Molière - Le Dépit amoureux (1656)
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PERSONNAGES
ÉRASTE, amant de Lucile.
ALBERT, père de Lucile et d’Ascagne.
GROS-RENÉ, valet d’Éraste.
VALÈRE, fils de Polidore.
LUCILE, fille d’Albert.
MARINETTE, suivante de Lucile.
POLIDORE, père de Valère.
FROSINE, confidente d’Ascagne.
ASCAGNE, fille d’Albert, déguisée en homme.
MASCARILLE, valet de Valère.
MÉTAPHRASTE, pédant.
LA RAPIÈRE, bretteur.
ACTE premier
Scène I, 1
Veux-tu que je te die ? Une atteinte secrette
Ne laisse point mon âme en une bonne assiette :
Oui, quoi qu’à mon amour tu puisses repartir,
Il craint d’être la dupe, à ne te point mentir ;
Qu’en faveur d’un rival ta foi ne se corrompe,
Ou du moins qu’avec moi toi-même on ne te trompe.
Pour moi, me soupçonner de quelque mauvais tour,
Je dirai, n’en déplaise à monsieur votre amour,
Que c’est injustement blesser ma prud’homie
Et se connoître mal en physionomie.
Les gens de mon minois ne sont point accusés
D’être, grâces à Dieu, ni fourbes, ni rusés.
Cet honneur qu’on nous fait, je ne le démens guères,
Et suis homme fort rond de toutes les manières.
Pour que l’on me trompât, cela se pourroit bien :
Le doute est mieux fondé ; pourtant je n’en crois rien.
Je ne vois point encore, ou je suis une bête,
Sur quoi vous avez pu prendre martel en tête.
Lucile, à mon avis, vous montre assez d’amour :
Elle vous voit, vous parle à toute heure du jour ;
Et Valère, après tout, qui cause votre crainte,
Semble n’être à présent souffert que par contrainte.
Souvent d’un faux espoir un amant est nourri :
Le mieux reçu toujours n’est pas le plus chéri ;
Et tout ce que d’ardeur font paroître les femmes
Parfois n’est qu’un beau voile à couvrir d’autres flammes.
Valère enfin, pour être un amant rebuté,
Montre depuis un temps trop de tranquillité ;
Et ce qu’à ces faveurs, dont tu crois l’apparence,
Il témoigne de joie ou bien d’indifférence
M’empoisonne à tous coups leurs plus charmants appas,
Me donne ce chagrin que tu ne comprends pas,
Tient mon bonheur en doute, et me rend difficile
Une entière croyance aux propos de Lucile.
Je voudrois, pour trouver un tel destin plus doux,
Y voir entrer un peu de son transport jaloux ;
Et sur ses déplaisirs et son impatience
Mon âme prendroit lors une pleine assurance.
Toi-même penses-tu qu’on puisse, comme il fait,
Voir chérir un rival d’un esprit satisfait ?
Et si tu n’en crois rien, dis-moi, je t’en conjure,
Si j’ai lieu de rêver dessus cette aventure.
Peut-être que son cœur a changé de desirs,
Connoissant qu’il poussoit d’inutiles soupirs.
Lorsque par les rebuts une âme est détachée,
Elle veut fuir l’objet dont elle fut touchée,
Et ne rompt point sa chaîne avec si peu d’éclat,
Qu’elle puisse rester en un paisible état.
De ce qu’on a chéri la fatale présence
Ne nous laisse jamais dedans l’indifférence ;
Et si de cette vue on n’accroît son dédain,
Notre amour est bien près de nous rentrer au sein ;
Enfin, crois-moi, si bien qu’on éteigne une flamme,
Un peu de jalousie occupe encore une âme,
Et l’on ne sauroit voir, sans en être piqué,
Posséder par un autre un cœur qu’on a manqué.
Pour moi, je ne sais point tant de philosophie :
Ce que voyent mes yeux, franchement je m’y fie,
Et ne suis point de moi si mortel ennemi,
Que je m’aille affliger sans sujet ni demi.
Pourquoi subtiliser et faire le capable
À chercher des raisons pour être misérable
Sur des soupçons en l’air je m’irois alarmer !
Laissons venir la fête avant que la chômer.
Le chagrin me paroît une incommode chose ;
Je n’en prends point pour moi sans bonne et juste cause,
Et mêmes à mes yeux cent sujets d’en avoir
S’offrent le plus souvent, que je ne veux pas voir.
Avec vous en amour je cours même fortune ;
Celle que vous aurez me doit être commune :
La maîtresse ne peut abuser votre foi,
À moins que la suivante en fasse autant pour moi ;
Mais j’en fuis la pensée avec un soin extrême.
Je veux croire les gens quand on me dit « je t’aime, »
Et ne vais point chercher, pour m’estimer heureux,
Si Mascarille ou non s’arrache les cheveux.
Que tantôt Marinette endure qu’à son aise
Jodelet par plaisir la caresse et la baise,
Et que ce beau rival en rie ainsi qu’un fou,
À son exemple aussi j’en rirai tout mon soûl,
Et l’on verra qui rit avec meilleure grâce.
Voilà de tes discours.
Mais je la vois qui passe.
Scène I, 2
Zzzst, Marinette !
Oh ! Oh ! Que fais-tu là ?
Ma foi,
Demande, nous étions tout à l’heure sur toi.
Vous êtes aussi là, monsieur ! Depuis une heure
Vous m’avez fait trotter comme un Basque, je meure !
Comment ?
Pour vous chercher j’ai fait dix mille pas,
Et vous promets, ma foi…
Quoi ?
Que vous n’êtes pas
Au temple, au cours, chez vous, ni dans la grande place.
Il falloit en jurer.
Apprends-moi donc, de grâce,
Qui te fait me chercher ?
Quelqu’un, en vérité,
Qui pour vous n’a pas trop mauvaise volonté,
Ma maîtresse, en un mot.
Ah ! Chère Marinette,
Ton discours de son cœur est-il bien l’interprète ?
Ne me déguise point un mystère fatal ;
Je ne t’en voudrai pas pour cela plus de mal :
Au nom des dieux, dis-moi si ta belle maîtresse
N’abuse point mes vœux d’une fausse tendresse.
Hé ! Hé ! D’où vous vient donc ce plaisant mouvement ?
Elle ne fait pas voir assez son sentiment !
Quel garant est-ce encor que votre amour demande ?
Que lui faut-il ?
À moins que Valère se pende,
Bagatelle ! Son cœur ne s’assurera point.
Comment ?
Comment ?Il est jaloux jusques en un tel point.
De Valère ? Ah ! Vraiment la pensée est bien belle !
Elle peut seulement naître en votre cervelle.
Je vous croyois du sens, et jusqu’à ce moment
J’avois de votre esprit quelque bon sentiment ;
Mais, à ce que je vois, je m’étois fort trompée.
Ta tête de ce mal est-elle aussi frappée ?
Moi, jaloux ? Dieu m’en garde, et d’être assez badin
Pour m’aller emmaigrir avec un tel chagrin !
Outre que de ton cœur ta foi me cautionne,
L’opinion que j’ai de moi-même est trop bonne
Pour croire auprès de moi que quelqu’autre te plût.
Où diantre pourrois-tu trouver qui me valût ?
En effet, tu dis bien, voilà comme il faut être :
Jamais de ces soupçons qu’un jaloux fait paroître !
Tout le fruit qu’on en cueille est de se mettre mal,
Et d’avancer par là les desseins d’un rival :
Au mérite souvent de qui l’éclat vous blesse
Vos chagrins font ouvrir les yeux d’une maîtresse ;
Et j’en sais tel qui doit son destin le plus doux
Aux soins trop inquiets de son rival jaloux ;
Enfin, quoi qu’il en soit, témoigner de l’ombrage,
C’est jouer en amour un mauvais personnage,
Et se rendre, après tout, misérable à crédit :
Cela, seigneur Éraste, en passant vous soit dit.
Eh bien ! N’en parlons plus. Que venois-tu m’apprendre ?
Vous mériteriez bien que l’on vous fît attendre,
Qu’afin de vous punir je vous tinsse caché
Le grand secret pourquoi je vous ai tant cherché.
Tenez, voyez ce mot, et sortez hors de doute :
Lisez-le donc tout haut, personne ici n’écoute.
« Vous m’avez dit que votre amour
Étoit capable de tout faire :
Il se couronnera lui-même dans ce jour,
S’il peut avoir l’aveu d’un père.
Faites parler les droits qu’on a dessus mon cœur ;
Je vous en donne la licence ;
Et si c’est en votre faveur,
Je vous réponds de mon obéissance. »
Ah ! Quel bonheur ! ô toi, qui me l’as apporté,
Je te dois regarder comme une déité.
Je vous le disois bien : contre votre croyance,
Je ne me trompe guère aux choses que je pense.
« Faites parler les droits qu’on a dessus mon cœur ;
Je vous en donne la licence ;
Et si c’est en votre faveur,
Je vous réponds de mon obéissance. »
Si je lui rapportois vos foiblesses d’esprit,
Elle désavoueroit bientôt un tel écrit.
Ah ! Cache-lui, de grâce, une peur passagère,
Où mon âme a cru voir quelque peu de lumière ;
Ou si tu la lui dis, ajoute que ma mort
Est prête d’expier l’erreur de ce transport,
Que je vais à ses pieds, si j’ai pu lui déplaire,
Sacrifier ma vie à sa juste colère.
Ne parlons point de mort, ce n’en est pas le temps.
Au reste, je te dois beaucoup, et je prétends
Reconnoître dans peu, de la bonne manière,
Les soins d’une si noble et si belle courrière.
À propos, savez-vous où je vous ai cherché
Tantôt encore ?
Hé bien ?
Tout proche du marché,
Où vous savez.
Où donc ?
Là, dans cette boutique
Où, dès le mois passé, votre cœur magnifique
Me promit, de sa grâce, une bague.
Ah ! J’entends.
La matoise !
Il est vrai, j’ai tardé trop longtemps
À m’acquitter vers toi d’une telle promesse,
Mais…
Ce que j’en ai dit, n’est pas que je vous presse.
Oh ! Que non !
Celle-ci peut-être aura de quoi
Te plaire : accepte-la pour celle que je doi.
Monsieur, vous vous moquez ; j’aurois honte à la prendre.
Pauvre honteuse, prends, sans davantage attendre :
Refuser ce qu’on donne est bon à faire aux fous.
Ce sera pour garder quelque chose de vous.
Quand puis-je rendre grâce à cet ange adorable ?
Travaillez à vous rendre un père favorable.
Mais s’il me rebutoit, dois-je…
Alors comme alors !
Pour vous on emploiera toutes sortes d’efforts ;
D’une façon ou d’autre, il faut qu’elle soit vôtre :
Faites votre pouvoir, et nous ferons le nôtre.
Adieu : nous en saurons le succès dans ce jour.
Et nous, que dirons-nous aussi de notre amour ?
Tu ne m’en parles point.
Un hymen qu’on souhaite,
Entre gens comme nous, est chose bientôt faite :
Je te veux ; me veux-tu de même ?
Avec plaisir.
Touche, il suffit.
Adieu, Gros-René, mon désir.
Adieu, mon astre.
Adieu, beau tison de ma flamme.
Adieu, chère comète, arc-en-ciel de mon âme.
Le bon Dieu soit loué ! Nos affaires vont bien :
Albert n’est pas un homme à vous refuser rien.
Valère vient à nous.
Je plains le pauvre hère,
Sachant ce qui se passe.
Scène I, 3
Hé bien, seigneur Valère ?
Hé bien, seigneur Éraste ?
En quel état l’amour ?
En quel état vos feux ?
Plus forts de jour en jour.
Et mon amour plus fort.
Pour Lucile ?
Pour elle.
Certes, je l’avouerai, vous êtes le modèle
D’une rare constance.
Et votre fermeté
Doit être un rare exemple à la postérité.
Pour moi, je suis peu fait à cet amour austère
Qui dans les seuls regards treuve à se satisfaire,
Et je ne forme point d’assez beaux sentiments
Pour souffrir constamment les mauvais traitements :
Enfin, quand j’aime bien, j’aime fort que l’on m’aime.
Il est très-naturel, et j’en suis bien de même :
Le plus parfait objet dont je serois charmé
N’auroit pas mes tributs, n’en étant point aimé.
Lucile cependant…
Lucile, dans son âme,
Rend tout ce que je veux qu’elle rende à ma flamme.
Vous êtes donc facile à contenter ?
Pas tant
Que vous pourriez penser.
Je puis croire pourtant,
Sans trop de vanité, que je suis en sa grâce.
Moi, je sais que j’y tiens une assez bonne place.
Ne vous abusez point, croyez-moi.
