26 sep 1905

Pierre Corneille - Le Cid - Acte V (1637)

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ACTE V

 

 

Scène première – Don Rodrigue, Chimène

 

 

Chimène

 

Quoi ! Rodrigue, en plein jour ! d’où te vient cette audace ?
Va, tu me perds d’honneur ; retire-toi, de grâce.
 

Don Rodrigue

 

Je vais mourir, Madame, et vous viens en ce lieu,
Avant le coup mortel, dire un dernier adieu :
Cet immuable amour qui sous vos lois m’engage
N’ose accepter ma mort sans vous en faire hommage.
 

Chimène

 

Tu vas mourir !
 

Don Rodrigue

 

 Je cours à ces heureux moments
Qui vont livrer ma vie à vos ressentiments.
 

Chimène

 

Tu vas mourir ! Don Sanche est-il si redoutable
Qu’il donne l’épouvante à ce cœur indomptable ?
Qui t’a rendu si faible, ou qui le rend si fort ?
Rodrigue va combattre, et se croit déjà mort !
Celui qui n’a pas craint les Mores, ni mon père,
Va combattre don Sanche, et déjà désespère !
Ainsi donc au besoin ton courage s’abat !

 

Don Rodrigue

 

Je cours à mon supplice, et non pas au combat ;
Et ma fidèle ardeur sait bien m’ôter l’envie,
Quand vous cherchez ma mort, de défendre ma vie.

J’ai toujours même cœur ; mais je n’ai point de bras
Quand il faut conserver ce qui ne vous plaît pas ;
Et déjà cette nuit m’aurait été mortelle,
Si j’eusse combattu pour ma seule querelle ;
Mais défendant mon roi, son peuple et mon pays,
À me défendre mal je les aurais trahis.
Mon esprit généreux ne hait pas tant la vie,
Qu’il en veuille sortir par une perfidie.
Maintenant qu’il s’agit de mon seul intérêt,
Vous demandez ma mort, j’en accepte l’arrêt,
Votre ressentiment choisit la main d’un autre
(Je ne méritais pas de mourir de la vôtre) :
On ne me verra point en repousser les coups ;
Je dois plus de respect à qui combat pour vous ;
Et ravi de penser que c’est de vous qu’ils viennent,
Puisque c’est votre honneur que ses armes soutiennent,
Je vais lui présenter mon estomac ouvert,
Adorant en sa main la vôtre qui me perd.
 

Chimène

 

Si d’un triste devoir la juste violence,
Qui me fait malgré moi poursuivre ta vaillance,
Prescrit à ton amour une si forte loi,
Qu’il te rend sans défense à qui combat pour moi,
En cet aveuglement ne perds pas la mémoire
Qu’ainsi que de ta vie il y va de ta gloire,
Et que dans quelque éclat que Rodrigue ait vécu,
Quand on le saura mort, on le croira vaincu.

Ton honneur t’est plus cher que je ne te suis chère,

Puisqu’il trempe tes mains dans le sang de mon père,
Et te fait renoncer, malgré ta passion,
À l’espoir le plus doux de ma possession :
Je t’en vois cependant faire si peu de compte,
Que sans rendre combat tu veux qu’on te surmonte.
Quelle inégalité ravale ta vertu ?
Pourquoi ne l’as-tu plus, ou pourquoi l’avais-tu ?
Quoi ? n’es-tu généreux que pour me faire outrage ?
S’il ne faut m’offenser, n’as-tu point de courage ?
Et traites-tu mon père avec tant de rigueur,
Qu’après l’avoir vaincu tu souffres un vainqueur ?
Va, sans vouloir mourir, laisse-moi te poursuivre,
Et défends ton honneur, si tu ne veux plus vivre.
 

Don Rodrigue

 

Après la mort du comte, et les Mores défaits,
Faudrait-il à ma gloire encor d’autres effets ?
Elle peut dédaigner le soin de me défendre :
On sait que mon courage ose tout entreprendre,
Que ma valeur peut tout, et que dessous les cieux,
Auprès de mon honneur, rien ne m’est précieux.
Non, non, en ce combat, quoi que vous veuilliez croire,
Rodrigue peut mourir sans hasarder sa gloire,
Sans qu’on l’ose accuser d’avoir manqué de cœur,
Sans passer pour vaincu, sans souffrir un vainqueur.
On dira seulement : « Il adorait Chimène ;
Il n’a pas voulu vivre et mériter sa haine ;
Il a cédé lui-même à la rigueur du sort
Qui forçait sa maîtresse à poursuivre sa mort :
Elle voulait sa tête ; et son cœur magnanime,
S’il l’en eût refusée, eût pensé faire un crime.
Pour venger son honneur il perdit son amour,
Pour venger sa maîtresse il a quitté le jour,

Préférant, quelque espoir qu’eût son âme asservie,
Son honneur à Chimène, et Chimène à sa vie. »
Ainsi donc vous verrez ma mort en ce combat,
Loin d’obscurcir ma gloire, en rehausser l’éclat ;
Et cet honneur suivra mon trépas volontaire
Que tout autre que moi n’eût pu vous satisfaire.
 

