13 mar 1910

Molière - Psyché (1671)

Submitted by Anonyme (non vérifié)

LE LIBRAIRE AU LECTEUR.

Cet ouvrage n’est pas tout d’une main. M. Quinault a fait les paroles qui s’y chantent en musique, à la réserve de la plainte italienne. M. Molière a dressé le plan de la pièce, et réglé la disposition, où il s’est plus attaché aux beautés et à la pompe du spectacle qu’à l’exacte régularité. Quant à la versification, il n’a pas eu le loisir de la faire entière. Le carnaval approchoit, et les ordres pressants dû roi, qui se vouloit donner ce magnifique divertissement plusieurs fois avant le carême, l’ont mis dans la nécessité de souffrir un peu de secours. Ainsi il n’y a que le Prologue, le premier acte, la première scène du second, et la première du troisième, dont les vers soient de lui. M. Corneille a employé une quinzaine au reste ; et, par ce moyen. Sa Majesté s’est trouvée servie dans le temps qu’elle l’avoit ordonné.

 


PERSONNAGES

JUPITER.
VÉNUS.
L’AMOUR.
ZÉPHYRE.
ÆGIALE,

PHAÈNE,
    \left. \begin{matrix} \\ \end{matrix} \right\}    Grâces.
LE ROI, père de Psyché.
PSYCHÉ.
AGLAURE,

CIDIPPE,
    \left. \begin{matrix} \\ \end{matrix} \right\}    sœurs de Psyché.
CLÉOMÈNE,

AGÉNOR,
    \left. \begin{matrix} \\ \end{matrix} \right\}    princes, amants de Psyché.
LYCAS, capitaine des gardes.
LE DIEU D’UN FLEUVE.
DEUX PETITS AMOURS.

PROLOGUE
La scène représente sur le devant un lieu champêtre, et dans l’enfoncement un rocher percé à jour, à travers duquel on voit la mer en éloignement.
Flore paraît au milieu du théâtre, accompagnée de Vertumne dieu des arbres et des fruits, et de Palæmon dieu des eaux. Chacun de ces dieux conduit une troupe de divinités ; l’un mène à sa suite des Dryades et des Sylvains ; et l’autre des Dieux des fleuves et des Naïades. Flore chante ce récit pour inviter Vénus à descendre en terre :
    Ce n’est plus le temps de la guerre ;
Le plus puissant des rois
Interrompt ses exploits
Pour donner la paix [i]  : allusion à la paix d’Aix-la-Chapelle, qui avait mis fin, le 2 mai 1668 à la guerre dite de Dévolution. à la terre.
5     Descendez, mère des Amours,
Venez nous donner de beaux jours.

Vertumne et Palæmon, avec les divinités qui les accompagnent, joignent leurs voix à celle de Flore, et chantent ces paroles :
CHŒUR des divinités de la terre et des eaux,
composé de Flore, Nymphes, Palæmon, Vertumne,
Sylvains, Faunes, Dryades et Naïades.
    Nous goûtons une paix profonde ;
Les plus doux jeux sont ici-bas ;
On doit ce repos plein d’appas
10     Au plus grand roi du monde.
Descendez, mère des Amours,
Venez nous donner de beaux jours.

Il se fait ensuite une entrée de ballet, composée de deux Dryades, quatre Sylvains, deux Fleuves, et deux Naïades, après laquelle Vertumne et Palæmon chantent ce dialogue :
VERTUMNE
    Rendez-vous, beautés cruelles,
Soupirez à votre tour.

PALÆMON
15     Voici la reine des belles,
Qui vient inspirer l’amour.

VERTUMNE
    Un bel objet toujours sévère
Ne se fait jamais bien aimer.

PALÆMON
    C’est la beauté qui commence de plaire,
20     Mais la douceur achève de charmer.

Ils répètent ensemble ces derniers vers :
    C’est la beauté qui commence de plaire,
Mais la douceur achève de charmer.

VERTUMNE
    Souffrons tous qu’Amour nous blesse ;
Languissons, puisqu’il le faut.

PALÆMON
25     Que sert un cœur sans tendresse ?
Est-il un plus grand défaut ?

VERTUMNE
    Un bel objet toujours sévère
Ne se fait jamais bien aimer.

PALÆMON
    C’est la beauté qui commence de plaire,
30     Mais la douceur achève de charmer.