Croyez-moi,
Ne laissez point duper vos yeux à trop de foi.
Si j’osois vous montrer une preuve assurée
Que son cœur… Non : votre âme en seroit altérée.
Si je vous osois, moi, découvrir en secret…
Mais je vous fâcherois, et veux être discret.
Vraiment, vous me poussez, et contre mon envie,
Votre présomption veut que je l’humilie.
Lisez.
Ces mots sont doux.
Vous connoissez la main ?
Oui, de Lucile.
Hé bien ? Cet espoir si certain…
Adieu, seigneur Éraste.
Il est fou, le bon sire :
Où vient-il donc pour lui de voir le mot pour rire ?
Certes il me surprend, et j’ignore, entre nous,
Quel diable de mystère est caché là-dessous.
Son valet vient, je pense.
Oui, je le vois paroître.
Feignons, pour le jeter sur l’amour de son maître.
Scène I, 4
Non, je ne trouve point d’état plus malheureux
Que d’avoir un patron jeune et fort amoureux.
Bonjour.
Bonjour.
Où tend Mascarille à cette heure ?
Que fait-il ? Revient-il ? Va-t-il ? Ou s’il demeure ?
Non, je ne reviens pas, car je n’ai pas été ;
Je ne vais pas aussi, car je suis arrêté ;
Et ne demeure point, car tout de ce pas même
Je prétends m’en aller.
La rigueur est extrême :
Doucement, Mascarille.
Ha ! Monsieur, serviteur.
Vous nous fuyez bien vite ! Hé quoi ? Vous fais-je peur ?
Je ne crois pas cela de votre courtoisie.
Touche : nous n’avons plus sujet de jalousie ;
Nous devenons amis, et mes feux, que j’éteins,
Laissent la place libre à vos heureux desseins.
Plût à Dieu !
Gros-René sait qu’ailleurs je me jette.
Sans doute, et je te cède aussi la Marinette.
Passons sur ce point-là : notre rivalité
N’est pas pour en venir à grande extrémité.
Mais est-ce un coup bien sûr que votre seigneurie
Soit désenamourée, ou si c’est raillerie ?
J’ai su qu’en ses amours ton maître étoit trop bien ;
Et je serois un fou de prétendre plus rien
Aux étroites faveurs qu’il a de cette belle.
Certes vous me plaisez avec cette nouvelle.
Outre qu’en nos projets je vous craignois un peu,
Vous tirez sagement votre épingle du jeu.
Oui, vous avez bien fait de quitter une place
Où l’on vous caressoit pour la seule grimace ;
Et mille fois, sachant tout ce qui se passoit,
J’ai plaint le faux espoir dont on vous repaissoit :
On offense un brave homme alors que l’on l’abuse.
Mais d’où diantre, après tout, avez-vous su la ruse ?
Car cet engagement mutuel de leur foi
N’eut pour témoins, la nuit, que deux autres et moi ;
Et l’on croit jusqu’ici la chaîne fort secrète,
Qui rend de nos amants la flamme satisfaite.
Hé ! Que dis-tu ?
Je dis que je suis interdit,
Et ne sais pas, monsieur, qui peut vous avoir dit
Que sous ce faux semblant, qui trompe tout le monde,
En vous trompant aussi, leur ardeur sans seconde
D’un secret mariage a serré le lien.
Vous en avez menti.
Monsieur, je le veux bien.
Vous êtes un coquin.
D’accord.
Et cette audace
Mériteroit cent coups de bâton sur la place.
Vous avez tout pouvoir.
Ha ! Gros-René.
Monsieur.
Je démens un discours dont je n’ai que trop peur
(à Mascarille.)
Tu penses fuir ?
Nenni.
Quoi ? Lucile est la femme…
Non, monsieur : je raillois.
Ah ! Vous raillez, infâme !
Non, je ne raillois point.
Il est donc vrai ?
Non pas,
Je ne dis pas cela.
Que dis-tu donc ?
Hélas !
Je ne dis rien, de peur de mal parler.
Assure
Ou si c’est chose vraie, ou si c’est imposture.
C’est ce qu’il vous plaira : je ne suis pas ici
Pour vous rien contester.
Veux-tu dire ? Voici,
Sans marchander, de quoi te délier la langue.
Elle ira faire encor quelque sotte harangue !
Hé ! De grâce, plutôt, si vous le trouvez bon,
Donnez-moi vitement quelques coups de bâton,
Et me laissez tirer mes chausses sans murmure.
Tu mourras, ou je veux que la vérité pure
S’exprime par ta bouche.
Hélas ! Je la dirai ;
Mais peut-être, monsieur, que je vous fâcherai.
Parle ; mais prends bien garde à ce que tu vas faire :
À ma juste fureur rien ne te peut soustraire,
Si tu mens d’un seul mot en ce que tu diras.
J’y consens, rompez-moi les jambes et les bras,
Faites-moi pis encor, tuez-moi, si j’impose
En tout ce que j’ai dit ici la moindre chose.
Ce mariage est vrai ?
Ma langue, en cet endroit,
A fait un pas de clerc dont elle s’aperçoit ;
Mais enfin cette affaire est comme vous la dites,
Et c’est après cinq jours de nocturnes visites,
Tandis que vous serviez à mieux couvrir leur jeu,
Que depuis avant-hier ils sont joints de ce nœud ;
Et Lucile depuis fait encor moins paroître
La violente amour qu’elle porte à mon maître,
Et veut absolument que tout ce qu’il verra,
Et qu’en votre faveur son cœur témoignera,
Il l’impute à l’effet d’une haute prudence
Qui veut de leurs secrets ôter la connoissance.
Si malgré mes serments vous doutez de ma foi,
Gros-René peut venir une nuit avec moi,
Et je lui ferai voir, étant en sentinelle,
Que nous avons dans l’ombre un libre accès chez elle.
Ôte-toi de mes yeux, maraud.
Et de grand cœur ;
C’est ce que je demande.
Hé bien ?
Hé bien, monsieur,
Nous en tenons tous deux, si l’autre est véritable.
Las ! Il ne l’est que trop, le bourreau détestable.
Je vois trop d’apparence à tout ce qu’il a dit ;
Et ce qu’a fait Valère, en voyant cet écrit,
Marque bien leur concert, et que c’est une baye
Qui sert sans doute aux feux dont l’ingrate le paye.
I, 5
Je viens vous avertir que tantôt sur le soir
Ma maîtresse au jardin vous permet de la voir.
Oses-tu me parler, âme double et traîtresse ?
Va, sors de ma présence, et dis à ta maîtresse
Qu’avecque ses écrits elle me laisse en paix,
Et que voilà l’état, infâme, que j’en fais.
Gros-René, dis-moi donc quelle mouche le pique ?
M’oses-tu bien encor parler, femelle inique,
Crocodile trompeur, de qui le cœur félon
Est pire qu’un satrape ou bien qu’un Lestrygon ?
Va, va rendre réponse à ta bonne maîtresse,
Et lui dis bien et beau que, malgré sa souplesse,
Nous ne sommes plus sots, ni mon maître, ni moi,
Et désormais qu’elle aille au diable avecque toi.
Ma pauvre Marinette, es-tu bien éveillée ?
De quel démon est donc leur âme travaillée ?
Quoi ? Faire un tel accueil à nos soins obligeants !
Oh ! Que ceci chez nous va surprendre les gens !
ACTE II
Scène II, 1
Ascagne, je suis fille à secret, Dieu merci.
Mais, pour un tel discours, sommes-nous bien ici ?
Prenons garde qu’aucun ne nous vienne surprendre,
Ou que de quelque endroit on ne nous puisse entendre.
Nous serions au logis beaucoup moins sûrement :
Ici de tous côtés on découvre aisément,
Et nous pouvons parler avec toute assurance.
Hélas ! Que j’ai de peine à rompre mon silence !
Ouais ! Ceci doit donc être un important secret.
Trop, puisque je le fie à vous-même à regret,
Et que si je pouvois le cacher davantage,
Vous ne le sauriez point.
Ha ! C’est me faire outrage,
Feindre à s’ouvrir à moi, dont vous avez connu
Dans tous vos intérêts l’esprit si retenu !
Moi nourrie avec vous, et qui tiens sous silence
Des choses qui vous sont de si grande importance !
Qui sais…
Oui, vous savez la secrète raison
Qui cache aux yeux de tous mon sexe et ma maison ;
Vous savez que dans celle où passa mon bas âge
Je suis pour y pouvoir retenir l’héritage
Que relâchoit ailleurs le jeune Ascagne mort,
Dont mon déguisement fait revivre le sort ;
Et c’est aussi pourquoi ma bouche se dispense
À vous ouvrir mon cœur avec plus d’assurance.
Mais avant que passer, Frosine, à ce discours,
Éclaircissez un doute où je tombe toujours :
Se pourroit-il qu’Albert ne sût rien du mystère
Qui masque ainsi mon sexe, et l’a rendu mon père ?
En bonne foi, ce point sur quoi vous me pressez
Est une affaire aussi qui m’embarrasse assez :
Le fond de cette intrigue est pour moi lettre close,
Et ma mère ne put m’éclaircir mieux la chose.
Quand il mourut ce fils, l’objet de tant d’amour,
Au destin de qui, même avant qu’il vînt au jour,
Le testament d’un oncle abondant en richesses
D’un soin particulier avoit fait des largesses,
Et que sa mère fit un secret de sa mort,
De son époux absent redoutant le transport,
S’il voyoit chez un autre aller tout l’héritage
Dont sa maison tiroit un si grand avantage ;
Quand, dis-je, pour cacher un tel événement,
La supposition fut de son sentiment,
Et qu’on vous prit chez nous, où vous étiez nourrie
(Votre mère d’accord de cette tromperie
Qui remplaçoit ce fils à sa garde commis),
En faveur des présents le secret fut promis.
Albert ne l’a point su de nous ; et pour sa femme,
L’ayant plus de douze ans conservé dans son âme,
Comme le mal fut prompt dont on la vit mourir,
Son trépas imprévu ne put rien découvrir ;
Mais cependant je vois qu’il garde intelligence
Avec celle de qui vous tenez la naissance ;
J’ai su qu’en secret même il lui faisoit du bien,
Et peut-être cela ne se fait pas pour rien.
D’autre part, il vous veut porter au mariage,
Et comme il le prétend, c’est un mauvais langage :
Je ne sais s’il sauroit la supposition
Sans le déguisement. Mais la digression
Tout insensiblement pourroit trop loin s’étendre :
Revenons au secret que je brûle d’apprendre.
Sachez donc que l’amour ne sait point s’abuser,
Que mon sexe à ses yeux n’a pu se déguiser,
Et que ses traits subtils, sous l’habit que je porte,
Ont su trouver le cœur d’une fille peu forte :
J’aime enfin.
Vous aimez ?
Frosine, doucement ;
N’entrez pas tout à fait dedans l’étonnement :
Il n’est pas temps encore ; et ce cœur qui soupire
A bien, pour vous surprendre, autre chose à vous dire.
Et quoi ?
J’aime Valère.
Ha ! Vous avez raison.
L’objet de votre amour, lui, dont à la maison
Votre imposture enlève un puissant héritage,
Et qui de votre sexe ayant le moindre ombrage,
Verroit incontinent ce bien lui retourner !
C’est encore un plus grand sujet de s’étonner.
J’ai de quoi toutefois surprendre plus votre âme :
Je suis sa femme.
Oh dieux ! Sa femme !
Oui, sa femme.
Ha ! Certes celui-là l’emporte, et vient à bout
De toute ma raison.
Ce n’est pas encor tout.
Encore ?
Je la suis, dis-je, sans qu’il le pense,
Ni qu’il ait de mon sort la moindre connoissance.
Ho ! Poussez : je le quitte, et ne raisonne plus,
Tant mes sens coup sur coup se treuvent confondus.
À ces énigmes-là je ne puis rien comprendre.
Je vais vous l’expliquer, si vous voulez m’entendre.
Valère, dans les fers de ma sœur arrêté,
Me sembloit un amant digne d’être écouté ;
Et je ne pouvois voir qu’on rebutât sa flamme
Sans qu’un peu d’intérêt touchât pour lui mon âme :
Je voulois que Lucile aimât son entretien,
Je blâmois ses rigueurs, et les blâmai si bien,
Que moi-même j’entrai, sans pouvoir m’en défendre,
Dans tous les sentiments qu’elle ne pouvoit prendre.
C’étoit, en lui parlant, moi qu’il persuadoit ;
Je me laissois gagner aux soupirs qu’il perdoit ;
Et ses vœux, rejetés de l’objet qui l’enflamme,
Étoient, comme vainqueurs, reçus dedans mon âme.
