Blaise Pascal - Les Provinciales, Quatrième lettre (1656)
Submitted by Anonyme (non vérifié)Troisième lettre
Écrite à un provincial
pour servir de réponse
à la précédente
De Paris, ce 9 février 1656.
Monsieur,
Il n’est rien tel que les Jésuites. J’ai bien vu des Jacobins, des docteurs et de toute sorte de gens ; mais une pareille visite manquait à mon instruction. Les autres ne font que les copier. Les choses valent toujours mieux dans leur source. J’en ai donc vu un des plus habiles, et j’y étais accompagné de mon fidèle Janséniste, qui vint avec moi aux Jacobins. Et comme je souhaitais particulièrement d’être éclairci sur le sujet d’un différend qu’ils ont avec les Jansénistes, touchant ce qu’ils appellent la grâce actuelle, je dis à ce bon Père que je lui serais fort obligé s’il voulait m’en instruire et que je ne savais pas seulement ce que ce terme signifiait ; je le priai donc de me l’expliquer. Très volontiers, me dit-il ; car j’aime les gens curieux. En voici la définition. Nous appelons grâce actuelle une inspiration de Dieu par laquelle il nous fait connaître sa volonté, et par laquelle il nous excite à la vouloir accomplir. Et en quoi, lui dis-je, êtes-vous en dispute avec les Jansénistes sur ce sujet ? C’est, me répondit-il, en ce que nous voulons que Dieu donne des grâces actuelles à tous les hommes à chaque tentation, parce que nous soutenons que, si l’on n’avait pas à chaque tentation la grâce actuelle pour n’y point pécher, quelque pêché que l’on commît, il ne pourrait jamais être imputé. Et les Jansénistes disent, au contraire, que les péchés commis sans grâce actuelle ne laissent pas d’être imputés ; mais ce sont des rêveurs. J’entrevoyais ce qu’il voulait dire ; mais, pour le lui faire encore expliquer plus clairement, je lui dis : Mon Père, ce mot de grâce actuelle me brouille ; je n’y suis pas accoutumé : si vous aviez la bonté de me dire la même chose sans vous servir de ce terme, vous m’obligeriez infiniment. Oui, dit le Père ; c’est-à-dire que vous voulez que je substitue la définition à la place du défini : cela ne change jamais le sens du discours ; je le veux bien. Nous soutenons donc, comme un principe indubitable, qu’une action ne peut être imputée à péché, si Dieu ne nous donne, avant que de la commettre, la connaissance du mal qui y est, et une inspiration qui nous excite à l’éviter. M’entendez-vous maintenant ?
Étonné d’un tel discours, selon lequel tous les péchés de surprise, et ceux qu’on fait dans un entier oubli de Dieu, ne pourraient être imputés, puisqu’avant que de les commettre on n’a ni la connaissance du mal qui y est, ni la pensée de l’éviter, je me tournai vers mon Janséniste, et je connus bien, à sa façon, qu’il n’en croyait rien. Mais, comme il ne répondait point, je dis à ce Père : je voudrais, mon Père, que ce que vous dites fût bien véritable, et que vous en eussiez de bonnes preuves. En voulez-vous ? me dit-il aussitôt ; je m’en vais vous en fournir, et des meilleures : laissez-moi faire. Sur cela, il alla chercher ses livres. Et je dis cependant à mon ami : Y en a-t-il quelque autre qui parle comme celui-ci ? Cela vous est-il si nouveau ? me répondit-il. Faites état que jamais les Pères, les Papes, les Conciles, ni l’Écriture, ni aucun livre de piété, même dans ces derniers temps, n’ont parlé de cette sorte : mais que pour des casuistes, et des nouveaux scolastiques, il vous en apportera un beau nombre. Mais quoi ! lui dis-je, je me moque de ces auteurs-là, s’ils sont contraires à la tradition. Vous avez raison, me dit-il. Et à ces mots, le bon Père arriva chargé de livres ; et m’offrant le premier qu’il tenait : Lisez, me dit-il, la Somme des péchés du Père Bauny, que voici, et de la cinquième édition encore, pour vous montrer que c’est un bon livre. C’est dommage, me dit tout bas mon Janséniste, que ce livre-là ait été condamné à Rome, et par les évêques de France. Voyez, me dit le Père, la page 906. Je lus donc, et je trouvai ces paroles : Pour pécher et se rendre coupable devant Dieu, il faut savoir que la chose qu’on veut faire ne vaut rien, ou au moins en douter, craindre, ou bien juger que Dieu ne prend plaisir à l’action à laquelle on s’occupe, qu’il la défend, et nonobstant la faire, franchir le saut et passer outre.
