1 nov 1902

Karl Kautsky – Politique et Syndicats – parties 3 & 4 (1900)

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III

C’est Elm qui a essayé en dernier lieu d’exposer la politique de neutralité des syndicats en dehors de tout parti.

Cette politique doit être : « une politique pratique d’actualité » , « une pure politique d’intérêts, non une politique de parti  ».

Voilà qui est net, surtout quand c’est imprimé en gros caractères, mais si l’on y regarde de plus près, on reconnaît que cela prête à tout autant d’ interprétations que la « politique ouvrière  ».

Vainement on cherche l’opposition qu’il y a entre la « politique de parti  » et « la politique pratique d’actualité  » ou « la pure politique d’intérêts  ». Un parti ne peut-il faire cette même politique, et le parti socialiste ne fait-il pas de la politique d’intérêts, de la politique d’actualité, quand il s’occupe des intérêts immédiats des ouvriers ? Faisait-il une autre politique quand il intervenait en faveur du droit de coalition, quand il cherchait à amender la loi sur l’assurance contre les accidents, quand il provoquait un règlement maritime plus satisfaisant, etc. ?

Mais il n’y a pas de doute que sous les noms de politique pratique d’actualité et de pure politique d’intérêts on peut aussi comprendre une politique différente de la politique du parti socialiste.

Le parti socialiste fait de la politique d’intérêts, mais ce ne sont pas seulement les intérêts d’une profession, ni même ceux de la classe toute entière qu’il défend ; il représente aussi les intérêts de l’ évolution générale de la société ; ce sont même ces derniers qu’il met au premier rang, et pour lesquels il se prononcerait, s’ ils devraient entrer en conflit avec ceux des ouvriers.

Il fait de la politique d’ actualité, mais tout en considérant le moment présent, il ne perd pas de vue l’avenir. Sa politique est à longue portée, et il dédaigne de légers avantages momentanés qui seraient de nature à entraver le progrès, qui menaceraient de contrarier le prolétariat dans son évolution.

Que doit donc être cette politique d’actualité, cette politique d’intérêts des syndicats ? voilà la question décisive, à laquelle Elm répond simplement : qu’elle doit être pratique et sans déguisement.

« Les syndicats exposeront leurs idées en matière de politique sociale et des propositions claires et précises qui leur serviront comme d’étendard dans leur congrès.  »

Voilà qui est bel et bien, mais nous ne savons pas si chaque syndicat établira un « programme d’actualité » particulier, ni jusqu’ où s’étendra cette « actualité ».

Admettons – et en cela nous pourrions bien être d’accord avec Elm – que l’universalité des syndicats élabore un programme embrassant tous les intérêts ouvriers, un programme méthodique, à longue portée, aussi utile aux progrès de la société qu’ à ceux du prolétariat.

Un tel programme, quelque pratique qu’il soit, ne pourra pas être élaboré sans le secours de la théorie, c’est-à-dire sans l’intelligence des lois de l’organisme social ; il devra reposer sur une conception déterminée de la société et l’incompatibilité de la conception « collectiviste » et de la conception « chrétienne » ou de la conception « libérale » ne manquera pas d’éclater, même si l’on fait abstraction de « l’état futur » et si l’ on s’en tient aux questions pratiques de l’heure présente.

La politique de parti n’est pas l’ invention arbitraire de quelques politiciens de parti, mais elle se rattache intimement à la conception qu’on a de la situation économique et aux nécessités de l’ époque actuelle, et chaque parti a une conception économique particulière et un programme économique particulier. Le congrès de Zurich en 1897 est très instructif à cet égard : il était consacré à la protection de l’ ouvrier, il ne s’agissait là que d’un programme pratique d’actualité et de pure politique d’ intérêts, et cependant que de différences de vues entre les délégués chrétiens et les délégués socialistes sur les questions du travail des enfants, de la limitation du temps de travail et surtout sur celle du travail des femmes !

La politique de parti jouera donc son rôle même dans l’élaboration du programme d’actualité des syndicats. Il sera tout autre s’ il émane de syndicats socialistes ou s’il émane des syndicats ultramontains.

Mais il ne suffit pas de rédiger un programme, il faut l’appliquer, et pour cela les politiciens de parti deviendraient indispensables. Elm aussi espère que le programme des syndicats réagira sensiblement sur les rapports réciproques des partis.

« Les politiciens sauront bientôt faire eux-mêmes leur profit de cette manifestation. Celui qui n’est pas avec nous est contre nous. Le parti qui, au Parlement, agit à l’ encontre des revendications ouvrières, comprendra par les voix qu’il perdra aux prochaines élections que les ouvriers ont appris à sauvegarder leur intérêts même au jour du vote.

« Se déclarer officiellement en faveur d’un parti quelconque nuirait à la politique des intérêts. – L’effet des résolutions prises se manifesterait surtout par ce fait, que les partis seraient tenus de prendre position vis-à-vis du programme d’ actualité. Comme le nombre des ouvriers industriels va en augmentant, leurs voix deviendront de plus en plus nécessaires aux partis dans les élections, et ces partis devront bon gré mal gré tenir compte des résolutions d’ un grand congrès des syndicats neutres. »

Voilà donc la politique électoral d’Elm. On m’accordera qu’elle est quelque peu étrange. Dans les élections, on ne vote pas contre tel ou tel parti, mais plutôt pour tel ou tel parti. Et si les ouvriers veulent faire triompher leurs revendications, il ne s’ agit pas d’attendre que le parti qui les combat au Parlement s’aperçoive qu’il perd des voix, mais il faut qu’ ils apportent le plus de voix possible au parti qui soutiendra énergiquement leurs revendications.

Elm assigne aux syndiqués un rôle tout à fait passif dans les luttes électorales ; « se déclarer officiellement en faveur d’un parti quelconque  », dit-il, « ce serait nuire à la politique des intérêts. - L’effet des résolutions se manifesterait surtout par ce fait que les partis seraient tenus de prendre position vis-à-vis de ce programme d’actualité  ».

On ne voit pas très clairement comment la seconde proposition justifie la première.

La politique d’ intérêts demande bien plutôt que les syndiqués se solidarisent, dès que les partis ont pris position, avec celui qui représente le mieux leur programme d’ actualité.

Mais c’ en serait fait de la neutralité, si la politique pratique d’actualité faisait la moindre tentative d’intervention effective dans la politique du jour, et c’est pourquoi les syndicats ne doivent pas s’engager dans la voie qui leur assure la défense la plus efficace de leur programme : tout au contraire, une fois qu’ ils l’ont tracée, ils n’ont plus à s’en occuper et doivent laisser chaque syndiqué faire de son propre mouvement ce que son instinct politique lui conseillera pour contribuer à l’ exécution politique du programme.