Ainsi mon cœur, Frosine, un peu trop foible, hélas !
Se rendit à des soins qu’on ne lui rendoit pas,
Par un coup réfléchi reçut une blessure,
Et paya pour un autre avec beaucoup d’usure.
Enfin, ma chère, enfin l’amour que j’eus pour lui
Se voulut expliquer, mais sous le nom d’autrui :
Dans ma bouche, une nuit, cet amant trop aimable
Crut rencontrer Lucile à ses vœux favorable ;
Et je sus ménager si bien cet entretien,
Que du déguisement il ne reconnut rien.
Sous ce voile trompeur, qui flattoit sa pensée,
Je lui dis que pour lui mon âme étoit blessée,
Mais que voyant mon père en d’autres sentiments,
Je devois une feinte à ses commandements ;
Qu’ainsi de notre amour nous ferions un mystère
Dont la nuit seulement seroit dépositaire,
Et qu’entre nous de jour, de peur de rien gâter,
Tout entretien secret se devoit éviter ;
Qu’il me verroit alors la même indifférence
Qu’avant que nous eussions aucune intelligence ;
Et que de son côté, de même que du mien,
Geste, parole,
écrit, ne m’en dît jamais rien.
Enfin, sans m’arrêter sur toute l’industrie
Dont j’ai conduit le fil de cette tromperie,
J’ai poussé jusqu’au bout un projet si hardi,
Et me suis assuré l’époux que je vous di.
Peste ! Les grands talents que votre esprit possède !
Diroit-on qu’elle y touche avec sa mine froide ?
Cependant vous avez été bien vite ici ;
Car je veux que la chose ait d’abord réussi :
Ne jugez-vous pas bien, à regarder l’issue,
Qu’elle ne peut longtemps éviter d’être sue ?
Quand l’amour est bien fort, rien ne peut l’arrêter ;
Ses projets seulement vont à se contenter,
Et pourvu qu’il arrive au but qu’il se propose,
Il croit que tout le reste après est peu de chose.
Mais enfin aujourd’hui je me découvre à vous,
Afin que vos conseils… Mais voici cet époux.
II, 2
Si vous êtes tous deux en quelque conférence
Où je vous fasse tort de mêler ma présence,
Je me retirerai.
Non, non, vous pouvez bien,
Puisque vous le faisiez, rompre notre entretien.
Moi ?
Vous-même.
Et comment ?
Je disois que Valère
Auroit, si j’étois fille, un peu trop su me plaire,
Et que si je faisois tous les vœux de son cœur,
Je ne tarderois guère à faire son bonheur.
Ces protestations ne coûtent pas grand chose,
Alors qu’à leur effet un pareil si s’oppose ;
Mais vous seriez bien pris, si quelque événement
Alloit mettre à l’épreuve un si doux compliment.
Point du tout ; je vous dis que régnant dans votre âme,
Je voudrois de bon cœur couronner votre flamme.
Et si c’étoit quelqu’une où par votre secours
Vous pussiez être utile au bonheur de mes jours ?
Je pourrois assez mal répondre à votre attente.
Cette confession n’est pas fort obligeante.
Hé quoi ? Vous voudriez, Valère, injustement,
Qu’étant fille, et mon cœur vous aimant tendrement,
Je m’allasse engager avec une promesse
De servir vos ardeurs pour quelque autre maîtresse ?
Un si pénible effort, pour moi, m’est interdit.
Mais cela n’étant pas ?
Ce que je vous ai dit,
Je l’ai dit comme fille, et vous le devez prendre
Tout de même.
Ainsi donc il ne faut rien prétendre,
Ascagne, à des bontés que vous auriez pour nous,
À moins que le ciel fasse un grand miracle en vous.
Bref, si vous n’êtes fille, adieu votre tendresse :
Il ne vous reste rien qui pour nous s’intéresse.
J’ai l’esprit délicat plus qu’on ne peut penser,
Et le moindre scrupule a de quoi m’offenser,
Quand il s’agit d’aimer. Enfin je suis sincère :
Je ne m’engage point à vous servir, Valère,
Si vous ne m’assurez au moins absolument
Que vous gardez
pour moi le même sentiment,
Que pareille chaleur d’amitié vous transporte,
Et que si j’étois fille, une flamme plus forte
N’outrageroit point celle où je vivrois pour vous.
Je n’avois jamais vu ce scrupule jaloux ;
Mais, tout nouveau qu’il est, ce mouvement m’oblige,
Et je vous fais ici tout l’aveu qu’il exige.
Mais sans fard ?
Oui, sans fard.
S’il est vrai, désormais
Vos intérêts seront les miens, je vous promets.
J’ai bientôt à vous dire un important mystère,
Où l’effet de ces mots me sera nécessaire.
Et j’ai quelque secret de même à vous ouvrir,
Où votre cœur pour moi se pourra découvrir.
Hé ! De quelle façon cela pourroit-il être ?
C’est que j’ai de l’amour qui n’oseroit paroître ;
Et vous pourriez avoir sur l’objet de mes vœux
Un empire à pouvoir rendre mon sort heureux.
Expliquez-vous, Ascagne, et croyez, par avance,
Que votre heur est certain, s’il est en ma puissance.
Vous promettez ici plus que vous ne croyez.
Non, non : dites l’objet pour qui vous m’employez.
Il n’est pas encor temps ; mais c’est une personne
Qui vous touche de près.
Votre discours m’étonne.
Plût à Dieu que ma sœur…
Ce n’est pas la saison
De m’expliquer, vous dis-je.
Et pourquoi ?
Pour raison.
Vous saurez mon secret, quand je saurai le vôtre.
J’ai besoin pour cela de l’aveu de quelque autre.
Ayez-le donc ; et lors nous expliquant nos vœux,
Nous verrons qui tiendra mieux parole des deux.
Adieu, j’en suis content.
Et moi content, Valère.
Il croit trouver en vous l’assistance d’un frère.
Scène II, 3
C’en est fait : c’est ainsi que je me puis venger ;
Et si cette action a de quoi l’affliger,
C’est toute la douceur que mon cœur s’y propose
Mon frère, vous voyez une métamorphose :
Je veux chérir Valère après tant de fierté,
Et mes vœux maintenant tournent de son côté.
Que dites-vous, ma sœur ? Comment ? Courir au change !
Cette inégalité me semble trop étrange.
La vôtre me surprend avec plus de sujet :
De vos soins autrefois Valère étoit l’objet ;
Je vous ai vu pour lui m’accuser de caprice,
D’aveugle cruauté, d’orgueil et d’injustice :
Et quand je veux l’aimer, mon dessein vous déplaît,
Et je vous vois parler contre son intérêt !
Je le quitte, ma sœur, pour embrasser le vôtre :
Je sais qu’il est rangé dessous les lois d’un autre,
Et ce seroit un trait honteux à vos appas,
Si vous le rappeliez et qu’il ne revînt pas.
Si ce n’est que cela, j’aurai soin de ma gloire ;
Et je sais, pour son cœur, tout ce que j’en dois croire :
Il s’explique à mes yeux intelligiblement.
Ainsi découvrez-lui sans peur mon sentiment,
Ou si vous refusez de le faire, ma bouche
Lui va faire savoir que son ardeur me touche.
Quoi ? Mon frère, à ces mots vous restez interdit ?
Ha ! Ma sœur, si sur vous je puis avoir crédit,
Si vous êtes sensible aux prières d’un frère,
Quittez un tel dessein, et n’ôtez point Valère
Aux vœux d’un jeune objet dont l’intérêt m’est cher,
Et qui, sur ma parole, a droit de vous toucher.
La pauvre infortunée aime avec violence ;
À moi seul de ses feux elle fait confidence,
Et je vois dans son cœur de tendres mouvements
À dompter la fierté des plus durs sentiments.
Oui, vous auriez pitié de l’état de son âme,
Connoissant de quel coup vous menacez sa flamme,
Et je ressens si bien la douleur qu’elle aura,
Que je suis assuré, ma sœur, qu’elle en mourra,
Si vous lui dérobez l’amant qui peut lui plaire.
Éraste est un parti qui doit vous satisfaire,
Et des feux mutuels…
Mon frère, c’est assez :
Je ne sais point pour qui vous vous intéressez ;
Mais, de grâce, cessons ce discours, je vous prie,
Et me laissez un peu dans quelque rêverie.
Allez, cruelle sœur, vous me désespérez,
Si vous effectuez vos desseins déclarés.
Scène II, 4
La résolution, madame, est assez prompte.
Un cœur ne pèse rien alors que l’on l’affronte ;
Il court à sa vengeance, et saisit promptement
Tout ce qu’il croit servir à son ressentiment.
Le traître ! Faire voir cette insolence extrême !
Vous m’en voyez encor toute hors de moi-même ;
Et quoique là-dessus je rumine sans fin,
L’aventure me passe, et j’y perds mon latin.
Car enfin, aux transports d’une bonne nouvelle
Jamais cœur ne s’ouvrit d’une façon plus belle ;
De l’écrit obligeant le sien tout transporté
Ne me donnoit pas moins que de la déité ;
Et cependant jamais, à cet autre message,
Fille ne fut traitée avecque tant d’outrage.
Je ne sais, pour causer de si grands changements,
Ce qui s’est pu passer entre ces courts moments.
Rien ne s’est pu passer dont il faille être en peine,
Puisque rien ne le doit défendre de ma haine.
Quoi ? Tu voudrois chercher hors de sa lâcheté
La secrète raison de cette indignité ?
Cet écrit malheureux, dont mon âme s’accuse,
Peut-il à son transport souffrir la moindre excuse ?
En effet, je comprends que vous avez raison,
Et que cette querelle est pure trahison :
Nous en tenons, madame. Et puis prêtons l’oreille
Aux bons chiens de pendards qui nous chantent merveille,
Qui pour nous accrocher feignent tant de langueur !
Laissons à leurs beaux mots fondre notre rigueur,
Rendons-nous à leurs vœux, trop foibles que nous sommes !
Foin de notre sottise, et peste soit des hommes !
Hé bien, bien ! Qu’il s’en vante et rie à nos dépens :
Il n’aura pas sujet d’en triompher longtemps ;
Et je lui ferai voir qu’en une âme bien faite
Le mépris suit de près la faveur qu’on rejette.
Au moins, en pareil cas, est-ce un bonheur bien doux
Quand on sait qu’on n’a point d’avantage sur vous.
Marinette eut bon nez, quoi qu’on en puisse dire,
De ne permettre rien un soir qu’on vouloit rire.
Quelque autre, sous espoir de matrimonion,
Auroit ouvert l’oreille à la tentation ;
Mais moi, nescio vos.
Que tu dis de folies,
Et choisis mal ton temps pour de telles saillies !
Enfin je suis touchée au cœur sensiblement ;
Et si jamais celui de ce perfide amant,
Par un coup de bonheur, dont j’aurois tort, je pense,
De vouloir à présent concevoir l’espérance
(Car le ciel a trop pris plaisir à m’affliger,
Pour me donner celui de me pouvoir venger),
Quand, dis-je, par un sort à mes desirs propice,
Il reviendroit m’offrir sa vie en sacrifice,
Détester à mes pieds l’action d’aujourd’hui,
Je te défends surtout de me parler pour lui :
Au contraire, je veux que ton zèle s’exprime
À me bien mettre aux yeux la grandeur de son crime ;
Et même, si mon cœur étoit pour lui tenté
De descendre jamais à quelque lâcheté,
Que ton affection me soit alors sévère,
Et tienne comme il faut la main à ma colère.
Vraiment, n’ayez point peur, et laissez faire à nous :
J’ai pour le moins autant de colère que vous ;
Et je serois plutôt fille toute ma vie,
Que mon gros traître aussi me redonnât envie.
S’il vient…
Scène II, 5
Rentrez, Lucile, et me faites venir
Le précepteur : je veux un peu l’entretenir,
Et m’informer de lui, qui me gouverne Ascagne,
S’il sait point quel ennui depuis peu l’accompagne.
(Il continue seul.)
En quel gouffre de soins et de perplexité
Nous jette une action faite sans équité !
D’un enfant supposé par mon trop d’avarice
Mon cœur depuis longtemps souffre bien le supplice,
Et quand je vois les maux où je me suis plongé,
Je voudrois à ce bien n’avoir jamais songé.
Tantôt je crains de voir par la fourbe éventée
Ma famille en opprobre et misère jetée ;
Tantôt pour ce fils-là, qu’il me faut conserver,
Je crains cent accidents qui peuvent arriver.
S’il advient que dehors quelque affaire m’appelle,
J’appréhende au retour cette triste nouvelle :
« Las ! Vous ne savez pas ? Vous l’a-t-on annoncé ?
