League of Legends : entre futur et régression
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Hier dimanche 11 mai 2014 s'est terminé au Zenith de Paris le tournoi « All-Star 2014 ». Un tournoi regroupant des champions mondiaux du jeu vidéo en ligne League of Legends (LoL). On est là dans le « nouveau » phénomène de l'e-sport, phénomène qui existe déjà depuis un certain temps mais qui se présente désormais de manière plus massive et plus professionnelle, avec surtout un public qui suit : la finale du championnat du monde 2013 de LoL a été vue en ligne par plus de 32 millions de personnes.
A Paris, les joueurs professionnels formant l'élite du genre se disputaient un prix de 50 000 dollars. Et les 25 000 places en vente pour assister à l'événement s'étaient écoulées en quelques heures seulement, alors que le tournoi était diffusé dans le monde entier via différents canaux (TV ou web). Il existait même une chaîne avec commentaire en français – tous les autres pays utilisant l'anglais – même si ce sont de simples bénévoles, non professionnels, qui se sont occupés de cela.
On est en effet ici dans un monde de professionnels, avec des investissements très lourds d'un côté, et un véritable engouement populaire de l'autre. League of Legends se présente en effet comme à la fois amusant et relevant du défi, comme accessible mais avec une large possibilité de progression.
A cela s'ajoute la carotte de la possibilité de faire carrière, avec une vie en « gamehouse », maison abritant les équipes encadrées par des managers, et des salaires entre 2 et 6 000 euros par mois, plus les primes pour les victoires.
LoL est ainsi un jeu de « Stratégie en Temps Réel » (RTS en anglais) se jouant par équipe, ce qui signifie qu'on a des « teams » se concurrençant et utilisant des techniques différentes (les Chinois étant très « agressifs », les Américains tentant des tactiques de surnombre en mode blitzkrieg, etc.).
Il se déroule dans un univers de type Heroic-fantasy et consiste à devoir attaquer le bâtiment principal de l'ennemi (le nexus), tout en protégeant le sien. Pour cela, il faut d'abord attaquer des tourelles de défense en passant au moins par l'un des trois chemins possibles (par en haut, par en bas, ou en diagonale).
Chacun des 5 joueurs d'une équipe incarne un invocateur qui fait appel pour une partie à un « champion » (au choix parmi une centaine) qu'il va directement contrôler sur le champ de bataille. Ces derniers sont appuyés par des sbires qui réagissent de façon automatique en attaquant systématiquement.
On a là un principe de base relativement simple et classique, commun à des jeux ancestraux comme les échecs ou le jeu de go. La différence principale tient au fait qu'il se joue en équipe et que les éléments du jeu pour attaquer sont modifiables selon des milliers de configurations (évolutions du niveau, obtention d'armes et de sorts, de point d'expérience, etc.).
Si on ajoute que le jeu est disponible gratuitement, alors on comprend que tout cela permet son large succès : 67 millions de personnes jouent à LoL chaque mois, et jusqu'à 7,5 millions en même temps ! Pour comparer à deux autres succès récents, World of Warcraft affichait 12 millions d'abonné en 2010 et l'ensemble des jeux de la série Call of Duty revendiquaient 40 millions de joueurs actifs chaque mois en 2011. Dans un autre registre, le petit jeu sur navigateur internet et sur smartphones Candy Crush Saga a revendiqué 45 millions de joueurs en 2013.
C'est un véritable phénomène marquant la jeunesse moderne, triomphant malgré le mépris complet du monde médiatique, particulièrement en France, le jeu étant déjà un véritable phénomène de société en Chine ou en Corée du Sud.
L'engouement pour le sport électronique est assez récent en France, comparé à ces pays, et c'est un phénomène directement planétaire qui se profile, avec la France encore une fois, comme dans tous les domaines, totalement à la traîne.
