26 aoû 1966

Mémoire français des délégués au congrès de Genève (1866)

Submitted by Anonyme (non vérifié)

[Mémoire des délégués français au Premier congrès de l'Association internationale des travailleurs à Genève, 1866]

 

Convocation

Les questions suivantes seront discutées dans le prochain Congrès:

1- Organisation de l'Association internationale;

2- Combinaison des efforts, par le moyen de l’Association, pour la lutte du travail contre le capital:

3- Réduction des heures de travail;

4- Travail des femmes et des enfants;

5- Sociétés ouvrières (trade’s unions) leur passé, leur présent, leur avenir;

6- Travail coopératif;

7- Impôts directs et indirects;

8- Institution internationale du crédit;

9- De la nécessité d'anéantir l’influence russe en Europe par l'application du droit des peuples de disposer d’eux-mêmes et la reconstitution d'une Pologne sur des bases démocratiques et sociales;

10- Des armées permanentes dans leurs rapports avec la production;

11- Des idées religieuses, leur influence sur le mouvement social, politique et intellectuel;

12- Établissement des sociétés de secours mutuels. Appui moral et matériel accordé aux orphelins de l'Association.

N.B. Pour toutes les correspondances et renseignements s'adresser à Monsieur Dupont, ouvrier en

instruments de musique. Londres, Great Newport street, n°11, Leicester square.

 


Avant-propos

Depuis sa fondation, l'Association internationale des travailleurs est en butte à des attaques parties de côtés bien différents. Au fond, nous sommes fondés à croire que l'hostilité directe ou détournée qu'on lui témoigne n'a d'autre cause que notre volonté bien affirmée à plusieurs reprises, de n'accepter la tutelle d'aucune personnalité, de n'être à la remorque d'aucun parti. Forts de la sincérité de nos opinions et de la loyauté de nos actes, prêts à nous affirmer dans les mêmes termes partout et toujours, nous publions aujourd'hui le Mémoire élaboré à Paris, et lu à Genève par les délégués parisiens. C'est, à notre avis, la meilleure et la seule réponse que nous puissions et voulions faire aux accusations si étrangement contradictoires qu'on a formulées contre nous.

 

Préambule

De toutes les phases qu'a jusqu'ici traversées l'humanité, il n’en est point, à notre avis, de plus importante que celle dans laquelle le peuple est entré, depuis quelques années. Il n'avait point eu, jusqu'à présent, d'existence propre; en effet, dans les actes les plus solennels de la vie politique et sociale, alors même qu'elle ne semblait agir que d'après ses idées à elle, la Démocratie traînait à la remorque de ses patrons, et on l'a vue naguère employer toute son énergie à opérer le triage de ses maîtres, et combattre follement pour la choix des tyrans.

Ce qui distingue essentiellement la période actuelle de celles qui l'ont précédée, c’est que le Travail s'affirme l'égal des autres forces, et veut conquérir sa place dans le monde moral et matériel, par sa seule initiative et en dehors de toutes les influences qu'il a, jusqu'en ces derniers temps, subies et même recherchées. Comment en est-il arrivé-là? Quelles transformations cette idée a-t-elle subie, avant de se produire au grand jour?

La Démocratie a été jusqu'ici continuellement vaincue. De 1789 à 1800, la bourgeoisie fit dans ses rangs, à coup de décrets, de sabre on de canon, de larges trouées que les guerres de l'Empire n'ont certes pas comblées. La Restauration n'a jamais prétendu au titre de gouvernement populaire. Arrive 1830! Nouvel échec. Sous la monarchie de juillet, chaque levée de boucliers s'est terminée par une catastrophe. Le Travail s'agite de nouveau, à propos de la Réforme parlementaire; Février le trouve debout, réclamant, à grands cris, son émancipation. Décidé à tous les sacrifices, il met au service de la République trois mois de misère: puis, à tort ou à raison, il croît s'apercevoir qu'on le chloroformise, qu'on l’enjole; il veut autre chose que des discours; n'obtenant rien, il se lève, et affirme, à cinq ou six fois, sa souveraineté; enfin, de choc en chute, de chute en chute, massacré par la république bourgeoise, comme il avait été décimé par les monarchies, il tombe, après cinquante ans de combats, dans la plus indigne mysthification... la philanthropie!…

Cependant, si épais qu'on suppose le crâne du prolétaire, il y pénètre bien, de temps en temps, quelques idées; si embourbé qu'on le croie dans le cloaque des intérêts matériels, il a aussi quelque peu souci de sa dignité d'homme, et se croit, tout comme les autres, autre chose qu’une machine. Il se recueille et cherche les causes de ses défaites. Voilà les illettrés à l’oeuvre. Les plus avisés fouillent l'histoire et découvrent que, pendant trois siècles, la bourgeoisie, elle aussi, s'est trouvée refoulée, chaque fois qu’elle s’est levée. Arrive 89, elle se présente et prend, presque sans obstacle, sa place dans l’Etat. Pourquoi pas 150, 100 ou même 50 ans plus tôt? A cette question, l’histoire répond: Elle n'était pas digne!…

Tout le 18ème siècle fut employé par elle à conquérir, par l’étude et le travail, la capacité qui lui manquait, et, quand vint 89, elle était, en talent, en science, en richesse, au moins l'égale de l'aristocratie: là est le secret de son triomphe. Cette histoire est la nôtre, s'écrient les travailleurs, et ils concluent, sans honte, comme sans faiblesse, a leur incapacité. Alors, à l’agitation de la rue, aux sociétés secrètes, succède l'étude, et, après quinze années de travail opiniâtre et de recherches laborieuses, ils se concertent et, tentant en commun un suprême effort, ils organisent l’Association internationale , à l’appel de laquelle nous répondons aujourd’hui. D'après ce qui vient d'être dit, le but de l’Association internationale est nettement défini. Réunir, grouper, pour les rendre plus fructueux, tous les efforts individuels tentés jusqu'ici en vue de l'émancipation du prolétariat par le prolétariat lui-même; créer, ou tout au moins développer, entre les différentes nations aujourd'hui séparées par des intérêts antagoniques, un lien moral qui, les rendant toutes solidaires, centuple leur force, leur influence, et les conduise, les unes par les autres, vers la réalisation de cet idéal de justice, objet de leur revendication et de leur voeux.

En un mot, le but de l’Association internationale est d'amener, par les voies scientifiques ... et pacifiquement, s'il est possible - le prolétariat à l'émancipation, à l’égalité de droit, non plus en théorie, mais en pratique. Avant de légiférer, d'administrer, de bâtir des palais, des temples, de faire la guerre, la Société travaille, laboure, navigue, échange, exploite les terres et les mers. Avant de sacrer des rois et d'instituer des dynasties, le peuple fonde la famille, consacre des mariages, bâtit des villes, etc. C’est donc de ces différentes manifestations qu'il convient de s'occuper tout d'abord.


 

Capital et Travail

Toutes les questions mises à l’ordre du jour par le programme, se rattachent d'une façon directe à celle portant le n°6: Des relations du capital et du travail.

Qu’est-ce-que le Travail ? Qu’est-ce que le Capital?

Le travail est l'acte par lequel l’homme s'approprie les forces de la nature, et transforme les matières premières qu'elle referme en sa propre substance. Tel fut, au premier âge, le travail.

Mais l'humanité s'avance d'une marche continue dans la voie du progrès et, le besoin s'augmentant en raison du perfectionnement de l’espèce, le pain ne lui suffit plus. Aux jouissances matérielles se joint le désir de satisfactions morales ou intellectuelles, et le travail devient l’acte par lequel l'homme crée, un ou des services échangeables et consommables, destinés à satisfaire ses besoins matériels ou moraux.

Le travail est encore l'acte par lequel l'homme manifeste sa vaillance, sa force, sa moralité; par le travail, l'homme dompte la nature, acquiert des connaissances nouvelles et s'élève jusqu'à la déification de lui-même - s'il est permis d'employer, ici, une semblable expression; car la divinité n'est et n'a jamais pu être que l'idéal de perfection vers lequel tend invinciblement l'humanité par le développement complet de ses facultés.