En réalité, comme Elm le déclare lui-même, cette politique syndicale tournerait quand même à l’avantage du parti socialiste.

Nous le pensons également pour cette raison d’abord que les syndiqués ne sont pas des enfants ; en politique s’ ils acceptent un programme, ils feront de la propagande pour le parti qui le défendra le plus énergiquement au Parlement, et ensuite parce qu’ aujourd’hui ils connaissent très bien les différents partis.

Mais s’il en est ainsi, est-ce que « la politique d’ intérêts et d’actualité », « la politique ouvrière neutre » est autre chose qu’une politique socialiste déguisée ? Dans la pratique, ce déguisement ne servirait que médiocrement à gagner ces groupes d’ ouvriers catholiques qu’on inféode à l’ultramontanisme avec la terreur du socialisme, car ces catholiques s’ apercevraient bientôt que la lutte politique en faveur du programme syndical d’actualité favoriserait le parti socialiste. Cette peur de reconnaître ouvertement que la politique d’ intérêts n’est pas autre chose que de la politique socialiste ne favorisaient dans les milieux syndicaux ni le sens moral ni l’ intelligence politique.

Les syndicats peuvent à la vérité avoir une politique d’intérêts et d’actualité qui ne soit pas une politique socialiste sous une autre étiquette.

C’est une politique d’intérêts s’occupant exclusivement ou presque exclusivement des intérêts des membres du syndicat, plaçant au second rang, supposé qu’elle s’en soucie, les intérêts du prolétariat en général et ceux de l’évolution sociale, défendant sans scrupules les intérêts particulièrs des syndiqués, fût-ce même aux dépens de la société en général.

On peut aussi entendre par politique d’ actualité celle qui recommande aux syndiqués de ne pas voir plus loin que le bout de leur nez, de borner leurs ambitions à ce qu’ ils peuvent atteindre immédiatement, sans s’occuper le moins du monde de l’avenir.

Pour bien caractériser cette politique d’actualité et d’intérêts, il faut l’appeler politique du moment, politique d’affaires bornée. Ce n’est certes pas cette politique qu’Elm a en vue ; il semble cependant çà et là la confondre avec celle qui a été indiquée plus haut. On peut surtout la comparer à la politique d’affaires des syndicats patronaux qu’on propose comme modèles aux syndicats ouvriers.

Sans aucun doute une telle politique permettrait d’écarter facilement une série d’influences qui divisent aujourd’hui les ouvriers allemands.

Malgré leur croyance au Sermon sur la Montagne et à la béatitude des pauvres et des opprimés, les ouvriers chrétiens eux-mêmes désirent en avoir le moins possible de cette béatitude.

Et les ouvriers d’un métier s’entendront généralement mieux sur un petit nombre de revendications immédiates que sur un programme de réalisation lointaine ; car alors les conceptions du monde, les idées différentes sur le développement social ne troubleront presque pas l'accord, c’est l’une ou l’autre de ces revendications particulières qui ralliera le plus aisément les politiciens de différents partis.

Mais cette politique, comme la précédente, ne conduit qu’à une neutralité purement nominale, non à une neutralité véritable envers tous les partis.

Si on attache une importance presque exclusive aux intérêts les plus immédiats du métier et des organisations corporatifs, les différences provenant de la conception générale de la société, qui séparent les ouvriers du métier, passent à l’ arrière plan, tandis que passent au premier les différences qui séparent les ouvriers de ce métier particulier des ouvriers des autres métiers.

C’est un fait qu’on constate tout particulièrement là où des organisations ouvrières arrivent à conquérir une situation privilégiée.

Cette situation ne pourra se maintenir que si les organisations privilégiées écartent la masse des ouvriers. Ces groupes d’ouvriers cherchent, comme les corporations d’autrefois, à s’élever, non d’accord avec le prolétariat en général, mais à ses dépens.

L’Angleterre, cette terre promise de la neutralité des syndicats, en fournit des preuves en quantité. Nous ne rappellerons que l’attitude bien connue des mineurs du Northumberland et du Durham, qui sont en opposition avec la masse de leurs camarades, au sujet de la journée normale de huit heures, parce qu’ils ont obtenu la journée de sept heures, et qu’ils trouvent avantageux que les enfants employés à côté d’eux à pousser les wagonnets travaillent dix heures.

Voilà une politique d’actualité on ne peut plus « pratique », une politique d’intérêts on ne peut moins déguisée. Mais elle a pour conséquence, non l’unité des mineurs, mais bien leur division au sujet même de cette politique d’affaires.

Hué a décrit récemment dans la Neue Zeit les avantages que le syndicat des mineurs allemands aurait tirés de sa politique de neutralité.

Nous sommes trop étrangers à la situation des mineurs pour pouvoir discerner dans la prospérité croissante du syndicat ce qui revient à sa neutralité et ce qui revient à l’ essor économique. Mais dans le même article, Hué signale « le particularisme de clocher  » comme l’une des grandes causes de faiblesse du mouvement minier allemand ; c’est à cet esprit borné qu’il faut attribuer l’échec de la dernière tentative de grève. « Les mineurs de Silésie et ceux de la rive gauche du Rhin sont loin d’avoir la même manière de voir, bien que leur situation sociale soit presque identique.

Le mineur de l’Allemagne centrale pense trois fois à lui-même avant de songer à penser aux camarades de l’Allemagne du sud.  »

Voilà certainement un grave inconvénient, mais qu’est-ce autre chose qu’une manifestation de la politique pratique d’actualité, de la pure politique d’intérêts ? On ne pourra triompher du particularisme de clocher, qu’en élargissant l’horizon du mineur, qu’en lui montrant combien ses intérêts sont étroitement solidaires avec ceux des autres prolétaires, avec ceux de l’évolution de la société tout entière, ce qui n’est possible qu’en admettant une certaine théorie sociale, en faisant de la propagande socialiste.

Si au contraire le syndicat ne s’occupe que de ses intérêts immédiats, les idées particularistes ne feront que se développer parmi les mineurs, que la direction du syndicat le veuille ou non.

Le syndicat pourra par là gagner de nouveaux adhérents, mais ni la discipline ni la cohésion n’y gagneront.

Les mineurs constituent une exception en ce sens que la politique d’actualité et d’intérêts amène des discussions locales entre les mineurs eux-mêmes, ce qui n’arrive pas généralement dans les autres corps de métiers.