Voilà qui commence bien, lui dis-je. Voyez cependant, me dit-il ce que c’est que l’envie. C’était sur cela que M. Hallier, avant qu’il fût de nos amis, se moquait du Père Bauny, et lui appliquait ces paroles : Ecce qui tollit peccata mundi : « Voilà celui qui ôte les péchés du monde ! » Il est vrai, lui dis-je, que voilà une rédemption toute nouvelle, selon le Père Bauny.
En voulez-vous, ajouta-t-il, une autorité plus authentique ? Voyez ce livre du Père Annat. C’est le dernier qu’il a fait contre M. Arnauld ; lisez la page 34, où il y a une oreille, et voyez les lignes que j’ai marquées avec du crayon ; elles sont toutes d’or. Je lus donc ces termes : Celui qui n’a aucune pensée de Dieu, ni de ses péchés, ni aucune appréhension, c’est-à-dire, à ce qu’il me fit entendre, aucune connaissance, de l’obligation d’exercer des actes d’amour de Dieu, ou de contrition, n’a aucune grâce actuelle pour exercer ces actes ; mais il est vrai aussi qu’il ne fait aucun péché en les omettant, et que, s’il est damné, ce ne sera pas en punition de cette omission. Et quelques lignes plus bas : Et on peut dire la même chose d’une coupable commission.
Voyez-vous, me dit le Père, comment il parle des péchés d’omission, et de ceux de commission ? Car il n’oublie rien. Qu’en dites-vous ? Ô que cela me plaît ! lui répondis-je ; que j’en vois de belles conséquences ! Je perce déjà dans les suites : que de mystères s’offrent à moi ! Je vois, sans comparaison, plus de gens justifiés par cette ignorance et cet oubli de Dieu que par la grâce et les sacrements. Mais, mon Père, ne me donnez-vous point une fausse joie ? N’est-ce point ici quelque chose de semblable à cette suffisance qui ne suffit pas ? J’appréhende furieusement le distinguo : j’y ai déjà été attrapé. Parlez-vous sincèrement ? Comment ! dit le Père en s’échauffant, il n’en faut pas railler. Il n’y a point ici d’équivoque. Je n’en raille pas, lui dis-je ; mais c’est que je crains à force de désirer.
Voyez donc, me dit-il, pour vous en mieux assurer, les écrits de M. Le Moyne, qui l’a enseigné en pleine Sorbonne. Il l’a appris de nous, à la vérité ; mais il l’a bien démêlé. Ô qu’il l’a fortement établi ! Il enseigne que, pour faire qu’une action soit péché, il faut que toutes ces choses se passent dans l’âme. Lisez et pesez chaque mot. Je lus donc en latin ce que vous verrez ici en français : 1. D’une part, Dieu répand dans l’âme quelque amour qui la penche vers la chose commandée ; et de l’autre part, la concupiscence rebelle la sollicite au contraire. 2. Dieu lui inspire la connaissance de sa faiblesse. 3. Dieu lui inspire la connaissance du médecin qui la doit guérir. 4. Dieu lui inspire le désir de sa guérison. 5. Dieu lui inspire le désir de le prier et d’implorer son secours.
Et si toutes ces choses ne se passent dans l’âme, dit le Jésuite, l’action n’est pas proprement péché, et ne peut être imputée, comme M. Le Moyne le dit en ce même endroit et dans toute la suite.