FLORE répond au dialogue de Vertumne et de Palaemon, par ce menuet ; et les autres Divinités y mêlent leurs danses :
    Est-on sage
Dans le bel âge,
Est-on sage
De n’aimer pas ?
35     Que sans cesse
L’on se presse
De goûter les plaisirs ici-bas :
La sagesse
De la jeunesse,
40     C’est de savoir jouir de ses appas.
    L’Amour charme
Ceux qu’il désarme ;
L’Amour charme,
Cédons-lui tous.
45     Notre peine
Serait vaine
De vouloir résister à ses coups :
Quelque chaîne
Qu’un amant prenne,
50     La liberté n’a rien qui soit si doux.

Vénus descend du ciel dans une grande machine avec l’Amour son fils, et deux petites Grâces, nommées Ægiale et Phaène : et les Divinités de la terre et des eaux recommencent de joindre toutes leurs voix, et continuent par leurs danses de lui témoigner la joie qu’elles ressentent à son abord.
CHŒUR de toutes les Divinités de la terre et des eaux.
    Nous goûtons une paix profonde ;
Les plus doux jeux sont ici-bas ;
On doit ce repos plein d’appas
Au plus grand roi du monde.
55     Descendez, mère des Amours,
Venez nous donner de beaux jours [2] .

VÉNUS, dans sa machine.
    Cessez, cessez pour moi tous vos chants d’allégresse :
De si rares honneurs ne m’appartiennent pas,
Et l’hommage qu’ici votre bonté m’adresse
60     Doit être réservé pour de plus doux appas.
C’est une trop vieille méthode
De me venir faire sa cour ;
Toutes les choses ont leur tour,
Et Vénus n’est plus à la mode.
65     Il est d’autres attraits naissants
Où l’on va porter ses encens ;
Psyché, Psyché la belle, aujourd’hui tient ma place ;
Déjà tout l’univers s’empresse à l’adorer,
Et c’est trop que dans ma disgrâce
70     Je trouve encor quelqu’un qui me daigne honorer.
On ne balance point entre nos deux mérites,
À quitter mon parti tout s’est licencié [3] ,
Et du nombreux amas de Grâces favorites,
Dont je traînais partout les soins et l’amitié,
75     Il ne m’en est resté que deux des plus petites,
Qui m’accompagnent par pitié.
Souffrez que ces demeures sombres
Prêtent leur solitude aux troubles de mon cœur,
Et me laissez parmi leurs ombres
80     Cacher ma honte et ma douleur.

Flore et les autres déités se retirent, et Vénus avec sa suite sort de sa machine.
ÆGIALE
    Nous ne savons, Déesse, comment faire,
Dans ce chagrin qu’on voit vous accabler :
Notre respect veut se taire,
Notre zèle veut parler.

VÉNUS
85     Parlez, mais si vos soins aspirent à me plaire,
Laissez tous vos conseils pour une autre saison,
Et ne parlez de ma colère,
Que pour dire que j’ai raison.
C’était là, c’était là la plus sensible offense
90     Que ma divinité pût jamais recevoir ;
Mais j’en aurai la vengeance,
Si les Dieux ont du pouvoir.

PHAÈNE
    Vous avez plus que nous de clartés, de sagesse,
Pour juger ce qui peut être digne de vous :
95     Mais pour moi, j’aurais cru qu’une grande Déesse
Devrait moins se mettre en courroux.

VÉNUS
    Et c’est là la raison de ce courroux extrême.
Plus mon rang a d’éclat, plus l’affront est sanglant,
Et si je n’étais pas dans ce degré suprême,
100     Le dépit de mon cœur serait moins violent.
Moi, la fille du dieu qui lance le tonnerre [4] ,
Mère du dieu qui fait aimer ;
Moi, les plus doux souhaits du ciel et de la terre,
Et qui ne suis venue au jour que pour charmer ;
105     Moi, qui par tout ce qui respire
Ai vu de tant de vœux encenser mes autels,
Et qui de la beauté, par des droits immortels,
Ai tenu de tout temps le souverain empire ;
Moi, dont les yeux ont mis deux grandes déités
110     Au point de me céder le prix de la plus belle [5] ,
Je me vois ma victoire et mes droits disputés
Par une chétive mortelle !
Le ridicule excès d’un fol entêtement
Va jusqu’à m’opposer une petite fille !
115     Sur ses traits et les miens j’essuierai constamment [6]
Un téméraire jugement !
Et du haut des cieux où je brille,
J’entendrai prononcer aux mortels prévenus :
"Elle est plus belle que Vénus [7]  !"