Mais chez beaucoup d’entre eux cette politique a pour conséquence de susciter cette rivalité qui existait autrefois dans les corporations se disputant tel ou tel travail dont elles réclamaient le monopole.

En Angleterre, il y a, ou il y avait encore il n’y a pas longtemps, des luttes fréquentes entre des ouvriers de différents métiers.

Webb, dans sa Théorie et Pratique des syndicats anglais , consacre un chapitre particulier au « droit à un métier » dans lequel il flagelle cette folie d’ouvriers organisés qui, pour enlever un travail à d’autres ouvriers, vident leurs causses dans des grèves successives, paralysant leur force de résistance contre le capital ou se font « anti-grèvistes » pour briser la force d’un syndicat rival.

C’est une résurrection de la folie des corporations des temps féodaux, où s’allumaient des guerres interminables entre les boulangers et les pâtissiers se disputant le droit de faire des gâteaux, entre les cordonniers et les fabricants de pantoufles voulant les uns et les autres faire des galoches.

En Allemagne nous pensions que de semblables faits ne pouvaient se produire que dans des corporations d’antisémites exaltés, lorsque les typographes « neutres » de Kiel nous ont détrompés : ceux-ci ne souffrirent pas qu’un ouvrier mécanicien étranger au métier typographe travaillât à une presse d’imprimerie. Cela n’est pas un hasard. Les tendances à la neutralité politique et l’exclusivisme corporatif sont les fruits du même arbre, de la politique d’affaires.

Nous les voyons, cette politique n’unit pas les ouvriers, elle les divise, non d’après les partis politiques, mais d’après les métiers.

Elle ne brise seulement la solidarité prolétarienne, mais elle oppose aussi une digue puissante à l’indépendance politique des prolétaires.

Nous avons déjà remarqué, qu’il n’est pas très difficile d’intéresser différents partis à l’une ou à l’autre des revendications immédiates de tel ou tel groupe ouvrier, surtout si cette politique d’actualité est tellement pratique qu’elle se contente de réformes immédiates, réalisables, et n’imposant aux classes dirigeantes, sinon aucun sacrifice, du moins, que des sacrifices insignifiants.

Mais si les syndiqués ont le choix entre les différents partis qui s’offrent à ceux pour défendre l’une ou l’autre de leurs revendications immédiates, ce qui semble le plus pratique, c’est de donner la préférence à celui qui est le plus fort, qui a le plus facile accès auprès du gouvernement, et qui sera par conséquent plutôt en situation de faire aboutir cette revendication.

Du point de vue de cette politique pratique d’actualité et d’intérêts sans déguisement, il est insensé d’admettre que les syndicats aillent porter les voix dont ils disposent à un parti jeune, en voie de formation, qui n’a aucun espoir d’arriver prochainement au pouvoir.

Pour eux la politique est une affaire, mais on ne fait d’affaires qu’avec des clients solvables.

Tandis que dans toute l’Europe continentale l’entrée des ouvriers dans l’arène politique a amené la création de nouveaux partis et une décomposition des anciens partis politiques, nous voyons en Angleterre et aux Etats-Unis, où les syndicats dominent la vie politique de l’ouvrier, où ils ont inscrit la neutralité politique sur leur drapeau, la vie politique persister dans l’ornière des deux grands partis d’autrefois, qui continuent à occuper à tour de rôle le pouvoir, sans laisser de place pour un nouveau parti, pas même pour le parti socialiste.

La pensée socialiste se répand rapidement en Angleterre et en Amérique : à preuve, l’extension qu’y a prise la littérature socialiste dans les dernières périodes décennales ; mas l’ouvrier anglais ou américain se dit que le sort du socialisme ne sera pas décidé aux prochaines élections. Si je vote pour un socialiste, se dit-il, je gaspille mon bulletin de vote, je fais une pure démonstration, mais si je vote pour un libéral ou un conservateur, pour un républicain ou un démocrate, j’exerce ma part d’influence sur le futur gouvernement.

Je ne voterai donc pas pour le socialiste, mais pour celui des deux partis dominants qui pour le moment me fait espérer le plus d’avantages.

C’est ainsi que raisonnent également dans les deux Etats la grande majorité des syndiqués pénétrés des idées socialistes ; et tant que les ouvriers pensent ainsi, un parti ouvrier indépendant ne peut absolument pas se développer. La neutralité apparente devient ainsi une véritable hostilité contre le parti socialiste.

Ainsi l’examen de la politique d’intérêts sans déguisement nous conduit par une autre voie au même résultat que l’examen de la politique ouvrière : ou bien cette politique est de la politique socialiste sous un autre nom avec la précision et la conscience en moins, ou bien elle est une politique anti-socialiste. Mais en réalité elle ne sera jamais ce que ses défenseurs actuels dans le parti voudraient bien en faire : un parti tenant la balance parfaitement égale entre le parti socialiste et les partis bourgeois.

Mais qu’importe si le parti socialiste en souffre ? Le parti est-il donc le but de notre agitation ? demande Elm, n’est-il pas plutôt un moyen pour arriver au but : la réa du socialisme ? Or, quel est le pays dont l’organisation sociale se rapproche plus du socialisme que l’Angleterre qui n’a qu’un parti socialiste peu développé, mais de puissants syndicats neutres, qui « ont pu se former, en se mouvant entre les deux grands partis des libéraux et des conservateurs, sans plus favoriser l’un que l’autre, et qui ont ainsi acquis une grande influence, qu’ils savent très-bien mettre au service de leurs intérêts de classe  ».

Il est certain que le parti n’est pas notre but définitif, qu’il n’est qu’un moyen pour atteindre au but.

Mais la question est celle-ci : Ce but peut-il être atteint sans un parti, sans une organisation politique autonome du prolétariat ?

Aujourd’ hui il se dit et il s’écrit tant de choses pour et contre la politique de parti ! Qu’est-ce en définitive que cette politique ? Un parti politique est une organisation politique, un politicien de parti est un politicien qui agit dans le cadre d’une organisation ; faire de la politique de parti, c’est grouper en une organisation toutes les forces politiques agissant dans le même sens, et les faire coopérer méthodiquement.

Prétendre que le prolétariat atteindra plus rapidement son but par une politique neutre que par une politique de parti c’est prétendre qu’il avancera plus rapidement pat la désorganisation politique que par une organisation politique.

Nous ne savons pas si telle est l’opinion d’Elm mais on le dirait à voir l’enthousiasme qui s’empare de lui, dès qu’il vient à parler des succès obtenus par la politique des trade-unions anglaises. Nous ne partageons pas sa manière de voir ; nous croyons au contraire que ce sont précisément les résultats de cette politique qui la condamnent et qui montrent clairement que le prolétariat ne peut pas se passer d’une organisation politique autonome, c’est-à-dire d’une politique de parti.