En voulez-vous encore d’autres autorités ? En voici. Mais toutes modernes, me dit doucement mon Janséniste. Je le vois bien, dis-je ; et, en m’adressant à ce Père, je lui dis : Ô mon Père, le grand bien que voici pour des gens de ma connaissance ! Il faut que je vous les amène. Peut-être n’en avez-vous guère vus qui aient moins de péchés, car ils ne pensent jamais à Dieu ; les vices ont prévenu leur raison : Ils n’ont jamais connu ni leur infirmité, ni le médecin qui la peut guérir. lis n’ont jamais pensé à désirer la santé de leur âme et encore moins à prier Dieu de la leur donner ; de sorte qu’ils sont encore dans l’innocence du baptême selon M. Le Moyne. Ils n’ont jamais eu de pensée d’aimer Dieu, ni d’être contrits de leurs péchés, de sorte que, selon le Père Annat, ils n’ont commis aucun péché par le défaut de charité et de pénitence : leur vie est dans une recherche continuelle de toutes sortes de plaisirs, dont jamais le moindre remords n’a interrompu le cours. Tous ces excès me faisaient croire leur perte assurée ; mais, mon Père, vous m’apprenez que ces mêmes excès rendent leur salut assuré. Béni soyez-vous, mon Père, qui justifiez ainsi les gens ! Les autres apprennent à guérir les âmes par des austérités pénibles : mais vous montrez que celles qu’on aurait crues le plus désespérément malades se portent bien. Ô la bonne voie pour être heureux en ce monde et en l’autre ! J’avais toujours pensé qu’on péchait d’autant plus qu’on pensait le moins à Dieu ; mais, à ce que je vois, quand on a pu gagner une fois sur soi de n’y plus penser du tout, toutes choses deviennent pures pour l’avenir. Point de ces pécheurs à demi, qui ont quelque amour pour la vertu ; ils seront tous damnés, ces demi-pécheurs ; mais pour ces francs pécheurs, pécheurs endurcis, pécheurs sans mélange, pleins et achevés, l’enfer ne les tient pas ; ils ont trompé le diable à force de s’y abandonner.
Le bon Père, qui voyait assez clairement la liaison de ces conséquences avec son principe, s’en échappa adroitement ; et, sans se fâcher, ou par douceur, ou par prudence, il me dit seulement : Afin que vous entendiez comment nous sauvons ces inconvénients, sachez que nous disons bien que ces impies dont vous parlez seraient sans péché s’ils n’avaient jamais eu de pensées de se convertir, ni de désirs de se donner à Dieu. Mais nous soutenons qu’ils en ont tous, et que Dieu n’a jamais laissé pécher un homme sans lui donner auparavant la vue du mal qu’il va faire, et le désir, ou d’éviter le péché, ou au moins d’implorer son assistance pour le pouvoir éviter : et il n’y a que les Jansénistes qui disent le contraire.
Eh quoi ! mon Père, lui repartis-je, est-ce là l’hérésie des Jansénistes, de nier qu’à chaque fois qu’on fait un péché, il vient un remords troubler la conscience, malgré lequel on ne laisse pas de franchir le saut et de passer outre, comme dit le Père Bauny ? C’est une assez plaisante chose d’être hérétique pour cela. Je croyais bien qu’on fût damné pour n’avoir pas de bonnes pensées ; mais qu’on le soit pour ne pas croire que tout le monde en a, vraiment je ne le pensais pas. Mais, mon Père, je me tiens obligé en conscience de vous désabuser, et de vous dire qu’il y a mille gens qui n’ont point ces désirs, qui pèchent sans regret, qui pèchent avec joie, qui en font vanité. Et qui peut en savoir plus de nouvelles que vous ? Il n’est pas que vous ne confessiez quelqu’un de ceux dont je parle, car c’est parmi les personnes de grande qualité qu’il s’en rencontre d’ordinaire. Mais prenez garde, mon Père, aux dangereuses suites de votre maxime. Ne remarquez-vous pas quel effet elle peut faire dans ces libertins qui ne cherchent qu’à douter de la religion ? Quel prétexte leur en offrez-vous, quand vous leur dites, comme une vérité de foi, qu’ils sentent, à chaque péché qu’ils commettent, un avertissement et un désir intérieur de s’en abstenir ? Car n’est-il pas visible qu’étant convaincus, par leur propre expérience, de la fausseté de votre doctrine en ce point, que vous dites être de foi, ils en étendront la conséquence à tous les autres ? Ils diront que si vous n’êtes pas véritables en un article, vous êtes suspects en tous : et ainsi vous les obligerez à conclure ou que la religion est fausse, ou du moins que vous en êtes mal instruits.