Chimène

 

Puisque, pour t’empêcher de courir au trépas,
Ta vie et ton honneur sont de faibles appas,
Si jamais je t’aimai, cher Rodrigue, en revanche,
Défends-toi maintenant pour m’ôter à don Sanche ;
Combats pour m’affranchir d’une condition
Qui me donne à l’objet de mon aversion.
Te dirai-je encor plus ? va, songe à ta défense,
Pour forcer mon devoir, pour m’imposer silence ;
Et si tu sens pour moi ton cœur encore épris,
Sors vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix.
Adieu : ce mot lâché me fait rougir de honte.
 

Don Rodrigue

 

Est-il quelque ennemi qu’à présent je ne dompte ?
Paraissez, Navarrais, Mores et Castillans,
Et tout ce que l’Espagne a nourri de vaillants ;
Unissez-vous ensemble, et faites une armée,
Pour combattre une main de la sorte animée :
Joignez tous vos efforts contre un espoir si doux ;
Pour en venir à bout, c’est trop peu que de vous.

 

 

Scène II – L’Infante

 



T’écouterai-je encor, respect de ma naissance,
Qui fais un crime de mes feux ?

T’écouterai-je, amour, dont la douce puissance
Contre ce fier tyran fait révolter mes vœux ?
Pauvre princesse, auquel des deux
Dois-tu prêter obéissance ?
Rodrigue, ta valeur te rend digne de moi ;
Mais pour être vaillant, tu n’es pas fils de roi.

Impitoyable sort, dont la rigueur sépare
Ma gloire d’avec mes désirs !
Est-il dit que le choix d’une vertu si rare
Coûte à ma passion de si grands déplaisirs ?
Ô cieux ! à combien de soupirs
Faut-il que mon cœur se prépare,
Si jamais il n’obtient sur un si long tourment
Ni d’éteindre l’amour, ni d’accepter l’amant ?

Mais c’est trop de scrupule, et ma raison s’étonne
Du mépris d’un si digne choix :
Bien qu’aux monarques seuls ma naissance me donne,
Rodrigue, avec honneur je vivrai sous tes lois.
Après avoir vaincu deux rois,
Pourrais-tu manquer de couronne ?
Et ce grand nom de Cid que tu viens de gagner
Ne fait-il pas trop voir sur qui tu dois régner ?

Il est digne de moi, mais il est à Chimène ;
Le don que j’en ai fait me nuit.
Entre eux la mort d’un père a si peu mis de haine,
Que le devoir du sang à regret le poursuit :
Ainsi n’espérons aucun fruit
De son crime, ni de ma peine,
Puisque pour me punir le destin a permis
Que l’amour dure même entre deux ennemis.

 

 

Scène III – L’Infante, Léonor

 

 

L’Infante

 

Où viens-tu, Léonor ?
 

Léonor

 

 Vous applaudir, Madame,
Sur le repos qu’enfin a retrouvé votre âme.
 

L’Infante

 

D’où viendrait ce repos dans un comble d’ennui ?
 

Léonor

 

Si l’amour vit d’espoir, et s’il meurt avec lui,
Rodrigue ne peut plus charmer votre courage.
Vous savez le combat où Chimène l’engage :
Puisqu’il faut qu’il y meure, ou qu’il soit son mari,
Votre espérance est morte, et votre esprit guéri.
 

L’Infante

 

Ah ! qu’il s’en faut encor !
 

Léonor

 

 Que pouvez-vous prétendre?
 

L’Infante

 

Mais plutôt quel espoir me pourrais-tu défendre ?
Si Rodrigue combat sous ces conditions,
Pour en rompre l’effet, j’ai trop d’inventions.
L’amour, ce doux auteur de mes cruels supplices,
Aux esprits des amants apprend trop d’artifices.
 

Léonor

 

Pourrez-vous quelque chose, après qu’un père mort
N’a pu dans leurs esprits allumer de discord ?

