Antonio Gramsci: Il faut distinguer les mouvements organiques des mouvements « de conjoncture »...
Submitted by Anonyme (non vérifié)C’est le problème des rapports entre structure et superstructure qu’il faut poser exactement et résoudre pour parvenir à une juste analyse des forces qui opèrent dans l’histoire d’une période déterminée et définir leur rapport.
Il faut évoluer dans les limites de deux principes :
1. celui qu’une société ne se propose aucune tâche pour laquelle n’existent pas déjà les conditions nécessaires et suffisantes ou des conditions qui seraient au moins en voie d’apparition et de développement;
2. celui qu’aucune société ne se dissout et ne peut être remplacée tant qu’elle n’a pas développé toutes les formes de vie qui sont contenues implicitement dans ses rapports.
A partir de la réflexion sur ces deux règles fondamentales on peut arriver à développer toute une série d’autres principes de méthodologie historique.
Cependant, dans l’étude d’une structure, il faut distinguer les mouvements organiques (relativement permanents) des mouvements qu’on peut appeler « de conjoncture » (et qui se présentent comme occasionnels, immédiats, presque accidentels).
Les phénomènes de conjoncture dépendent certes eux aussi de mouvements organiques, mais leur signification n’a pas une large portée historique : ils donnent lieu à une critique politique mesquine, jour par jour, et qui s’attaque aux petits groupes dirigeants, et aux personnalités qui ont la responsabilité immédiate du pouvoir.
Les phénomènes organiques donnent lieu à la critique historique-sociale, qui, elle, s’adresse aux vastes groupements, par-delà les personnes immédiatement responsables, par-delà le personnel dirigeant.
Au cours de l’étude d’une période historique, on découvre la grande importance de cette distinction.
Il se produit une crise qui parfois se prolonge pendant des dizaines d’années. Cette durée exceptionnelle signifie que se sont révélées (ont mûri) dans la structure des contradictions incurables, et que les forces politiques qui œuvrent positivement à la conservation et à la défense de la structure même, tentent toutefois de guérir, à l’intérieur de certaines limites, et de surmonter.
Ces efforts incessants et persévérants (car aucune forme sociale ne voudra jamais avouer qu’elle est dépassée) forment le terrain de l’ « occasionnel » sur lequel s’organisent les forces antagonistes qui tendent à démontrer (démonstration qui, en dernière analyse, ne réussit et n’est « vraie » que si elle devient réalité nouvelle, que si les forces antagonistes triomphent ; mais immédiatement se développe une série de polémiques idéologiques, religieuses, philosophiques, politiques, juridiques, etc. dont le caractère concret peut être évalué à la façon dont elles réussissent à convaincre et à la façon dont elles déplacent l’ancien dispositif des forces sociales) qu’existent déjà les conditions nécessaires et suffisantes pour que des tâches déterminées puissent et soient donc en devoir d’être résolues historiquement (en devoir, parce que toute dérobade au mouvement historique augmente le désordre nécessaire et prépare de plus graves catastrophes).
L’erreur où l’on tombe fréquemment, dans les analyses historiques-politiques, consiste à ne pas savoir trouver le juste rapport entre ce qui est organique et ce qui est occasionnel : on en vient ainsi soit à présenter comme immédiatement opérantes des causes qui sont au contraire opérantes d’une manière médiate, soit à affirmer que les causes immédiates sont les seules causes efficientes ; dans un cas, on a l’excès de l’« économisme » ou du doctrinarisme pédant ; et dans l’autre, l’excès de l’ « idéologisme » ; dans un cas, on surestime les causes mécaniques, dans l’autre, on exalte l’élément volontariste et individuel.
La distinction entre « mouvements » et faits organiques et mouvements et faits de « conjoncture » ou occasionnels doit être appliquée à tous les types de situation, non seulement à ceux qui manifestent un développement régressif ou une crise aiguë mais à ceux qui manifestent un développement progressif ou de prospérité, et à ceux qui manifestent une stagnation des forces productives.
Le lien dialectique entre les deux ordres de mouvement et, par conséquent de recherche, est difficilement établi avec exactitude ; et si l’erreur est grave dans l’historiographie, elle devient encore plus grave dans l’art politique, quand il s’agit non pas de reconstruire l’histoire du passé mais de construire celle du présent et de l’avenir : ce sont les désirs mêmes des hommes et leurs passions les moins nobles et les plus mauvaises, immédiates, qui sont la cause de l’erreur, dans la mesure où ils se substituent à l’analyse objective et impartiale, ce qui se fait non comme « moyen » conscient pour stimuler l’action, mais comme une erreur qui les abuse eux-mêmes.
Extrait de: Antonio Gramsci, Notes sur Machiavel, sur la politique et sur le Prince moderne.