Mais mon second, soutenant mon discours, lui dit : Vous feriez bien, mon Père, pour conserver votre doctrine, de n’expliquer pas aussi nettement que vous nous avez fait ce que vous entendez par grâce actuelle. Car comment pourriez-vous déclarer ouvertement, sans perdre toute créance dans les esprits, que personne ne pèche qu’il n’ait auparavant la connaissance de son infirmité, celle du médecin, le désir de la guérison, et celui de la demander à Dieu ? Croira-t-on, sur votre parole, que ceux qui sont plongés dans l’avarice, dans l’impudicité, dans les blasphèmes, dans le duel, dans la vengeance, dans les vols, dans les sacrilèges, aient véritablement le désir d’embrasser la chasteté, l’humilité, et les autres vertus chrétiennes ?
Pensera-t-on que ces philosophes, qui vantaient si hautement la puissance de la nature, en connussent l’infirmité et le médecin ? Direz-vous que ceux qui soutenaient, comme une maxime assurée, que ce n’est pas Dieu qui donne la vertu, et qu’il ne s’est jamais trouvé personne qui la lui ait demandée, pensassent à la lui demander eux-mêmes ?
Qui pourra croire que les épicuriens, qui niaient la Providence divine, eussent des mouvements de prier Dieu ? eux qui disaient, que c’était lui faire injure de l’implorer dans nos besoins, comme s’il eût été capable de s’amuser à penser à nous ?
Et enfin comment s’imaginer que les idolâtres et les athées aient dans toutes les tentations qui les portent au pêché, c’est-à-dire une infinité de fois en leur vie, le désir de prier le vrai Dieu, qu’ils ignorent, de leur donner les vraies vertus qu’ils ne connaissent pas ?
Oui, dit le bon Père d’un ton résolu, nous le dirons ; et plutôt que de dire qu’on pèche sans avoir la vue que l’on fait mal, et le désir de la vertu contraire, nous soutiendrons que tout le monde, et les impies et les infidèles, ont ces inspirations et ces désirs à chaque tentation ; car vous ne sauriez me montrer, au moins par l’Écriture, que cela ne soit pas.
Je pris la parole à ce discours pour lui dire : Eh quoi ! mon Père, faut-il recourir à l’Écriture pour montrer une chose si claire ? Ce n’est pas ici un point de foi, ni même de raisonnement ; c’est une chose de fait : nous le voyons, nous le savons, nous le sentons.
Mais mon Janséniste, se tenant dans les termes que le Père avait prescrits, lui dit ainsi : Si vous voulez, mon Père, ne vous rendre qu’à l’Écriture, j’y consens ; mais au moins ne lui résistez pas : et puisqu’il est écrit, que Dieu n’a pas révélé ses jugements aux Gentils, et qu’il les a laissés errer dans leurs voies, ne dites pas que Dieu a éclairé ceux que les livres sacrés nous assurent avoir été abandonnés dans les ténèbres et dans l’ombre de la mort.
Ne vous suffit-il pas, pour entendre l’erreur de votre principe, de voir que saint Paul se dit le premier des pécheurs, pour un péché qu’il déclare avoir commis par ignorance et avec zèle ?
Ne suffit-il pas de voir par l’Évangile que ceux qui crucifiaient Jésus-Christ avaient besoin du pardon qu’il demandait pour eux, quoiqu’ils ne connussent point la malice de leur action, et qu’ils ne l’eussent jamais faite, selon saint Paul, s’ils en eussent eu la connaissance ?