Car Chimène aisément montre par sa conduite
Que la haine aujourd’hui ne fait pas sa poursuite.
Elle obtient un combat, et pour son combattant
C’est le premier offert qu’elle accepte à l’instant :
Elle n’a point recours à ces mains généreuses
Que tant d’exploits fameux rendent si glorieuses ;
Don Sanche lui suffit, et mérite son choix,
Parce qu’il va s’armer pour la première fois.
Elle aime en ce duel son peu d’expérience ;
Comme il est sans renom, elle est sans défiance ;
Et sa facilité vous doit bien faire voir
Qu’elle cherche un combat qui force son devoir,
Qui livre à son Rodrigue une victoire aisée,
Et l’autorise enfin à paraître apaisée.
 

L’Infante

 

Je le remarque assez, et toutefois mon cœur
À l’envi de Chimène adore ce vainqueur.
À quoi me résoudrai-je, amante infortunée ?
 

Léonor

 

À vous mieux souvenir de qui vous êtes née :
Le ciel vous doit un roi, vous aimez un sujet !
 

L’Infante

 

Mon inclination a bien changé d’objet.
Je n’aime plus Rodrigue, un simple gentilhomme ;
Non, ce n’est plus ainsi que mon amour le nomme :
Si j’aime, c’est l’auteur de tant de beaux exploits,
C’est le valeureux Cid, le maître de deux rois.

Je me vaincrai pourtant, non de peur d’aucun blâme,
Mais pour ne troubler pas une si belle flamme ;
Et quand pour m’obliger on l’aurait couronné,
Je ne veux point reprendre un bien que j’ai donné.

Puisqu’en un tel combat sa victoire est certaine,
Allons encore un coup le donner à Chimène.
Et toi, qui vois les traits dont mon cœur est percé,
Viens me voir achever comme j’ai commencé.

 

 

Scène IV – Chimène, Elvire

 

 

Chimène

 

Elvire, que je souffre, et que je suis à plaindre !
Je ne sais qu’espérer, et je vois tout à craindre ;
Aucun vœu ne m’échappe où j’ose consentir ;
Je ne souhaite rien sans un prompt repentir.
À deux rivaux pour moi je fais prendre les armes :
Le plus heureux succès me coûtera des larmes ;
Et quoi qu’en ma faveur en ordonne le sort,
Mon père est sans vengeance, ou mon amant est mort.
 

Elvire

 

D’un et d’autre côté, je vous vois soulagée :
Ou vous avez Rodrigue, ou vous êtes vengée ;
Et quoi que le destin puisse ordonner de vous,
Il soutient votre gloire, et vous donne un époux.
 

Chimène

 

Quoi ! l’objet de ma haine ou de tant de colère !
L’assassin de Rodrigue, ou celui de mon père !
De tous les deux côtés on me donne un mari
Encor tout teint du sang que j’ai le plus chéri ;
De tous les deux côtés mon âme se rebelle :
Je crains plus que la mort la fin de ma querelle.
Allez, vengeance, amour, qui troublez mes esprits,
Vous n’avez point pour moi de douceurs à ce prix ;

Et toi, puissant moteur du destin qui m’outrage,
Termine ce combat sans aucun avantage,
Sans faire aucun des deux ni vaincu ni vainqueur.
 

Elvire

 

Ce serait vous traiter avec trop de rigueur.
Ce combat pour votre âme est un nouveau supplice,
S’il vous laisse obligée à demander justice,
À témoigner toujours ce haut ressentiment,
Et poursuivre toujours la mort de votre amant.
Madame, il vaut bien mieux que sa rare vaillance,
Lui couronnant le front, vous impose silence ;
Que la loi du combat étouffe vos soupirs,
Et que le roi vous force à suivre vos désirs.
 

Chimène

 

Quand il sera vainqueur, crois-tu que je me rende ?
Mon devoir est trop fort, et ma perte trop grande ;
Et ce n’est pas assez pour leur faire la loi,
Que celle du combat et le vouloir du roi.
Il peut vaincre don Sanche avec fort peu de peine,
Mais non pas avec lui la gloire de Chimène ;
Et quoi qu’à sa victoire un monarque ait promis,
Mon honneur lui fera mille autres ennemis.
 

Elvire

 

Gardez, pour vous punir de cet orgueil étrange,
Que le ciel à la fin ne souffre qu’on vous venge.
Quoi ! vous voulez encor refuser le bonheur
De pouvoir maintenant vous taire avec honneur ?
Que prétend ce devoir, et qu’est-ce qu’il espère ?
La mort de votre amant vous rendra-t-elle un père ?
Est-ce trop peu pour vous que d’un coup de malheur ?
Faut-il perte sur perte, et douleur sur douleur ?