Qu’est ce que le capital? C’est la somme de services créés et non consommés, destinés par leur créateur, soit à faciliter une création future, soit à prévoir certaines éventualités, telles que: maladie, vieillesse, diminution ou perte totale de ses forces.

Le capital, enfin, c'est du travail accumulé! Travail et capital sont donc deux termes totalement identiques, représentant une seule et même chose, mais à des instants, à des points de vue différents.

Leurs relations se trouvent déterminées, définies par l'identité de leur nature: le travail d'aujourd'hui non consommé, sera du capital demain: donc la plus parfaite égalité doit présider à l'échange. A toutes les époques organiques, en tous les temps, à chaque fois que l'humanité ayant conscience d'elle-même, a eu un corps de morale, de doctrine, sans en excepter la période primitive du catholicisme - par la bouche des pères de l’Eglise, comme par celle des philosophes, elle a nié la légitimité de l'intérêt - la majorité, la presque unanimité des adhérents de l’ Association internationale des travailleurs a suivi cette voie.

Cependant, en raison même de la ténacité avec laquelle a été soutenu le principe contraire, il est nécessaire de reproduire, ici, les arguments énoncés de part et d'autre:

Le capital - disent Ies partisans de l’intérêt est un des agents Ies plus actifs de la production: à l'aide du capital, le travail double, triple, centuple même ses produits; il est donc juste que le service rendu par le préteur, service qui profite plus encore au travailleur qu'au capitaliste, soit payé à ce dernier

par le travail, et à ce point de vue, l'intérêt leur semble ce qu'il y a de plus juste, de plus légitime; le refuser serait un déni de justice, un vol.

Mais - disent les adversaires de l’intérêt - si le capiral est du travail accumulé, le travail d'aujourd’hui vaut celui d'hier, et le remboursement du travaiI prêté par un travail équivalent, est tout ce que vous pouvez justement exiger.

Je me prive de mon capital - repond le prêteur -vous en profitez vous, producteur, et vous ne payeriez pas l’intérêt!

Vous vous privez de vos écus... riposte le travailleur - comme tout homme qui échange un produit s’en prive pour en obtenir un autre dont se prive à son tour celui qui cède le service demandé par le premier.

Tout cela peut-être vrai -objecte un troisième - quand l’échange se fait de la main à la main; mais si le travail d'aujourd'hui vaut celui d'hier, on n’en saurait dire autant de celui de demain; en supposant qu'il n’y ait là qu’avance, crédit, il faut que ce crédit, que cette avance se paye, donc l’intérêt est légitime.

Erreur, erreur profonde - s’écrient à leur tour, les adversaires de la productivité ... ce crédit, cette avance dont vous réclamez le prix vous a été livré pour rien par la société, laquelle, grâce au contrat tacite passe entre tous les membres, grâce à la garantie accordée par tous, grêce à la monnaie, signee représentatif incorruptible du produit, il vous a été rendu un service dont vos concitoyens vous réclament aujourd'hui la contrepartie, et, au nom de la solidarité, de la réciprocité entre tous, ils vous somment d'avoir à remplir les devoirs comme vous avez joui des droits, - à pratiquer I’échange égal - ou ils vous excluent du groupe.

A un fait de guerre, à une prétention qu’aucune formule de droit, aucune législation n’ont jusqu’ici justifiée, ils opposent une revendication formelle basée sur la justice et ils disent: S’il est vrai que votre capital actuel représente votre excédant de travail antérieur, notre travail actuel vaut tout autant que le vôtre et nous refusons de vous reconnaître un droit quelconque à l’intérêt. N'est-il pas vrai que les produits s'échangent contre les produits? Votre capital, états ou outils, est-il autre chose que des produits transformés mais équivalents aux vôtres?

A qui devez-vous cette transformation? Et quand vous nous alléguez l’impossibilité dans laquelle nous nous trouvons de produire sans capital, ne pouvons-nous si vous avez créé sans le secours d’autrui, sans une somme considérable de services laissés par les générations précédentes, les produits desquels vous demandez, avec le remboursement, un intérêt?...

En effet, se figure-t-on le travailleur emmagasinant sans excédant et conservant en nature ce même excédant, c’est à dire son capital; que deviendront les produits corruptibles si l’échange ne se fait immédiatement, grâce à la monnaie qui n’a de valeur que par la garantie de tous; et, après avoir joui des bénéfices de cette garantie, le travailleur devenu capitalise, par une préméditation coupable, trouverait encore dans le groupe dits dupes pour lui payer une rente! Non, celui qui se soustrait aux obligations du contrat commet une mauvaise action, un vol. Il appartient à la société de rétablir la justice violée en le mettant en interdit, en état de blocus.

Tout ce qu'il nous est possible de reconnaître, sans toutefois en affirmer la légitimité - c'est que, dans l'état actuel d’iniquité commerciale et d'insolidarité industrielle, le capitaliste préleve sur l'emprunteur une prime pour couvrir des chances de perte; mais qu’on nous laisse organiser le crédit mutuel, et le remboursement intégral garanti, nous nous déclarons quitte, après l’avoir effectué sou pour sou.

Du reste, les conséquences qu’entraine la productivité du capital, et le parasitisme qu'elle développe sont tellement monstrueux qu’il nous était impossible d'hésiter. Quoi! un iudividu peut-il avoir en 10, 20, 50, 100 ans même, rendu à la société assez de services pour pouvoir faire vivre dans I’oisiveté toutes les générations qui sortiront de sa souche? Non! Non! Toute loi qui viole l’égalité de droit est une loi fausse. Or, peut-on supposer l’égalité possible avec l’idée de rentes; est-il possible de rêver une société de rentiers, - et vivant de quoi?

Une semblable théorie nous semble monstrueuse et nous concluons à l’immoralité de l’intérêt, à l’obligation du travail pour tous.


 

Instruction, éducation, famille

Développer les facultés morales et matérielles des travailleurs, tel est assurément le meilleur, ou plutôt le seul moyen d'émancipation que puisse pratiquer la démocratie. Aussi, sur ce premier point: nécessité d'une éducation forte, sérieuse, complète, tous les adhérents sont-ils tombés d'accord; la nécessité de développer parallèlement l’instruction et l’apprentissage a été également reconnue par tous; sur les moyens seulement s’est élevé un dissentiment d'autant plus profond que la solution de cette question touche aux bases mêmes de la Société.

A qui incombe le devoirr de répandre l’instruction? Quels seront les moyens mis en oeuvre pour arriver à ce but tant désiré? L’Etat, - la Société, disent les uns, est surtout intéressée au développement matériel et intellectuel de ses membres. Par l’instruction et l’éducation, l'homme crée des services en plus grand nombre et d'une qualité, incontestablement supérieure. La Société profite tout d'abord des bienfaits de l'éducation; donc il lui incombe tout naturellement la charge de créer, développer, solder l’enseignement. Ceux qui réclament l'intervention de l'Etat vont jusqu'à affirmer l'obligation pour l'individu de se soumettre au programme élaboré par cette puissance supérieure, et, par un retour inexplicable, ils se refusent à admettre la sanction car, là seulement, apparaît le néant du système.

D'autres laissent à l’Etat le droit d’organiser l'enseignement et, ils en conviennent du reste, le droit et le devoir de fondre par une éducation uniforme toutes les divergences que crée, engendre la liberté individuelle et que développent la vie et l'éducation familiales.

Ainsi - selon eux - ce n'est que par l'uniformité de l'éducation qu'il est possible de créer une société harmonique, viable; le dualisme, la contradiction, le choc des idées leur semblent autant de causes de la misère sociale et de l'Etat antagonique dont l’ Association internationale poursuit l'abrogation. Ce n'est - disent-ils - que par l'éducation, l'instruction scientitique, théorique et pratique que nous comptons arriver à notre émancipation et vous vous refusez au seul moyen de l'acquérir! Quoi! au nom de l'initiative individuelle, au nom de la liberté, vous refuser à l'Etat, qui seul peut faire les dépenses nécessaires à l'entretien des professeurs, et à la création des maisons d'école, le droit d'organiser l'enseignement! Mais alors dites de suite qu'il n'y a rien à faire, et ne nous parlez plus d'émancipation par la science.