Ne suffit-il pas que Jésus-Christ nous avertisse qu’il y aura des persécuteurs de l’Église qui croiront rendre service à Dieu en s’efforçant de la ruiner, pour nous faire entendre que ce péché, qui est le plus grand de tous, selon l’Apôtre, peut être commis par ceux qui sont si éloignés de savoir qu’ils pèchent, qu’ils croiraient pécher en ne le faisant pas ? Et enfin ne suffit-il pas que Jésus-Christ lui-même nous ait appris qu’il y a deux sortes de pécheurs, dont les uns pèchent avec connaissance, [et les autres sans connaissance,] et qu’ils seront tous châtiés, quoiqu’à la vérité différemment ?
Le bon Père, pressé par tant de témoignages de l’Écriture, à laquelle il avait eu recours, commença à lâcher le pied ; et laissant pécher les impies sans inspiration, il nous dit : Au moins vous ne nierez pas que les justes ne pèchent jamais sans que Dieu leur donne… Vous reculez, lui dis-je en l’interrompant, vous reculez, mon Père, vous abandonnez le principe général, et, voyant qu’il ne vaut plus rien à l’égard des pécheurs, vous voudriez entrer en composition, et le faire au moins subsister pour les justes. Mais cela étant, j’en vois l’usage bien raccourci ; car il ne servira plus à guère de gens, et ce n’est quasi pas la peine de vous le disputer.
Mais mon second, qui avait, à ce que je crois, étudié toute cette question le matin même, tant il était prêt sur tout, lui répondit : Voilà, mon Père, le dernier retranchement où se retirent ceux de votre parti qui ont voulu entrer en dispute. Mais vous y êtes aussi peu en assurance. L’exemple des justes ne vous est pas plus favorable. Qui doute qu’ils ne tombent souvent dans des péchés de surprise sans qu’ils s’en aperçoivent ? N’apprenons-nous pas des saints mêmes combien la concupiscence leur tend de pièges secrets, et combien il arrive ordinairement que, quelque sobres qu’ils soient, ils donnent à la volupté ce qu’ils pensent donner à la seule nécessité, comme saint Augustin le dit de soi-même dans ses Confessions ?
Combien est-il ordinaire de voir les plus zélés s’emporter dans la dispute à des mouvements d’aigreur pour leur propre intérêt, sans que leur conscience leur rende sur l’heure d’autre témoignage, sinon qu’ils agissent de la sorte pour le seul intérêt de la vérité, et sans qu’ils s’en aperçoivent quelquefois que longtemps après !
Mais que dira-t-on de ceux qui se portent avec ardeur à des choses effectivement mauvaises, parce qu’ils les croient effectivement bonnes, comme l’histoire ecclésiastique en donne des exemples ; ce qui n’empêche pas, selon les Pères, qu’ils n’aient péché dans ces occasions ?
Et sans cela, comment les justes auraient-ils des péchés cachés ? Comment serait-il véritable que Dieu seul en connaît et la grandeur et le nombre ; que personne ne sait s’il est digne d’amour ou de haine, et que les plus saints doivent toujours demeurer dans la crainte et dans le tremblement, quoiqu’ils ne se sentent coupables en aucune chose, comme saint Paul le dit de lui-même ?
Concevez donc, mon Père, que les exemples et des justes et des pécheurs renversent également cette nécessité que vous supposez pour pécher, de connaître le mal et d’aimer la vertu contraire, puisque la passion que les impies ont pour les vices témoigne assez qu’ils n’ont aucun désir pour la vertu ; et que l’amour que les justes ont pour la vertu témoigne hautement qu’ils n’ont pas toujours la connaissance des péchés qu’ils commettent chaque jour, selon l’Écriture.
Et il est si vrai que les justes pèchent en cette sorte, qu’il est rare que les grands saints pèchent autrement. Car comment pourrait-on concevoir que ces âmes si pures, qui fuient avec tant de soin et d’ardeur les moindres choses qui peuvent déplaire à Dieu aussitôt qu’elles s’en aperçoivent, et qui pèchent néanmoins plusieurs fois chaque jour, eussent à chaque fois, avant que de tomber, la connaissance de leur infirmité en cette occasion, celle du médecin, le désir de leur santé, et celui de prier Dieu de les secourir, et que, malgré toutes ces inspirations, ces âmes si zélées ne laissassent pas de passer outre et de commettre le péché ?
