Jean Racine, notre auteur national – 6e partie : le dérèglement à travers le début comme la fin
Submitted by Anonyme (non vérifié)L'intérêt pour la tragédie est tout à fait logique à qui entreprend de mettre la vie intérieure ; de par sa parfaite fusion avec le néo-stoïcisme, Racine est devenu l'auteur national de la monarchie absolue, et donc de la France, puisque c'est sa période classique. Il faut, à ses côtés, bien entendu associer Molière.
On retrouve chez tous deux par ailleurs l'approche générale du siècle visant à présenter des personnages déréglés. Il ne s'agit toutefois pas pour Racine de plaire et instruire comme chez Molière (et Jean de la Fontaine), mais de faire éprouver des émotions fortes, afin de « purger les passions ». En montrant des comportements déréglés, on apprend à les éviter, à chercher à ne pas tomber dans le même travers de la passion.
En même temps, la passion plaît et révèle la richesse de la vie intérieure : là est l’ambiguïté du projet de Racine. Le dérèglement n'est jamais unilatéralement mauvais, il est en rapport avec des choses très concrètes. On a trop souvent attribué au destin les dérèglements, et affirmé que les personnages les exprimant étaient de toutes manières condamnés par avance. Cela n'est pas du tout le sens du propos.
C'est la vie réelle qu'entend montrer Racine et pour cette raison, si certains son troublés plus que d'autres, tous le sont. Le dérèglement est même la norme. Elle est pour cette raison présente au début des œuvres, mais également à leur fin.
Dans Phèdre, au-delà du personnage éponyme, on a Hippolyte qui dès le départ exprime son tourment, provoqué par la longue absence de son père et l'absence de nouvelles.
Dans le doute mortel dont je suis agité
Dans Britannicus, Agrippine connaît une vive agitation.
L'impatient Néron cesse de se contraindre ;
Las de se faire aimer, il veut se faire craindre.
Dans Iphigénie, Agamemnon doute de sa situation existentielle.
Tu vois mon trouble ; apprends ce qui le cause
Dans Bérénice, Antiochus exprime son trouble sans ambages.
Va chez elle : dis−lui qu'importun à regret
J'ose lui demander un entretien secret.
Tous ces troubles, se situant au début des œuvres, sont très marquants, car ils concernent des personnages qui ne sont pas censés être au cœur des tourments ! Cela brise totalement la thèse bourgeoise comme quoi Racine serait une sorte de janséniste fasciné par le destin et présentant un seul être troublé, afin de faire une leçon religieuse.
En réalité, il dresse le tableau du caractère universel de la vie intérieure et de sa richesse.
La fin des œuvres elle-même ne pose la fin des troubles. Titus et Bérénice portent le fardeau de s'être séparés malgré leur amour, Antiochus d'avoir tout raté dans l'histoire puisqu'il aurait pu partir avec Bérénice. Xipharès doit assumer la tête de l’État alors que Mithridate est décédé. La fin d'Iphigénie semble positive pour l'avenir, mais annonce en réalité les tueries de la guerre de Troie.
A la fin de Bajazet, Zaïre annonce sa peine prolongée, voire sans fins.
Ah ! Madame ! ... Elle expire. O ciel ! en ce malheur
Que ne puis−je avec elle expirer de douleur !
A la fin de Phèdre, on annonce la mort de Phèdre à Thésée , qui annonce alors que son crime va rester dans les esprits malgré sa disparition, soulignant son deuil et celui de la fiancée de Hippolyte pour longtemps, au point qu'il l'adopte comme fille.
D'une action si noire
Que ne peut avec elle expirer la mémoire !
Allons, de mon erreur, hélas ! trop éclaircis,
Mêler nos pleurs au sang de mon malheureux fils !
Allons de ce cher fils embrasser ce qui reste,
Expier la fureur d'un voeu que je déteste.
Rendons−lui les honneurs qu'il a trop mérités,
Et pour mieux apaiser ses mânes irrités,
Que malgré les complots d'une injuste famille
Son amante aujourd'hui me tienne lieu de fille !
A la fin d'Andromaque, Oreste devient littéralement fou, avec un passage fameux.
Percé de tant de coups, comment t'es−tu sauvé ?
Tiens, tiens, voilà le coup que je t'ai réservé.
Mais que vois−je ? A mes yeux Hermione l'embrasse !
Elle vient l'arracher au coup qui le menace ?
Dieux ! quels affreux regards elle jette sur moi !
Quels démons, quels serpents traîne−t−elle après soi ?
Eh bien ! filles d'enfer, vos mains sont−elles prêtes ?
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?
A la fin de Britannicus, Burrhus en parlant de Néron souhaite que ce soit la fin de ses tueries.
Plût aux dieux que ce fût le dernier de ses crimes !
Il va de soi qu'en réalité, cela annonce une suite ininterrompue de crimes de la part de Néron ! Il n'y a strictement aucune réalisation, comme le prétend le formalisme au sujet de la tragédie de Racine, mais bien une affirmation de la vie intérieure.
Cela est flagrant et s'explique par le fait que, si auparavant, Montaigne était obligé de parler de lui pour exprimer des considérations de haut niveau, désormais la société est prête à être confronté ouvertement à l’expression d’une psychologie profonde.
C’est pour cela que les tragédies de Racine présentent des figures extrêmement complexes sur le plan psychologique, en rupture totale avec la simplicité, la stupidité, la rudesse, le caractère étroit, la nature bornée, l’esprit limité des êtres humains de la période précédente.
Il est intéressant de voir comment les commentateurs bourgeois entrevoient ce saut qualitatif historique, mais ont du mal à l'appréhender.
Benjamin Constant a ainsi repris Walstein de l'allemand Schiller, et dans sa préface il aborde la question de la tragédie vue en France. Il considère qu'il faut estimer les choses de la manière suivante :
« La Français, dans les personnages de leur tragédie, se passent d'individualité plus facilement que les Allemands et les Anglais…
En ne peignant qu'une passion, au lieu d'embrasser tout un caractère individuel, on obtient des effets plus constamment tragiques, parce que les caractères individuels, toujours mélangés, nuisent à l'unité de l'impression, mais la vérité y perd peut-être…
On se demande ce que seraient les héros qu'on voit, s'ils n'étaient dominés par la passion qui les agite, et l'on trouve qu'il ne resterait dans leur existence que peu de réalité.
D'ailleurs, il y a bien moins de variété dans les passions propres à la tragédie, que dans les caractères individuels, tels que les crée la nature : les caractères sont innombrables ; les passions théâtrales sont en petit nombre.
Sans doute l'admirable génie de Racine, qui triomphe de toutes les entraves, met de la diversité dans cette uniformité même : la jalousie de Phèdre n'est pas celle d'Hermione, et l'amour d'Hermione n'est pas celui de Roxane.
Cependant la diversité me semble plutôt encore dans la passion que dans le caractère de l'individu. »
Il y a ici une incompréhension du fait que pour qu'il y ait des individus, il faut déjà une époque posant leur reconnaissance personnelle. Ce n'était pas le cas en France au 17e siècle et le théâtre de Molière a donc le même « problème » que souligne Benjamin Constant.
A l'inverse, l'Angleterre et l'Allemagne ont assumé en partie le protestantisme, d'où la notion de personnalité émergeant plus tôt et plus fortement. Racine remplit la tâche historique de poser ce qui aurait dû l'être par le protestantisme.