ÆGIALE
120     Voilà comme l’on fait, c’est le style des hommes,
Ils sont impertinents dans leurs comparaisons.

PHAÈNE
    Ils ne sauraient louer, dans le siècle où nous sommes,
Qu’ils n’outragent les plus grands noms.

VÉNUS
    Ah ! que de ces trois mots la rigueur insolente
125     Venge bien Junon et Pallas,
Et console leurs cœurs de la gloire éclatante
Que la fameuse pomme acquit à mes appas !
Je les vois s’applaudir de mon inquiétude,
Affecter à toute heure un ris malicieux,
130     Et, d’un fixe regard, chercher avec étude
Ma confusion dans mes yeux.
Leur triomphante joie, au fort d’un tel outrage,
Semble me venir dire, insultant mon courroux,
"Vante, vante, Vénus, les traits de ton visage,
135     Au jugement d’un seul tu l’emportas sur nous,
Mais, par le jugement de tous
Une simple mortelle a sur toi l’avantage."
Ah ! ce coup-là m’achève, il me perce le cœur,
Je n’en puis plus souffrir les rigueurs sans égales,
140     Et c’est trop de surcroît à ma vive douleur,
Que le plaisir de mes rivales.
    Mon fils, si j’eus jamais sur toi quelque crédit,
Et si jamais je te fus chère,
Si tu portes un cœur à sentir le dépit
145     Qui trouble le cœur d’une mère,
Qui si tendrement te chérit ;
Emploie, emploie ici l’effort de ta puissance
À soutenir mes intérêts,
Et fais à Psyché par tes traits
150     Sentir les traits de ma vengeance.
Pour rendre son cœur malheureux,
Prends celui de tes traits le plus propre à me plaire,
Le plus empoisonné de ceux
Que tu lances dans ta colère. ;
155     Du plus bas, du plus vil, du plus affreux mortel,
Fais que jusqu’à la rage elle soit enflammée,
Et qu’elle ait à souffrir le supplice cruel
D’aimer, et n’être point aimée.

L’AMOUR [8]
    Dans le monde on n’entend que plaintes de l’Amour,
160     On m’impute partout mille fautes commises,
Et vous ne croiriez point le mal et les sottises
Que l’on dit de moi chaque jour.
Si pour servir votre colère...

VÉNUS
    Va, ne résiste point aux souhaits de ta mère,
165     N’applique tes raisonnements
Qu’à chercher les plus prompts moments
De faire un sacrifice à ma gloire outragée.
Pars, pour toute réponse à mes empressements,
Et ne me revois point que je ne sois vengée.

L’amour s’envole, et Vénus se retire avec les Grâces.
La scène est changée en une grande ville, où l’on découvre des deux côtés, des palais et des maisons de différents ordres d’architecture.
 ACTE I, SCÈNE PREMIÈRE
AGLAURE, CIDIPPE.
AGLAURE
170     Il est des maux, ma sœur, que le silence aigrit,
Laissons, laissons parler mon chagrin et le vôtre,
Et de nos cœurs l’un à l’autre
Exhalons le cuisant dépit :
Nous nous voyons sœurs d’infortune,
175     Et la vôtre et la mienne ont un si grand rapport,
Que nous pouvons mêler toutes les deux en une,
Et dans notre juste transport,
Murmurer à plainte commune
Des cruautés de notre sort.
180     Quelle fatalité secrète,
Ma sœur, soumet tout l’univers
Aux attraits de notre cadette,
Et de tant de princes divers
Qu’en ces lieux la fortune jette,
185     N’en présente aucun à nos fers ?
Quoi, voir de toutes parts pour lui rendre les armes,
Les cœurs se précipiter,
Et passer devant nos charmes,
Sans s’y vouloir arrêter ?
190     Quel sort ont nos yeux en partage,
Et qu’est-ce qu’ils ont fait aux Dieux,
De ne jouir d’aucun hommage
Parmi tous ces tributs de soupirs glorieux,
Dont le superbe avantage
195     Fait triompher d’autres yeux ?
Est-il pour nous, ma sœur, de plus rude disgrâce,
Que de voir tous les cœurs mépriser nos appas,
Et l’heureuse Psyché jouir avec audace
D’une foule d’amants attachés à ses pas ?