Concluez donc, mon Père, que ni les pécheurs, ni même les plus justes, n’ont pas toujours ces connaissances, ces désirs et toutes ces inspirations, toutes les fois qu’ils pèchent, c’est-à-dire, pour user de vos termes, qu’ils n’ont pas toujours la grâce actuelle dans toutes les occasions où ils pèchent, Et ne dites plus, avec vos nouveaux auteurs, qu’il est impossible qu’on pèche quand on ne connaît pas la justice, mais dites plutôt avec saint Augustin et les anciens Pères, qu’il est impossible qu’on ne pèche pas quand on ne connaît pas la justice : Necesse est ut peccet, a quo ignoratur justitia.
Le bon Père, se trouvant aussi empêché de soutenir son opinion au regard des justes qu’au regard des pécheurs, ne perdit pas pourtant courage, et après avoir un peu rêvé : Je m’en vas bien vous convaincre, nous dit-il. Et reprenant son P. Bauny à l’endroit même qu’il nous avait montré : Voyez, voyez la raison sur laquelle il établit sa pensée. Je savais bien qu’il ne manquait pas de bonnes preuves. Lisez ce qu’il cite d’Aristote, et vous verrez qu’après une autorité si expresse, il faut brûler les livres de ce prince des philosophes, ou être de notre opinion. Écoutez donc les principes qu’établit le P. Bauny : il dit premièrement qu’une action ne peut être imputée à blâme lorsqu’elle est involontaire. Je l’avoue, lui dit mon ami. Voilà la première fois, leur dis-je, que je vous ai vus d’accord. Tenez-vous-en là, mon Père, si vous m’en croyez. Ce ne serait rien faire, me dit-il : car il faut savoir quelles sont les conditions nécessaires pour faire qu’une action soit volontaire. J’ai bien peur, répondis-je, que vous ne vous brouilliez là-dessus. Ne craignez point, dit-il, ceci est sûr ; Aristote est pour moi. Écoutez bien ce que dit le P. Bauny : Afin qu’une action soit volontaire, il faut qu’elle procède d’homme qui voie, qui sache, qui pénètre ce qu’il y a de bien et de mal en elle. Voluntarium est, dit-on communément avec le Philosophe (vous savez bien que c’est Aristote, me dit-il en me serrant les doigts), quod fit a principio cognoscente singula, in quibus est actio : si bien que, quand la volonté, à la volée et sans discussion, se porte à vouloir ou abhorrer, faire ou laisser quelque chose avant que l’entendement ait pu voir s’il y a du mal à la vouloir ou à la fuir, la faire ou la laisser, telle action n’est ni bonne ni mauvaise, d’autant qu’avant cette perquisition, cette vue et réflexion de l’esprit dessus les qualités bonnes ou mauvaises de la chose à laquelle on s’occupe, l’action avec laquelle on la fait n’est volontaire.
Hé bien ! me dit le Père, êtes-vous content ? Il semble, repartis-je, qu’Aristote est de l’avis du P. Bauny ; mais cela ne laisse pas de me surprendre. Quoi, mon Père ! il ne suffit pas, pour agir volontairement, qu’on sache ce que l’on fait, et qu’on ne le fasse que parce qu’on le veut faire ; mais il faut de plus que l’on voie, que l’on sache et que l’on pénètre ce qu’il y a de bien et de mal dans cette action ? Si cela est, il n’y a guère d’actions volontaires dans la vie, car on ne pense guère à tout cela. Que de jurements dans le jeu, que d’excès dans les débauches, que d’emportements dans le Carnaval qui ne sont point volontaires, et par conséquent ni bons, ni mauvais, pour n’être point accompagnés de ces réflexions d’esprit sur les qualités bonnes ou mauvaises de ce que l’on fait ! Mais est-il possible, mon Père, qu’Aristote ait eu cette pensée ? car j’avais ouï dire que c’était un habile homme ? Je m’en vas vous en éclaircir, me dit mon Janséniste. Et ayant demandé au Père la Morale d’Aristote, il l’ouvrit au commencement du troisième livre, d’où le P. Bauny a pris les paroles qu’il en rapporte, et dit à ce bon Père : Je vous pardonne d’avoir cru, sur la foi du P. Bauny, qu’Aristote ait été de ce sentiment. Vous auriez changé d’avis, si vous l’aviez lu vous-même. Il est bien vrai qu’il enseigne qu’afin qu’une action soit volontaire il faut connaître les particularités de cette action, singula in quibus est actio. Mais qu’entend-il par là, sinon les circonstances particulières de l’action, ainsi que les exemples qu’il en donne le justifient clairement, n’en rapportant point d’autres que de ceux où l’on ignore quelqu’une de ces circonstances, comme d’une personne qui, voulant montrer une machine, en décoche un dard qui blesse quelqu’un ; et de Mérope, qui tua son fils en pensant tuer son ennemi, et autres semblables ?