Si nous arrivons à d’autres résultats qu’Elm, il faut l’attribuer à la méthode différente que nous suivons.

Il compare la situation de l’ouvrier anglais à celle de l’ouvrier allemand, et la trouve infiniment meilleure ; les ouvriers anglais se seraient donc plus rapprochés du socialisme sans le part socialiste que les ouvriers allemands avec le parti socialiste. Mais post hoc n’est pas toujours propter hoc.

Si les ouvriers anglais sont aujourd’hui, sans parti socialiste, plus avancés que les ouvriers allemands, cela ne prouve nullement qu’il faille attribuer ce fait à l’absence d’une politique de parti socialiste.

Elm semble croire que les ouvriers anglais doivent leur situation politique et sociale d’aujourd’hui exclusivement aux syndicats. C’ est avec enthousiasme qu’il nous dit : « La puissance économique que possèdent les ouvriers anglais grâce à leurs trade-unions, est très considérable, elle leur donne une grande influence dans l’Etat et dans la Commune.

« Dans leurs grandes corporations, les ouvriers anglais ont puissamment travaillé à leur propre éducation, et cela est très important à mes yeux : les institutions démocratiques qu’ils ont crées pour leur propre administration ont subi l’épreuve de la pratique, et l’ouvrier anglais est devenu ainsi bien plus capable de s’administrer lui-même que l’ouvrier de n’importe quel pays. En un mot, la démocratisation est arrivée à un tel degré en Angleterre que nous Allemands, nous nous sentons tout confus quand nous comparons nos libertés politiques à celles du peuple anglais ».

Raisonnement merveilleux ! Cette dernière phrase aurait pu s’écrire il y a cent ans, il y a même deux cents ans, alors qu’il n’y avait pas encore la moindre trace des trade-unions anglaises.

Elm est d’ailleurs bien peu exigeant, si l’influence des ouvriers anglais dans l’Etat lui en impose tellement ! Si l’on considère le développement économique de l’Angleterre, si accéléré qu’il produisit, il y a plus de cinquante ans, une grande agitation ouvrière, alors que le prolétariat allemand essayait timidement ses premiers pas ; si l’on considère que le prolétariat anglais relativement plus nombreux que tout autre a pu se développer dans une complète liberté de mouvement et d’organisation sans être gêné par une forte classe de paysans conservateurs et de petits bourgeois, on trouvera un peu faible l’influence que les ouvriers anglais ont acquise dans l’Etat.

Aujourd’hui encore, les ouvriers anglais ne jouissent pas tous du droit de vote. Environ deux millions de prolétaires ayant l’âge requis en sont privés ; aujourd’hui encore, les membres du parlement ne touchent point d’indemnité, aujourd’hui encore une campagne électorale coûte cher au candidat ; il doit payer tous les frais officiels et doit fournir une caution en posant sa candidature. Dans bien des circonscriptions les frais d’élections s’élèvent à 37.500 francs par candidat. Une forte organisation du parti socialiste pourrait au besoin surmonter cet obstacle pour quelques candidats prolétaires (pour 100 candidats ces frais d’élections s’élèveraient à des millions).

En l’absence de cette organisation, le parlementarisme ainsi constitué est un luxe que seuls les gens riches ou leurs protégés peuvent se permettre. Aussi n’y a-t-il pas de Parlement moderne en Europe où l’élément prolétaire soit moins représenté que dans le Parlement anglais. Même en Italie il y a trois fois plus de représentants du prolétariat qu’au Parlement anglais, sans compter que les députés prolétaires forment partout une organisation indépendante, tandis qu’en Angleterre ils n’ont pu se glisser dans le Parlement que sous le masque de libéralisme du type bourgeois, comme appendice d’un parti capitaliste.

Si les ouvriers anglais acceptent paisiblement une telle situation, s’ils la trouvent toute naturelle, il n’est pas étonnant qu’ils tolèrent une Chambre haute, qui n’est pas un Sénat comme le Sénat français ou américain sur lesquels la population peut exercer une influence par de nouvelles élections, mais qui est une assemblée de momies privilégiées, analogue à quelque Chambre des seigneurs d’un pays demi-asiatique.

Et cette Chambre des pairs n’existe pas seulement pour la forme ; de temps en temps elle se fait remarquer par l’énergie avec laquelle elle cherche à enrayer toute politique sérieuse de réformes.

En 1883 et en 1894 elle rejeta systématiquement toutes les mesures réformatrices du ministère libéral votées dans la Chambre basse : parmi celles-ci il y en avait de très importantes pour les ouvriers. Les Lords pouvaient le faire impunément. Les élections suivantes apportaient une majorité écrasante aux conservateurs, aux partisans et aux protecteurs de la majorité de leur Chambre haute (1).

Si la grande influence des ouvriers anglais dans l’Etat devait se manifester quelque part, c’est dans les questions de législation du travail.

C’est sur ce terrain que la politique d’actualité pratique, que la politique d’intérêts pure doit surtout triompher. Mais la classe ouvrière anglaise qui, grâce à l’agitation chartiste conquit, il y a plus de cinquante ans, la journée de dix heures n’a, depuis qu’elle fait de la politique neutre, remporté que de médiocres victoires, si l’on fait abstraction de l’extension à de nouvelles catégories d’ouvriers des règlements protecteurs déjà octroyés.

Les temps ne sont plus, où les ouvriers anglais étaient les champions du prolétariat international et où la législation du travail en Angleterre était un idéal pour tous les politiques socialistes, pour tous les organes de la classe ouvrière.

Dans bon nombre d’Etats la législation de travail des Anglais est dépassée sur des points importants.

Il n’y a pas encore en Angleterre de limitation générale de la durée de la journée des adultes, comme elle existe en Suisse, en Autriche, et aujourd’hui même en France (pour certaines catégories d’usines). Le dernier progrès social de quelque importance qui ait été réalisé en Angleterre est – écoutez et admirez ! – qu’à partir du 1er janvier de cette année (1900) il est interdit d’employer les enfants qui ont moins de douze ans. Jusqu’à cette date, le capital pouvait régulièrement exploiter même les enfants de onze ans ! Jusqu’en 1893, il était permis d’accepter des enfants de dix ans dans les ateliers et les fabriques.

Dans les mines, on peut encore aujourd’hui épuiser des enfants par un travail de dix heures. Admirables résultats de la grande influence que les ouvriers anglais ont acquise dans l’Etat.