Votre fils a la fièvre, ou jambe, ou bras cassé. "
Enfin, à tous moments, sur quoi que je m’arrête,
Cent sortes de chagrins me roulent par la tête.
Ha !
Scène II, 6
Mandatum tuum curo diligenter.
Maître, j’ai voulu…
Maître est dit a magister :
C’est comme qui diroit trois fois plus grand.
Je meure,
Si je savois cela : mais soit, à la bonne heure !
Maître donc…
Poursuivez.
Je veuxpoursuivre aussi ;
Mais ne poursuivez point, vous, d’interrompre ainsi.
Donc, encore une fois, maître (c’est la troisième),
Mon fils me rend chagrin ; vous savez que je l’aime,
Et que soigneusement je l’ai toujours nourri.
Il est vrai : filio non potest praeferri
Nisi filius.
Maître, en discourant ensemble,
Ce jargon n’est pas fort nécessaire, me semble.
Je vous crois grand latin et grand docteur juré :
Je m’en rapporte à ceux qui m’en ont assuré ;
Mais dans un entretien qu’avec vous je destine
N’allez point déployer toute votre doctrine,
Faire le pédagogue, et cent mots me cracher,
Comme si vous étiez en chaire pour prêcher.
Mon père, quoiqu’il eût la tête des meilleures,
Ne m’a jamais rien fait apprendre que mes heures,
Qui depuis cinquante ans dites journellement
Ne sont encor pour moi que du haut allemand.
Laissez donc en repos votre science auguste,
Et que votre langage à mon foible s’ajuste.
Soit.
À mon fils, l’hymen semble lui faire peur,
Et sur quelque parti que je sonde son cœur,
Pour un pareil lien il est froid, et recule.
Peut-être a-t-il l’humeur du frère de Marc Tulle,
Dont avec Atticus le même fait sermon ;
Et comme aussi les Grecs disent : « atanaton… »
Mon Dieu ! Maître éternel, laissez là, je vous prie,
Les Grecs, les Albanois, avec l’Esclavonie,
Et tous ces autres gens dont vous venez parler :
Eux et mon fils n’ont rien ensemble à démêler.
Hé bien donc, votre fils ?
Je ne sais si dans l’âme
Il ne sentiroit point une secrète flamme :
Quelque chose le trouble, ou je suis fort déçu ;
Et je l’aperçus hier, sans en être aperçu,
Dans un recoin du bois où nul ne se retire.
Dans un lieu reculé du bois, voulez-vous dire,
Un endroit écarté, latine, secessus ;
Virgile l’a dit : est in secessu locus…
Comment auroit-il pu l’avoir dit, ce Virgile,
Puisque je suis certain que dans ce lieu tranquille
Âme du monde enfin n’étoit lors que nous deux ?
Virgile est nommé là comme un auteur fameux
D’un terme plus choisi que le mot que vous dites,
Et non comme témoin de ce que hier vous vîtes.
Et moi, je vous dis, moi, que je n’ai pas besoin
De terme plus choisi, d’auteur ni de témoin,
Et qu’il suffit ici de mon seul témoignage.
Il faut choisir pourtant les mots mis en usage
Par les meilleurs auteurs : tu vivendo bonos,
Comme on dit, scribendo sequare peritos.
Homme ou démon, veux-tu m’entendre sans conteste ?
Quintilien en fait le précepte.
La peste
Soit du causeur !
Et dit là-dessus doctement
Un mot que vous serez bien aise assurément
D’entendre.
Je serai le diable qui t’emporte,
Chien d’homme ! Oh ! Que je suis tenté d’étrange sorte
De faire sur ce mufle une application !
Mais qui cause, seigneur, votre inflammation ?
Que voulez-vous de moi ?
Je veux que l’on m’écoute,
Vous ai-je dit vingt fois, quand je parle.
Ha ! Sans doute
Vous serez satisfait, s’il ne tient qu’à cela :
Je me tais.
Vous ferez sagement.
Me voilà
Tout prêt de vous ouïr.
Tant mieux.
Que je trépasse,
Si je dis plus mot.
Dieu vous en fasse la grâce.
Vous n’accuserez point mon caquet désormais.
Ainsi soit-il !
Parlez quand vous voudrez.
J’y vais.
Et n’appréhendez plus l’interruption nôtre.
C’est assez dit.
Je suis exact plus qu’aucun autre.
Je le crois.
J’ai promis que je ne dirois rien.
Suffit.
Dès à présent je suis muet.
Fort bien.
Parlez, courage ! Au moins, je vous donne audience ;
vous ne vous plaindrez pas de mon peu de silence :
je ne desserre pas la bouche seulement.
Le traître !
Mais, de grâce, achevez vitement :
Depuis longtemps j’écoute ; il est bien raisonnable
Que je parle à mon tour.
Donc, bourreau détestable…
Hé ! Bon Dieu ! Voulez-vous que j’écoute à jamais ?
Partageons le parler, au moins, ou je m’en vais.
Ma patience est bien…
Quoi ? Voulez-vous poursuivre ?
Ce n’est pas encor fait ? Per Jovem ! Je suis ivre.
Je n’ai pas dit…
Encor ? Bon Dieu ! Que de discours !
Rien n’est-il suffisant d’en arrêter le cours ?
J’enrage.
Derechef ? Oh ! L’étrange torture !
Hé ! Laissez-moi parler un peu, je vous conjure :
Un sot qui ne dit mot ne se distingue pas
D’un savant qui se tait.
Parbleu, tu te tairas !
D’où vient fort à propos cette sentence expresse
D’un philosophe : « parle, afin qu’on te connoisse. »
Doncques, si de parler le pouvoir m’est ôté,
Pour moi, j’aime autant perdre aussi l’humanité,
Et changer mon essence en celle d’une bête.
Me voilà pour huit jours avec un mal de tête.
Oh ! Que les grands parleurs sont par moi détestés !
Mais quoi ? Si les savants ne sont point écoutés,
Si l’on veut que toujours ils aient la bouche close,
Il faut donc renverser l’ordre de chaque chose :
Que les poules dans peu dévorent les renards,
Que les jeunes enfants remontrent aux vieillards,
Qu’à poursuivre les loups les agnelets s’ébattent,
Qu’un fou fasse les lois, que les femmes combattent,
Que par les criminels les juges soient jugés
Et par les écoliers les maîtres fustigés,
Que le malade au sain présente le remède,
Que le lièvre craintif… Miséricorde ! à l’aide !
(Albert lui vient sonner aux oreilles une cloche qui le fait fuir.)
ACTE III
Scène III, 1
Le ciel parfois seconde un dessein téméraire,
Et l’on sort comme on peut d’une méchante affaire.
Pour moi, qu’une imprudence a trop fait discourir,
Le remède plus prompt où j’ai su recourir,
C’est de pousser ma pointe et dire en diligence
À notre vieux patron toute la manigance.
Son fils, qui m’embarrasse, est un évaporé ;
L’autre, diable ! Disant ce que j’ai déclaré,
Gare une irruption sur notre friperie !
Au moins, avant qu’on puisse échauffer sa furie,
Quelque chose de bon nous pourra succéder,
Et les vieillards entre eux se pourront accorder :
C’est ce qu’on va tenter ; et de la part du nôtre,
Sans perdre un seul moment, je m’en vais trouver l’autre.
Scène III, 2
Qui frappe ?
Amis.
Ho ! Ho ! Qui te peut amener,
Mascarille ?
Je viens, monsieur, pour vous donner
Le bonjour.
Ha ! Vraiment, tu prends beaucoup de peine.
De tout mon cœur, bonjour.
La réplique est soudaine.
Quel homme brusque !
Encor ?
Vous n’avez pas ouï,
Monsieur.
Ne m’as-tu pas donné le bonjour ?
Oui.
Eh bien ! Bonjour, te dis-je.
Oui, mais je viens encore
Vous saluer au nom du seigneur Polydore.
Ha ! C’est un autre fait. Ton maître t’a chargé
De me saluer ?
Oui.
Je lui suis obligé.
Va : que je lui souhaite une joie infinie.
Cet homme est ennemi de la cérémonie.
Je n’ai pas achevé, monsieur, son compliment :
Il voudroit vous prier d’une chose instamment.
Hé bien ! Quand il voudra, je suis à son service.
Attendez, et souffrez qu’en deux mots je finisse :
Il souhaite un moment pour vous entretenir
D’une affaire importante, et doit ici venir.
Hé ! Quelle est-elle encor l’affaire qui l’oblige
À me vouloir parler ?
Un grand secret, vous dis-je,
Qu’il vient de découvrir en ce même moment,
Et qui, sans doute, importe à tous deux grandement.
Voilà mon ambassade.
Scène III, 3
Oh ! Juste ciel, je tremble !
Car enfin nous avons peu de commerce ensemble.
Quelque tempête va renverser mes desseins,
Et ce secret, sans doute, est celui que je crains.
L’espoir de l’intérêt m’a fait quelque infidèle,
Et voilà sur ma vie une tache éternelle :
Ma fourbe est découverte. Oh ! Que la vérité
Se peut cacher longtemps avec difficulté,
Et qu’il eût mieux valu pour moi, pour mon estime,
Suivre les mouvements d’une peur légitime,
Par qui je me suis vu tenté plus de vingt fois
De rendre à Polydore un bien que je lui dois,
De prévenir l’éclat où ce coup-ci m’expose,
Et faire qu’en douceur passât toute la chose !
Mais, hélas ! C’en est fait, il n’est plus de saison ;
Et ce bien, par la fraude entré dans ma maison,
N’en sera point tiré, que dans cette sortie
Il n’entraîne du mien la meilleure partie.
Scène III, 4
S’être ainsi marié sans qu’on en ait su rien !
Puisse cette action se terminer à bien !
Je ne sais qu’en attendre, et je crains fort du père
Et la grande richesse et la juste colère.
Mais je l’aperçois seul.
Dieu ! Polydore vient !
Je tremble à l’aborder.
La crainte me retient.
Par où lui débuter ?
Quel sera mon langage ?
Son âme est toute émue.
Il change de visage.
Je vois, seigneur Albert, au trouble de vos yeux,
Que vous savez déjà qui m’amène en ces lieux.
Hélas ! Oui.
La nouvelle a droit de vous surprendre,
Et je n’eusse pas cru ce que je viens d’apprendre.
J’en dois rougir de honte et de confusion.
Je treuve condamnable une telle action,
Et je ne prétends point excuser le coupable
Dieu fait miséricorde au pécheur misérable.
C’est ce qui doit par vous être considéré.
Il faut être chrétien.
Il est très-assuré.
Grâce au nom de Dieu, grâce, ô seigneur Polydore !
Eh ! C’est moi qui de vous présentement l’implore.
Afin de l’obtenir je me jette à genoux.
Je dois en cet état être plutôt que vous.
Prenez quelque pitié de ma triste aventure.
Je suis le suppliant dans une telle injure.
Vous me fendez le cœur avec cette bonté.
Vous me rendez confus de tant d’humilité.
Pardon, encore un coup.
Hélas ! Pardon vous-même.
J’ai de cette action une douleur extrême.
Et moi, j’en suis touché de même au dernier point.
J’ose vous convier qu’elle n’éclate point.
Hélas ! Seigneur Albert, je ne veux autre chose.
Conservons mon honneur.
Hé ! Oui, je m’y dispose.
Quant au bien qu’il faudra, vous-même en résoudrez.
Je ne veux de vos biens que ce que vous voudrez :
De tous ces intérêts je vous ferai le maître ;
Et je suis trop content si vous le pouvez être.
Hé ! Quel homme de Dieu ! Quel excès de douceur !
Quelle douceur, vous-même : après un tel malheur !
Que puissiez-vous avoir toutes choses prospères !
Le bon Dieu vous maintienne !
Embrassons-nous en frères.
J’y consens de grand cœur, et me réjouis fort
Que tout soit terminé par un heureux accord.
J’en rends grâces au ciel.
Il ne vous faut rien feindre :
Votre ressentiment me donnoit lieu de craindre ;
Et Lucile tombée en faute avec mon fils,
Comme on vous voit puissant et de biens et d’amis…
Heu ! Que parlez-vous là de faute et de Lucile ?
Soit, ne commençons point un discours inutile.
Je veux bien que mon fils y trempe grandement ;
Même, si cela fait à votre allégement,
J’avouerai qu’à lui seul en est toute la faute ;
Que votre fille avoit une vertu trop haute
Pour avoir jamais fait ce pas contre l’honneur,
Sans l’incitation d’un méchant suborneur ;
Que le traître a séduit sa pudeur innocente,
Et de votre conduite ainsi détruit l’attente.