Votre famille, dont vous faites la base de la société, nous la nions; votre liberté, votre initiative individuelle sont impuissantes, l'Etat seul nous paraissant capable, nous lui confions volontiers nos enfants et sommés disposés à lui accorder les fonds nécessaires.

Ainsi on le voit, accord sur la nécessité d'une éducation complète: comprenant les connaissances nécessaires à l'homme pour développer facultés intellectuelles et matérielles, enseignement théorique et pratique simultané; opinions radicalement contraires sur les voies et moyens, comme il va être dît. La liberté de l'enseignement disent les adversaires de l'instruction gratuite et obligatoire petit peut seule nous conduire au but.

Voici en quels termes, P.J.Proudhon s'exprime page 318 et suivantes dans son livre Idée générale de la Révolution:

Une commune a besoin d’instituteur. Elle le choisit à sa guise, jeune ou vieux, éléve de l’Ecole normale ou de Iui-même, avec ou sans diplôme, (mais non sans une garantie préalable de capacité, dit une fraction des partisans de cette opinion) la seule chose essentielle c'est que ledit instituteur convienne aux pères de famille et qu'ils soient maîtres de lui confier ou non leurs enfants. Ici, comme ailleurs, il faut que la sanction procède du libre contrat et soit soumise à la concurrence: chose impossible sous un régime d'inégalité, de favoritisme, de monopole universitaire ou de coaltion entre l’Eglise et l'Etat.

Même avec le système actuel d'enseignement, la centralisation universitaire dans un pays démocratique, est une atteinte à l’autorité paternelle et une confiscation des droits de l'instituteur. La centralisation gouvernementale, en matière d’instruction publique est impossible dans le régime industriel, par la raison décisive que l'instruction est inséparable de l’apprentissage, I’éducation scientifique et l’éducation rpofessionnelle. En sorte que l'instituteur, le professeur, quand il n'est pas lui-même contre-maître, est, avant tout, l’homme du groupe industriel ou agricole qui l'utilise.

Comme l'enfant est le lien entre les parents, l'école devient le lien entre les groupes industriels et les familles: il répugne qu'elle soit séparée de l'atelier et sous prétexte de perfectionnement qu'elle tombe sous l'influence d'une puissance extérieure.

Séparer, comme on le fait aujourd’hui l’enseignement et l’apprentissage,et, ce qui est plus détestable encore, distinguer l’éducation professionnelle de l’exercice réel, utile, sérieux, quotidien de la profession, c'est reproduire sous une autre forme la séparation des pouvoirs et la distinction des classes, les deux instrumments les plus énergiques de la tyrannie gouvernementale et de la subalternisation des travailleurs. Que les prolétaires y songent:

Si l'École des Mines est autre chose que le travail des mines accompagné des études propres à l'industrie minière, l'école n'aura pas pour objet de faire des mineurs, mais des chefs de mineurs: des aristocrates.

Si l'Ecole des Arts et Métiers est autre chose que la pratique de l'art et le métier, eIle n'aura plus pour objet de faire des artisans, mais des directeurs d'artisans, des aristocrates.

Si l'École de Commerce est autre chose que le magasin, le bureau, le comptoir, elle ne servira pas à faire des commerçants, mais des barons du commerce, des aristocates.

Si l’Ecole de Marine est autre chose que le service effectif à bord, en comprenant dans son service même celui de mousse, l'Ecole de marine ne sera qu'un moyen de distinguer deux classes dans la marine: la classe de matelots et la classe des officiers.

C’est ainsi que nous voyons les choses se passer dans notre régime d’oppression politique et d'anarchie industrielle. Nos écoles, quand elles ne sont pas des écoles de luxe ou des prétextes à sinécures, sont les séminaires de l'aristocratie. Ce n’est pas pour le peuple qu'ont été fondées les écoles polytechnique, normale, de Saint-Cyr, de droit, etc., etc., c'est pour entretenir, fortifier, augmenter la distinction des classes, pour consommer et rendre irrévocable la scission entre la bourgeoisie et le prolétariat.

Dans une démocratie réelle où chacun doit avoir sous la main le haut et le bas enseignement, cette hiérarchie scolaire ne saurait s'admettre. C'est une contradiction au principe de la société. Dès lors que l'éducation se confond avec l'apprentissage, qu'elle consiste pour la théorie dans la classification des idées, comme pour la pratique dans l’exécution des travaux; qu'elle est devenue, toute à la fois chose de spéculation, de travail et de ménage, elle ne peut plus dépendre de I’Etat, elle est incompatible avec le gouvernement. Qu’il y ait ait un bureau central des études, un autre des manufactures et des arts, comme il y a une Académie des sciences et un bureau des longitudes, cela peut se faire et nous n'y voyons aucun inconvénient. Mais, encore une fois, quel besoin pour cela d’une autorité. Pourquoi cet intermédiaire entre I’étudiant et la salle d’étude, entre l'apprenti et l'atelier, alors que vous ne l'admettez pas entre le travail et le travailleur?...

Enfin, les théories émises par ceux qui prônent que l’enseignement par l'Etat nous donnent la juste mesure du but qu’ils pensent atteindre et suffisent largement à justifier nos légitimes suspicions. Ecoutez un des plus fervents adeptes de cette institution. “Il est bon que dans nos sociétés il y ait toujours quelque travail corporel à accomplir; les âmes supérieures (trois mots illisible) qui puissent sans péril s’abstenir d’y prendre part, parce qu’elles ont assez d’attachement à la pensée pour se garder elles-mêmes de l’engourdissement et de l’aberration ou même du loisir... l’ordre aurait également à souffrir, soit que le travail diminuât, sans que les âmes s’élevassent, soit que les âmes s’élévassent sans que le travail diminuât”. (Jean REYNAUD).

Voyez-vous d'ici une société exclusivement composée d'âmes supérieures... vivant de l’air du temps ou, comme on dit vulgairement, d'amour et d’eau fraiche; à moins qu’on ne se décide à faire venir d’Afrique où d’ailleurs des âmes inférieures!…

Des théories de Jean Reynaud à la traite des noirs, il n'y a qu’un pas . Les philanthropes sont-ils décidés à le faire? Nous nous serions du reste abstenu de citer l'opinion de ce penseur si l’on le nous l'avait prôné sur tous les tons comme l’un des plus zélés défenseurs de l'instruction gratuite et obligatoire, et puis il fut l’un des premiers appelés par Carnot pour élaborer le projet de loi de 1848 auquel on prétend nous ramener.

L'instruction par l'Etat, c'est logiquement, nécessairement un programme uniforme, ayant pour but de modeler toutes les intelligences d'après un type unique, type qui sera forcément, de par la nature même de l’esprit humain, la négation de la vie sociale, laquelle se compose de luttes, de contradictions, d'affirmations contraires: ce sera l’immobilisme, d'atonie, l'atrophie générale au détriment de tous.

Cette instruction familiale que vous répudiez est la seule normale, la seule qui comporte à la fois le plus grand développement de liberté, de dignité, de facilités et d'aptitudes; la seule qui puisse réelIement créer des hommes, par conséquent, une société.

Parmi les fonctions de la famille, s'il en est une qui à elle seule suffirait pour justitier cette institution naturelle, sans laquelle l’humanité sans lien, sans consistance, se cherche et dépérit, faute d’un idéal, c’est assurément l'éducation de l’enfant. Sans la famille, l'espèce humaine n’est plus qu'un ramassis d’êtres, sans fonctions déterminées, sans raison, sans loi et sans fin. Sans la famille, l'homme, confondu dans une immense communauté, n'est pour l'homme qu'un ennemi; sans la famille, la femme n'a sur terre aucune raison d'être, car sans la famille, la femme n'est plus qu'un être errant, condamnée par sa constitution physique à un épuisement prématuré, à des efforts incessants et impuissants, dont le plus clair résultat pour son organisme, est une transformation radicale, complète, qui équivaudrait à la négation même de l'espèce et à la disparition de la race.