Les classes dominantes en Angleterre sont forcées de faire quelques concessions aux ouvriers dans la question de la législation du travail pour conserver leurs voix, mais dans tous les autres domaines de la politique officielle leur influence est absolument nulle. On peut dire que la classe capitaliste n’a jamais, n’a nulle part exercé une souveraineté aussi absolue qu’aujourd’hui en Angleterre.

Elle n’y trouve pas comme ailleurs le contre-poids d’une classe ouvrière bien unie, politiquement indépendante, et qui sait ce qu’elle veut. Elle ne rencontre pas non plus, parmi les classes possédantes, des éléments agraires assez considérables pour restreindre sa puissance, comme c’était le cas il y a quelque trente ou quarante ans.

Les conservateurs en Angleterre deviennent de plus en plus un parti capitaliste, car l’agriculture a de plus en plus cédé le terrain à l’industrie, et les propriétaires fonciers n’ont pas le moindre espoir de se relever aux dépens des bénéfices et des salaires de l’industrie. Ce n’est qu’en participant aux profits de l’industrie, aux revenus fonciers toujours croissants des terrains à bâtir, au pillage des pays lointains par la politique coloniale, qu’ils peuvent réparer les pertes subies sur la rente foncière de leurs terres. En Angleterre, il n’y a presque plus de conservateurs comme en possède l’Allemagne. Le parti conservateur est aujourd'hui un parti capitaliste plus puissant que jamais, il ne rencontre d’opposition sérieuse ni au Parlement ni dans le pays.

A cette puissance dans le Parlement vient de se joindre la puissance dans la presse. Etant données les ressources du capital, une presse grande et indépendante ne peut se former et se soutenir que par une puissante organisation politique du prolétariat. Le prolétariat qui renonce à avoir sa politique de parti, renonce en même temps à avoir une presse grande et indépendante.

Ainsi, grâce à la politique de neutralité des trade-unions anglaises, la presse a comme le Parlement complètement passé aux mains du capital. Et c’ est cette presse vénale et asservie qui forme et dirige l’opinion dans les masses populaires sur toutes les questions autres que les questions d’intérêt immédiat.

Pour tous les grands problèmes qui demandent une vue plus large, une intelligence plus profonde des relations sociales, le peuple anglais a suivi aveuglément ces dernières années les chefs de claque que le capital entretient dans le Parlement et dans la presse. L’attitude de la majorité des ouvriers anglais dans la guerre sud-africaine en est une preuve frappante.

Nulle part le capital ne règne plus absolument en politique qu’en Angleterre, nulle part le prolétariat n’est plus dépendant en politique.

Elm trouve cependant qu’aucun pays n’est plus rapproché du socialisme que l’Angleterre, que nulle part le prolétariat n’est parvenu à un plus haut degré de « self-government » démocratique. Certes, les conditions matérielles nécessaires au développement du socialisme se trouvent mieux remplies qu’en Angleterre qu’ailleurs ; mais la maturité politique des ouvriers, seule capable de développer dans le sens du socialisme ces conditions préalables, fait de plus en plus défaut aux ouvriers anglais, et sous ce rapport ils cèdent le pas au prolétariat du reste de l’Europe.

Personne ne ressent cela plus amèrement que les socialistes anglais, qui ne partagent nullement la satisfaction d’Elm.

Il n’y a que quelques années que Bernstein écrivait dans la Neue Zeit un article sur l’avenir des ouvriers anglais : « Il faudra bien que les conservateurs fassent aux ouvriers des concessions sur un terrain ou sur un autre, mais en somme ce sera bien maigre, et ces messieurs se serviront de tous les prétextes possibles pour ne pas entreprendre de « changements constitutionnels » .

Peut on leur en vouloir, si les ouvriers attendent patiemment les réformes, au lieu de lutter pour les obtenir ? L’ouvrier anglais, disait un jour dans sa mauvaise humeur un socialiste anglais, est un mendiant en politique, c’est-à-dire qu’il est habitué à recevoir des aumônes politiques, – et un mendiant doit se contenter de ce qu’on lui donne. La situation n’est plus tout à fait aussi mauvaise, mais il y encore place pour bien des améliorations » (Neue Zeit, XIII, 2, p. 438).

Nous ne retrouvons pas ici la confiance avec laquelle Elm vante « la grande influence » que les ouvriers ont acquise dans l’Etat grâce à leur habile politique de bascule.

Mentionnons encore ici les Fabiens anglais : leur refrain est qu’il faut désespérer du prolétariat anglais, dont ils considèrent le « conservatisme bourgeois » comme insurmontable, n’attendant plus rien de leur initiative politique. C’est pourquoi ils s’adressèrent aux bourgeois idéalistes, aux libéraux radicaux, afin de les pénétrer de l’esprit socialiste. Leur propre socialisme en est devenu d’autant plus tiède, à la vérité, qu’ils cherchaient davantage à le faire accepter par la bourgeoisie. Mais la puissance politique du libéralisme est devenue encore plus faible que le socialisme des Fabiens ; le parti libéral n’est plus qu’une ombre, il ne vaut plus la peine qu’on l’imprègne de socialisme ou de quoi que ce soit.

La tactique des autres organisations socialistes est le contraire de l’erreur des Fabiens. Partant de cette idée que les ouvriers ne voteront jamais pour les candidats socialistes, tant qu’ils pourront suivre cette politique de bascule entre les libéraux et les conservateurs, politique si admirée par Elm, quelques socialistes anglais considèrent comme nécessaire de se débarrasser du parti libéral, et à cet effet ils ont soutenu quelquefois dans les élections les conservateurs dont la puissance est déjà si grande.

Cela semble tout aussi absurde aux socialistes du continent que la tactique des Fabiens. Mais dans l’une comme dans l’autre tactique on ne trouve que le reflet de l’absurde politique neutre des syndicats anglais.

Comme jusqu’ici nous avons été préservés de celle-là en Allemagne, nous n’avons pas à nous occuper de celle-ci.

Enfin un certain nombre de syndiqués, dégoûtés de la corruption engendrée par la politique de neutralité, se sont réunis aux socialistes anglais pour fonder un parti ouvrier autonome et pour arriver ainsi à une politique de parti indépendante. Cela nous semble la seule route praticable pour sortir de l’impasse dans laquelle les trade-unions se sont fourvoyées. Mais il ne faut pas s’attendre à arriver promptement à de grands résultats pratiques.

La politique d’intérêts pure a contaminé tellement tout le monde syndical anglais, qu’on ne peut guère s’attendre à la voir s’avancer d’un pas ferme et résolu dans cette nouvelle voie.