Puisque la chose est faite, et que selon mes vœux
Un esprit de douceur nous met d’accord tous deux,
Ne ramentevons rien, et réparons l’offense
Par la solennité d’une heureuse alliance.
Oh ! Dieu ! Quelle méprise ! Et qu’est-ce qu’il m’apprend ?
Je rentre ici d’un trouble en un autre aussi grand.
Dans ces divers transports je ne sais que répondre ;
Et si je dis un mot, j’ai peur de me confondre.
À quoi pensez-vous là, seigneur Albert ?
À rien.
Remettons, je vous prie, à tantôt l’entretien :
Un mal subit me prend, qui veut que je vous laisse.
Scène III, 5
Je lis dedans son âme et vois ce qui le presse.
À quoi que sa raison l’eût déjà disposé,
Son déplaisir n’est pas encor tout apaisé ;
L’image de l’affront lui revient, et sa fuite
Tâche à me déguiser le trouble qui l’agite.
Je prends part à sa honte, et son deuil m’attendrit.
Il faut qu’un peu de temps remette son esprit :
La douleur trop contrainte aisément se redouble.
Voici mon jeune fou, d’où nous vient tout ce trouble.
Scène III, 6
Enfin, le beau mignon, vos bons déportements
Troubleront les vieux jours d’un père à tous moments ;
Tous les jours vous ferez de nouvelles merveilles,
Et nous n’aurons jamais autre chose aux oreilles.
Que fais-je tous les jours qui soit si criminel ?
En quoi mériter tant le courroux paternel ?
Je suis un étrange homme, et d’une humeur terrible,
D’accuser un enfant si sage et si paisible !
Las ! Il vit comme un saint, et dedans la maison
Du matin jusqu’au soir il est en oraison.
Dire qu’il pervertit l’ordre de la nature,
Et fait du jour la nuit, oh ! La grande imposture !
Qu’il n’a considéré père ni parenté
En vingt occasions, horrible fausseté !
Que de fraîche mémoire un furtif hyménée
À la fille d’Albert a joint sa destinée,
Sans craindre de la suite un désordre puissant :
On le prend pour un autre, et le pauvre innocent
Ne sait pas seulement ce que je lui veux dire !
Ha ! Chien ! Que j’ai reçu du ciel pour mon martyre,
Te croiras-tu toujours et ne pourrai-je pas
Te voir être une fois sage avant mon trépas ?
D’où peut venir ce coup ? Mon âme embarrassée
Ne voit que Mascarille où jeter sa pensée.
Il ne sera pas homme à m’en faire un aveu :
Il faut user d’adresse, et me contraindre un peu
Dans ce juste courroux.
Scène III, 7
Mascarille, mon père,
Que je viens de trouver, sait toute notre affaire.
Il la sait ?
Oui.
D’où diantre a-t-il pu la savoir ?
Je ne sais point sur qui ma conjecture asseoir ;
Mais enfin d’un succès cette affaire est suivie
Dont j’ai tous les sujets d’avoir l’âme ravie.
Il ne m’en a pas dit un mot qui fût fâcheux,
Il excuse ma faute, il approuve mes feux ;
Et je voudrois savoir qui peut être capable
D’avoir pu rendre ainsi son esprit si traitable.
Je ne puis t’exprimer l’aise que j’en reçoi.
Et que me diriez-vous, monsieur, si c’étoit moi
Qui vous eût procuré cette heureuse fortune ?
Bon ! Bon ! Tu voudrois bien ici m’en donner d’une.
C’est moi, vous dis-je, moi dont le patron le sait,
Et qui vous ai produit ce favorable effet.
Mais, là, sans te railler ?
Que le diable m’emporte
Si je fais raillerie, et s’il n’est de la sorte !
Et qu’il m’entraîne, moi, si tout présentement
Tu n’en vas recevoir le juste payement !
Ha ! Monsieur, qu’est-ce ci ? Je défends la surprise.
C’est la fidélité que tu m’avois promise ?
Sans ma feinte, jamais tu n’eusses avoué
Le trait que j’ai bien cru que tu m’avois joué.
Traître, de qui la langue à causer trop habile
D’un père contre moi vient d’échauffer la bile,
Qui me perds tout à fait, il faut, sans discourir,
Que tu meures.
Tout beau : mon âme, pour mourir,
N’est pas en bon état. Daignez, je vous conjure,
Attendre le succès qu’aura cette aventure.
J’ai de fortes raisons qui m’ont fait révéler
Un hymen que vous-même aviez peine à celer :
C’étoit un coup d’état, et vous verrez l’issue
Condamner la fureur que vous avez conçue.
De quoi vous fâchez-vous ? Pourvu que vos souhaits
Se trouvent par mes soins pleinement satisfaits,
Et voyent mettre à fin la contrainte où vous êtes ?
Et si tous ces discours ne sont que des sornettes ?
Toujours serez-vous lors à temps pour me tuer.
Mais enfin mes projets pourront s’effectuer :
Dieu fera pour les siens ; et content dans la suite,
Vous me remercierez de ma rare conduite.
Nous verrons. Mais Lucile…
Alte ! Son père sort.
Scène III, 8
Plus je reviens du trouble où j’ai donné d’abord,
Plus je me sens piqué de ce discours étrange,
Sur qui ma peur prenoit un si dangereux change ;
Car Lucile soutient que c’est une chanson,
Et m’a parlé d’un air à m’ôter tout soupçon.
Ha ! Monsieur, est-ce vous, de qui l’audace insigne
Met en jeu mon honneur, et fait ce conte indigne ?
Seigneur Albert, prenez un ton un peu plus doux,
Et contre votre gendre ayez moins de courroux.
Comment gendre, coquin ? Tu portes bien la mine
De pousser les ressorts d’une telle machine,
Et d’en avoir été le premier inventeur.
Je ne vois ici rien à vous mettre en fureur.
Trouves-tu beau, dis-moi, de diffamer ma fille,
Et faire un tel scandale à toute une famille ?
Le voilà prêt de faire en tout vos volontés.
Que voudrois-je sinon qu’il dît des vérités ?
Si quelque intention le pressoit pour Lucile,
La recherche en pouvoit être honnête et civile :
Il falloit l’attaquer du côté du devoir,
Il falloit de son père implorer le pouvoir,
Et non pas recourir à cette lâche feinte,
Qui porte à la pudeur une sensible atteinte.
Quoi ? Lucile n’est pas sous des liens secrets
À mon maître ?
Non, traître, et n’y sera jamais.
Tout doux ! Et s’il est vrai que ce soit chose faite,
Voulez-vous l’approuver, cette chaîne secrète ?
Et s’il est constant, toi, que cela ne soit pas,
Veux-tu te voir casser les jambes et les bras ?
Monsieur, il est aisé de vous faire paroître
Qu’il dit vrai.
Bon ! Voilà l’autre encor, digne maître
D’un semblable valet ! Oh ! Les menteurs hardis !
D’homme d’honneur, il est ainsi que je le dis.
Quel seroit notre but de vous en faire accroire ?
Ils s’entendent tous deux comme larrons en foire.
Mais venons à la preuve, et sans nous quereller,
Faites sortir Lucile et la laissez parler.
Et si le démenti par elle vous en reste ?
Elle n’en fera rien, monsieur, je vous proteste.
Promettez à leurs vœux votre consentement,
Et je veux m’exposer au plus dur châtiment,
Si de sa propre bouche elle ne vous confesse
Et la foi qui l’engage et l’ardeur qui la presse.
Il faut voir cette affaire.
Allez, tout ira bien.
Holà ! Lucile, un mot.
Je crains…
Ne craignez rien.
Scène III, 9
Seigneur Albert, au moins, silence. Enfin, madame,
Toute chose conspire au bonheur de votre âme,
Et monsieur votre père, averti de vos feux,
Vous laisse votre époux et confirme vos vœux,
Pourvu que bannissant toutes craintes frivoles,
Deux mots de votre aveu confirment nos paroles.
Que me vient donc conter ce coquin assuré ?
Bon ! Me voilà déjà d’un beau titre honoré.
Sachons un peu, monsieur, quelle belle saillie
Fait ce conte galand qu’aujourd’hui l’on publie.
Pardon, charmant objet, un valet a parlé,
Et j’ai vu malgré moi notre hymen révélé.
Notre hymen ?
On sait tout, adorable Lucile,
Et vouloir déguiser est un soin inutile.
Quoi ? L’ardeur de mes feux vous a fait mon époux ?
C’est un bien qui me doit faire mille jaloux ;
Mais j’impute bien moins ce bonheur de ma flamme
À l’ardeur de vos feux qu’aux bontés de votre âme.
Je sais que vous avez sujet de vous fâcher,
Que c’étoit un secret que vous vouliez cacher ;
Et j’ai de mes transports forcé la violence
À ne point violer votre expresse défense ;
Mais…
Hé bien ! Oui, c’est moi : le grand mal que voilà !
Est-il une imposture égale à celle-là ?
Vous l’osez soutenir en ma présence même,
Et pensez m’obtenir par ce beau stratagème ?
Oh ! Le plaisant amant, dont la galante ardeur
Veut blesser mon honneur au défaut de mon cœur,
Et que mon père, ému de l’éclat d’un sot conte,
Paye avec mon hymen qui me couvre de honte !
Quand tout contribueroit à votre passion :
Mon père, les destins, mon inclination,
On me verroit combattre, en ma juste colère,
Mon inclination, les destins et mon père,
Perdre même le jour, avant que de m’unir
À qui par ce moyen auroit cru m’obtenir.
Allez ; et si mon sexe, avecque bienséance,
Se pouvoit emporter à quelque violence,
Je vous apprendrois bien à me traiter ainsi.
C’en est fait, son courroux ne peut être adouci.
Laissez-moi lui parler. Eh ! Madame, de grâce,
À quoi bon maintenant toute cette grimace ?
Quelle est votre pensée ? Et quel bourru transport
Contre vos propres vœux vous fait roidir si fort ?
Si monsieur votre père étoit homme farouche,
Passe ; mais il permet que la raison le touche,
Et lui-même m’a dit qu’une confession
Vous va tout obtenir de son affection.
Vous sentez, je crois bien, quelque petite honte
À faire un libre aveu de l’amour qui vous dompte ;
Mais s’il vous a fait perdre un peu de liberté,
Par un bon mariage on voit tout rajusté ;
Et quoi que l’on reproche au feu qui vous consomme,
Le mal n’est pas si grand, que de tuer un homme.
On sait que la chair est fragile quelquefois,
Et qu’une fille enfin n’est ni caillou ni bois.
Vous n’avez pas été sans doute la première,
Et vous ne serez pas, que je crois, la dernière.
Quoi ? Vous pouvez ouïr ces discours effrontés,
Et vous ne dites mot à ces indignités ?
Que veux-tu que je die ? Une telle aventure
Me met tout hors de moi.
Madame, je vous jure
Que déjà vous devriez avoir tout confessé.
Et quoi donc confesser ?
Quoi ? Ce qui s’est passé
Entre mon maître et vous : la belle raillerie !
Et que s’est-il passé, monstre d’effronterie,
Entre ton maître et moi ?
Vous devez, que je croi,
En savoir un peu plus de nouvelles que moi,
Et pour vous cette nuit fut trop douce, pour croire
Que vous puissiez si vite en perdre la mémoire.
C’est trop souffrir, mon père, un impudent valet.
Scène III, 10
Je crois qu’elle me vient de donner un soufflet.
Va, coquin, scélérat, sa main vient sur ta joue
De faire une action dont son père la loue.
Et nonobstant cela, qu’un diable en cet instant
M’emporte, si j’ai dit rien que de très-constant !
Et nonobstant cela, qu’on me coupe une oreille,
Si tu portes fort loin une audace pareille !
Voulez-vous deux témoins qui me justifieront ?
Veux-tu deux de mes gens qui te bâtonneront ?
Leur rapport doit au mien donner toute créance.
Leurs bras peuvent du mien réparer l’impuissance.
Je vous dis que Lucile agit par honte ainsi.
Je te dis que j’aurai raison de tout ceci.
Connoissez-vous Ormin, ce gros notaire habile ?
Connois-tu bien Grimpant, le bourreau de la ville ?
Et Simon le tailleur, jadis si recherché ?
Et la potence mise au milieu du marché ?
Vous verrez confirmer par eux cet hyménée.
Tu verras achever par eux ta destinée.
Ce sont eux qu’ils ont pris pour témoins de leur foi.
Ce sont eux qui dans peu me vengeront de toi.
Et ces yeux les ont vus s’entre-donner parole.
Et ces yeux te verront faire la capriole.
Et pour signe, Lucile avoit un voile noir.
Et pour signe, ton front nous le fait assez voir.
Oh ! L’obstiné vieillard !