L'émergence de LoL est donc lié à l'émergence d'internet et des salles de jeu en réseau qui se sont développées avec les Cybercafé. Durant les dix premières années du XXIe siècle, il y a eu le jeu Counter Strike qui a connu un énorme succès (sa dernière version connaît aujourd'hui un petit regain) à la fois sur internet (étant un des jeux en ligne les plus joués) et dans les salles en réseau (on parle de Lan-party).
C'est là un jeu de tir à la première personne (un FPS) qui fait s'affronter deux équipes avec des armes dans un univers militaire classique. Mais la tendance au jeu en ligne est incontournable, aucun « classique » ne peut y échapper, depuis GTA V jusqu'au traditionnel jeu de football FIFA.
On peut remarquer ici qu'on est dans un esprit de concurrence brute, avec très peu de femmes participant, voire quasiment pas. On est ici pas tant dans la construction en effet, que dans la recherche de la victoire par KO, le jeu se répétant à l'infini. Dans League of Legend et dans les autres jeux de sport électronique, le fait que son personnage soit tué n'est pas un problème, puisqu'il réapparaît soit immédiatement ou presque comme dans LoL, soit à l'issue de chaque manche comme dans Counter Strike (c'est alors le ratio tuer/être tué qui compte, les manches s'enchaînant rapidement).
Notons d'ailleurs le point commun entre Counter Strike et League of Legends : ils sont tous les deux issus de la modifications de jeux existants préalablement, ils sont distribués gratuitement et qu'ils ne nécessitent pas des configurations d'ordinateurs très développées.
Le premier est une modification (un mod) du jeu Half-Life (1998), lui-même issue du moteur de jeu de Quake (1996), une évolution de Doom (1993). Le second, bien qu'il ait son propre moteur de jeu, est issu d'une modification de Warcraft III ayant connu un très grand succès : Defense of the Ancients: Allstars (communément nomé DotA).
On a donc un accès facile, un esprit d'équipe, mais une logique basculant vite dans le défouloir « assassin »... On retrouve le même phénomène dans la pratique du Paintball ou de l'airsoft, très populaire ; on est d'un côté dans le jeu, de l'autre dans une mentalité sordide de social-darwinisme appliqué.
C'est ce « mix » qui fait le succès de LoL et qui fait que son éditeur Riot Game a pu directement faire le choix de le distribuer gratuitement, en ne misant que sur les achats (non-indispensables pour gagner) tel que des textures pour les personnages.
Il y a un aspect « collection » qui se développe alors autour du jeu, avec un esprit assez similaire à ce qui a pu exister avec les cartes Magic, Pokemon ou Yu-Gi-Oh! Aujourd'hui un joueur peut revendre son compte par petites annonces plusieurs dizaines d'euros, voir quelques centaines d'euros pour des comptes ayant aussi un niveau important.
Le jeu connaît quelques modifications régulières, afin de renouveller l'expérience de jeu et de forcer à s'adapter et empêcher qu'une « élite » se forme, à part au top niveau, celui du « e-sport ».
De fait, en apparence, il y a avec League of Legends (et dans le sport électronique en général) une dimension stratégique et tactique importante basée sur la collaboration au sein d'une équipe. Cela n'est pas totalement faux, mais est surtout valable pour les quelques meilleurs joueurs mondiaux ayant également des capacités physiques importantes, telles que des réflexes rapides. Ces derniers disposent également de séances d'entraînement spécifiques au sein d'équipes structurées de façon professionnelles.
De manière générale cependant, ces jeux sont surtout d'immenses défouloirs où l'on clique de manière acharnée et addictive sur sa souris et son clavier à des milliers de reprises. Il y a tout un langage d'insulte et de mépris de l'adversaire qui accompagne les parties (ce qui est le pendant de la fascination pour les joueurs champions qui sont eux presque imbattables). Les sabotages de parties par les mauvais perdant sont courants, ce qui oblige les éditeurs à trouver des parades, allant même jusqu'à la fermeture de comptes dans League of Legends.