Quoi qu’il en soit, le fait seul que de grandes agglomérations de syndiqués cherchent cette voie et éprouvent le besoin de s’y engager démontre clairement qu’ils ont reconnu eux-mêmes toute la stérilité de la politique de neutralité.

C’est une singulière ironie de l’histoire, que quelques-uns de nos syndiqués cherchent à introduire chez nous la politique de neutralité en nous donnant l’Angleterre comme modèle, au moment même où elle menace de faire faillite là-bas.

(1) Cette manière de voir a depuis lors trouvé une confirmation inattendue dans les jugements rendus par les lords pendant l’été 1901 dans l’affaire du chemin de fer Taff-Vale et dans le procès Quinn contre Leatham. Ces deux jugements constituent des précédents juridiques extrêmement défavorables pour les trade-unions ; en effet ils rendent pécuniairement responsable le syndicat pour tous les torts causés à un tiers par le syndicat ou un de ses fonctionnaires.

Il y a vingt ans, les ouvriers anglais se seraient élevés avec indignation contre cette imprudente provocation. Aujourd’hui ils continuent d’élire les partisans de ces mêmes lords, qui essayent, dans la lutte contre le capital, de les garrotter et de les bâillonner.

IV

Nous avons vu que lorsque les syndicats font de la politique, ils font en réalité ou de la politique socialiste, ou de la politique anti-socialiste, qu’ ils ne peuvent pas à l’égard du parti socialiste garder une neutralité réelle, que leur neutralité ne peut être qu’apparente.

D’un autre côté, nous avons déjà montré au commencement de ce travail que la direction du mouvement syndical tend partout à les rapprocher de plus en plus du parti ouvrier. Cette tendance est fortement motivée par des circonstances qui n’agissent pas moins en Allemagne qu’ailleurs.

La neutralité politique, ou pour mieux dire, l’indifférence politique des syndicats remonte à la période de 1850 à 1875 environ, à cette époque où l’industrie anglaise avait pris le plus brillant essor sous l’influence du libre échange et de la libre concurrence.

Le syndicat était alors un moyen, pour un certain nombre de métiers du moins, d’opposer une phalange serrée de salariés aux entrepreneurs, divisés par leur propre concurrence, et par la concurrence étrangère ; le syndicat balançait ainsi la prépondérance du capitaliste sur l’ouvrier isolé.

Il allait, à ce qu’il semblait, faire des ouvriers les égaux des capitalistes ; il allait les introduire dans la bourgeoisie, en les réconciliant avec elle et en les éloignant des « utopies » socialistes.

Mais tous ces beaux résultats qu’on attendait de l’action syndicale, disparaissent de plus en plus, même en Angleterre.

Car la longue crise qui dura de 1876 à 1887 amena la banqueroute sinon du capitalisme, du moins de la théorie de Manchester, de la foi dans les heureux résultats du libre échange et de la libre concurrence. Les capitalistes auront désormais un autre idéal : le monopole à l’intérieur et à l’extérieur, les droits protecteurs et la solide alliance des entrepreneurs. Par là se modifient aussi les vues et la position des syndicats. Aux rangs serrés des salariés d’un métier s’opposent maintenant les rang serrés de leurs exploiteurs, et la proportion des forces entre les ouvriers et les entrepreneurs qui existait autrefois entre l’ouvrier et l’entrepreneur isolés, se trouve reproduite sur une plus grande échelle.

Encore maintenant (1900), dans une période de prospérité, ce phénomène est très facile à constater.

Grâce aux coalitions d’entrepreneurs, tous les fruits dus au grand développement de l’industrie sont échus presque exclusivement aux capitalistes. Les prix de toutes les marchandises ont plus haussé que celui du travail de l’ouvrier. Ce travail a été plus considérable, plus régulier, mais à part cela les prolétaires n’ont tiré aucun avantage matériel de ce grand épanouissement industriel, malgré les progrès de l’organisation syndicale.

Des théoriciens mêmes, peu suspects « d’orthodoxie » marxiste, voient les syndicats sérieusement menacés par les associations d’entrepreneurs.

Voici ce que disent M. et Mme Webb à ce sujet dans leur livre sur la Théorie et la pratique des syndicats anglais :

« Si toute l’industrie est dans la main d’un grand entrepreneur, ou est répartie entre un petit nombre d’entrepreneurs ne se faisant pas concurrence – et surtout si le monopole est protégé d’une façon quelconque de nouveaux rivaux – alors le syndicat reconnaît que ses méthodes sur l’assurance mutuelle et sur le contrat collectif ne lui sont d’aucune utilité. Cela s’applique, par exemple aux grandes compagnies de chemins de fer du Royaume Uni, et à quelques-uns des grands trusts capitalistes des Etats-Unis.

« En face des ressources infinies, de la clientèle assurée par le monopole, de l’unité absolue de direction de ces Leviathans modernes de l’industrie, le pauvre quart de million du plus riche syndicat et la révolte de un ou deux cent mille ouvriers opiniâtres et exaspérés ne produisent pas plus d’effet que les flèches qu’on lancerait contre un cuirassé. Dans de tels cas, ce n’est que de la législation qu’on peut attendre des lois générales, common rule, améliorant les conditions du travail ; les syndicats en lutte avec de si puissants intérêts n’obtiendront que très difficilement ces lois, mais une fois qu’elles seront acquises, elles seront d’une application et d’une exécution faciles, grâce à la belle organisation de l’industrie. Nous pouvons donc admettre que l’excessive concentration de l’industrie en trusts et en monopoles aura pour effet, soit de ruiner les syndicats en annihilant tous leurs efforts, soit de les amener à user de leur influence presque exclusivement en faveur de la législation » (II, p. 93).

Dans ce second cas, c’est encore la ruine des syndicats qui se prépare. Un syndicat qui ne fait que de la politique, devient tout à fait inutile.

Un parti politique s’acquittera bien mieux de cette fonction qu’un syndicat. Si Webb était socialiste au lieu d’être Fabien, il aurait tiré cette conclusion de son exposé : Le développement de l’industrie conduit à la décadence des syndicats et à leur remplacement par un parti ouvrier.

Ce n’est cependant pas notre opinion ; le développement industriel ne ruine pas les syndicats, et ne les force pas à ne faire que de la politique ; mais il les oblige à renoncer à leur isolement, ou ce qui revient au même, à leur politique de neutralité.