La famille admise, sa fonction dominante étant de perpétuer, de développer, au point de vue intellectuel, comme au point de vue physique, toutes les facultés de l'homme, voyons comment l'éducation s'y fait et quels en sont les résultats. La nature a indiqué nettement à quelles fonctions la femme est destinée; sa constitution, ses facultés, la sensibilité qui la caractérise sont, avec l'égoïsme familial qui lui est propre, le plus puissant moyen de conservation qui ait pu être accordé à l'être humain. En effet, si le dévoûment à la chose publique, si la préoccupation des intérêts collectifs sont chez l'homme des qualités, ils sont chez la femme une aberration, dont la science a depuis longtemps constaté les conséquences inévitables pour l'enfant: étiolement, rachitisme, et finalement impuissance.

La femme s'identifie avec l'être qui lui doit la vie, et l'éducation suit par ses soins une marche parallèle au développement matériel; c’est sans secousse, pas à pas, que l’intelligence de l’enfant se développe; les organes libres de toute contrainte fonctionne d’une manière normale, régulière, et atteignent ainsi leur plus haut degré de développement. Si, plus tard, l’introduction d’une influence étrangère est jugée utile, elle se borne sous la surveillance et la direction du père, d’après son libre choix, à classer les idées reçues et coordonner les connaissances acquises. Obtient-on ce résultat avec les crêches et asiles de l’enfance, où une vaine et impuissante philanthropie parque nos enfants, pour les rendre à la société, sans science, sans conscience et sans dignité.

Quelque soit le dévoûment de la femme qui accepte une semblable mission, quelques sacrifices qu’elle s’impose, l’inanité de ses efforts n’est-elle pas la condamnation du système d’institutions charitables substituéees à la famille.

Et, plus tard, quand l’enfant grandissant, une éducation plus forte est devenu nécessaire, vous voudriez abandonner la seule voie qui le conduise, par des transitions insensibles et graduées, à la libre manifestation de ses facultés? Vous voudriez le livrer à un instituteur officiel qui, pour se faciliter la besogne, courbe tous ses élèves sous le poids d’une méthode qui arrête les uns, essoufle les autres; qui, quelquefois célibataire, ne sait rien de la famille, rien des conditions vraies d'une éducation complexe et difficile. Pour comble, vous ferez nommer (et payer avec notre argent) ce maître d'école par un pouvoir qui ne connait pas des détails qui règle et est obligé de régler, de régir l'instruction d'après des lois générales, inapplicables dans nombre de cas?

Au nom de la liberté de conscience, au nom de l'initiative individuelle, au nom de la liberté de la mère laissez-nous arracher à l’atelier, qui la démoralise et la tue, cette femme que vous rêvez libre, cette femme que vous n'émancipez qu'en en faisant un être bâtard fatalement condamné par l'abus d'un travail pour lequel il n'était point constitué, à une existence sans joie et sans but. Laissez-nous, affirmant l'équivalence des fonctions, lui rendre dans la société future sa dignité que l'industrialisme ne respecte certes pas, et qu'elle ne pourra jamais reconquérir que dans la famille. A elle la fonction d'élever l'enfant, de préparer à cette éducation mâle et libre qui seule peut faire un homme, et la famille ainsi reconstituée grâce à une réforme radicale des moeurs, à une plus juste répartition de produits du travail, suffira, croyez nous, à faire des citoyens en dehors de l'influence de l’Etat et de toute réglementation. Et quand sera venu pour l'enfant l’heure où le travail s’impose comme délassement à l'étude, comme fonction nécessaire, la famille encore suffira.

Quant à cette dernière objection: le père chargé de famille sera dans l'impossibilité de payer l'instruction de ses enfants, et vous le condamnez ainsi à un état d'infériorité contre lequel sont dirigés tous nos efforts, nous répondons:

Pour l'instruction comme pour l'incendie, le chômage, la maladie et autres risques, l'assurance mutuelle - qu'il ne faut pas confondre avec la mendicité, la charité, le secours, est destiné à

rendre accessible à tous l'éducation nécessaire. Nous ne pouvons donc admettre l’instruction gratuite et obligatoire comme moyen d'éducation et nous nous refusons à vous accorder la sanction réclamée si elle peut permettre à l’Etat d'intervenir dans la famille. Une sanction morale est la seule que nous comprenions, et nous sommes convaincus que le souci de leur propre dignité suffira pour vaincre l'indifférence dont vous vous plaignez aujourd'hui, de la part des intéressés eux-mêmes.

 

Opinion de la minorité

Après nous être trouvés d'accord sur l'obligation d'être instruit dans une société où chaque jour on profite des lumières d'antrui après avoir reconnu la nécessité que l’enseignement soit en même temps scientifique et professionnel, nous nous sommes radicalement divisés sur les moyens de le répandre: les uns affirmant que cette charge incombe à la famille, les autres qu'elle doit être supportée par la société.

Les convictions étant également profondes de part et d'autre, nous croyons devoir indiquer ici les principes que nous avons pris pour guide dans l'étude de cette question.

Ces principes se résument en deux mots: Justice, Liberté.

Justice dans les rapports sociaux, c'est-à-dire égalité de droits et de devoirs, égalité dans les moyens d'action mis par la société à la disposition de l'individu, égalité pour les individus dans les charges de la société.

Liberté individuelle, c'est-à-dire pour chacun le droit et le pouvoir d'employer ses facultés et d'en user selon son gré. Tant que les individus ne pourront disposer que de moyens d'action inégaux, tant que les charges qui leur incombent, seront inégales, la justice n'existera pas.

Tant qu'une entrave empêchera l'emploi de soi-même, la liberté n'existera pas.

Cela dit, entrons dans les faits.

La complète incapacité de l’être humain, à sa naissance, nécessite en sa faveur une avance de services, dont il aura à tenir compte, lorsque le développement de ses facultés l'aura mis, pour ainsi dire, en possession de lui-même, lorsqu'il sera devenu un être capable d'action.

Chez l'homme à l'état de nature, il suffit à l'enfant d'une somme de services relativement peu considérable:

Que la mère dirige ses premiers pas, que le père lui apprenne à chasser et à cueillir les fruits dont il doit se nourrir, et son éducation est faîte. Il peut vivre librement et dans des conditions d'égalité complète avec ses semblables. Le nombre de ses frères, la perte même de ses parents ne seront pas pour lui des causes d'inégalité: le peu d'exigence d'une telle éducation est la garantie qu'il la recevra d'un être fort, quel qu'il soit.

Dans l'état civilisé, c'est autre chose: L'homme s'étant créé des jouissances, que l'habitude a transformées en besoins, pour les satisfaire il faut produire, produire beaucoup; la force musculaire ne suffit plus, il faut mettre en œuvre l'intelligence.

Dès lors, l’éducation se complique; au développement physique s’ajoute le développement intellectuel et moral.

Plus les facultés de l'homme seront développées, plus et mieux il produira, plus il sera utile et plus il devra être heureux.

Moins il sera instruit, moins il sera utile et plus il sera misérable, car l'infériorité c'est la misère.

Or, la somme d'avance que nécessite une éducation capable de développer toute les facultés de l'enfant et de le mettre au niveau de la science et de l'industrie, étant considérable, il n'est plus indifférent de rechercher par qui elle sera fournie.

Il est juste que ce soit par qui doit en profiter, mais ce qu'il importe surtout, c'est que tous les enfants soient assurés de la recevoir complète, afin qu'aucun ne commence la vie dans des conditions d'infériorité.

On affirme que c'est à la famille qu'incombe la charge de l'éducation!

La famille peut-elle fournir à tous Ies enfants des moyens d'enseignement égaux? Non. Selon que la famille comptera plus ou moins d'enfants, elle disposera de ressources plus ou moins grandes; et tandis que le père d'un seul pourra, sans se priver, lui donner non-seulement l'instruction primaire, mais ausi l'instruction secondaire et même supérieure, le père à charge d'enfants leur donnera à peine l'instruction élémentaire. Le fils du premier deviendra directeur d'entreprises dont les enfants du second seront les manoeuvres.

Inégalité pour les enfants dans les résultats, inégalité de charges pour les familles, donc pas de justice.