Oh ! Le fourbe damnable !
Va, rends grâce à mes ans qui me font incapable
De punir sur-le-champ l’affront que tu me fais :
Tu n’en perds que l’attente, et je te le promets.
Scène III, 11
Hé bien ! Ce beau succès que tu devois produire…
J’entends à demi-mot ce que vous voulez dire :
Tout s’arme contre moi ; pour moi de tous côtés
Je vois coups de bâton et gibets apprêtés.
Aussi, pour être en paix dans ce désordre extrême,
Je me vais d’un rocher précipiter moi-même,
Si dans le désespoir dont mon cœur est outré,
Je puis en rencontrer d’assez haut à mon gré.
Adieu, monsieur.
Non, non ; ta fuite est superflue :
Si tu meurs, je prétends que ce soit à ma vue.
Je ne saurois mourir quand je suis regardé,
Et mon trépas ainsi se verroit retardé.
Suis-moi, traître, suis-moi : mon amour en furie
Te fera voir si c’est matière à raillerie.
Malheureux Mascarille ! à quels maux aujourd’hui
Te vois-tu condamné pour le péché d’autrui !
ACTE IV
Scène IV, 1
L’aventure est fâcheuse.
Ah ! Ma chère Frosine,
Le sort absolument a conclu ma ruine.
Cette affaire, venue au point où la voilà,
N’est pas assurément pour en demeurer là ;
Il faut qu’elle passe outre ; et Lucile et Valère,
Surpris des nouveautés d’un semblable mystère,
Voudront chercher un jour dans ces obscurités
Par qui tous mes projets se verront avortés.
Car enfin, soit qu’Albert ait part au stratagème,
Ou qu’avec tout le monde on l’ait trompé lui-même,
S’il arrive une fois que mon sort éclairci
Mette ailleurs tout le bien dont le sien a grossi,
Jugez s’il aura lieu de souffrir ma présence :
Son intérêt détruit me laisse à ma naissance ;
C’est fait de sa tendresse ; et quelque sentiment
Où pour ma fourbe alors pût être mon amant,
Voudra-t-il avouer pour épouse une fille
Qu’il verra sans appui de biens et de famille ?
Je trouve que c’est là raisonné comme il faut ;
Mais ces réflexions devoient venir plus tôt.
Qui vous a jusqu’ici caché cette lumière ?
Il ne falloit pas être une grande sorcière
Pour voir, dès le moment de vos desseins pour lui,
Tout ce que votre esprit ne voit que d’aujourd’hui :
L’action le disoit, et dès que je l’ai sue,
Je n’en ai prévu guère une meilleure issue.
Que dois-je faire enfin ? Mon trouble est sans pareil.
Mettez-vous en ma place, et me donnez conseil.
Ce doit être à vous-même, en prenant votre place,
À me donner conseil dessus cette disgrâce ;
Car je suis maintenant vous, et vous êtes moi.
Conseillez-moi, Frosine : au point où je me voi,
Quel remède treuver ? Dites, je vous en prie.
Hélas ! Ne traitez point ceci de raillerie ;
C’est prendre peu de part à mes cuisants ennuis
Que de rire et de voir les termes où j’en suis.
Non vraiment, tout de bon, votre ennui m’est sensible,
Et pour vous en tirer je ferois mon possible ;
Mais que puis-je, après tout ? Je vois fort peu de jour
À tourner cette affaire au gré de votre amour.
Si rien ne peut m’aider, il faut donc que je meure.
Ha ! Pour cela toujours il est assez bonne heure :
La mort est un remède à trouver quand on veut,
Et l’on s’en doit servir le plus tard que l’on peut.
Non, non, Frosine, non ; si vos conseils propices
Ne conduisent mon sort parmi ces précipices,
Je m’abandonne toute aux traits du désespoir.
Savez-vous ma pensée ? Il faut que j’aille voir
La… Mais Éraste vient, qui pourroit nous distraire.
Nous pourrons en marchant parler de cette affaire :
Allons, retirons-nous.
Scène IV, 2
Encore rebuté ?
Jamais ambassadeur ne fut moins écouté :
À peine ai-je voulu lui porter la nouvelle
Du moment d’entretien que vous souhaitiez d’elle,
Qu’elle m’a répondu, tenant son quant-à-moi :
« Va, va, je fais état de lui comme de toi ;
Dis-lui qu’il se promène » ; et sur ce beau langage,
Pour suivre son chemin m’a tourné le visage ;
Et Marinette aussi, d’un dédaigneux museau
Lâchant un « laisse-nous, beau valet de carreau, »
M’a planté là comme elle : et mon sort et le vôtre
N’ont rien à se pouvoir reprocher l’un à l’autre.
L’ingrate ! Recevoir avec tant de fierté
Le prompt retour d’un cœur justement emporté !
Quoi ? Le premier transport d’un amour qu’on abuse
Sous tant de vraisemblance est indigne d’excuse ?
Et ma plus vive ardeur, en ce moment fatal,
Devoit être insensible au bonheur d’un rival ?
Tout autre n’eût pas fait même chose en ma place,
Et se fût moins laissé surprendre à tant d’audace ?
De mes justes soupçons suis-je sorti trop tard ?
Je n’ai point attendu de serments de sa part ;
Et lorsque tout le monde encor ne sait qu’en croire,
Ce cœur impatient lui rend toute sa gloire,
Il cherche à s’excuser ; et le sien voit si peu
Dans ce profond respect la grandeur de mon feu !
Loin d’assurer une âme, et lui fournir des armes
Contre ce qu’un rival lui veut donner d’alarmes,
L’ingrate m’abandonne à mon jaloux transport,
Et rejette de moi message, écrit, abord !
Ha ! Sans doute, un amour a peu de violence,
Qu’est capable d’éteindre une si foible offense ;
Et ce dépit si prompt à s’armer de rigueur
Découvre assez pour moi tout le fond de son cœur,
Et de quel prix doit être à présent à mon âme
Tout ce dont son caprice a pu flatter ma flamme.
Non, je ne prétends plus demeurer engagé
Pour un cœur où je vois le peu de part que j’ai ;
Et puisque l’on témoigne une froideur extrême
À conserver les gens, je veux faire de même.
Et moi de même aussi : soyons tous deux fâchés,
Et mettons notre amour au rang des vieux péchés.
Il faut apprendre à vivre à ce sexe volage,
Et lui faire sentir que l’on a du courage.
Qui souffre ses mépris les veut bien recevoir.
Si nous avions l’esprit de nous faire valoir,
Les femmes n’auroient pas la parole si haute.
Oh ! Qu’elles nous sont bien fières par notre faute !
Je veux être pendu, si nous ne les verrions
Sauter à notre cou plus que nous ne voudrions,
Sans tous ces vils devoirs dont la plupart des hommes
Les gâtent tous les jours dans le siècle où nous sommes.
Pour moi, sur toute chose, un mépris me surprend ;
Et pour punir le sien par un autre aussi grand,
Je veux mettre en mon cœur une nouvelle flamme.
Et moi, je ne veux plus m’embarrasser de femme :
À toutes je renonce, et crois, en bonne foi,
Que vous feriez fort bien de faire comme moi.
Car, voyez-vous, la femme est, comme on dit, mon maître,
Un certain animal difficile à connoître,
Et de qui la nature est fort encline au mal ;
Et comme un animal est toujours animal,
Et ne sera jamais qu’animal, quand sa vie
Dureroit cent mille ans, aussi, sans repartie,
La femme est toujours femme, et jamais ne sera
Que femme, tant qu’entier le monde durera ;
D’où vient qu’un certain Grec dit que sa tête passe
Pour un sable mouvant ; car, goûtez bien, de grâce,
Ce raisonnement-ci, lequel est des plus forts :
Ainsi que la tête est comme le chef du corps,
Et que le corps sans chef est pire qu’une bête :
Si le chef n’est pas bien d’accord avec la tête,
Que tout ne soit pas bien réglé par le compas,
Nous voyons arriver de certains embarras ;
La partie brutale alors veut prendre empire
Dessus la sensitive, et l’on voit que l’un tire
À dia, l’autre à hurhaut ; l’un demande du mou,
L’autre du dur ; enfin tout va sans savoir où :
Pour montrer qu’ici-bas, ainsi qu’on l’interprète,
La tête d’une femme est comme la girouette
Au haut d’une maison, qui tourne au premier vent.
C’est pourquoi le cousin Aristote souvent
La compare à la mer ; d’où vient qu’on dit qu’au monde
On ne peut rien trouver de si stable que l’onde.
Or, par comparaison (car la comparaison
Nous fait distinctement comprendre une raison,
Et nous aimons bien mieux, nous autres gens d’étude,
Une comparaison qu’une similitude),
Par comparaison donc, mon maître, s’il vous plaît,
Comme on voit que la mer, quand l’orage s’accroît,
Vient à se courroucer ; le vent souffle et ravage,
Les flots contre les flots font un remu-ménage
Horrible ; et le vaisseau, malgré le nautonier,
Va tantôt à la cave, et tantôt au grenier :
Ainsi, quand une femme a sa tête fantasque,
On voit une tempête en forme de bourrasque,
Qui veut compétiter par de certains… Propos ;
Et lors un… Certain vent, qui par… De certains flots,
De… Certaine façon, ainsi qu’un banc de sable…
Quand… Les femmes enfin ne valent pas le diable.
C’est fort bien raisonner.
Assez bien, Dieu merci.
Mais je les vois, monsieur, qui passent par ici.
Tenez-vous ferme, au moins.
Ne te mets pas en peine.
J’ai bien peur que ses yeux resserrent votre chaîne.
Scène IV, 3
Je l’aperçois encor ; mais ne vous rendez point.
Ne me soupçonne pas d’être foible à ce point.
Il vient à nous.
Non, non, ne croyez pas, madame,
Que je revienne encor vous parler de ma flamme.
C’en est fait ; je me veux guérir, et connois bien
Ce que de votre cœur a possédé le mien.
Un courroux si constant pour l’ombre d’une offense
M’a trop bien éclairé de votre indifférence,
Et je dois vous montrer que les traits du mépris
Sont sensibles surtout aux généreux esprits.
Je l’avouerai, mes yeux observoient dans les vôtres
Des charmes qu’ils n’ont point trouvés dans tous les autres,
Et le ravissement où j’étois de mes fers
Les auroit préférés à des sceptres offerts :
Oui, mon amour pour vous, sans doute, étoit extrême ;
Je vivois tout en vous ; et, je l’avouerai même,
Peut-être qu’après tout j’aurai, quoiqu’outragé,
Assez de peine encore à m’en voir dégagé :
Possible que, malgré la cure qu’elle essaie,
Mon âme saignera longtemps de cette plaie,
Et qu’affranchi d’un joug qui faisoit tout mon bien,
Il faudra se résoudre à n’aimer jamais rien ;
Mais enfin
il n’importe, et puisque votre haine
Chasse un cœur tant de fois que l’amour vous ramène,
C’est la dernière ici des importunités
Que vous aurez jamais de mes vœux rebutés.
Vous pouvez faire aux miens la grâce toute entière,
Monsieur, et m’épargner encor cette dernière.
Hé bien, madame, hé bien, ils seront satisfaits !
Je romps avecque vous, et j’y romps pour jamais,
Puisque vous le voulez : que je perde la vie
Lorsque de vous parler je reprendrai l’envie !
Tant mieux, c’est m’obliger.
Non, non, n’ayez pas peur
Que je fausse parole : eussé-je un foible cœur
Jusques à n’en pouvoir effacer votre image,
Croyez que vous n’aurez jamais cet avantage
De me voir revenir.
Ce seroit bien en vain.
Moi-même de cent coups je percerois mon sein,
Si j’avois jamais fait cette bassesse insigne,
De vous revoir après ce traitement indigne.
Soit, n’en parlons donc plus.
Oui, oui, n’en parlons plus ;
Et pour trancher ici tous propos superflus,
Et vous donner, ingrate, une preuve certaine
Que je veux, sans retour, sortir de votre chaîne,
Je ne veux rien garder qui puisse retracer
Ce que de mon esprit il me faut effacer.
Voici votre portrait : il présente à la vue
Cent charmes merveilleux dont vous êtes pourvue ;
Mais il cache sous eux cent défauts aussi grands,
Et c’est un imposteur enfin que je vous rends.
Bon.
Et moi, pour vous suivre au dessein de tout rendre,
Voilà le diamant que vous m’aviez fait prendre.
Fort bien.
Il est à vous encor ce bracelet.
Et cette agate à vous, qu’on fit mettre en cachet.
« Vous m’aimez d’une amour extrême,
Éraste, et de mon cœur voulez être éclairci :
Si je n’aime Éraste de même,
Au moins aimé-je fort qu’Éraste m’aime ainsi.