CIDIPPE
200     Ah, ma sœur, c’est une aventure
À faire perdre la raison,
Et tous les maux de la nature,
Ne sont rien en comparaison.

AGLAURE
    Pour moi j’en suis souvent jusqu’à verser des larmes ;
205     Tout plaisir, tout repos, par là m’est arraché,
Contre un pareil malheur ma constance est sans armes,
Toujours à ce chagrin mon esprit attaché
Me tient devant les yeux la honte de nos charmes,
Et le triomphe de Psyché.
210     La nuit, il m’en repasse une idée éternelle
Qui sur toute chose prévaut ;
Rien ne me peut chasser cette image cruelle,
Et dès qu’un doux sommeil me vient délivrer d’elle,
Dans mon esprit aussitôt
215     Quelque songe la rappelle,
Qui me réveille en sursaut.

CIDIPPE
    Ma sœur, voilà mon martyre,
Dans vos discours je me voi,
Et vous venez là de dire
220     Tout ce qui se passe en moi.

AGLAURE
    Mais encor, raisonnons un peu sur cette affaire.
Quels charmes si puissants en elle sont épars,
Et par où, dites-moi, du grand secret de plaire,
L’honneur est-il acquis à ses moindres regards ?
225     Que voit-on dans sa personne,
Pour inspirer tant d’ardeurs ?
Quel droit de beauté lui donne
L’empire de tous les cœurs ?
Elle a quelques attraits, quelque éclat de jeunesse,
230     On en tombe d’accord, je n’en disconviens pas ;
Mais lui cède-t-on fort pour quelque peu d’aînesse,
Et se voit-on sans appas ?
Est-on d’une figure à faire qu’on se raille ?
N’a-t-on point quelques traits, et quelques agréments,
Quelque teint, quelques yeux, quelque air, et quelque taille
À pouvoir dans nos fers jeter quelques amants ?
Ma sœur, faites-moi la grâce
De me parler franchement :
Suis-je faite d’un air, à votre jugement,
240     Que mon mérite au sien doive céder la place,
Et dans quelque ajustement
Trouvez-vous qu’elle m’efface ?

CIDIPPE
    Qui, vous, ma sœur ? Nullement.
Hier à la chasse, près d’elle,
245     Je vous regardai longtemps,
Et sans vous donner d’encens,
Vous me parûtes plus belle.
Mais moi, dites ma sœur, sans me vouloir flatter,
Sont-ce des visions que je me mets en tête,
250     Quand je me crois taillée à pouvoir mériter
La gloire de quelque conquête ?

AGLAURE
    Vous, ma sœur, vous avez, sans nul déguisement,
Tout ce qui peut causer une amoureuse flamme ;
Vos moindres actions brillent d’un agrément
255     Dont je me sens toucher l’âme ;
Et je serais votre amant,
Si j’étais autre que femme.

CIDIPPE
    D’où vient donc qu’on la voit l’emporter sur nous deux,
Qu’à ses premiers regards les cœurs rendent les armes,
260     Et que d’aucun tribut de soupirs et de vœux
On ne fait honneur à nos charmes ?

AGLAURE
    Toutes les dames d’une voix
Trouvent ses attraits peu de chose,
Et du nombre d’amants qu’elle tient sous ses lois,
265     Ma sœur, j’ai découvert la cause.

CIDIPPE
    Pour moi je la devine, et l’on doit présumer
Qu’il faut que là-dessous soit caché du mystère :
Ce secret de tout enflammer
N’est point de la nature un effet ordinaire ;
270     L’art de la Thessalie entre dans cette affaire,
Et quelque main a su sans doute lui former
Un charme pour se faire aimer.

AGLAURE
    Sur un plus fort appui ma croyance se fonde,
Et le charme qu’elle a pour attirer les cœurs,
275     C’est un air en tout temps désarmé de rigueurs,
Des regards caressants que la bouche seconde,
Un souris chargé de douceurs
Qui tend les bras à tout le monde,
Et ne vous promet que faveurs.
280     Notre gloire n’est plus aujourd’hui conservée,
Et l’on n’est plus au temps de ces nobles fiertés
Qui par un digne essai d’illustres cruautés,
Voulaient voir d’un amant la constance éprouvée.
De tout ce noble orgueil qui nous seyait si bien,
285     On est bien descendu dans le siècle où nous sommes,
Et l’on en est réduite à n’espérer plus rien,
À moins que l’on se jette à la tête des hommes.