Pour parer à ces inégalités choquantes, les partisans de l'éducation par la famille proposent de fonder des sociétés coopératives d'assurance pour subvenir, à parts égales, aux frais d'éducation de leurs enfants, quel qu'en soit le nombre. Cette idée est certainement très louable, mais est-elle capable de garantir l’enseignement à tous les enfants?

Non.

Il y aura toujours des pères imprévoyants, peu soucieux de leur dignité et des intérêts de leurs enfants. Ils ne s'assureront pas et, si l'éducation devient pour eux une charge trop lourde, ils Ia négligeront.

Quantité d'enfants se trouveront donc encore exposés à manquer d'instruction, ou, à ne la devoir qu'à la charité publique ou privée que nos contradicteurs repoussent énergiquement comme il convient à des hommes qui ont conscience de leur dignité. Mais s'il est bien de se garantir de toute protection, de toute charité, ne serait-il pas mieux encore de les détruire en ne leur laissant plus aucune place, aucun vide à remplir.

Quant à nous nous n'admettons pas qu'un seul enfant puisse être privé d'instruction, que la charité trouve un seul enfant à instruire.

Que la société prenne l'éducation à sa charge; et les inégalités cessent, la charité disparaît,

l'enseignement devient un droit égal pour tous, payé par tous les citoyens, non plus en raison du nombre de leurs enfants, mais en raison de leurs capacités contributives.

D’ailleurs, qui profitera de l'éducation de l'enfant?

N'est-ce pas la société toute entière plutôt que la famille! Or, si c'est la société, que ce soit elle qui en fasse les frais.

Mais il n'y a pas là seulement une question de charges, de dépenses; il y a aussi, et surtout, une question de direction, et c'est ce à quoi les partisans de l'éducation par la famille tiennent le plus.

La crainte de l'absorption de l'individu par l'Etat, la terreur de l'enseignement officiel, leur font oublier tous les frais d'éducation, toutes les inégalités sociales qu'entraîne l'inégalité d'instruction.

Certes, nous ne pouvons qu'approuver leurs critiques de l’enseignement universitaire, qu'applaudir aux coups portés par eux au monopole de l'enseignement, car ce n'est pas à nous que tout cela s'adresse. Nous faisons même cette déclaration, que s'il n'y avait qu'à choisir entre le monopole de l’enseignement aux mains d'un pouvoir despotique et absolu, du gouvernement ou de quelques hommes, et la liberté de l’enseignement à la charge de la famille, nous opterions pour la liberté.

Mais quand nous demandons que l’enseignement soit à la charge de la société, nous entendons une société vraiment démocratique dans laquelle la direction de l'enseignement serait la volonté de tous.

On nous objectera sans doute que tous n'auront jamais la même volonté et que la minorité devra subir la majorité. Cela arriverait même avec l'assurance mutuelle. Mais il est permis d'espérer que l'habitude de la liberté amènera les citoyens à le faire des concessions réciproques, et que les programmes d'études seront formulés dans le sens des idées énergiquement admises, excluant surtout les affirmations sans preuves et n'admettant que les sciences et choses raisonnables.

Dans notre esprit, l'administration centrale après avoir formulé un programme d'étude comprenant seulement les notions essentielles et d'utilité universelle, laisserait aux communes le soin d'y ajouter ce qui leur semblerait bon et utile par rapport aux lieux, moeurs et industries du pays, et de choisir leurs professeurs, ouvrir et diriger leurs écoles.

De plus, cet enseignement par la société trouverait un excellent correctif dans la liberté d'enseignement, c'est-à-dire le droit naturel qu'a l'individu d’enseigner ce qu'il sait, d'apprendre ce qu'il ignore. Droit dont nous sommes privés actuellement et que tous nous sommes résolus à réclamer de toute notre énergie.

Ce droit d’enseignement permettrait non seulement à des professeurs de faire des cours concurremment avec les écoles publiques, soit pour des études générales, soit le plus souvent pour des études spéciales: mais encore, en laissant à chacun la faculté de faire des cours ou des conférences critiques sur les points trouvés incomplets ou défectueux dans l’enseignement, permettrait de présenter la contradiction aux élèves et au public qui jugeraient. Cela forcerait les professeurs publics à se tenir au niveau de la science et des perfectionnements de méthodes d’enseignements afin de laisser le moins de prises possible à la critique.

Il nous semble que de cette façon, les parents auraient une part aussi grande que désirable dans la direction de l'enseignement; et les enfants seraient assurés de recevoir tous une éducation aussi complète que nécessaire.

Mais pour que tous soient assurés de recevoir cette instruction, il faut qu'il y ait obligation! Doit-elle être réelle ou simplement morale? Si l'obligation est réelle, nous dit-on, vous portez atteinte à la liberté de l'enfant et à l'autorité du père de famille.

Quant à la liberté de l'enfant, nous répondons: pour être libre, il faut avoir la jouissance de toutes ses facultés et pouvoir suffire à son existence; or, l'enfant n'est pas libre, et pour le devenir, il a justement besoin de l'instruction.

Pour ce qui est de l’autorité paternelle, un père n'a pas le droit de refuser l'éducation à son enfant.

Or, la société ayant le devoir de sauvegarder les intérêts de ses membres, au nom de l'intérêt de l’enfant lorsque son père le laisse dans l'ignorance, elle doit le prendre et l’intruire.

Nous concluons donc à l'enseignement par la société sous la direction des parents et obligatoire pour tous les enfants, mais nous demandons aussi, quoi qu'il arrive, la liberté d'enseignement.

 

La coopération dinstinghée de l'association

Coopération et association sont-ils deux termes synonymes désignant une seule et même idée, un seul mode de groupement; ou sont-ils au contraire, l’expression de deux idées ayant une forme commune, mais radicalement différentes par leur but, leurs moyens et leurs résultats?

Qu'entend-on d'abord par association? Quelle signification est-on autorisé à lui donner, d'après les tendances de ceux qui l'ont prônée, pratiquée, et ont même quelquefois tenté de l'imposer?

L’association de l'aveu de ses fondateurs eux-mêmes, devait fondre tous les intérêts, annihiler les différences, créer l’égalité absolue; or quelle loi devait présider à cette fusion des volontés? Etait-ce le libre contrat? Non sans doute: car tous les réformateurs, Cabet, R. Owen, Fourier, Louis Blanc, etc, tout comme Lycurgue, partent de cette base que la société est tout, a seule des droits, et que l'individu n'a que des devoirs; le bien de la collectivité étant le but suprême, on ne saurait reculer devant aucun moyen; les satisfactions offertes ou plutôt promises à la partie sont une concession

faite gracieusement par le tout et non point une répartition basée sur des conventions tacites ou réelles, puisqu'il n'y a plus d'individualités contractantes, mais bien une unité supérieure et absorbante.

Les différentes associations qui se sont établies ont débuté d'après ces lois, elles ont commencé par organiser le tout, sauf à recruter plus tard des adhérents, des associés auxquels on promettait un partage égal tout en leur demandant un travail inégal: ils devaient tout et recevaient partie. La fameuse formule:

De chacun suivant ses facultés, à chacun suivant ses besoins, offre, sous une forme frappante, la contradiction du principe. L’Etat, car là où l'individu n’existe pas, il faut une autorité supérieure qui pense, dirige, agisse au nom de tous, l'Etat étant seul juge, demande d'abord à l'unité tout ce qu'elle peut réellement produire, et lui offre ce qu'il croit nécessaire à ses besoins. Vivez là si vous le pouvez, être moral et libre qui sentez se développer en vous une dignité croissant en raison de votre responsabilité, vous dont l’Etat, puissance directrice de l'association, n’a pas encore bridé tous les mouvements, anéanti l'initiative.

La coopération est une forme d'association; on pourrait donc, au premier abord, nier la nécessité d'une expression nouvelle pour désigner ce mode particulier. Mais si la coopération est une des formes de l'association, elle en est distincte, tellement distincte qu'il est impossible de les confondre, et que d'ailleurs, le but et les moyens d'action offrent à l'observation des différences telles qu'un mot nouveau est devenu nécessaire.