Lucile. »
Vous m’assuriez par là d’agréer mon service ?
C’est une fausseté digne de ce supplice.
« J’ignore le destin de mon amour ardente,
Et jusqu’à quand je souffrirai ;
Mais je sais, ô beauté charmante,
Que toujours je vous aimerai.
Éraste. »
(Elle continue.)
Voilà qui m’assuroit à jamais de vos feux ?
Et la main et la lettre ont menti toutes deux.
Poussez.
Elle est de vous ; suffit : même fortune.
Ferme.
J’aurois regret d’en épargner aucune.
N’ayez pas le dernier.
Tenez bon jusqu’au bout.
Enfin, voilà le reste.
Et, grâce au ciel, c’est tout.
Que sois-je exterminé, si je ne tiens parole !
Me confonde le ciel, si la mienne est frivole !
Adieu donc.
Adieu donc.
Voilà qui va des mieux.
Vous triomphez.
Allons, ôtez-vous de ses yeux.
Retirez-vous après cet effort de courage.
Qu’attendez-vous encor ?
Que faut-il davantage ?
Ha ! Lucile, Lucile, un cœur comme le mien
Se fera regretter, et je le sais fort bien.
Éraste, Éraste, un cœur fait comme est fait le vôtre
Se peut facilement réparer par un autre.
Non, non : cherchez partout, vous n’en aurez jamais
De si passionné pour vous, je vous promets.
Je ne dis pas cela pour vous rendre attendrie :
J’aurois tort d’en former encore quelque envie.
Mes plus ardents respects n’ont pu vous obliger ;
Vous avez voulu rompre : il n’y faut plus songer ;
Mais personne, après moi, quoi qu’on vous fasse entendre,
N’aura jamais pour vous de passion si tendre.
Quand on aime les gens, on les traite autrement ;
on fait de leur personne un meilleur jugement.
Quand on aime les gens, on peut, de jalousie,
Sur beaucoup d’apparence, avoir l’âme saisie ;
Mais alors qu’on les aime, on ne peut en effet
Se résoudre à les perdre, et vous, vous l’avez fait.
La pure jalousie est plus respectueuse.
On voit d’un œil plus doux une offense amoureuse.
Non, votre cœur, Éraste, étoit mal enflammé.
Non, Lucile, jamais vous ne m’avez aimé.
Eh ! Je crois que cela foiblement vous soucie.
Peut-être en seroit-il beaucoup mieux pour ma vie,
Si je… Mais laissons là ces discours superflus :
Je ne dis point quels sont mes pensers là-dessus.
Pourquoi ?
Par la raison que nous rompons ensemble,
Et que cela n’est plus de saison, ce me semble.
Nous rompons ?
Oui, vraiment : quoi ? N’en est-ce pas fait ?
Et vous voyez cela d’un esprit satisfait ?
Comme vous.
Comme moi ?
Sans doute : c’est foiblesse
De faire voir aux gens que leur perte nous blesse.
Mais, cruelle, c’est vous qui l’avez bien voulu.
Moi ? Point du tout ; c’est vous qui l’avez résolu.
Moi ? Je vous ai cru là faire un plaisir extrême.
Point : vous avez voulu vous contenter vous-même.
Mais si mon cœur encor revouloit sa prison,…
Si, tout fâché qu’il est, il demandoit pardon ?…
Non, non, n’en faites rien : ma foiblesse est trop grande,
J’aurois peur d’accorder trop tôt votre demande.
Ha ! Vous ne pouvez pas trop tôt me l’accorder,
Ni moi sur cette peur trop tôt le demander.
Consentez-y, madame : une flamme si belle
Doit, pour votre intérêt, demeurer immortelle.
Je le demande enfin : me l’accorderez-vous,
Ce pardon obligeant ?
Remenez-moi chez nous.
Scène IV, 4
Oh ! La lâche personne !
Ha ! Le foible courage !
J’en rougis de dépit.
J’en suis gonflé de rage.
Ne t’imagine pas que je me rende ainsi.
Et ne pense pas, toi, trouver ta dupe aussi.
Viens, viens frotter ton nez auprès de ma colère.
Tu nous prends pour un autre, et tu n’as pas affaire
À ma sotte maîtresse. Ardez le beau museau,
Pour nous donner envie encore de sa peau !
Moi, j’aurois de l’amour pour ta chienne de face ?
Moi, je te chercherois ? Ma foi, l’on t’en fricasse
Des filles comme nous !
Oui ? Tu le prends par là ?
Tiens, tiens, sans y chercher tant de façon, voilà
Ton beau galand de neige, avec ta nompareille :
Il n’aura plus l’honneur d’être sur mon oreille.
Et toi, pour te montrer que tu m’es à mépris,
Voilà ton demi-cent d’épingles de Paris,
Que tu me donnas hier avec tant de fanfare.
Tiens encor ton couteau ; la pièce est riche et rare :
Il te coûta six blancs lorsque tu m’en fis don.
Tiens tes ciseaux, avec ta chaîne de laiton.
J’oubliois d’avant-hier ton morceau de fromage :
Tiens. Je voudrois pouvoir rejeter le potage
Que tu me fis manger, pour n’avoir rien à toi.
Je n’ai point maintenant de tes lettres sur moi ;
Mais j’en ferai du feu jusques à la dernière.
Et des tiennes tu sais ce que j’en saurai faire ?
Prends garde à ne venir jamais me reprier.
Pour couper tout chemin à nous rapatrier,
Il faut rompre la paille : une paille rompue
Rend, entre gens d’honneur, une affaire conclue.
Ne fais point les doux yeux : je veux être fâché.
Ne me lorgne point, toi : j’ai l’esprit trop touché.
Romps : voilà le moyen de ne s’en plus dédire.
Romps : tu ris, bonne bête ?
Oui, car tu me fais rire.
La peste soit ton ris ! Voilà tout mon courroux
Déjà dulcifié. Qu’en dis-tu ? Romprons-nous,
Ou ne romprons-nous pas ?
Vois.
Vois, toi.
Vois, toi-même.
Est-ce que tu consens que jamais je ne t’aime ?
Moi ? Ce que tu voudras.
Ce que tu voudras, toi :
Dis.
Je ne dirai rien.
Ni moi non plus.
Ni moi.
Ma foi, nous ferons mieux de quitter la grimace :
Touche, je te pardonne.
Et moi, je te fais grâce.
Mon Dieu ! Qu’à tes appas je suis acoquiné !
Que Marinette est sotte après son Gros-René !
ACTE V
Scène V, 1
« Dès que l’obscurité régnera dans la ville,
Je me veux introduire au logis de Lucile :
Va vite de ce pas préparer pour tantôt
Et la lanterne sourde, et les armes qu’il faut ».
Quand il m’a dit ces mots, il m’a semblé d’entendre :
« Va vitement chercher un licou pour te pendre ».
Venez çà, mon patron (car dans l’étonnement
Où m’a jeté d’abord un tel commandement,
Je n’ai pas eu le temps de vous pouvoir répondre ;
Mais je vous veux ici parler, et vous confondre :
Défendez-vous donc bien, et raisonnons sans bruit).
Vous voulez, dites-vous, aller voir cette nuit
Lucile ? « Oui, Mascarille. —— Et que pensez-vous faire ?
-— Une action d’amant qui se veut satisfaire.
-— Une action d’un homme à fort petit cerveau
Que d’aller sans besoin risquer ainsi sa peau.
-— Mais tu sais quel motif à ce dessein m’appelle :
Lucile est irritée. —— Eh bien ! Tant pis pour elle.
-— Mais l’amour veut que j’aille apaiser son esprit.
-— Mais l’amour est un sot qui ne sait ce qu’il dit :
Nous garantira-t-il, cet amour, je vous prie,
D’un rival, ou d’un père, ou d’un frère en furie ?
-— Penses-tu qu’aucun d’eux songe à nous faire mal ?
-— Oui vraiment je le pense, et surtout ce rival.
-— Mascarille, en tout cas, l’espoir où je me fonde,
Nous irons bien armés ; et si quelqu’un nous gronde,
Nous nous chamaillerons. —— Oui, voilà justement
Ce que votre valet ne prétend nullement :
Moi, chamailler, bon Dieu ! Suis-je un Roland, mon maître,
Ou quelque Ferragu ? C’est fort mal me connoître.
Quand je viens à songer, moi qui me suis si cher,
Qu’il ne faut que deux doigts d’un misérable fer
Dans le corps, pour vous mettre un humain dans la bière,
Je suis scandalisé d’une étrange manière.
-— Mais tu seras armé de pied en cap. —— Tant pis :
J’en serai moins léger à gagner le taillis ;
Et de plus, il n’est point d’armure si bien jointe
Où ne puisse glisser une vilaine pointe.
-— Oh ! Tu seras ainsi tenu pour un poltron.
-— Soit, pourvu que toujours je branle le menton :
À table comptez-moi, si vous voulez, pour quatre ;
Mais comptez-moi pour rien s’il s’agit de se battre.
Enfin, si l’autre monde a des charmes pour vous,
Pour moi, je trouve l’air de celui-ci fort doux ;
Je n’ai pas grande faim de mort ni de blessure,
Et vous ferez le sot tout seul, je vous assure ».
V, 2
Je n’ai jamais trouvé de jour plus ennuyeux :
Le soleil semble s’être oublié dans les cieux ;
Et jusqu’au lit qui doit recevoir sa lumière
Je vois rester encore une telle carrière,
Que je crois que jamais il ne l’achèvera
Et que de sa lenteur mon âme enragera.
Et cet empressement pour s’en aller dans l’ombre
Pêcher vite à tâtons quelque sinistre encombre !
Vous voyez que Lucile, entière en ses rebuts…
Ne me fais point ici de contes superflus.
Quand j’y devrois trouver cent embûches mortelles,
Je sens de son courroux des gênes trop cruelles,
Et je veux l’adoucir, ou terminer mon sort :
C’est un point résolu.
J’approuve ce transport ;
Mais le mal est, monsieur, qu’il faudra s’introduire
En cachette.
Fort bien.
Et j’ai peur de vous nuire.
Et comment ?
Une toux me tourmente à mourir,
Dont le bruit importun vous fera découvrir :
De moment en moment… Vous voyez le supplice.
Ce mal te passera : prends du jus de réglisse.
Je ne crois pas, monsieur, qu’il se veuille passer.
Je serois ravi, moi, de ne vous point laisser ;
Mais j’aurois un regret mortel, si j’étois cause
Qu’il fût à mon cher maître arrivé quelque chose.
Scène V, 3
La Rapière
Monsieur, de bonne part je viens d’être informé
Qu’Éraste est contre vous fortement animé,
Et qu’Albert parle aussi de faire pour sa fille
Rouer jambes et bras à votre Mascarille.
Moi, je ne suis pour rien dans tout cet embarras.
Qu’ai-je fait pour me voir rouer jambes et bras ?
Suis-je donc gardien, pour employer ce style,
De la virginité des filles de la ville ?
Sur la tentation ai-je quelque crédit ?
Et puis-je mais, chétif, si le cœur leur en dit ?
Oh ! Qu’ils ne seront pas si méchants qu’ils le disent !
Et quelque belle ardeur que ses feux lui produisent,
Éraste n’aura pas si bon marché de nous.
S’il vous faisoit besoin, mon bras est tout à vous :
Vous savez de tout temps que je suis un bon frère.
Je vous suis obligé, monsieur de la Rapière.
J’ai deux amis aussi que je vous puis donner,
Qui contre tous venants sont gens à dégainer,
Et sur qui vous pourrez prendre toute assurance.
Acceptez-les, monsieur.
C’est trop de complaisance.
Le petit Gille encore eût pu nous assister,
Sans le triste accident qui vient de nous l’ôter.
Monsieur, le grand dommage ! Et l’homme de service !
Vous avez su le tour que lui fit la justice :
Il mourut en César, et lui cassant les os,
Le bourreau ne lui put faire lâcher deux mots.
Monsieur de la Rapière, un homme de la sorte
Doit être regretté. Mais quant à votre escorte,
Je vous rends grâce.
Soit ; mais soyez averti
Qu’il vous cherche, et vous peut faire un mauvais parti.
Et moi, pour vous montrer combien je l’appréhende,
Je lui veux, s’il me cherche, offrir ce qu’il demande,
Et par toute la ville aller présentement,
Sans être accompagné que de lui seulement.
Quoi ? Monsieur, vous voulez tenter Dieu ? Quelle audace !
Las ! Vous
voyez tous deux comme l’on nous menace,
Combien de tous côtés…
Que regardes-tu là ?
C’est qu’il sent le bâton du côté que voilà.