CIDIPPE
    Oui, voilà le secret de l’affaire, et je voi
Que vous le prenez mieux que moi.
290     C’est pour nous attacher à trop de bienséance,
Qu’aucun amant, ma sœur, à nous ne veut venir,
Et nous voulons trop soutenir
L’honneur de notre sexe, et de notre naissance.
Les hommes maintenant aiment ce qui leur rit,
295     L’espoir, plus que l’amour, est ce qui les attire,
Et c’est par là que Psyché nous ravit
Tous les amants qu’on voit sous son empire.
Suivons, suivons l’exemple, ajustons-nous au temps,
Abaissons-nous, ma sœur, à faire des avances,
300     Et ne ménageons plus de tristes bienséances
Qui nous ôtent les fruits du plus beau de nos ans.

AGLAURE
    J’approuve la pensée, et nous avons matière
D’en faire l’épreuve première
Aux deux princes qui sont les derniers arrivés.
305     Ils sont charmants, ma sœur, et leur personne entière
Me... Les avez-vous observés ?

CIDIPPE
    Ah, ma sœur, ils sont faits tous deux d’une manière,
Que mon âme... Ce sont deux princes achevés.

AGLAURE
    Je trouve qu’on pourrait rechercher leur tendresse,
310     Sans se faire déshonneur.

CIDIPPE
    Je trouve que sans honte une belle princesse
Leur pourrait donner son cœur.
 SCÈNE II
CLÉOMÈNE, AGÉNOR, AGLAURE, CIDIPPE.
AGLAURE
    Les voici tous deux, et j’admire
Leur air et leur ajustement.

CIDIPPE
315     Ils ne démentent nullement
Tout ce que nous venons de dire.

AGLAURE
    D’où vient, Princes, d’où vient que vous fuyez ainsi ?
Prenez-vous l’épouvante, en nous voyant paraître ?

CLÉOMÈNE
    On nous faisait croire qu’ici
320     La princesse Psyché, Madame, pourrait être.

AGLAURE
    Tous ces lieux n’ont-ils rien d’agréable pour vous,
Si vous ne les voyez ornés de sa présence ?

AGÉNOR
    Ces lieux peuvent avoir des charmes assez doux ;
Mais nous cherchons Psyché dans notre impatience.

CIDIPPE
325     Quelque chose de bien pressant
Vous doit à la chercher pousser tous deux sans doute.

CLÉOMÈNE
    Le motif est assez puissant,
Puisque notre fortune enfin en dépend toute.

AGLAURE
    Ce serait trop à nous, que de nous informer
330     Du secret que ces mots nous peuvent enfermer.

CLÉOMÈNE
    Nous ne prétendons point en faire de mystère ;
Aussi bien malgré nous paraîtrait-il au jour,
Et le secret ne dure guère,
Madame, quand c’est de l’amour.

CIDIPPE
335     Sans aller plus avant, Princes, cela veut dire,
Que vous aimez Psyché tous deux.

AGÉNOR
    Tous deux soumis à son empire
Nous allons de concert lui découvir nos feux.

AGLAURE
    C’est une nouveauté sans doute assez bizarre,
340     Que deux rivaux si bien unis.

CLÉOMÈNE
    Il est vrai que la chose est rare,
Mais non pas impossible à deux parfaits amis.

CIDIPPE
    Est-ce que dans ces lieux il n’est qu’elle de belle,
Et n’y trouvez-vous point à séparer vos vœux ?

AGLAURE
345     Parmi l’éclat du sang, vos yeux n’ont-ils vu qu’elle
À pouvoir mériter vos feux ?

CLÉOMÈNE
    Est-ce que l’on consulte au moment qu’on s’enflamme ?
Choisit-on qui l’on veut aimer ?
Et pour donner toute son âme,
350     Regarde-t-on quel droit on a de nous charmer ?

AGÉNOR
    Sans qu’on ait le pouvoir d’élire,
On suit, dans une telle ardeur
Quelque chose qui nous attire,
Et lorsque l’amour touche un cœur,
355     On n’a point de raisons à dire.