On retrouve le même genre d'attitudes dans tous les jeux en ligne : méchanceté, insultes, tendances à l'agressivité se produisent de manière ininiterrompue.
Une victoire à League of Legends repose donc essentiellement sur la capacité à « rentrer dans le tas » dès le début de la partie. La tactique la plus courante et la plus efficace consiste en ce qui est appelé le « farming » : tuer en masse de petites unités facilement vaincues (surtout les sbires) pour gagner de l'or (pour les équipements) et de l'expérience, afin ensuite d'écraser son adversaire. Pour illustrer, une partie de League of Legends ressemble surtout à une partie de rugby qui aurait dégénéré en bataille médiévale magique. L'analogie avec la concurrence et le chaos dans le capitalisme est évidente.
Impossible de prétendre le contraire, car les parties de LoL sont brèves : on n'est pas dans le long terme, qui lui seul permet de puiser dans tout son être un engagement conséquent. A cela s'ajoute la nature de l'univers de LoL, avec toute cette heroic fantasy de pacotille typique des délires romantiques, du culte irrationnel du passé idéalisé, avec cette tendance au magique, etc.
La pratique de LoL est donc marquée par l'individualisme (l'appât du gain et le besoin de gloire), la violence et la fascination pour des environnements grandiloquent et irrationnels. L'esthétique générale et le contenu d'un jeu comme League of Legends montrent bien le manque de repères moraux et de valeurs positives dans la jeunesse de notre époque.
Dans ces jeux, le fait de mourir et retourner sans cesse dans la partie de manière discontinue est le marqueur d'une impatience terrible, c'est le reflet d'une société tétanisée cherchant en permanence la fuite en avant.
De plus, tout cela est organisé et impulsé directement par des gros trusts capitalistes. Le succès de League of Legends est un modèle en la matière. Il est basé sur la diffusion en masse du jeu et l'organisation d'événements spectaculaires à l'occasion des compétitions, comme ce fut le cas ce week-end à Paris.
On a le culte de l'individu, du spectaculaire, de la « place à prendre », du « héros » qui triomphe. Cependant, l'engouement des masses ne tient pas à cela. L'impulsion capitaliste ne fait pas tout, et il y a de nombreuses raisons au succès du jeu. L'une d'elles est l'implication d'une communauté de joueurs, qui n'est pas simplement considérée comme des consommateurs passifs par l'éditeur. On est là en présence d'un capitalisme moderne, capable de puiser ses ressources dans la créativité des masses.
Mais cette contradiction importante entre une dimension populaire venant de la base et une infrastructure capitaliste taillée pour le profit se résout principalement en faveur du capitalisme.
En 2013, Riot Game a annoncé 624 millions de dollars de recettes, la moitié de son capital est détenue depuis 2011 par le monopole chinois Tencent (du niveau de Google ou Amazon). Dans le même temps, les « progamer » gagnent des centaines de milliers d'euros et des grands groupes investissent des sommes importantes pour participer à ce nouveau marché et/ou acquérir de nouveau supports publicitaires.
On aurait pourtant avec ces jeux en réseaux et ses communautés sophistiquées un marche-pied énorme pour l'humanité afin qu'elle s'élève socialement et culturellement. La technologie qui est au centre du développement des sports électroniques est l'expression d'une intelligence qui se développe, enrichie des acquis du passé et d'un développement à une échelle mondiale.
Mais il faudra beaucoup de changements pour que cela se fasse au service du progrès et de l'humanité tout entière. Ce qu'un événement comme le tournoi de League of Legends « Paris All-Star 2014 » ne permet pas, pourri qu'il est par sa dimension commerciale et irrationnelle, et tout cela tient à la nature de League of Legends, à son esthétique, à son scénario, à son idéalisme « heroic fantasy ».
League of Legends annonce l'avenir, les possibilités de divertissement et de réseau, de progression intellectuelle et culturelle ; mais en l'état c'est aussi, voire surtout, une régression, une fuite dans l'illusion.