Vous voyez donc par là quelle est l’ignorance qui rend les actions involontaires ; et que ce n’est que celle des circonstances particulières qui est appelée par les théologiens, comme vous le savez fort bien, mon Père, l’ignorance du fait. Mais, quant à celle du droit, c’est-à-dire quant à l’ignorance du bien et du mal qui est en l’action, de laquelle seule il s’agit ici, voyons si Aristote est de l’avis du P. Bauny. Voici les paroles de ce philosophe : Tous les méchants ignorent ce qu’ils doivent faire et ce qu’ils doivent fuir ; et c’est cela même qui les rend méchants et vicieux. C’est pourquoi on ne peut pas dire que, parce qu’un homme ignore ce qu’il est à propos qu’il fasse pour satisfaire à son devoir, son action soit involontaire. Car cette ignorance dans le choix du bien et du mal ne fait pas qu’une action soit involontaire, mais seulement qu’elle est vicieuse. L’on doit dire la même chose de celui qui ignore en général les règles de son devoir, puisque cette ignorance rend les hommes dignes de blâme, et non d’excuse. Et ainsi l’ignorance qui rend les actions involontaires et excusables est seulement celle qui regarde le fait en particulier, et ses circonstances singulières : car alors on pardonne à un homme, et on l’excuse, et on le considère comme ayant agi contre son gré.
Après cela, mon Père, direz-vous encore qu’Aristote soit de votre opinion ? Et qui ne s’étonnera de voir qu’un philosophe païen ait été plus éclairé que vos docteurs en une matière aussi importante à toute la morale, et à la conduite même des âmes, qu’est la connaissance des conditions qui rendent les actions volontaires ou involontaires, et qui ensuite les excusent ou ne les excusent pas de péché ? N’espérez donc plus rien, mon Père, de ce prince des philosophes, et ne résistez plus au prince des théologiens, qui décide ainsi ce point, au livre I de ses Rétr., chap. xv : Ceux qui pèchent par ignorance ne font leur action que parce qu’ils la veulent faire, quoiqu’ils pèchent sans qu’ils veuillent pécher. Et ainsi ce péché même d’ignorance ne peut être commis que par la volonté de celui qui le commet, mais par une volonté qui se porte à l’action, et non au péché, ce qui n’empêche pas néanmoins que l’action ne soit péché, parce qu’il suffit pour cela qu’on ait fait ce qu’on était obligé de ne point faire.
Le Père me parut surpris, et plus encore du passage d’Aristote, que de celui de saint Augustin. Mais, comme il pensait à ce qu’il devait dire, on vint l’avertir que Madame la Maréchale de… et Madame la Marquise de… le demandaient. Et ainsi, en nous quittant à la hâte : J’en parlerai, dit-il, à nos Pères. Ils y trouveront bien quelque réponse. Nous en avons ici de bien subtils. Nous l’entendîmes bien ; et quand je fus seul avec mon ami, je lui témoignai d’être étonné du renversement que cette doctrine apportait dans la morale. À quoi il me répondit qu’il était bien étonné de mon étonnement. Ne savez-vous donc pas encore que leurs excès sont beaucoup plus grands dans la morale que dans les autres matières ? Il m’en donna d’étranges exemples, et remit le reste à une autre fois. J’espère que ce que j’en apprendrai sera le sujet de notre premier entretien. Je suis, etc.