Jean Jaurès – 6e partie : deux devient un
Submitted by Anonyme (non vérifié)Le socialisme est pour Jean Jaurès non pas l'abolition de la propriété privée, mais sa généralisation : la bourgeoisie cesse d'en avoir le « monopole ». Jean Jaurès raisonne en termes d'individu, pas de classe ; il raisonne toujours du point de vue individuel, jamais selon les modes de production.
Par conséquent, le communisme est chez Jean Jaurès une unification des antagonismes, comme chez Pierre-Joseph Proudhon pour qui deux devient un, à l'opposé de la dialectique. Au lieu d'avoir un qui devient deux, on a deux qui deviennent un, par un mouvement de réconciliation. C'est typiquement l'erreur française sur la dialectique, que Karl Marx notait de manière acerbe au sujet de Pierre-Joseph Proudhon.
Voici comment Jean Jaurès manie cette « dialectique » à la française, où « deux devient un », où les contradictions se voient « unies » au lieu d'être dépassées :
« Sans doute, si la propriété collective était imposée arbitrairement aux sociétés par une puissance extérieure à elles, si elle s’installait selon les lois de la conquête, elle déprimerait les activités.
Mais si elle est réalisée par l’accord du mouvement capitaliste et de la force ouvrière, si elle est préparée à la fois par l’action inconsciente de la bourgeoisie et par l’action consciente du prolétariat, si elle surgit ainsi au point où convergent l’œuvre d’une classe et l’effort de l’autre, comment pourrait-elle neutraliser les énergies humaines, les forces historiques dont elle sera l’expression suprême ?
Les deux classes, la classe bourgeoise et la classe ouvrière, qui déchirent de leur antagonisme la société d’aujourd’hui, seront, par l’avènement du communisme, également, quoique diversement, victorieuses.
Le prolétariat aura échappé à la servitude économique, il aura conquis le droit de copropriété sociale qui l’émancipera à jamais, et il s’emploiera à obtenir du système de production unifié un large bien-être pour tous.
Victoire sur la servitude ! Victoire sur la misère ! Victoire sur la haine ! Mais la bourgeoisie aussi, jusqu’en sa défaite de classe, sera victorieuse.
Elle perdra à coup sur le monopole de la propriété, les joies égoïstes de la domination et l’étrange assaisonnement que la souffrance du pauvre mêle parfois aux plaisirs du riche. À coup sûr aussi, elle sera sollicitée par plusieurs de ses fils à une résistance désespérée.
Mais, vaincue enfin, elle comprendra pour la première fois le sens plein de son effort passé. Elle prendra conscience de l’œuvre qu’inconsciemment elle accomplissait.
Elle verra dans l’unité socialiste, dans l’ordre communiste hospitalier à tous les hommes la noble fin humaine qu’elle préparait, sans le savoir, par son activité illimitée, par son audace fiévreuse, par les incessantes révolutions techniques dont elle agitait et agrandissait l’industrie.
Cette concentration capitaliste, qui n’était que le triomphe d’une classe, lui apparaîtra, après la Révolution, comme le germe de l’unité humaine. Les grandes découvertes des savants, qui naguère dans la société divisée produisaient des effets mêlés de bien et de mal, ajoutant à la puissance du capital, mais parfois aussi à la détresse des salariés, apparaîtront dans l’ordre nouveau comme des moyens assurés de bonheur commun.
Ainsi la révolution sociale, en brisant la bourgeoisie, agrandira et ennoblira son œuvre : elle lui donnera une haute signification humaine, et c’est avec fierté que les fils des bourgeois pourront entrer dans l’ordre nouveau. Ils y retrouveront l’œuvre de leurs pères, dégagée de tout intérêt de classe, haussée à l’idéal humain, élargie à tous les hommes (…).
Ainsi il est bien vrai que, pour les socialistes, la valeur de toute institution est relative à l’individu humain. C’est l’individu humain, affirmant sa volonté de se libérer, de vivre, de grandir, qui donne désormais vertu et vie aux institutions et aux idées.
C’est l’individu humain qui est la mesure de toute chose, de la patrie, de la famille, de la propriété, de l’humanité, de Dieu. Voilà la logique de l’idée révolutionnaire. Voilà le socialisme.
Mais cette exaltation de l’individu, fin suprême du mouvement historique, n’est contraire ni à l’idéal, ni à la solidarité, ni même au sacrifice. Quel plus haut idéal que de faire entrer tous les hommes dans la propriété, dans la science, dans la liberté, c’est-à-dire dans la vie ? »
(Socialisme et liberté, 1898)
Ce que Jean Jaurès appelle par conséquent socialisme, c'est en réalité ce qu'il considère comme une meilleure organisation, intégrant la bourgeoisie à niveau égal avec le prolétariat, par la généralisation de la petite propriété. La bourgeoisie n'est pas abolie, elle est intégrée :
« En vérité, le patronat, tel que la société actuelle le fait, n'est pas une situation enviable, et ce n'est pas avec des sentiments de colère et de convoitise que les hommes devraient se regarder les uns les autres, mais avec une sorte de pitié réciproque qui serait peut être le prélude de la justice.
Ce n'est pas une œuvre de haine, ce n'est pas une œuvre de classe que le socialisme entreprend en proposant aux hommes une autre organisation du travail, c'est une œuvre humaine, qui profitera aussi bien en définitive à la bourgeoisie qu'au peuple. »
(La Dépêche de Toulouse, mai 1890)
On est là dans une ligne entremêlant proudhonisme et idéalisme de type kantien : l'idéalisme à la recherche de l'idéal-type, de l'idéal moral, de l'idéal social.