AGLAURE
    En vérité, je plains les fâcheux embarras
Où je vois que vos cœurs se mettent ;
Vous aimez un objet dont les riants appas
Mêleront des chagrins à l’espoir qu’ils vous jettent,
360     Et son cœur ne vous tiendra pas
Tout ce que ses yeux vous promettent.

CIDIPPE
    L’espoir qui vous appelle au rang de ses amants
Trouvera du mécompte aux douceurs qu’elle étale ;
Et c’est pour essuyer de très fâcheux moments,
365     Que les soudains retours de son âme inégale.

AGLAURE
    Un clair discernement de ce que vous valez
Nous fait plaindre le sort où cet amour vous guide,
Et vous pouvez trouver tous deux, si vous voulez,
Avec autant d’attraits, une âme plus solide.

CIDIPPE
370     Par un choix plus doux de moitié
Vous pouvez de l’amour sauver votre amitié,
Et l’on voit en vous deux un mérite si rare,
Qu’un tendre avis veut bien prévenir par pitié
Ce que votre cœur se prépare.

CLÉOMÈNE
375     Cet avis généreux fait pour nous éclater
Des bontés qui nous touchent l’âme ;
Mais le Ciel nous réduit à ce malheur, Madame,
De ne pouvoir en profiter.

AGÉNOR
    Votre illustre pitié veut en vain nous distraire
380     D’un amour dont tous deux nous redoutons l’effet ;
Ce que notre amitié, Madame, n’a pas fait,
Il n’est rien qui le puisse faire.

CIDIPPE
    Il faut que le pouvoir de Psyché... La voici.
 SCÈNE III
PSYCHÉ, CIDIPPE, AGLAURE, CLÉOMÈNE, AGÉNOR.
CIDIPPE
    Venez jouir, ma sœur, de ce qu’on vous apprête.

AGLAURE
385     Préparez vos attraits à recevoir ici
Le triomphe nouveau d’une illustre conquête.

CIDIPPE
    Ces princes ont tous deux si bien senti vos coups,
Qu’à vous le découvrir leur bouche se dispose.

PSYCHÉ
    Du sujet qui les tient si rêveurs parmi nous
390     Je ne me croyais pas la cause,
Et j’aurais cru toute autre chose
En les voyant parler à vous.

AGLAURE
    N’ayant ni beauté, ni naissance
À pouvoir mériter leur amour et leurs soins,
395     Ils nous favorisent au moins
De l’honneur de la confidence.

CLÉOMÈNE
    L’aveu qu’il nous faut faire à vos divins appas,
Est sans doute, Madame, un aveu téméraire ;
Mais tant de cœurs près du trépas,
400     Sont par de tels aveux forcés à vous déplaire,
Que vous êtes réduite à ne les punir pas
Des foudres de votre colère.
Vous voyez en nous deux amis,
Qu’un doux rapport d’humeurs sut joindre dès l’enfance ;
405     Et ces tendres liens se sont vus affermis
Par cent combats d’estime et de reconnaissance.
Du Destin ennemi les assauts rigoureux,
Les mépris de la mort, et l’aspect des supplices,
Par d’illustres éclats de mutuels offices
410     Ont de notre amitié signalé les beaux nœuds :
Mais à quelques essais qu’elle se soit trouvée,
Son grand triomphe est en ce jour,
Et rien ne fait tant voir sa constance éprouvée,
Que de se conserver au milieu de l’amour.
415     Oui, malgré tant d’appas, son illustre constance
Aux lois qu’elle nous fait, a soumis tous nos vœux ;
Elle vient d’une douce et pleine déférence
Remettre à votre choix le succès de nos feux,
Et pour donner un poids à notre concurrence,
420     Qui des raisons d’État entraîne la balance
Sur le choix de l’un de nous deux,
Cette même amitié s’offre sans répugnance
D’unir nos deux États au sort du plus heureux.

AGÉNOR
    Oui, de ces deux États, Madame,
425     Que sous votre heureux choix nous nous offrons d’unir,
Nous voulons faire à notre flamme
Un secours pour vous obtenir.
Ce que pour ce bonheur, près du Roi votre père
Nous nous sacrifions tous deux,
430     N’a rien de difficile à nos cœurs amoureux,
Et c’est au plus heureux faire un don nécessaire
D’un pouvoir dont le malheureux,
Madame, n’aura plus affaire.