Tandis que l'association englobe les individus qui, cessant d'être des personnes, deviennent des unités, la coopération au contraire, groupe les hommes pour exalter les forces et l'initiative de chacun.

L'idée mère est donc, dit P.J. Proudhon, celle d'un contrat par lequel plusieurs individus conviennent d'organiser entre eux, dans une certaine mesure et pour un temps déterminé, soit la production, soit la circulation ou échange: conséquemment, s’obligent les uns envers les autres et se garantissent mutuelIement, réciproquement une certaine somme de produits, services, avantages, devoirs, etc., qu'ils sont en position de se procurer et de se rendre, se reconnaissant du reste parfaitement indépendants, soit pour leur production, soit pour leur consommation.

Ce contrat est donc essentiellement synallagmatique: il n'impose d’obligations aux contractants que celles qui résultent de leur promesse réciproque; il n'est soumis à aucune autorité extérieure; il fait seul la loi des parties; il n'attend son exécution que de leur initiative.

En sorte que la somme des services, produits, liberté et bien-être est pour chacun d'autant plus considérable que les coopérateurs contractants sont plus nombreux; et, dans ce sens, il est vrai de dire que la tendance du principe coopératif «mutualité, fédération» est l’universalité. Or, on n'en saurait dire autant de l'association qui, au delà de certaines limites, et à plus forte raison universalisée, aboutit fatalement à un communisme gouvernemental, ou une haute personnification de la communauté est chargée de faire, d'après son bon plaisir et sans responsabilité aucune, la réglementation du travail, la répartition des produits.

La tendance de la société est à la réalisation du droit, et, par suite, à l'unité. Comment la coopération réalise-t-elle cet idéal?... Par le libre contrat, par l'affirmation du droit, chaque individu acquiert une somme de jouissances et de bien-être supérieure à celle qu’il pouvait espérer d'un travail isolé. Le droit est nu; et si ses manifestations sont nombreuses, variables à l’infini, elles sont les mêmes pour tous. Or qu'est-ce que le droit? C’est la puissance, la faculté qu'a chacun de jouir des forces économiques. L'unité de droits, l'unité de tendances, l'unité de désirs se trouvent ainsi réalisées par la coopération, et rend impossible l'usurpation de la majorité, l'écrasement ou l'absorption de la minorité.

Dans l'association telle qu'elle s'est révélée à nous jusqu'ici, le contrat est pour une partie plus ou moins considérable, sans compensation: il est en outre aléatoire, puisque la répartition promise, déjà insuffisante, n’est pas même garantie.

L'association, enfin, c'est la subordination de l'individu au groupe.

Ce qui fait au contraire I’essence de la coopération, c’est que, grâce au libre contrat, les individus non-seulement s'obligent synallagmaliquement et commutativement les uns envers les autres, mais ils acquièrent encore par le pacte, une somme plus considérable de droits et de liberté sans avoir à redouter aucune atteinte à leur libre initiative qui se trouve, au contraire, augmenter de toute la somme d'effort apportés par chacun.


 

Chômage, grèves

Chômage, grèves! deux mots auxquels ou attache communément un sens bien différent, et qui, cependant, produisent sur la production et la circulation générale exactement le même résultat.

Dans le premier cas, une partie des travailleurs est mise au repos par la volonté pure et simple des capitalistes; la production étant arrêtée, il en résulte, en vertu de ce qu'on appelle pompeusement liberté, loi de l’offre et de la demande , un renchérissement des produits; car si le travailleur ne reçoit qu’en raison de la quantité de ses produits, il n'en est pas de même du capitaliste qui, par la suspension du travail, crée une rareté factice à laide de laquelle il impose ses prix aux consommateurs, et perçoit ainsi un bénéfice souvent considérable, au détriment de la consommation totale.

Dans le deuxième cas, pressé par la nécessité d'une rémunération plus élevée, les travailleurs suspendent les travaux, à l'effet d'obtenir de leurs services un salaire supérieur, ou une diminution dans la durée du travail. Il devient bien évident lors que, puisque les producteurs sont en même temps consommateurs, la cessation du travail faisant le vide dans la bourse du travailleur, cause immédiatement et forcément une restriction dans sa consommation, et amène, comme conséquence, le chômage dans les autres industries. C'est là une des manifestations de cette solidarité économique qui relie toutes les industries entre elles.

Le résultat, on le voit, est le même que dans le premier cas; il y a là un cercle vicieux dont il importe que les travailleurs sortent au plus tôt.

Recherchons quelles peuvent être les causes de ces perturbations. Elles résultent, à notre avis, de l'anarchie qui règne aujourd'hui, dans les relations du capital et du travail. En effet, le capital, réuni par différents moyens, plus ou moins avouables, dans un nombre de mains fort restreint, accapare, à son gré, le travail. Sur de pouvoir attendre, grâce à la préférence accordée au capital écus, il impose ses conditions; pour éviter de subir les oscillations causées, dans les prix de vente, par l'abondance des produits, il cesse ses demandes, renvoie une partie des travailleurs, et met ceux qu'il garde dans cette terrible alternative: de quitter l'atelier et de mourir de faim, faute de travail, ou de s'exténuer par un travail excessif et mal rétribué, conduisant à la mort lente, par la fatigue et l'épuisement.

C’est ainsi que dans une foule d’industries, où la journée normale est actuellement de dix heures, certains industriels en exigent treize, quatorze et même quinze, dans les moments de presse, afin de tenir en demande un certain nombre d'ouvriers, et de les forcer ainsi (pressés qu'ils sont par la faim), à venir faire une concurrence désastreuse à ceux qui sont occupés.

Reconnaissons cependant que, dans l’organisation actuelle, le chômage peut avoir d'autres causes. Soit par engouement ou routine, il est des industries encombrées de bras; les produits excédant la consommation normale, il devient nécessaire de suspendre le travail. Or, un des effets de la division du travail et surtout de la spécialisation des diverses parties de chaque métier, est de rendre impossible au travailleur le passage immédiat d'une industrie à l'autre. Il en résulte, dans certains cas, des perturbations dont le contre-coup se fait sentir dans les professions les plus étrangères à celles atteintes.

Les grèves ont la même cause originelle que le chômage. Elles éclatent ordinairement, soit, quand le prix de tous les produits s’élevant, le salaire reste le même (et par conséquent, toute proportion gardée, diminue), soit quand le prix des produits restant le même, le salaire diminue, par suite de ce qu'on pourrait appeler la grève des capitalistes.

En somme, grève contre grève, chômage contre chômage, guerre entre patrons et ouvriers, entre travailleurs et capitalistes, au détriment de tous.

Le capital est aussi nécessaire à la production que le travail; les causes de la lutte sont toutes dans leurs rapports actuels qu'il est indispensable de transformer.

Etablir l'échange sur les bases de la réciprocité. Réformer l'enseignement professionnel dans le sens de la polytechnie de l'apprentissage.

Etablir des statistiques exactes, complètes, de façon à éviter l'encombrement dans certaines professions, ce qui amène nécessairement la baisse des produits et conséquemment du salaire, et la rareté des bras dans certaines autres, ce qui cause augmentation dans le prix des produits dans une proportion beaucoup plus élevée que celle obtenue par la main d'œuvre. Tels sont, à notre avis, les moyens de remédier à cet état de choses dont tous se plaignent, et qui amène, en certains cas des crises qu'il est impossible de conjurer dans l'état actuel des rapports du producteur-consommateur et du consommateur non producteur.

C'est pour arriver à la réalisation de cet ordre d'idées, que s'est fondée l’Association internationale.
 

L'împot

L'idée originaire de l'impôt est celle d’un rachat; toute l'antiquité l'a ainsi compris. D'après la loi de

Moïse, l'univers entier étant la propriété de Jéhovah, ses représentants prélevaient une redevance sur tout ce que produirait la terre et même sur la vie humaine; c'est ainsi que le premier né devait être racheté par une offrande. C'est donc le signe de la servitude. Le tribut auquel était soumis le vaincu est la forme générale que revêt l'impôt, depuis l'origine jusqu'à nos jours; on comprend qu'il n'avait alors, et n'a encore aujourd'hui, d'autre loi, d'autre assiette que la volonté du vainqueur. Vers la fin du moyen âge, il s’affirme encore sous forme de rachat et devient signe et moyen d'affranchissement, mais il ne tarda pas à reprendre son premier caractère, et il ne fallut rien moins qu’une révolution pour en transformer l'idée et la signification.