Le nombre croît toujours de ces métiers dont le syndicat isolé, séparé de tout le reste du prolétariat, indifférent, « neutre » à son égard, est tout-à-fait incapable de soutenir sa corporation dans une grande lutte contre les entrepreneurs, et se voit forcé de faire appel à tous les moyens de lutte dont dispose le prolétariat en masse ; ce n’est pas renoncer à l’action isolée, exclusivement syndicale, afin de se vouer exclusivement à la politique ; c’est au contraire unir l’action syndicale à l’action politique, c’est unir les moyens de pression dont dispose le syndicat à ceux du parti politique. Mais parmi ces derniers moyens, il n’y a pas seulement les moyens parlementaires, bien que ceux-ci soient les plus importants, les plus longtemps efficaces.

Outre les représentants du parti au Reichstag et dans les Landtag, il y a aussi à considérer ses représentants dans les administrations communales et dans la presse.

 

Les imprimeurs « neutres » eux-mêmes se virent forcés, en 1891-92, de faire appel, pendant leur longue grève, au parti socialiste pour en obtenir des secours.

S’il y a une classe d’ouvriers qui n’a aucun espoir de lutter victorieusement contre l’organisation des entrepreneurs, au moyen de son organisation syndicale, c’est celle des mineurs aux tendances neutralistes.

Pour ces ouvriers (et aussi pour les employés de chemin de fer en Prusse) il est bien plus important d’élire des députés socialistes au Landtag de Prusse que d’essayer, sans grand espoir de succès, de rallier des collègues ultramontains à la cause du syndicat, en déguisant les socialistes en inoffensifs amis des ouvriers. D’un autre côté les députés socialistes au Landtag prussien feraient pour nous une propagande bien plus efficace parmi les mineurs hostiles encore, que celle qu’on pourrait attendre de la plus stricte neutralité. Si nous attachons une telle importance aux élections au Landtag prussien c’est surtout à cause des mineurs et des employés de chemin de fer qui réclament avec tant d’instance une « politique de parti » de ce genre.

Ce n’est pas l’éloignement des syndicats du parti socialiste, mais une action commune de plus en plus intime de ces deux éléments, que le développement industriel rend de plus en plus nécessaire. Cette tactique n’est nullement en contradiction avec la nature du mouvement syndical ; pour le montrer nous n’avons qu’à jeter un coup d’œil sur l’Autriche dont les syndicats ont eu récemment leur dernier congrès.

Nous empruntons au compte-rendu de la commission syndicale cette heureuse constatation que de 1892 à 1899 le nombre des membres des syndicats autrichiens s’est élevé de 66.080 à 157.773 ; il a donc plus que doublé. Le tirage annuel de la presse syndicale a augmenté dans une proportion encore plus forte.

Il était en 1894 de 930.600 numéros, en 1899-1900 de 4 624.300 ; il a donc plus que quadruplé en l’espace de quelques années.

« Le rapport, dans son ensemble , conclut la commission syndicale, montre surabondamment que le mouvement syndical progresse constamment, ce qui est le résultat des efforts communs de forces exerçant une action syndicale et politique » . On lit encore dans ce même rapport : « C est la force invincible de l idée socialiste qui fait échouer toutes les tentatives que fait la bourgeoisie pour traîner la classe ouvrière à sa suite, qui maintient pure la lutte prolétarienne de classe, et qui fait progresser lorganisation ouvrière » .

Dans l’article où l’Arbeiterzeitung de Vienne souhaite la bienvenue au congrès (10 juin), elle fait cette constatation :

« Dans leur pénible lutte de chaque jour contre les entrepreneurs, où les plus modestes résultats ne s’obtiennent souvent qu’au prix des plus grands efforts, les ouvriers organisés de l’Autriche n’oublient pas qu’un grand idéal les appelle à cette lutte sublime. Affranchir les prolétaires du salariat qui les asservit, fonder une société solidaire assurant à chacun le produit de son travail, tel est le but dont ils cherchent avec un effort inlassable à se rapprocher.

Les syndicats autrichiens sont socialistes : Voilà le fait qui mettra fin à la duperie de la démagogie bourgeoise. Il n’est pas impossible de rassembler une réunion soigneusement gardée quelques centaines d’hommes hurlant de se trouver ensemble dans un parti ouvrier « nationaliste » ou « chrétien » .

Mais ce sont les syndicats socialistes qui nous font connaître les sentiments et les idées des masses ouvrières en Autriche. Et cette calomnie est tombée du même coup, qui prétendait que le parti socialiste ne représentait pas la cause des ouvriers, et qu’il n’était professé que par leurs meneurs. Les représentants des ouvriers organisés, qui se réuniront lundi sont des socialistes comme ceux qui les ont délégués. Et c’est parce qu’ils croient au grand avenir du prolétariat, à la vérité de leur idéal, qu’ils se sentent le courage de lutter avec joie actuellement pour remporter de modestes avantages qui n’auront toute leur signification et toute leur valeur que dans les luttes prochaines » .

Voilà les idées auxquelles appartient l’avenir, et non les timides travestissements de candidats socialistes en « amis des ouvriers » , de la politique socialiste en « politique ouvrière ».

Mais que l’on ne s’imagine pas qu’une étroite alliance des syndicats et du parti socialiste se fasse tout au profit des premiers.

Cela n’est pas : le parti socialiste a tout autant besoin du secours des syndicats, que ceux-ci ont besoin du parti, et si le développement économique invite les syndicats à s’appuyer de plus en plus sur la politique de parti, ce développement pousse également le parti politique à rechercher l’appui des syndicats.

Les avantages politiques que le prolétariat a acquis jusqu’à présent ne sont pas dus à sa seule force, mais aussi et surtout, d’une part, à l’opposition que se faisaient entre eux les partis dominants, cherchant tous à se concilier le prolétariat, et, d’autre part, à la force de la petite bourgeoisie démocratique. Le prolétariat anglais doit la journée de dix heures et le droit électoral, en grande partie, à l’antagonisme de la propriété foncière et du capital industriel ; le suffrage universel est né en Allemagne d’une opposition analogue ; en France, la république a été conquise et s’est maintenue par le prolétariat uni à la petite bourgeoisie radicale.

Mais au fur et à mesure que le prolétariat prend des forces, tous ces éléments qui ont favorisé jusqu’ici le progrès politique disparaissent. L’opposition entre la propriété foncière et le capital s’atténue à vue d’œil, en même temps que s’accuse plus nettement leur opposition commune au prolétariat, et la petite bourgeoisie ruinée se jette dans les bras de la réaction.

Il est vrai que pour le prolétariat politiquement autonome, la question des alliances passagères prend de plus en plus d’importance, mais précisément parce que la démocratie bourgeoise dépérit de plus en plus, devient de plus en plus incapable de résister par ses propres forces aux assauts des réactionnaires, parce qu’elle a un besoin de plus en plus urgent de l’aide du prolétariat.