PSYCHÉ
    Le choix que vous m’offrez, Princes, montre à mes yeux
435     De quoi remplir les vœux de l’âme la plus fière,
Et vous me le parez tous deux d’une manière,
Qu’on ne peut rien offrir qui soit plus précieux.
Vos feux, votre amitié, votre vertu suprême,
Tout me relève en vous l’offre de votre foi,
440     Et j’y vois un mérite à s’opposer lui-même
À ce que vous voulez de moi.
Ce n’est pas à mon cœur qu’il faut que je défère
Pour entrer sous de tels liens ;
Ma main, pour se donner, attend l’ordre d’un père,
445     Et mes sœurs ont des droits qui vont devant les miens.
Mais si l’on me rendait sur mes vœux absolue,
Vous y pourriez avoir trop de part à la fois,
Et toute mon estime entre vous suspendue,
Ne pourrait sur aucun laisser tomber mon choix.
450     À l’ardeur de votre poursuite
Je répondrais assez de mes vœux les plus doux ;
Mais c’est parmi tant de mérite
Trop que deux cœurs pour moi, trop peu qu’un cœur pour vous.
De mes plus doux souhaits j’aurais l’âme gênée
455     À l’effort de votre amitié,
Et j’y vois l’un de vous prendre une destinée
À me faire trop de pitié.
Oui, Princes, à tous ceux dont l’amour suit le vôtre,
Je vous préférerais tous deux avec ardeur ;
460     Mais je n’aurais jamais le cœur
De pouvoir préférer l’un de vous deux à l’autre.
À celui que je choisirais,
Ma tendresse ferait un trop grand sacrifice,
Et je m’imputerais à barbare injustice
465     Le tort qu’à l’autre je ferais.
Oui, tous deux vous brillez de trop de grandeur d’âme,
Pour en faire aucun malheureux,
Et vous devez chercher dans l’amoureuse flamme
Le moyen d’être heureux tous deux.
470     Si votre cœur me considère
Assez pour me souffrir de disposer de vous,
J’ai deux sœurs capables de plaire,
Qui peuvent bien vous faire un destin assez doux,
Et l’amitié me rend leur personne assez chère,
475     Pour vous souhaiter leurs époux.

CLÉOMÈNE
    Un cœur dont l’amour est extrême
Peut-il bien consentir, hélas,
D’être donné par ce qu’il aime ?
Sur nos deux cœurs, Madame, à vos divins appas
480     Nous donnons un pouvoir suprême,
Disposez-en pour le trépas,
Mais pour une autre que vous-même
Ayez cette bonté de n’en disposer pas.

AGÉNOR
    Aux Princesses, Madame, on ferait trop d’outrage,
485     Et c’est pour leurs attraits un indigne partage,
Que les restes d’une autre ardeur ;
Il faut d’un premier feu la pureté fidèle,
Pour aspirer à cet honneur
Où votre bonté nous appelle,
490     Et chacune mérite un cœur
Qui n’ait soupiré que pour elle.

AGLAURE
    Il me semble, sans nul courroux,
Qu’avant que de vous en défendre,
Princes, vous deviez bien attendre
495     Qu’on se fût expliqué sur vous.
Nous croyez-vous un cœur si facile et si tendre ?
Et lorsqu’on parle ici de vous donner à nous,
Savez-vous si l’on veut vous prendre ?

CIDIPPE
    Je pense que l’on a d’assez hauts sentiments
500     Pour refuser un cœur qu’il faut qu’on sollicite,
Et qu’on ne veut devoir qu’à son propre mérite
La conquête de ses amants.

PSYCHÉ
    J’ai cru pour vous, mes sœurs, une gloire assez grande,
Si la possession d’un mérite si haut...
 SCÈNE IV
LYCAS, PSYCHÉ, AGLAURE, CIDIPPE, CLÉOMÈNE, AGÉNOR.
LYCAS
    Ah, Madame !

PSYCHÉ
    Qu’as-tu ?

LYCAS
    Le Roi...

PSYCHÉ
    Quoi ?

LYCAS
505     Vous demande.

PSYCHÉ
    De ce trouble si grand que faut-il que j’attende ?

LYCAS
    Vous ne le saurez que trop tôt.

PSYCHÉ
    Hélas ! que pour le Roi tu me donnes à craindre !

LYCAS
    Ne craignez que pour vous, c’est vous que l’on doit plaindre.