Allez, dans le caprice où votre humeur s’obstine,
Vous ne méritez pas l’amant qu’on vous destine ;
Et nous verrons du ciel l’équitable courroux
Vous laisser, par sa mort, don Sanche pour époux.
 

Chimène

 

Elvire, c’est assez des peines que j’endure,
Ne les redouble point de ce funeste augure.
Je veux, si je le puis, les éviter tous deux ;
Sinon, en ce combat Rodrigue a tous mes vœux :
Non qu’une folle ardeur de son côté me penche ;
Mais, s’il était vaincu, je serais à don Sanche :
Cette appréhension fait naître mon souhait.
Que vois-je, malheureuse ? Elvire, c’est en fait.

 

 

Scène V – Don Sanche, Chimène, Elvire

 

 

Don Sanche

 

Obligé d’apporter à vos pieds cette épée…
 

Chimène

 

Quoi ? du sang de Rodrigue encor toute trempée ?
Perfide, oses-tu bien te montrer à mes yeux,
Après m’avoir ôté ce que j’aimais le mieux ?

Éclate, mon amour, tu n’as plus rien à craindre :
Mon père est satisfait, cesse de te contraindre.
Un même coup a mis ma gloire en sûreté,
Mon âme au désespoir, ma flamme en liberté.
 

Don Sanche

 

D’un esprit plus rassis…
 

Chimène

 

 Tu me parles encore,
Exécrable assassin d’un héros que j’adore ?

Va, tu l’as pris en traître ; un guerrier si vaillant
N’eût jamais succombé sous un tel assaillant.
N’espère rien de moi, tu ne m’as point servie :
En croyant me venger, tu m’as ôté la vie.
 

Don Sanche

 

Étrange impression, qui, loin de m’écouter…
 

Chimène

 

Veux-tu que de sa mort je t’écoute vanter,
Que j’entende à loisir avec quelle insolence
Tu peindras son malheur, mon crime et ta vaillance ?

 

 

Scène VI – Don Fernand, don Diègue, don Arias, don Sanche, don Alonse, Chimène, Elvire

 

 

Chimène

 

Sire, il n’est plus besoin de vous dissimuler
Ce que tous mes efforts ne vous ont pu celer.
J’aimais, vous l’avez su ; mais, pour venger mon père,
J’ai bien voulu proscrire une tête si chère :
Votre Majesté, Sire, elle-même a pu voir
Comme j’ai fait céder mon amour au devoir.
Enfin Rodrigue est mort, et sa mort m’a changée
D’implacable ennemie en amante affligée.
J’ai dû cette vengeance à qui m’a mise au jour,
Et je dois maintenant ces pleurs à mon amour.
Don Sanche m’a perdue en prenant ma défense,
Et du bras qui me perd je suis la récompense !

Sire, si la pitié peut émouvoir un roi,
De grâce, révoquez une si dure loi ;
Pour prix d’une victoire où je perds ce que j’aime,
Je lui laisse mon bien ; qu’il me laisse à moi-même ;

Qu’en un cloître sacré je pleure incessamment,
Jusqu’au dernier soupir, mon père et mon amant.
 

Don Diègue

 

Enfin elle aime, Sire, et ne croit plus un crime
D’avouer par sa bouche un amour légitime.
 

Don Fernand

 

Chimène, sors d’erreur, ton amant n’est pas mort,
Et don Sanche vaincu t’a fait un faux rapport.
 

Don Sanche

 

Sire, un peu trop d’ardeur, malgré moi l’a déçue :
Je venais du combat lui raconter l’issue.
Ce généreux guerrier, dont son cœur est charmé :
« Ne crains rien, m’a-t-il dit, quand il m’a désarmé ;
Je laisserais plutôt la victoire incertaine,
Que de répandre un sang hasardé pour Chimène ;
Mais puisque mon devoir m’appelle auprès du roi,
Va de notre combat l’entretenir pour moi,
De la part du vainqueur lui porter ton épée. »
Sire, j’y suis venu : cet objet l’a trompée ;
Elle m’a cru vainqueur, me voyant de retour,
Et soudain sa colère a trahi son amour
Avec tant de transport et tant d’impatience,
Que je n’ai pu gagner un moment d’audience.

Pour moi, bien que vaincu, je me répute heureux ;
Et malgré l’intérêt de mon cœur amoureux,
Perdant infiniment, j’aime encor ma défaite,
Qui fait le beau succès d’une amour si parfaite.
 

Don Fernand

 

Ma fille, il ne faut point rougir d’un si beau feu,
Ni chercher les moyens d’en faire un désaveu.