Enfin, si maintenant ma prudence en est crue,
Ne nous obstinons point à rester dans la rue :
Allons nous renfermer.
Nous renfermer, faquin !
Tu m’oses proposer un acte de coquin !
Sus, sans plus de discours, résous-toi de me suivre.
Eh ! Monsieur, mon cher maître, il est si doux de vivre !
On ne meurt qu’une fois, et c’est pour si longtemps !
Je m’en vais t’assommer de coups, si je t’entends.
Ascagne vient ici, laissons : il faut attendre
Quel parti de lui-même il résoudra de prendre.
Cependant avec moi viens prendre à la maison
Pour nous frotter.
Je n’ai nulle démangeaison.
Que maudit soit l’amour, et les filles maudites
Qui veulent en tâter, puis font les chattemites !
Scène V, 5
Est-il bien vrai, Frosine, et ne rêvé-je point ?
De grâce, contez-moi bien tout de point en point.
Vous en saurez assez le détail ; laissez faire :
Ces sortes d’incidents ne sont pour l’ordinaire
Que redits trop de fois de moment en moment.
Suffit que vous sachiez qu’après ce testament
Qui vouloit un garçon pour tenir sa promesse,
De la femme d’Albert la dernière grossesse
N’accoucha que de vous ; et que lui dessous main
Ayant depuis longtemps concerté son dessein,
Fit son fils de celui d’Ignès la bouquetière,
Qui vous donna pour sienne à nourrir à ma mère.
La mort ayant ravi ce petit innocent
Quelque dix mois après, Albert étant absent,
La crainte d’un époux et l’amour maternelle
Firent l’événement d’une ruse nouvelle :
Sa femme en secret lors se rendit son vrai sang ;
Vous devîntes celui qui tenoit votre rang,
Et la mort de ce fils mis dans votre famille
Se couvrit pour Albert de celle de sa fille.
Voilà de votre sort un mystère éclairci
Que votre feinte mère a caché jusqu’ici ;
Elle en dit des raisons, et peut en avoir d’autres,
Par qui ses intérêts n’étoient pas tous les vôtres.
Enfin cette visite, où j’espérois si peu,
Plus qu’on ne pouvoit croire a servi votre feu.
Cette Ignès vous relâche ; et par votre autre affaire
L’éclat de son secret devenu nécessaire,
Nous en avons nous deux votre père informé ;
Un billet de sa femme a le tout confirmé ;
Et poussant plus avant encore notre pointe,
Quelque peu de fortune à notre adresse jointe,
Aux intérêts d’Albert de Polydore après
Nous avons ajusté si bien les intérêts,
Si doucement à lui déplié ces mystères,
Pour n’effaroucher pas d’abord trop les affaires,
Enfin, pour dire tout, mené si prudemment
Son esprit pas à pas à l’accommodement,
Qu’autant que votre père il montre de tendresse
À confirmer les nœuds qui font votre allégresse.
Ha ! Frosine, la joie où vous m’acheminez…
Et que ne dois-je point à vos soins fortunés !
Au reste, le bonhomme est en humeur de rire,
Et pour son fils encor nous défend de rien dire.
Scène V, 5
Approchez-vous, ma fille : un tel nom m’est permis,
Et j’ai su le secret que cachoient ces habits.
Vous avez fait un trait qui, dans sa hardiesse,
Fait briller tant d’esprit et tant de gentillesse,
Que je vous en excuse, et tiens mon fils heureux
Quand il saura l’objet de ses soins amoureux :
Vous valez tout un monde, et c’est moi qui l’assure.
Mais le voici : prenons plaisir de l’aventure.
Allez faire venir tous vos gens promptement.
Vous obéir sera mon premier compliment.
Scène V, 6
Les disgrâces souvent sont du ciel révélées :
J’ai songé cette nuit de perles défilées,
Et d’œufs cassés : monsieur, un tel songe m’abat.
Chien de poltron !
Valère, il s’apprête un combat
Où toute ta valeur te sera nécessaire :
Tu vas avoir en tête un puissant adversaire.
Et personne, monsieur, qui se veuille bouger
Pour retenir des gens qui se vont égorger !
Pour moi, je le veux bien ; mais au moins s’il arrive
Qu’un funeste accident de votre fils vous prive,
Ne m’en accusez point.
Non, non : en cet endroit
Je le pousse moi-même à faire ce qu’il doit.
Père dénaturé !
Ce sentiment, mon père,
Est d’un homme de cœur, et je vous en révère.
J’ai
dû vous offenser, et je suis criminel
D’avoir fait tout ceci sans l’aveu paternel ;
Mais à quelque dépit que ma faute vous porte,
La nature toujours se montre la plus forte ;
Et votre honneur fait bien, quand il ne veut pas voir
Que le transport d’Éraste ait de quoi m’émouvoir.
On me faisoit tantôt redouter sa menace ;
Mais les choses depuis ont bien changé de face ;
Et sans le pouvoir fuir, d’un ennemi plus fort
Tu vas être attaqué.
Point de moyen d’accord ?
Moi, le fuir ! Dieu m’en garde. Et qui donc pourroit-ce être ?
Ascagne.
Ascagne ?
Oui, tu le vas voir paroître.
Lui, qui de me servir m’avoit donné sa foi !
Oui, c’est lui qui prétend avoir affaire à toi,
Et qui veut, dans le champ où l’honneur vous appelle,
Qu’un combat seul à seul vuide votre querelle.
C’est un brave homme : il sait que les cœurs généreux
Ne mettent point les gens en compromis pour eux.
Enfin d’une imposture ils te rendent coupable,
Dont le ressentiment m’a paru raisonnable ;
Si bien qu’Albert et moi sommes tombés d’accord
Que tu satisferois Ascagne sur ce tort,
Mais aux yeux d’un chacun, et sans nulles remises,
Dans les formalités en pareil cas requises.
Et Lucile, mon père, a d’un cœur endurci…
Lucile épouse Éraste, et te condamne aussi ;
Et pour convaincre mieux tes discours d’injustice,
Veut qu’à tes propres yeux cet hymen s’accomplisse.
Ha ! C’est une impudence à me mettre en fureur :
Elle a donc perdu sens, foi, conscience, honneur ?
Scène V, 7
Hé bien ! Les combattants ? On amène le nôtre :
Avez-vous disposé le courage du vôtre ?
Oui, oui, me voilà prêt, puisqu’on m’y veut forcer ;
Et si j’ai pu trouver sujet de balancer,
Un reste de respect en pouvoit être cause,
Et non pas la valeur du bras que l’on m’oppose.
Mais c’est trop me pousser, ce respect est à bout :
À toute extrémité mon esprit se résout,
Et l’on fait voir un trait de perfidie étrange,
Dont il faut hautement que mon amour se venge.
Non pas que cet amour prétende encore à vous :
Tout son feu se résout en ardeur de courroux ;
Et quand j’aurai rendu votre honte publique,
Votre coupable hymen n’aura rien qui me pique.
Allez, ce procédé, Lucile, est odieux :
À peine en puis-je croire au rapport de mes yeux ;
C’est de toute pudeur se montrer ennemie,
Et vous devriez mourir d’une telle infamie.
Un semblable discours me pourroit affliger,
Si je n’avois en main qui m’en saura venger.
Voici venir Ascagne : il aura l’avantage
De vous faire changer bien vite de langage,
Et sans beaucoup d’effort.
Scène V, 8
Il ne le fera pas,
Quand il joindroit au sien encor vingt autres bras.
Je le plains de défendre une sœur criminelle ;
Mais puisque son erreur me veut faire querelle,
Nous le satisferons, et vous, mon brave, aussi.
Je prenois intérêt tantôt à tout ceci ;
Mais enfin, comme Ascagne a pris sur lui l’affaire,
Je ne veux plus en prendre, et je le laisse faire.
C’est bien fait, la prudence est toujours de saison ;
Mais…
Il saura pour tous vous mettre à la raison.
Lui ?
Ne t’y trompe pas ; tu ne sais pas encore
Quel étrange garçon est Ascagne.
Il l’ignore.
Mais il pourra dans peu le lui faire savoir.
Sus donc ! Que maintenant il me le fasse voir.
Aux yeux de tous ?
Cela ne seroit pas honnête.
Se moque-t-on de moi ? Je casserai la tête
À quelqu’un des rieurs. Enfin voyons l’effet.
Non, non, je ne suis pas si méchant qu’on me fait ;
Et dans cette aventure où chacun m’intéresse,
Vous allez voir plutôt éclater ma foiblesse,
Connoître que le ciel, qui dispose de nous,
Ne me fit pas un cœur pour tenir contre vous,
Et qu’il vous réservoit, pour victoire facile,
De finir le destin du frère de Lucile.
Oui, bien loin de vanter le pouvoir de mon bras,
Ascagne va par vous recevoir le trépas ;
Mais il veut bien mourir, si sa mort nécessaire
Peut avoir maintenant de quoi vous satisfaire,
En vous donnant pour femme, en présence de tous,
Celle qui justement ne peut être qu’à vous.
Non, quand toute la terre, après sa perfidie
Et les traits effrontés…
Ah ! Souffrez que je die,
Valère, que le cœur qui vous est engagé
D’aucun crime envers vous ne peut être chargé :
Sa flamme est toujours pure et sa constance extrême,
Et j’en prends à témoin votre père lui-même.
Oui, mon fils, c’est assez rire de ta fureur,
Et je vois qu’il est temps de te tirer d’erreur.
Celle à qui par serment ton âme est attachée
Sous l’habit que tu vois à tes yeux est cachée ;
Un intérêt de bien, dès ses plus jeunes ans,
Fit ce déguisement qui trompe tant de gens ;
Et depuis peu l’amour en a su faire un autre,
Qui t’abusa, joignant leur famille à la nôtre.
Ne va point regarder à tout le monde aux yeux :
Je te fais maintenant un discours sérieux.
Oui, c’est elle, en un mot, dont l’adresse subtile,
La nuit, reçut ta foi sous le nom de Lucile,
Et qui par ce ressort, qu’on ne comprenoit pas,
A semé parmi vous un si grand embarras.
Mais, puisqu’Ascagne ici fait place à Dorothée,
Il faut voir de vos feux toute imposture ôtée,
Et qu’un nœud plus sacré donne force au premier.
Et c’est là justement ce combat singulier
Qui devoit envers nous réparer votre offense,
Et pour qui les édits n’ont point fait de défense.
Un tel événement rend tes esprits confus ;
Mais en vain tu voudrois balancer là-dessus.
Non, non, je ne veux pas songer à m’en défendre ;
Et si cette aventure a lieu de me surprendre,
La surprise me flatte, et je me sens saisir
De merveille à la fois, d’amour et de plaisir.
Se peut-il que ces yeux… ?
Cet habit, cher Valère,
Souffre mal les discours que vous lui pourriez faire.
Allons lui faire en prendre un autre ; et cependant
Vous saurez le détail de tout cet incident.
Vous, Lucile, pardon, si mon âme abusée…
L’oubli de cette injure est une chose aisée.
Allons, ce compliment se fera bien chez nous,
Et nous aurons loisir de nous en faire tous.
Mais vous ne songez pas, en tenant ce langage,
Qu’il reste encor ici des sujets de carnage :
Voilà bien à tous deux notre amour couronné ;
Mais de son Mascarille et de mon Gros-René,
Par qui doit Marinette être ici possédée ?
Il faut que par le sang l’affaire soit vuidée.
Nenni, nenni : mon sang dans mon corps sied trop bien.
Qu’il l’épouse en repos, cela ne me fait rien :
De l’humeur que je sais la chère Marinette,
L’hymen ne ferme pas la porte à la fleurette.
Et tu crois que de toi je ferois mon galant ?
Un mari, passe encor : tel qu’il est, on le prend ;
On n’y va pas chercher tant de cérémonie.
Mais il faut qu’un galant soit fait à faire envie.
Écoute : quand l’hymen aura joint nos deux peaux,
Je prétends qu’on soit sourde à tous les damoiseaux.
Tu crois te marier pour toi tout seul, compère ?
Bien entendu : je veux une femme sévère,
Ou je ferai beau bruit.
Eh ! Mon dieu ! Tu feras
Comme les autres font, et tu t’adouciras.
Ces gens, avant l’hymen, si fâcheux et critiques,
Dégénèrent souvent en maris pacifiques.
Va, va, petit mari, ne crains rien de ma foi :
Les douceurs ne feront que blanchir contre moi,
Et je te dirai tout.
Oh ! Las ! Fine pratique !
Un mari confident !…
Taisez-vous, as de pique.
Pour la troisième fois, allons-nous-en chez nous
Poursuivre en liberté des entretiens si doux.