La peinture naturaliste belge - 8e partie : la revue L’Art moderne
Submitted by Anonyme (non vérifié)Le rôle historiquement particulièrement pernicieux de Constantin Meunier est également celui de la revue L’Art moderne et il n’est guère étonnant qu’on lise dans celle-ci, sous la plume d’Émile Verhaeren, au sujet de Constantin Meunier, qu’il est :
« le sculpteur et le peintre de la souffrance démocratique, plus encore qu’humaine, et certes plus que le peintre de la souffrance idéale »
Cette revue représente en effet non pas une expression populaire ou socialiste, mais la fraction la plus radicalisée de la bourgeoisie. Ses dirigeants furent d’ailleurs deux avocat, Edmond Picard (1836-1924) et Octave Maus (1856-1919), épaulés également par d’autres collègues.
Le premier était le théoricien de cette initiative culturelle et la figure principale de cette scène ; Edmond Picard était pas moins avocat à la Cour d’appel de Bruxelles et à la Cour de cassation, bâtonnier des avocats à la Cour de cassation, professeur de droit à l’Université nouvelle de Bruxelles, à l’origine des Pandectes belges (une encyclopédie du droit et de la jurisprudence avec cent cinquante volumes) et du journal des tribunaux.
A l’occasion de la première exposition des XX, un groupe de peintres dont Octave Maus était par ailleurs le secrétaire et le peintre Théodore Verstraete un membre, il explique comme suit ce qui est sa véritable préoccupation, dans un article intitulé L’art jeune, en mars 1884 :
« Dans une société comme la nôtre, qui tend à l’égalité sociale, l’art devrait subir une transformation, afin de parler une langue plus compréhensible à tous.
Nous vivons certainement à une époque de transition, dans une société bouleversée, qui a en face d’elle les plus grands et les plus terribles problèmes à résoudre, et qui vit au jour le jour, sans boussole ; dans une société qui prend de plus en plus l’utile pour le beau, qui semble faire bon marché de l’idéal, dont cependant l’humanité ne peut se passer sans courir le risque de descendre au rang de la brute.
Quel langage faut-il donc parler à la masse pour l’empêcher de s’engourdir dans le matérialisme et lui révéler qu’elle a une âme ?
Je ne compte pas plus, je vous l’avoue, sur la société Saint-Vincent-de-Paul que sur la société des Libres-Penseurs pour opérer ce miracle…
L’art a plus que jamais, de nos jours, la mission de fortifier l’homme, de l’agrandir par l’émotion en le rendant meilleur (…).
Entendons-nous : je ne veux pas que l’art arrive à parler patois afin d’avoir plus d’auditeurs possible ; non, je veux, au contraire, qu’il conserve religieusement la pureté de la langue, mais que, par la naïveté, la simplicité et l’intensité de l’expression, il attire à lui ce que j’appelle les déshérités.
Des générations successives n’ont-elles pas été émues et touchées profondément par la simplicité, la naïveté et le manque d’artifice des contes et des chansons populaires ?
Vous êtes-vous imaginé quelquefois à quelle puissance d’expression arriverait un paysan ou un marin qui saurait peindre ?
Vivant de par la terre et de par la mer, elles doivent révéler aux paysans et aux marins des beautés mystérieuses, à eux seuls connues.
Évidemment ils sont poètes sans s’en douter, ils sentent d’une façon inconsciente, sans se rendre compte de leurs impressions, sans se les formuler puisqu’ils n’ont pas appris la faculté d’exprimer (…).
Depuis longtemps déjà, mon esprit est troublé par cette idée, qu’insensiblement les artistes se retirent et se désintéressent du milieu social où ils vivent.
J’ai la crainte qu’ils ne soient pris un jour, par la société, pour un clan d’êtres inutiles, n’ayant plus de contact avec elle, parlant une langue compréhensible d’eux seuls, se renfermant dans une espèce de religion, allant, s’effaçant chaque jour et ne faisant plus que peu de prosélytes (…).
Qui nier que des générations de peintres flamands et espagnols ont été fourvoyés par ces dieux : Rubens et Velasquez ? (…)
L’œil juste, la main ferme, voire l’instinct supérieur, ne font pas un artiste complet. Il est une loi divine et une loi de nature qui dit à l’homme : rien sans effort de volonté.
Quant à moi, je classe les artistes en deux catégories : ceux qui sont occupés, c’est-à-dire qui entrent dans leur atelier au jour pour n’en sortir qu’à la nuit, et qui en sortent sans fatigue, parce que la main seule travaille à refaire toujours le même tableau – le tableau connu et appris – et ceux qui chaque jour, en entrant dans l’atelier, cherchent à exprimer dans une formule nouvelle leur idéal. Ceux-là seuls travaillent.
Aussi les maîtres se reconnaissent en ceci, que lorsqu’on les a compris, lorsqu’on les a pénétrés, lorsqu’on les aime enfin, on est fatalement porté à désirer posséder leur œuvre entière, parce que chaque tableau est un effort nouveau. »
On n’est là dans une volonté de massification du libéralisme, pas dans une perspective socialiste. C’est un aspect démocratique, mais au service de la victoire du libéralisme ; Edmond Picard était déterminé par une tendance historique séparée de la classe ouvrière.
D’ailleurs, s’il rejoindra le Parti Ouvrier Belge en 1886, dont il deviendra un sénateur en 1894 et un chroniqueur hebdomadaire pour son organe Le Peuple, après avoir été libéral dans les années 1860, il le fit sur la base d’un anti-capitalisme romantique.
Son antisémitisme était forcené, sur une base racialiste (« La Race est le facteur dominant de l’activité humaine ; comme la vermine on l’écrase (la race judaïque), mais elle pullule, elle dévore ») ; il ne cessera de défendre « l’aryanisme » contre cette « race usurière et thésaurisante », et évidemment se prononcera contre Dreyfus (« Nous n’avons pas, nous autres Aryens, à prendre le parti d’un juif, sa cause fût-elle juste »).