Une louable honte en vain t’en sollicite :
Ta gloire est dégagée, et ton devoir est quitte ;
Ton père est satisfait, et c’était le venger
Que mettre tant de fois ton Rodrigue en danger.
Tu vois comme le ciel autrement en dispose.
Ayant tant fait pour lui, fais pour toi quelque chose,
Et ne sois point rebelle à mon commandement,
Qui te donne un époux aimé si chèrement.

 

 

Scène VII – Don Fernand, don Diègue, don Arias, don Rodrigue, don Alonse, don Sanche, l’Infante, Chimène, Léonor, Elvire

 

 

L’Infante

 

Sèche tes pleurs, Chimène, et reçois sans tristesse
Ce généreux vainqueur des mains de ta princesse.
 

Don Rodrigue

 

Ne vous offensez point, Sire, si devant vous
Un respect amoureux me jette à ses genoux.

Je ne viens point ici demander ma conquête :
Je viens tout de nouveau vous apporter ma tête,
Madame ; mon amour n’emploiera point pour moi
Ni la loi du combat, ni le vouloir du roi.
Si tout ce qui s’est fait est trop peu pour un père,
Dites par quels moyens il vous faut satisfaire.
Faut-il combattre encor mille et mille rivaux,
Aux deux bouts de la terre étendre mes travaux,
Forcer moi seul un camp, mettre en fuite une armée,
Des héros fabuleux passer la renommée ?
Si mon crime par là se peut enfin laver,
J’ose tout entreprendre, et puis tout achever ;

Mais si ce fier honneur, toujours inexorable,
Ne se peut apaiser sans la mort du coupable,
N’armez plus contre moi le pouvoir des humains :
Ma tête est à vos pieds, vengez-vous par vos mains ;
Vos mains seules ont droit de vaincre un invincible ;
Prenez une vengeance à tout autre impossible.
Mais du moins que ma mort suffise à me punir :
Ne me bannissez point de votre souvenir ;
Et puisque mon trépas conserve votre gloire,
Pour vous en revancher conservez ma mémoire,
Et dites quelquefois, en déplorant mon sort :
« S’il ne m’avait aimée, il ne serait pas mort. »
 

Chimène

 

Relève-toi, Rodrigue. Il faut l’avouer, Sire,
Je vous en ai trop dit pour m’en pouvoir dédire.
Rodrigue a des vertus que je ne puis haïr ;
Et quand un roi commande, on lui doit obéir.
Mais à quoi que déjà vous m’ayez condamnée,
Pourrez-vous à vos yeux souffrir cet hyménée ?
Et quand de mon devoir vous voulez cet effort,
Toute votre justice en est-elle d’accord ?
Si Rodrigue à l’État devient si nécessaire,
De ce qu’il fait pour vous dois-je être le salaire,
Et me livrer moi-même au reproche éternel
D’avoir trempé mes mains dans le sang paternel ?
 

Don Fernand

 

Le temps assez souvent a rendu légitime
Ce qui semblait d’abord ne se pouvoir sans crime :
Rodrigue t’a gagnée, et tu dois être à lui.
Mais quoique sa valeur t’ait conquise aujourd’hui,
Il faudrait que je fusse ennemi de ta gloire,
Pour lui donner sitôt le prix de sa victoire.

Cet hymen différé ne rompt point une loi
Qui, sans marquer de temps, lui destine ta foi.
Prends un an, si tu veux, pour essuyer tes larmes.

Rodrigue, cependant il faut prendre les armes.
Après avoir vaincu les Mores sur nos bords,
Renversé leurs desseins, repoussé leurs efforts,
Va jusqu’en leur pays leur reporter la guerre,
Commander mon armée, et ravager leur terre :
À ce nom seul de Cid ils trembleront d’effroi ;
Ils t’ont nommé seigneur, et te voudront pour roi.
Mais parmi tes hauts faits sois-lui toujours fidèle :
Reviens-en, s’il se peut, encor plus digne d’elle ;
Et par tes grands exploits fais-toi si bien priser,
Qu’il lui soit glorieux alors de t’épouser.
 

Don Rodrigue

 

Pour posséder Chimène, et pour votre service,
Que peut-on m’ordonner que mon bras n’accomplisse ?
Quoi qu’absent de ses yeux il me faille endurer,
Sire, ce m’est trop d’heur de pouvoir espérer.
 

Don Fernand

 

Espère en ton courage, espère en ma promesse ;
Et possédant déjà le cœur de ta maîtresse,
Pour vaincre un point d’honneur qui combat contre toi,
Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi.

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