises plus dangereuses et plus importantes. C’est ce que saint Bernard représente au Pape Eugène, De Consid., l. 2, c. ult. : Il y a un autre défaut si général, que je n’ai vu personne des grands du monde qui l’évite. C’est, saint Père, la trop grande crédulité d’où naissent tant de désordres ; car c’est de là que viennent les persécutions violentes contre les innocents, les préjugés injustes contre les absents, et les colères terribles pour des choses de néant, pro nihilo. Voilà, saint Père, un mal universel, duquel, si vous êtes exempt, je dirai que vous êtes le seul qui ayez cet avantage entre tous vos confrères.

Je m’imagine, mon Père, que cela commence à vous persuader que les Papes sont exposés à être surpris. Mais, pour vous le montrer parfaitement, je vous ferai seulement ressouvenir des exemples que vous-même rapportez dans votre livre, de Papes et d’Empereurs, que des hérétiques ont surpris effectivement. Car vous dites qu’Apollinaire surprit le pape Damase, de même que Célestius surprit Zozime. Vous dites encore qu’un nommé Athanase trompa l’empereur Héraclius, et le porta à persécuter les Catholiques ; et qu’enfin Sergius obtint d’Honorius ce décret qui fut brûlé au Concile, en faisant, dites-vous, le bon valet auprès de ce Pape.

Il est donc constant par vous-même que ceux, mon Père, qui en usent ainsi auprès des Rois et des Papes, les engagent quelquefois artificieusement à persécuter ceux qui défendent la vérité de la foi en pensant persécuter des hérésies. Et de là vient que les Papes, qui n’ont rien tant en horreur que ces surprises, ont fait d’une Lettre d’Alexandre III une loi ecclésiastique, insérée dans le droit canonique, pour permettre de suspendre l’exécution de leurs Bulles et de leurs Décrets quand on croit qu’ils ont été trompés. Si quelquefois, dit ce Pape à l’archevêque de Ravenne, nous envoyons à votre fraternité des décrets qui choquent vos sentiments, ne vous en inquiétez pas. Car ou vous les exécuterez avec révérence, ou vous nous manderez, la raison que vous croyez avoir de ne le pas faire, Parce que nous trouverons bon que vous n’exécutiez pas un décret qu’on aurait tiré de nous par surprise et par artifice. C’est ainsi qu’agissent les Papes qui ne cherchent qu’à éclaircir les différends des Chrétiens, et non pas à suivre la passion de ceux qui veulent y jeter le trouble. Ils n’usent pas de domination, comme disent saint Pierre et saint Paul après Jésus-Christ ; mais l’esprit qui paraît en toute leur conduite est celui de paix et de vérité. Ce qui fait qu’ils mettent ordinairement dans leurs lettres cette clause, qui est sous-entendue en toutes : Si ita est ; si preces veritate nitantur : Si la chose est comme on nous la fait entendre, si les faits sont véritables. D’où il se voit que, puisque les Papes ne donnent de force à leurs Bulles qu’à mesure qu’elles sont appuyées sur des faits véritables, ce ne sont pas les Bulles seules qui prouvent la vérité des faits ; mais qu’au contraire, selon les Canonistes mêmes, c’est la vérité des faits qui rend les Bulles recevables. D’où apprendrons-nous donc la vérité des faits ? Ce sera des yeux, mon Père, qui en sont les légitimes juges, comme la raison l’est des choses naturelles et intelligibles, et la foi des choses surnaturelles et révélées. Car, puisque vous m’y obligez, mon Père, je vous dirai que, selon les sentiments de deux des plus grands Docteurs de l’Église, saint Augustin et saint Thomas, ces trois principes de nos connaissances, les sens, la raison et la foi, ont chacun leurs objets séparés, et leur certitude dans cette étendue. Et, comme Dieu a voulu se servir de l’entremise des sens pour donner entrée à la foi, fides ex auditu, tant s’en faut que la foi détruise la certitude des sens, que ce serait au contraire détruire la foi que de vouloir révoquer en doute le rapport fidèle des sens. C’est pourquoi saint Thomas remarque expressément que Dieu a voulu que les accidents sensibles subsistassent dans l’Eucharistie, afin que les sens, qui ne jugent que de ces accidents, ne fussent pas trompés : Ut sensus a deceptione reddantur immunes.

Concluons donc de là que, quelque proposition qu’on nous présente à examiner, il en faut d’abord reconnaître la nature, pour voir auquel de ces trois principes nous devons nous en rapporter. S’il s’agit d’une chose surnaturelle, nous n’en jugerons ni par les sens, ni par la raison, mais par l’Écriture et par les décisions de l’Église. S’il s’agit d’une proposition non révélée et proportionnée à la raison naturelle, elle en sera le premier juge. Et s’il s’agit enfin d’un point de fait, nous en croirons les sens, auxquels il appartient naturellement d’en connaître.