PSYCHÉ
510     C’est pour louer le Ciel, et me voir hors d’effroi,
De savoir que je n’aie à craindre que pour moi.
Mais apprends-moi, Lycas, le sujet qui te touche.

LYCAS
    Souffrez que j’obéisse à qui m’envoie ici,
Madame, et qu’on vous laisse apprendre de sa bouche
515     Ce qui peut m’affliger ainsi.

PSYCHÉ
    Allons savoir sur quoi l’on craint tant ma faiblesse.
 SCÈNE V
AGLAURE, CIDIPPE, LYCAS.
AGLAURE
    Si ton ordre n’est pas jusqu’à nous étendu,
Dis-nous quel grand malheur nous couvre ta tristesse.

LYCAS
    Hélas ! ce grand malheur dans la cour répandu,
520     Voyez-le vous-même, Princesse,
Dans l’oracle qu’au Roi les Destins ont rendu.
Voici ses propres mots, que la douleur, Madame,
A gravés au fond de mon âme :
    Que l’on ne pense nullement
525     À vouloir de Psyché conclure l’hyménée ;
Mais qu’au sommet d’un mont elle soit promptement
En pompe funèbre menée,
Et que de tous abandonnée,
Pour époux elle attende en ces lieux constamment
530     Un monstre dont on a la vue empoisonnée,
Un serpent qui répand son venin en tous lieux,
Et trouble dans sa rage et la terre et les cieux.
    Après un arrêt si sévère,
Je vous quitte, et vous laisse à juger entre vous,
535     Si par de plus cruels et plus sensibles coups
Tous les Dieux nous pouvaient expliquer leur colère.
 SCÈNE VI
AGLAURE, CIDIPPE.
CIDIPPE
    Ma sœur, que sentez-vous à ce soudain malheur
Où nous voyons Psyché par les Destins plongée ?

AGLAURE
    Mais vous, que sentez-vous, ma sœur ?

CIDIPPE
540     À ne vous point mentir, je sens que dans mon cœur
Je n’en suis pas trop affligée.

AGLAURE
    Moi, je sens quelque chose au mien
Qui ressemble assez à la joie.
Allons, le Destin nous envoie
545     Un mal que nous pouvons regarder comme un bien.

PREMIER INTERMÈDE
La scène est changée en des rochers affreux, et fait voir en éloignement une grotte effroyable.
C’est dans ce désert que Psyché doit être exposée, pour obéir à l’oracle. Une troupe de personnes affligées y viennent déplorer sa disgrâce. Une partie de cette troupe désolée témoigne sa pitié par des plaintes touchantes, et par des concerts lugubres ; et l’autre exprime sa désolation par une danse pleine de toutes les marques du plus violent désespoir.
PLAINTES EN ITALIEN
Chantées par une femme désolée, et deux hommes affligés.
FEMME DÉSOLÉE
    Deh, piangete al pianto mio,
Sassi duri, antiche selve,
Lagrimate, fonti e belve
D’un bel voto il fato rio.

PREMIER HOMME AFFLIGÉ
550     Ahi dolore !

SECOND HOMME AFFLIGÉ
    Ahi martire !

PREMIER HOMME AFFLIGÉ
    Cruda morte !

SECOND HOMME AFFLIGÉ
    Empia sorte !

TOUS TROIS
    Che condanni a morir tanta beltà.
555     Cieli, stelle, ahi crudeltà.

SECOND HOMME AFFLIGÉ
    Com’ esser puô fra voi, o Numi eterni,
Chi voglia estinta una beltà innocente ?
Ahi ! che tanto rigor, Cielo inclemente,
Vince di crudeltà gli stessi Inferni.

PREMIER HOMME AFFLIGÉ
560     Nume fiero !

SECOND HOMME AFFLIGÉ
    Dio severo !

ENSEMBLE
    Perchè tanto rigor
Contro innocente cor ?
Ahi ! sentenza inudita,
565     Dar morte a la beltà, ch’altrui dà vita.

FEMME DÉSOLÉE
    Ahi ch’indarno si tarda,
Non resiste a li Dei mortale affeto,
Alto impero ne sforza,
Ove commanda il Ciel, l’huom cede a forza.
570     Ahi dolore ! etc. Come sopra.

Ces plaintes sont entrecoupées et finies par une entrée de ballet de huit personnes affligées.
 

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