On se tromperait en considérant ces alliances comme un moyen de conquérir de grands avantages politiques. Nous pourrons nous tenir pour satisfaits, si, grâce à elles, nous parvenons à arrêter les progrès inquiétants de la réaction. On veut nous faire croire que nous sommes dans une ère de progrès démocratique ininterrompus, mais toutes les grandes victoires qu’on accueille avec tant de joie, se bornent en définitive à empêcher un recul (rejet du droit de coalition, la loi Heinze, etc.).

Certes, on ne peut pas encore dire absolument que nos adversaires forment une masse compacte réactionnaire, mais il est certain que les forces bourgeoises qui jusqu’à présent se sont mises au service du progrès, diminuent, et que le prolétariat aura de plus en plus à compter exclusivement sur lui-même.

Moins il a à attendre des divisions de ses adversaires, plus il doit réunir contre eux toutes ses forces pour une action commune et méthodique.

Son mot d’ordre doit être concentration, et non neutralisation ou isolement de ses forces.

Si l’action politique peut soutenir l’action syndicale, l’inverse est également possible ; les syndicats peuvent seconder l’action politique en faisant de la propagande, mais en fournissant des secours matériels, en hommes et en argent, et finalement en employant le moyen de pression le plus décisif, la grève.

La grève générale comme l’entendent les anarchistes, cette grève de tous les salariés, décrétée à jour fixe afin de rendre superflue l’action politique et de détruire d’un coup la société capitaliste, nous semble une folie, mais nous estimons cependant que, dans certaines circonstances, une grève étendue peut être très propre à soutenir une grande action politique. Le refus de travail peut devenir pour le prolétariat ce que le refus de l’impôt était pour la bourgeoisie. Ce n’est naturellement qu’une ressource extrême, mais une politique qui voit loin doit tout prévoir.

Notre vie politique ne sera pas toujours aussi calme qu’aujourd’hui ; ce calme n’est pas justifié par un progrès continu ; toutes les graves questions de politique intérieure et extérieure sont ajournées, ce qui ne fait que les aggraver en les compliquant, jusqu’au jour où elles déchaîneront des luttes plus violentes.

Même dans les temps où la vie politique est pacifique, un puissant mouvement syndical, créant un prolétariat intelligent, capable de lutter, est de la plus grande importance pour le mouvement politique, car ce sont les syndicats qui fournissent à la lutte politique du prolétariat ses meilleurs éléments : l’esprit qui les anime passe dans le mouvement politique, et réciproquement.

Ce sont en effet bien souvent les mêmes hommes qui agissent ici et là-bas, et pour ce motif les deux mouvements des syndicats et du parti socialiste, partout où ils embrassent la masse des prolétaires capables de lutter, ne sont pas deux mouvements différents, parallèles, indépendants l’un de l’autre, mais deux aspects d’un même mouvement, la lutte d’émancipation du prolétariat. Comme troisième aspect de cette lutte, on peut encore indiquer le mouvement coopératif qui ne pourra non plus toujours rester neutre ; nous devrons naturellement tôt ou tard l’utiliser pour la lutte commune, comme les camarades belges l’ont si bien compris.

Mais la lutte pour l’émancipation prolétarienne sous ces différents aspects ne peut se concentrer que si partout elle se propose le même but : l’affranchissement des prolétaires du salariat, quand ce but disparaît de la conscience du prolétariat militant, les éléments de dissociation prennent le dessus, et chaque association ouvrière ne sent plus la nécessité de se solidariser avec toutes les autres, les syndicats et les coopératives se neutralisent, s’isolent, deviennent de simples entreprises d’affaires et la base s’effondre, sur laquelle pouvait s’organiser un mouvement de classe prolétarien politiquement autonome.

Le but final, ce n’est pas seulement un rêve d’avenir, c’est lui qui détermine l’orientation pratique du devenir prolétarien, qui lui donne de la force, de l’enthousiasme, de l’unité, de la discipline. D’autre part, le monde ouvrier est d’autant plus accessible au socialisme que l’activité syndicale (et à l’occasion l’activité coopérative) s’y trouve plus étroitement associée à l’activité politique indépendante.

Nous n’avons pas à craindre que sous ce rapport la situation s’aggrave dans le prolétariat allemand.

Dans tous les pays, on tend, non à éloigner l’action politique de l’action syndicale, mais au contraire à fortifier leur cohésion.

Les causes qui déterminent cette tendance, soit aussi agissantes en Allemagne qu’ailleurs, de plus, elles sont générales, constantes, tandis que le courant contraire n’a que des raisons d’être momentanées, locales ; aussi finiront-elles par l’emporter chez nous.

Si nous n’avons pas à redouter que les tentatives de neutralisation aboutissent à détacher un grand nombre de syndicats du mouvement socialiste – on parlera çà et là en faveur de la séparation, mais on n’arrivera pas à l’effectuer – elles ne resteront pas cependant sans effet, elles auront tout au plus ce résultat, qu’on tiendra compte des sentiments et des besoins des ouvriers chrétiens, qu’on les traitera non en adversaires, mais en frères partout où ils marchent avec le prolétariat engagé dans la lutte de classe, au lieu de l’attaquer par derrière en séides du capital.

Qu’on n’oublie pas que telle est l’attitude prise non seulement par les syndicats, mais aussi par le parti socialiste.

Ce n’est pas seulement dans son programme, mais dans l’application qu’il demande de faire de la religion une institution d’ordre privé : il a admis les pasteurs Blumhardt et Göhre, sans s’inquiéter de leur croyance, et pourvu que les ouvriers luttent contre le capital, il ne leur demande pas à quel parti ils appartiennent ; il soutient avec le même dévouement les employés royalistes de tramway en grève et les tisseurs ultramontains : si tout cela était inconciliable avec la « politique de parti » le mouvement du parti socialiste cesserait, tout aussi bien que le mouvement syndical, de faire de la politique de parti, ce que personne n’osera soutenir.

Voilà d’après nous, tout ce que le produiront les tendances de neutralisation des syndicats ; elles répondent cependant à un besoin trop profondément enraciné pour qu’on en puisse triompher complètement, tant que de grandes masses d’ouvriers catholiques se montrent hostiles au parti socialiste, tout en créant un mouvement syndical.

En revanche tous les efforts de neutralisation dans le monde syndical allemand seront vains du jour où le parti socialiste aura définitivement pris pied dans les contrées industrielles actuellement ultramontaines.

Car le temps n’est plus, qui a produit le type de l’ouvrier aristocrate neutre en Angleterre, et ce temps ne reviendra jamais.