Cette règle est si générale que, selon saint Augustin et saint Thomas, quand l’Écriture même nous présente quelque passage, dont le premier sens littéral se trouve contraire à ce que les sens ou la raison reconnaissent avec certitude, il ne faut pas entreprendre de les désavouer en cette rencontre pour les soumettre à l’autorité de ce sens apparent de l’Écriture ; mais il faut interpréter l’Écriture, et y chercher un autre sens qui s’accorde avec cette vérité sensible ; parce que la parole de Dieu étant infaillible dans les faits mêmes, et le rapport des sens et de la raison agissant dans leur étendue étant certain aussi, il faut que ces deux vérités s’accordent ; et comme l’Écriture se peut interpréter en différentes manières, au lieu que le rapport des sens est unique, on doit, en ces matières, prendre pour la véritable interprétation de l’Écriture celle qui convient au rapport fidèle des sens. Il faut, dit saint Thomas, I p., q. 68, a. I, observer deux choses, selon saint Augustin : l’une, que l’Écriture a toujours un sens véritable ; l’autre que, comme elle peut recevoir plusieurs sens, quand on en trouve un que la raison convainc certainement de fausseté, il ne faut pas s’obstiner à dire que c’en soit le sens naturel, mais en chercher un autre qui s’y accorde.

C’est ce qu’il explique par l’exemple du passage de la Genèse, où il est écrit que Dieu créa deux grands luminaires, le soleil et la lune, et aussi les étoiles ; par où l’Écriture semble dire que la lune est plus grande que toutes les étoiles : mais parce qu’il est constant, par des démonstrations indubitables, que cela est faux, on ne doit pas, dit ce saint, s’opiniâtrer à défendre ce sens littéral, mais il faut en chercher un autre conforme à cette vérité de fait ; comme en disant : Que le mot de grand luminaire ne marque que la grandeur de la lumière de la lune à notre égard, et non pas la grandeur de son corps en lui-même.

Que si on voulait en user autrement, ce ne serait pas rendre l’Écriture vénérable, mais ce serait au contraire l’exposer au mépris des infidèles ; parce que, comme dit saint Augustin, quand ils auraient connu que nous croyons dans l’Écriture des choses qu’ils savent certainement a être fausses, ils se riraient de notre crédulité dans les autres choses qui sont plus cachées, comme la résurrection des morts et la vie éternelle. Et ainsi, ajoute saint Thomas, ce serait leur rendre notre religion méprisable, et même leur enfermer l’entrée.

Et ce serait aussi, mon Père, le moyen d’en fermer l’entrée aux hérétiques, et de leur rendre l’autorité du Pape méprisable, que de refuser de tenir pour catholiques ceux qui ne croiraient pas que des paroles sont dans un livre où elles ne se trouvent point, parce qu’un Pape l’aurait déclaré par surprise. Car ce n’est que l’examen d’un livre qui peut faire savoir que des paroles y sont. Les choses de fait ne se prouvent que par les sens. Si ce que vous soutenez est véritable, montrez-le ; sinon ne sollicitez personne pour le faire croire ; ce serait inutilement. Toutes les puissances du monde ne peuvent par autorité persuader un point de fait, non plus que le changer ; car il n’y a rien qui puisse faire que ce qui est ne soit pas.

C’est en vain, par exemple, que des religieux de Ratisbonne obtinrent du pape saint Léon IX un décret solennel, par lequel il déclara que le corps de saint Denis, premier évêque de Paris, qu’on tient communément être l’Aréopagite, avait été enlevé de France, et porté dans l’église de leur monastère. Cela n’empêche pas que le corps de ce saint n’ait toujours été et ne soit encore dans la célèbre abbaye qui porte son nom, dans laquelle vous auriez peine à faire recevoir cette Bulle, quoique ce Pape y témoigne avoir examiné la chose avec toute la diligence possible, diligentissime, et avec le conseil de plusieurs évêques et prélats ; de sorte qu’il oblige étroitement tous les Français, districte proecipientes, de reconnaître et de confesser qu’ils n’ont plus ces saintes reliques. Et néanmoins les Français, qui savaient la fausseté de ce fait par leurs propres veux, et qui, ayant ouvert la châsse, y trouvèrent toutes ces reliques entières, comme le témoignent les historiens de ce temps-là, crurent alors, comme on l’a toujours cru depuis, le contraire de ce que ce saint Pape leur avait enjoint de croire, sachant bien que même les saints et les prophètes sont sujets à être surpris.

Ce fut aussi en vain que vous obtîntes contre Galilée ce décret de Rome, qui condamnait son opinion touchant le mouvement de la Terre. Ce ne sera pas cela qui prouvera qu’elle demeure en repos ; et si l’on avait des observations constantes qui prouvassent que c’est elle qui tourne, tous les hommes ensemble ne l’empêcheraient pas de tourner, et ne s’empêcheraient pas de tourner aussi avec elle. Ne vous imaginez pas de même que les lettres du pape Zacharie pour l’excommunication de saint Virgile, sur ce qu’il tenait qu’il y avait des antipodes, aient anéanti ce nouveau monde ; et qu’encore qu’il eût déclaré que cette opinion était une erreur bien dangereuse, le roi d’Espagne ne se soit pas bien trouvé d’en avoir plutôt cru Christophe Colomb qui en venait, que le jugement de ce Pape qui n’y avait pas été ; et que l’Église n’en ait pas reçu un grand avantage, puisque cela a procuré la connaissance de l’Évangile à tant de peuples qui fussent péris dans leur infidélité.