Le fameux décret du Marc d'argent fit passer dans les faits ce principe: de la conquête de la liberté par la contribution aux charges publiques. Aujourd'hui encore, c'est, sinon un signe, tout au moins un moyen de créer l'infériorité sociale; en effet, il suffit d'étudier les différents modes de répartition de l'impôt pour s'assurer qu'il est progressif dans le sens de la misère et qu'il n'est pas même proportionnel dans le sens de la richesse; le travailleur seul paie, puisque seul il produit. Or, en plein XIXème siècle, il est encore des auteurs qui prétendent que le travail est une peine, suite d'une faute originelle, et qui font de l'impôt une aggravation de cette peine; les plus indignes étant les prolétaires. Il leur semble naturel de faire servir l'impôt à éterniser le servage.

Ainsi, l'armée, les tribunaux, la police, les écoles, les hôpitaux, hospices, maisons de refuge et de correction, salles d'asile, crèches et autres institutions charitables, la religion elle-même sont d'abord payées et entretenues par le prolétaire, ensuite dirigées contre lui; en sorte que le prolétariat travaille non-seulement pour la caste qui le dévore celle des capitalistes, mais encore pour celle qui le flagelle et l'abrutit.

Cependant, le sentiment général proteste contre une aussi flagrante iniquité: le travailleur s'insurge

contre cet état de choses, il demande d'abord, impose ensuite, une réforme radicale du système. L'impôt ne devant être que la quote-part payée par chacun pour acquitter les dépenses générales est donc un échange entre les contribuables et cette abstraction qu'on appelle l'Etat. Il s’en suit que les membres de la collectivité sont seuls juges compétents des services dont ils ont besoin, et ansi du prix qu'il leur convient d'y mettre..

Ces principes sont généralement reconnus, mais la pratique est loin d'être d'accord avec la théorie. S'il faut en croire M. de Parieu, l'ordre social serait interverti et les peuples ne tarderaient pas à périr de leurs propres excès, sans une série de mesures restrictives, répressives ou préventives, au nombre desquelles il convient de placer l'impôt, et il ajoute que les artifices qui dérobent à la plupart des citoyens le chiffre exact des taxes qu'ils payent ne cesseront pas de longtemps d'être licites et de renfermer pour ainsi dire une anesthésie bienfaisante...

Ce serait là l'affirmation de notre incapacité, et nous nous étions crus autorisés, de par le suffrage universel, à nous considérer comme majeurs. L'impôt affecte toutes les formes. Pour arracher aux peuples les produits de leur travail, tous les moyens sont bons. L'infinie variété des impôts nous oblige à en passer sous silence un grand nombre, cependant nous les diviserons en deux grandes catégories: les impôts directs et les impôts indirects. Parmi les impôts directs, il en est deux contre lesquels la démocratie se doit de protester de toutes ses forces; la prestation, et la conscription, justement appelée impôt du sang ; on peut affirmer que, dans l'état actuel, ils sont et les plus vexatoires et les plus illégalement répartis; en effet, ils portent directement non plus sur l'excédant, mais bien sur le produit brut et sur le producteur lui-même; puis, l'emploi qu'on fait des ressources qu'ils procurent suffit et au delà pour les faire rejeter sans plus d'examen.

Les impôts des portes et fenêtres ainsi que ceux de consommations, les octrois, entre autres, sont autant de mesures dirigées contre la santé et la vie publiques; on en pourrait dire autant de presque tous; ceux qui semblent aux peuples les plus odieux ne sont pas toujours pour lui les plus dangereux.

Mais entreprendre aujourd'hui une réforme radicale de l'impôt et proposer une organisation nouvelle, nous semble impossible; car si la solution de toutes les autres questions posées par le programme doit amener l'émancipation du travail, il n’en est pas de même de la question de l'impôt, qui ne peut trouver de solution pratique qu'après cette émancipation consommée.

Nous nous bornons donc, pour l'instant, à indiquer que l'impôt doit être aussi direct que possible, pour que la part afférente à chacun, nettement déterminée, lui permette de sentir la charge qu'il supporte et que la juste répartition en soit facilement contrôlée.
 

Les armées permanentes, considérées dans leurs rapports avec la production:

Sur cette question l'examen des faits suffit amplement à motiver la condamnation de l'institution. En effet, enlever au travail plusieurs dizaines de millions d'hommes, est assurément nuire à la production!

Employer ces mêmes hommes à s'entre-détruire et à piller les produits des travailleurs pacifiques est doublement nuire, triplement nuire à la production, Et s'il fallait s'en tenir à l'étude des rapports directs de l’armée avec cette même production, il n'y aurait qu'à joindre aux faits énoncés ci-dessus la statistique des dépenses improductives nécessités par l’entretien des soldats, et tout serait dit. Mais instruire, moraliser les peuples, c’est activer le travail et augmenter la somme du bien-être collectif et c'est à ce point de vue qu'il convient surtout d’envisager les armées permanentes. L’Association internationale n'a qu'à souscrire aux protestations qu'ont de tout temps fait entendre les peuples, pour conclure à la condamnation du système.

Constatons d'abord qu'il n'est point d'armée possible sans discipline, que cette discipline est la négation de la liberté et par conséquent de la moralité du soldat. L'obéissance passive est, dit- on, une nécessité; soit; voyons-en les résultats, et pour cela reportons-nous aux temps héroïques,

pour éviter le terrain brûlant de l'actualité: César vient de passer le Rubicon; il s'apprête à envahir sa patrie, un de ses lieutenants lui adresse, aux applaudissements de tous les soldats, les paroles suivantes: Par tes aigles dix fois propices à nos armes, par tes triomphes sur tant d'ennemis, je le jure, si tu veux que la poitrine d'un frère, la gorge d'un père, les entrailles d'une épouse chargée d'un fruit vivant, soient frappées de mon glaive; parle, ma main tremblante va t'obéir. Dépouiller les Dieux, incendier les temples, anéantir dans la flamme du camp leurs statues en lambeaux: Que faut-il faire? Je suis prêt, aux rives du Tibre», en face de Rome, veux-tu que je marque la place de ton camp? quels qu'ils soient, les murs que tu condamneras vont s'écrouler, sous le bélier que ma main fera mouvoir. Ordonne: quelle ville doit être bientôt une ruine! Fut-ce Rome, elle périra! Lucain, (La Pharsale.)

Que vient-on parler de production! Il s'agit bien de cela quand la vie et l'honneur des citoyens sont exposés de tout temps a être ainsi respectés, protégés par ceux qu’on appelle pompeusement les défenseurs de la Patrie!...

Les défenseurs de la Patrie! mais Ia patrie n'a besoin de défenseurs que quand elle est menacée; et, puisqu'enfin, c'est là qu'il en faut revenir, faire croupir pendant plusieurs années la partie la plus vigoureuse des travailleurs dans les casernes, c'est assurément entraver la production dans le présent et dans l'avenir. Par quels services attendre d'un être abatardi par le système; habitué à une vie oisive et sans but, traînant à sa suite la démoralisation et la débauche, cause permanente de degénérescence physique. Vivant sans volonté propre, qu'en faire, nous le demandons? Sinon, un parasite dans la société où il va rentrer.

N'oublions pas enfin que, lorsque “l’Ordre public signifie: Liberté, droit, patrie, il ne saurait être mieux défendu que par le peuple armé” (Benjamin Constant). Et que, si nous voulons être libres, il faut que nous soyons nous-mêmes notre police et notre armée: se donner des gardiens, c’est se donner des maîtres.
 

Liberté échange : traités de commerce...

L’Association internationalene pouvait rester indifférente à cette grave question de l'échange, qui peut affecter si profondément les intérêts du travail.

Depuia dix ans, protectionnistes et libres échangistes se livrent une bataille qui parait interminable, et dans laquelle les adversaires répètent à satiété les mêmes arguments.

Nous ne voulons discuter ici la bonne foi ni des uns ni des autres, mais quand, dans une question économique, affaire de science, ou discute des années entières, sans trouver une solution, nous croyons que la question est mal posée. Il y a là équivoque.

En y regardant on s'aperçoit bien vite, en effet, que protectionnistes et libres échangistes, sont guidés par des intérêts particuliers bien plus que par l'intérêt général, evisagé au point de vue de la justice.

Les uns et les autres, selon qu'ils sont agriculteurs, commerçants, industriels, capitalistes; selon l’intérêt du moment et les transformations de l'industrie ou de l'agriculture, ne défendent jamais en réalité les intérêts du travail, mais bien les intérêts du propriétaire, du capitaliste, du commerçant.

Quoi qu'en disent aujourd'hui les partisans de la protection, qui la présentent comme un système de garantie; assurant le travail à l'ouvrier, le marché national au fabricant; nous avons le droit d'affirmer ceci: la protection n'était une garantie que pour le propriétaire, l'industriel et le trafiquant; c'était même pour la plupart un monopole.

En effet, pendant cette période qui commence en 1815 et se termine aux derniers traités de commerce, nous avons vu se constituer peu à peu la grande finance et la grande industrie; il ne pouvait en être autrement. D’un coté, maître absolu du marché intérieur par l’effet de tarifs douaniers qui lui assuraient l'écoulement de ses produit à un prix élevé; le capitaliste, l'industriel, réclamait d'autre part, l’application rigoureuse de la loi sur les coalitions, et se trouvait par la concurrence que se faisaient entre eux les travailleurs, seul maître de régler le taux du salaire. De plus, l'introduction de la machine amena progressivement la division du travail; sans doute, c'était le développement normal, régulier, du progrès industriel ; mais appliquée sans contrepoids, c'est-à-dire sans une juste répartition des bénéfices et sans instruction professionnelle, la division du travail ne pouvait qu’aggraver la situation déjà précaire de l'ouvrier.

Dans beaucoup d'industries, le travail n'exige plus les efforts réunis de l'intelligence et des muscles; un labeur machinal suffit. Aux dépens de l'hygiène et de la morale publique, la femme et l’enfant furent enrégimentés dans la fabrique et la manufacture; et le travailleur agricole, entraîné dans le mouvement par l'attrait qu'exerce au loin les grandes villes, put, malgré son inexpérience, augmenter le nombre des travailleurs industriels.

Bientôt l’équilibre fut rompu; la dépopulation des campagnes amenait la hausse continue des produits agricoles, tandis que, par l’excès de la concurrence, le salaire restait stationnaire dans l'industrie.

C’est à ce double mal qu'on a voulu porter remède par la mise en pratique du libre échange, et par l'abolition de l'échelle mobile.

Pendant quelque temps, on a pu se faire illusion sur le résultat de ces mesures; on ne peut guère s'y tromper aujourd'hui. S'il y a avantage dans le nouveau système, assurément ce n'est pas pour

le Travail, mais seulement pour le Capital. Par la Banque de France, il est maître absolu de l'escompte. Décrété par l'anonymat, propriétaire des canaux, des chemins de fer, des lignes transatlantiques, il est maître absolu des transports et de la circulation. Par l'appât des gros dividendes, les grandes compagnies financières ont organisé depuis dix ans le drainage des capitaux populaires, elles en ont aujourdhui la direction, elles en règlent l'emploi sans responsabilité ni contrôle suffisant.

Crédit, circulation, échange, machines, toutes les forces économiques ont été par elles accaparées: l'outillage social est dans leurs mains. Souveraines sur le marché, elles peuvent, à leur gré, fausser par leurs spéculations la loi de l'offre et de la demande, en créant artificiellement l'abondance ou la rareté des produits.

Ce qui prouve l'erreur du système, c'est que la balance du commerce peut se solder en faveur d'une nation sans que le travailleur y trouve aucun avantage réel. Une fois le salaire payé, la totalité des bénéfices reste au capital; le capital n'a pas de patrie. De telle sorte que les bénéfices produits par le travail des ouvriers français, peut aller en grande partie grossir l’Avoir des capitalistes d’Angleterre.

Chaque jour, les progrès de l'industrie permettent, à l'ouvrier de produire davantage dans le même espace de temps, mais comme, il ne participe point aux bénéfices, nous pourrons voir se produire ce phénomène: la balance du commerce se solder à l'avantage de la France, le rendement des douanes, des impôts directs et indirects aller croissant, en même temps que le chômage sévira plus fréquemment et plus cruellement parmi nos populations industrielles. On peut donc prévoir dans certains cas, un résultat qui semble d'abord contradictoire: la population ouvrière salariée produisant plus, travaillant moins recevant par conséquent un salaire moindre, et, par la spéculation, le capitaliste et l'industriel, tout-puissants sur le marché, réalisant des bénéfices plus considérables.

Ce qu'il y a de grave dans la situation qui nous est faite, c'est que le travail joue ici le rôle d'un petit

condisciple de Roi. Quand le capital commet une erreur, une faute, c'est le travail qui reçoit le fouet.

Dans l'état d’antagonisme industriel et d'insolidarité économique, où nous vivons, c'est sur le travail que pèsent le plus lourdement les crises financières et industrielles.

Que le maître des forges de la Champagne ou des Vosges, que le filateur Roueunais soient protectionnistes; que l'armateur de Marseille ou le vigneron bordelais soient libre échangistes, c’est leur affaire; ils ne consultent guère en ceci que leur intérêt. Mais nous qui cherchons la justice, nous qui voulons l'égalité de droits et de devoirs, nous qui croyons qu'un contrat librement consenti doit relier solidairement les citoyens qui composent un groupe naturel: commune, province, nation, quel intérêt avons-nous à voir triompher la protection ou le libre échange?

Ce que nous voulons, c'est la liberté d'organiser l'échange égal entre producteurs, service pour ser-

vice, travail pour travail, crédit pour crédit. Dans toute spéculation commerciale, l'un des deux contractants a perdu ce que l'autre a gagné, c'est l'état de guerre. A nous d'organiser la paix dans l'industrie, par la suppression graduelle des chances aléatoires du commerce, par la coopération, qui, basée sur la réciprocité et la justice ne peut admettre entre les contractants, qu'au échange mutuel de services équivalents.

 

Des idées religieuses et de leur influence sur le développement moral et social des peuples:

Il nous est impossible de faire sur cette question autre chose qu’une déclaration de principes.

La religion est une des manifestations de la conscience humaine, respectable comme toutes les autres, tant qu'elle reste, chose intérieure, individuelle, intime; nous considérons les idées religieuses et toutes les idées a priori, comme ne pouvant être l'objet d'une discussion utile: chacun pensera, sur ce point, ce qu'il jugera convenable, à la condition de ne point faire intervenir son Dieu dans les rapports sociaux, et de pratiquer la justice et la morale.

 

De la reconstitution de la Pologne:

Partisans de la liberté, nous déclarons protester contre tous les despotismes, condamner et réprouver énergiquement l'organisation et les tendances sociales du despotisme russe, comme devant conduire infailliblement au communisme le plus abrutissant; mais, délégués à un congrès économique, nous croyons n'avoir rien à dire sur la reconstitution politique de la Pologne.

 

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Après avoir entendu la lecture du mémoire parisien, les délégués lyonnais déclarent renoncer à la parole; en conséquence, ils retirent du bureau les manuscrits qu'ils y avaient déposés, s'en référant complètement aux conclusions des délégués de Paris.

Le délégué de Rouen ayant fait la même déclaration, il est arrêté que le mémoire des délégués parisiens prendra le nom de Mémoire français des délégués au congrès de Genève ; par suite de ces décisions, ils ont signé le présent:

Bourdon, Camelinat, Chemalé, Caltin, Fribourg, Guiard, Malon, Murât, Perrachon, Tolain, Varlin, délégués de Paris;

Baudy, Richard, Schettel, Secretan, délégués de Lyon;

Aubry, délégué de Rouen.