Vous voyez donc, mon Père, quelle est la nature des choses de fait, et par quels principes on en doit juger ; d’où il est aisé de conclure, sur notre sujet, que, si les cinq propositions ne sont point de Jansénius, il est impossible qu’elles en aient été extraites, et que le seul moyen d’en bien juger et d’en persuader le monde, est d’examiner ce livre en une conférence réglée, comme on vous le demande depuis si longtemps. Jusque-là vous n’avez aucun droit d’appeler vos adversaires opiniâtres : car ils seront sans blâme sur ce point de fait, comme ils sont sans erreurs sur les points de foi ; catholiques sur le droit, raisonnables sur le fait, et innocents en l’un et en l’autre.

Qui ne s’étonnera donc, mon Père, en voyant d’un côté une justification si pleine, de voir de l’autre des accusations si violentes ? Qui penserait qu’il n’est question entre vous que d’un fait de nulle importance, qu’on veut faire croire sans le montrer ? Et qui oserait s’imaginer qu’on fît par toute l’Église tant de bruit pour rien, pro nihilo, mon Père, comme le dit saint Bernard ? . Mais c’est cela même qui est le principal artifice de votre conduite, de faire croire qu’il y va de tout en une affaire qui n’est de rien ; et de donner à entendre aux personnes puissantes qui vous écoutent qu’il s’agit dans vos disputes des erreurs les plus pernicieuses de Calvin, et des principes les plus importants de la foi, afin que, dans cette persuasion, ils emploient tout leur zèle et toute leur autorité contre ceux que vous combattez, comme si le salut de la religion catholique en dépendait : au lieu que, s’ils venaient à connaître qu’il n’est question que de ce petit point de fait, ils n’en seraient nullement touchés, et ils auraient au contraire bien du regret d’avoir fait tant d’efforts pour suivre vos passions particulières en une affaire qui n’est d’aucune conséquence pour l’Église.

Car enfin, pour prendre les choses au pis, quand même il serait véritable que Jansénius aurait tenu ces propositions, quel malheur arriverait-il de ce que quelques personnes en douteraient, pourvu qu’ils les détestent, comme ils le font publiquement ? . N’est-ce pas assez qu’elles soient condamnées par tout le monde sans exception, au sens même où vous avez expliqué que vous voulez qu’on les condamne ? En seraient-elles plus censurées, quand on dirait que Jansénius les a tenues ? À quoi servirait donc d’exiger cette reconnaissance, sinon à décrier un docteur et un évêque qui est mort dans la communion de l’Église ? Je ne vois pas que ce soit là un si grand bien, qu’il faille l’acheter par tant de troubles. Quel intérêt y a l’État, le Pape, les évêques, les docteurs et toute l’Église ? Cela ne les touche en aucune sorte, mon Père, et il n’y a que votre seule Société qui recevrait véritablement quelque plaisir de cette diffamation d’un auteur qui vous a fait quelque tort. Cependant tout se remue, parce que vous faites entendre que tout est menacé. C’est la cause secrète qui donne le branle à tous ces grands mouvements, qui cesseraient aussitôt qu’on aurait su le véritable état de vos disputes. Et c’est pourquoi, comme le repos de l’Église dépend de cet éclaircissement, il était d’une extrême importance de le donner, afin que, tous vos déguisements étant découverts, il paraisse à tout le monde que vos accusations sont sans fondement, vos adversaires sans erreur, et l’Église sans hérésie.

Voilà, mon Père, le bien que j’ai eu pour objet de procurer, qui me semble si considérable pour toute la religion, que j’ai de la peine à comprendre comment ceux à qui vous donnez tant de sujet de parler, peuvent demeurer dans le silence. Quand les injures que vous leur faites ne les toucheraient pas, celles que l’Église souffre devraient, ce me semble, les porter à s’en plaindre : outre que je doute que des ecclésiastiques puissent abandonner leur réputation à la calomnie, surtout en matière de foi. Cependant ils vous laissent dire tout ce qui vous plaît ; de sorte que, sans l’occasion que vous m’en avez donnée par hasard, peut-être que rien ne se serait opposé aux impressions scandaleuses que vous semez de tous côtés. Ainsi leur patience m’étonne, et d’autant plus qu’elle ne peut m’être suspecte ni de timidité, ni d’impuissance, sachant bien qu’ils ne manquent ni de raison pour leur justification, ni de zèle pour la vérité. Je les vois néanmoins si religieux à se taire que je crains qu’il n’y ait en cela de l’excès. Pour moi, mon Père, je ne crois pas le pouvoir faire. Laissez l’Église en paix, et je vous y laisserai de bon cœur. Mais pendant que vous ne travaillerez qu’à y entretenir le trouble, ne doutez pas qu’il ne se trouve des enfants de la paix qui se croiront obligés d’employer tous leurs efforts pour y conserver la tranquillité.

Figures marquantes de France: